Le Dhamma de la Forêt


Conseils de Pratique
 

par le Vénérable Ajahn Dtun Tiracitto

 

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/

 

Ces enseignements ont été donnés lors d’une retraite en Australie en Mars 2005.


Nous sommes réunis ici pour observer des préceptes de conduite vertueuse, pour pratiquer la méditation et pour développer la sagesse, chose très difficile à trouver dans le cœur et l’esprit des gens de nos jours. Avec l’attention et la sagesse, nous sommes en mesure de voir combien il est néfaste de mal agir et de transgresser les préceptes.

[Les cinq préceptes sont : 1) S’efforcer de s’abstenir de prendre la vie. 2) S’efforcer de s’abstenir de prendre ce qui n’est pas donné. 3) S’efforcer de s’abstenir d’inconduite sexuelle. 4) S’efforcer de s’abstenir de paroles grossières, futiles ou mensongères. 5) S’efforcer de s’abstenir de consommer des boissons ou des drogues qui engendrent un manque de conscience et de présence. ]

Quand on observe les cinq préceptes, que l’on bâtit sa vie quotidienne autour d’eux, on ne peut manquer de voir à quel point ils sont bénéfiques. Il est bon que, dans le cœur de chacun, il y ait une conscience morale et une juste crainte des conséquences de ses actes nuisibles.

Il est dit que suivre les cinq préceptes est le propre des êtres nobles. Par contre, ceux qui ne les suivent pas ne sont pas considérés comme des êtres pleinement humains car le moins que puissent faire les humains est d’appliquer ces préceptes.

Quand nous avons cette conscience morale et la crainte des conséquences de nos actes, notre esprit s’élève vraiment ; c’est comme si nous avions l’esprit d’un deva, d’un être céleste. Et si nous souhaitons poursuivre le développement et l’approfondissement de notre esprit, nous devons pratiquer les brahma vihara, que l’on traduit comme « les quatre états sublimes » ; d’abord en développant mett­ā, l’amitié bienveillante ; ensuite karun­ā, la compassion ; le troisième est mudit­ā, la joie altruiste ; et le quatrième upekkhā, l’équanimité. Toutes ces vertus sont appelées « les états d’esprit d’un Brahma ».

-         Avoir mettā, de l’amitié bienveillante, signifie que nous nous montrons gentils et amicaux envers tous les êtres vivants, envers nos amis comme envers tous les autres êtres. Cela signifie ne pas souhaiter de mal, ne pas blesser et ne nuire à la vie d’aucun être.

-         La compassion, karunā, est le sentiment qui apparaît quand nous voyons des êtres souffrir, que ce soit des êtres humains, des animaux ou autres. Si nous sommes en mesure de les aider, nous essayons de le faire de notre mieux, selon notre degré d’attention et de sagesse. Cela signifie que nous sommes dans un état de bonté et que nous avons le désir de nous entraider.

-         La joie altruiste, muditā, se manifeste quand nous voyons des êtres, humains ou autres, se réjouir et que leur bonheur nous réjouit. Nous sommes heureux pour eux et ne ressentons aucune envie ou jalousie. Nous sommes conscients qu’en réalité tous les êtres souhaitent le bonheur alors, quand nous voyons des êtres se réjouir, nous nous réjouissons pour eux et nous partageons leur bonheur.

-         L’équanimité, upekkhā, c’est quand nous voyons des êtres souffrir ou traverser des moments difficiles et que nous sommes dans l’incapacité de leur porter secours ou de les aider. A ce moment-là, il faut garder l’esprit égal, dans un état d’équilibre qui n’est ni bonheur ni malheur.

Au fil des événements de notre vie quotidienne, nous pouvons développer et approfondir ces qualités d’amitié bienveillante, de compassion, de joie altruiste et d’équanimité en fonction des situations. Ce sont les qualités qui nourrissent notre cœur et nous apportent détente et tranquillité. Grâce à elles, le cœur connaît une paix et un bonheur permanents. Cette paix et ce bonheur seront, à leur tour, les causes et les conditions qui nous permettront d’avoir l’attention et la sagesse pour voir la souffrance de notre propre vie et, par conséquent, chercher la façon et la pratique qui nous permettront de nous libérer de cette souffrance.

Donc, en observant les cinq préceptes (vertus de base d’un être humain), en développant une conscience morale et la crainte des conséquences de nos actes (le propre d’un être céleste) et en ayant les quatre brahma vihara ou « demeures sublimes » dans notre cœur (état d’esprit d’un dieu Brahma), toutes ces qualités s’ajoutent à notre pratique du développement de sila, samadhi et pañña [vertu, concentration et sagesse] et contribuent à développer la vision juste des choses. De ce fait, notre cœur et notre esprit ne pourront plus sombrer dans des états négatifs, il n’y aura que maturation et croissance, ce qui nous sera très bénéfique et nous apportera le bonheur dans cette vie présente comme dans le futur.

C’est pourquoi je vous demande à tous d’avoir la confiance voulue pour agir de manière positive et vertueuse.

 

QUESTIONS ET REPONSES

 

QUESTION : Vous avez beaucoup parlé de l’entraînement de l’esprit et vous avez aussi évoqué le cœur. Comment le cœur et l’esprit se combinent-ils dans la méditation et dans la vie ?

En réalité, ces deux mots ont le même sens. Parfois nous utilisons le mot « esprit » et parfois le mot « cœur ». Le langage que nous utilisons est une convention. Certains utilisent le mot « esprit » là où d’autres utiliseraient le mot « cœur », mais ils parlent de la même chose, sauf quand nous parlons de l’esprit et du contenu de l’esprit ou du cœur et du contenu du cœur. Le cœur et l’esprit ne font qu’un mais leur contenu est une autre chose.

 

QUESTION : Pourriez-vous nous en dire davantage sur la pratique de la méditation sur la mort : comment s’y prendre et à quel moment ? Peut-on réaliser le Dhamma en faisant cette pratique et, dans ce cas, jusqu’à quel degré d’Eveil peut-on arriver ?

Développer la pratique de ce que l’on appelle maranānussati consiste à approfondir la compréhension de la mort, à méditer sur l’aspect incertain de notre vie et au fait qu’un jour, inévitablement, nous serons face à la mort.

A propos de la pratique proprement dite, on peut méditer sur la mort plusieurs fois par jour, en fonction de son temps et de ses possibilités mais, dans tous les cas, il faut méditer sur la mort au moins une fois par jour. Cela peut même se faire au cours de la journée. Par exemple, si on se déplace en voiture et que l’on voit un animal écrasé au bord de la route, on peut voir qu’il est fait de chair et d’os et d’autres choses encore, on peut voir qu’il va finir par se décomposer et se désintégrer complètement. On peut ensuite ramener cette observation à soi, à son propre corps, en réalisant que nous sommes de même nature. Ou bien, si nous allons à l’enterrement d’un parent ou d’un ami, au lieu de voir cela comme une occasion de se retrouver entre vieux amis, nous réfléchissons à la vie du défunt, au cours qu’a suivi cette vie et nous voyons qu’à la fin il en est arrivé à cet état : il va être enterré ou incinéré et finir en poussière. Certaines personnes meurent vieilles, d’autres plus jeunes mais toutes meurent. A nouveau, nous devons ramener cela à nous-mêmes et réaliser que nous finirons aussi de la même façon, enterrés ou incinérés avant de devenir poussière.

Si nous méditons sur la mort, c’est pour ne pas être négligents dans la vie et, par conséquent, pour essayer de développer et de pratiquer la vertu intensément, au maximum, aussi longtemps que nous serons en vie. Ainsi, au cours de notre pratique, en suivant les préceptes, en développant la vertu, en approfondissant la méditation et en cultivant la sagesse dans notre esprit, si nous incluons la méditation sur la mort et que nous lui accordons beaucoup d’importance, nous serons en mesure de connaître et de voir le Dhamma jusqu’au point d’atteindre le niveau d’un Sotāpanna, c’est-à-dire le premier niveau d’Eveil, sans avoir à méditer sur les aspects repoussants du corps ni les quatre éléments qui le composent. Cependant, si nous souhaitons avancer davantage sur la Voie, nous devons revenir à la méditation sur les aspects repoussants du corps ou les quatre éléments.

A une certaine époque de ma vie, alors que je n’étais pas encore moine, j’ai pratiqué la méditation sur la mort et cela a finalement accéléré mon désir d’être ordonné. Je me suis dit que, si je poursuivais mes études et que je commençais ensuite à travailler, si un jour je devais mourir brusquement des suites d’une maladie ou d’un accident, je n’aurais pas développé la vertu et la bonté à leur maximum dans ma vie. Il y avait cette crainte que, si la mort venait, je n’aurais pas fait assez de bonnes choses ni cultivé assez de vertu dans ma vie. Alors, finalement, ayant considéré les choses ainsi et ayant décidé de devenir moine, j’ai repensé aux dernières paroles du Bouddha. Le Bouddha a dit : « Moines, écoutez-moi bien ! Vous devez tous être très attentifs à ce que je vais dire : il est dans la nature de toute chose d’apparaître puis de disparaître. Vous devez faire des efforts pour votre propre bien et pour celui des autres. » De telles réflexions et méditations m’ont ainsi amené à me faire ordonner moine et à abandonner la vie laïque.

Une fois ordonné, j’étais très résolu, très axé sur la pratique. Chaque jour, je méditais sur la mort au moins une fois. L’idée d’amener cette méditation sur la mort à mon esprit était très, très ferme. Parfois le matin, quand je me levais, je pensais : « Eh bien, je ne suis pas encore mort ! » Et puis je me disais que je n’aurais plus que ce jour et cette nuit à vivre. Par exemple, si je me couchais le soir à 22h, ce serait l’heure à laquelle je mourrais ; ou si je me couchais à 23h, je mourrais à 23h. C’est un moyen très efficace pour stimuler l’énergie de l’esprit dans la pratique de la méditation !

A cette époque-là, à Wat Pa Pong, le monastère d’Ajahn Chah, on sonnait la cloche du matin à 3h. Nous nous retrouvions pour les récitations du matin à 3h30 ou à 4h, selon que nous méditions avant ou après, et puis le soir à 19h. Mais, comme je voulais profiter de mon temps au maximum, je me levais à 2h du matin et méditais sur la mort en me concentrant sur cet objet de méditation jusqu’à en avoir une claire conscience dans mon cœur.

A ce moment-là, je ne me reposais pas dans la journée. Nous nous retrouvions le matin pour méditer ensemble mais le reste du temps était libre pour que chacun pratique à son rythme en alternant méditations assises et en marchant. En général, je m’allongeais à 22h et ne dormais que quatre heures pour me reposer. Certains soirs, je ne me couchais qu’à 23h et je me levais à 3h du matin. Et puis, en ce temps-là, à Wat Pa Pong, les jours Uposatha [jours d’observance liés aux quatre phases de la lune] nous méditions toute la nuit sans nous allonger, simplement en alternant l’assise et la marche, et parfois aussi la position debout.

Voilà comment je pratiquais la méditation environ 80% du temps. A d’autres périodes, 10% du temps, j’étais encore plus assidu dans ma pratique et ne consacrais que deux ou trois heures par nuit au repos. Les autres 10% étaient les périodes où, après cinq ou dix jours de pratique soutenue, mon corps ressentait fatigue et faiblesse, auquel cas je me reposais l’après-midi pendant trente ou quarante minutes.

Méditer sur la mort m’a permis de ne jamais me préoccuper du futur. Bien qu’il y ait encore eu des pensées d’avenir au moment où je suis devenu moine, il y avait toujours aussi l’attention qui guidait mon cœur en me rappelant que nous risquons de mourir ce soir, alors à quoi bon penser à demain ? De telles pensées nous ramènent au moment présent et, par conséquent, les multiples pensées tournées vers l’avenir — demain, la semaine prochaine, le mois prochain, etc. — diminuent peu à peu jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’attention fermement établie dans l’instant présent. On peut comparer cela à une balle lancée contre un mur : quand on lance la balle, elle ne pénètre pas dans le mur. Dans le cas des pensées tournées vers le futur, ce serait comme si la balle pénétrait dans le mur et s’enfonçait toujours plus loin. Mais si on a la pensée de la mort pour mur, dès que la balle le touche, elle revient — l’esprit revient à l’instant présent.

C’est ainsi que j’ai pu apaiser mon esprit très facilement ; l’esprit et le cœur étaient presque tout le temps sereins. Voilà pourquoi je vous demande à tous de développer cette pratique de maranānussati, la méditation sur la mort, et d’y penser chaque jour. Nous ne pratiquons pas cela pour avoir peur de la mort mais pour éveiller notre présence et notre attention à chaque instant. Ainsi, nous ne nous perdons pas dans le monde, nous ne laissons plus l’inattention nous piéger dans le monde.

 

QUESTION : J’ai dit à ma mère que je l’accompagnerais au moment de sa mort. Pouvez-vous me donner des conseils, me dire ce que je pourrais faire pour l’aider, au moment de la mort mais aussi après, car j’ai entendu dire qu’elle pourrait encore me voir avant de revenir dans une autre vie ?

Pour le moment, alors qu’elle est encore en vie, vous devez vous occuper au mieux de votre mère. Ceci vous permettra de rembourser la dette de gratitude que vous avez envers elle du fait qu’elle a pris grand soin de vous depuis l’instant où vous étiez dans son ventre et tout au long de votre croissance jusqu’à l’âge adulte. Cette dette de gratitude que nous avons envers nos parents est immense. On peut essayer de la rembourser toute une vie et ne pas encore complètement être quitte.

Avant de me faire ordonner moine, je me disais parfois que je devrais travailler et essayer ainsi de rembourser mon père. Mais, finalement, je suis devenu moine, alors parfois je me demandais : « Comment pourrais-je jamais rembourser cette dette de gratitude envers mon père ? » Il me semblait que même si j’avais pu trouver de l’argent, des richesses et des propriétés à lui offrir, ce ne serait jamais assez pour le remercier de tout ce qu’il a fait pour moi. Alors j’ai trouvé un raccourci : je l’ai encouragé à venir se faire ordonner moine de façon à pouvoir bien prendre soin de lui, pourvoir à ses besoins quand il prendrait de l’âge et aussi le guider sur la voie du Dhamma. J’ai réalisé ou senti que, si je pouvais bien le conseiller dans la pratique du Dhamma, cela me permettrait de rembourser intégralement ma dette de gratitude. Mon père était quelqu’un dont la vue était juste, dès le départ. Il est donc venu se faire ordonner et il est resté auprès de moi pendant seize ans. Il est mort il y a environ deux ans et j’ai pu lui parler jusqu’à ses derniers instants. J’ai vraiment le sentiment d’avoir pu lui rendre tout ce qu’il m’avait donné.

Si nous essayons d’obtenir des choses matérielles et de la richesse pour rendre à nos parents ce qu’ils nous ont donné, nous ne pouvons pas les « rembourser » complètement. La façon d’y parvenir est de donner le Dhamma à nos parents et de les mettre sur la juste voie de la pratique du Dhamma. Telle est la manière de rembourser notre dette de gratitude envers eux.

Si vous ressentez de la gratitude envers votre mère, c’est très bien. Vous devez prendre le plus grand soin d’elle. Dès maintenant, vous pouvez lui enseigner à pratiquer la méditation. Si elle est attachée au corps et qu’elle s’en inquiète, apprenez-lui ce qu’il faut pour qu’elle abandonne peu à peu cet attachement, apprenez-lui à méditer sur le fait irréfutable que nous n’avons aucune maîtrise sur ce corps que nous disons nôtre, à voir que les éléments qui le composent perdent leur équilibre et que le corps avance inexorablement vers la vieillesse, la maladie et la mort. Elle doit méditer ainsi sur les choses pour apaiser son esprit et pratiquer autant que possible. Quand le moment de la mort approchera, quand ce sera l’heure pour le corps de s’arrêter de fonctionner, vous devrez lui apprendre à avoir présence et sagesse, à méditer sur les choses, à lâcher la saisie du corps, à ne pas s’y attacher, à simplement le laisser aller selon les lois de la nature et à maintenir son attention sur son objet de méditation.

Nous tous, dans cette pièce, devrions pratiquer la méditation sur la mort et ne pas attendre, pour ce faire, que la mort arrive. C’est comme pour les boxeurs : il faut qu’ils s’entraînent avant de monter sur le ring pour le véritable combat, ils n’y vont pas sans s’être entraînés. Les athlètes aussi doivent s’entraîner avant de faire des compétitions. C’est pareil pour nous : nous devons méditer sur la mort et la comprendre avant qu’elle n’arrive effectivement. C’est pourquoi nous devons pratiquer chaque jour la méditation sur le corps.

 

QUESTION : Pourriez-vous expliquer toutes les étapes du lâcher-prise des kilesa ? Pouvez-vous également expliquer l’état de l’esprit de celui qui a atteint ces niveaux et quel doit être l’objet de méditation approprié à chaque étape ?

Expliquer tout cela prendrait beaucoup de temps, je vais donc le faire brièvement.

Nous disons qu’abandonner une partie des kilesa — ou obstacles mentaux  — est le fait d’un Sotāpanna, « Celui qui est entré dans le Courant » ; lâcher une seconde portion des kilesa est le fait d’un Sakadāgāmī, « Celui qui ne reviendra plus qu’une seule fois » ; lâcher une troisième portion des kilesa est le fait d’un Anāgāmī, « Celui qui ne reviendra plus » ; et lâcher une quatrième portion des kilesa est le fait d’un Arahant, un Etre complètement éveillé.

En ce qui concerne la seconde partie de la question — l’état de l’esprit de celui qui a atteint ces niveaux — un Sotāpanna est quelqu’un qui, jusqu’à un certain point, a lâché l’attachement au corps et réalisé que ce corps n’est pas l’esprit et que l’esprit n’est pas le corps. Le kilesa de l’avidité a beaucoup régressé du fait que la personne est continuellement protégée par l’observance des cinq préceptes ou, s’il s’agit d’un novice, d’une nonne ou d’un moine, l’observance des huit, dix ou deux-cent-vingt-sept préceptes. Un Sotāpanna est satisfait de ce qu’il a mais cela ne signifie pas qu’il ne fait rien. Il fait ce qu’il a à faire du mieux qu’il le peut avec attention et sagesse. De même, l’obstacle de la colère ou de la méchanceté envers les autres êtres a été complètement abandonné. S’il ressent de la colère envers d’autres personnes, il est capable de lâcher ce sentiment très rapidement sans qu’il ne reste aucune trace de méchanceté. Son esprit développe sans cesse l’amitié bienveillante et le pardon.

Le Sotāpanna ne craint absolument pas la maladie ni la mort car il a médité sur la mort avant qu’elle n’arrive à lui. C’est comme ce qu’Ajahn Chah enseignait : voyez les choses comme déjà cassées avant qu’elles ne se cassent vraiment. Par exemple, si on vous offre une très belle tasse, il faut réaliser qu’un jour ou l’autre cette tasse se cassera. Vous savez que c’est un très bel objet mais, en même temps, vous êtes conscient que cette tasse se cassera inévitablement un jour. Vous l’utilisez donc, vous en prenez bien soin, vous la lavez, etc. mais, le jour où elle se cassera, vous n’aurez aucun sentiment de tristesse ou de regret parce que vous l’aviez vue cassée avant qu’elle ne se casse en réalité. De la même manière, un Sotāpanna a l’attention et la sagesse de voir le déséquilibre et la mort du corps avant que la mort ne se produise dans la réalité.

Autre chose à propos du Sotāpanna : il ne transgressera jamais aucun des cinq préceptes. Imaginons que quelqu’un lui présente un poulet ou un oiseau et l’oblige à le tuer en disant : « Si tu ne tue pas cet oiseau, c’est moi qui te tuerai », le Sotāpanna choisira de ne pas tuer l’animal et acceptera plutôt d’être tué. C’est l’une des caractéristiques d’un Sotāpanna : la ferme conviction qu’il n’accomplira aucun méfait car il connaît les dangereuses répercussions karmiques que cela entraîne. Le fait d’observer scrupuleusement les cinq préceptes est donc une seconde nature pour lui et les états mentaux, les émotions, etc. qui ont été lâchés ne reviennent pas. Les laïcs peuvent eux aussi atteindre ce niveau. Il faut pratiquer la vertu, développer la concentration et approfondir l’observation de son esprit. Les moines pratiquent de même en développant sila, samadhi et pañña — la vertu, la méditation et la sagesse.

Pour ce qui concerne le second niveau, celui du Sakadāgāmī  « qui ne reviendra qu’une fois », cette même pratique de sila, samadhi et pañña lui permet de lâcher encore davantage l’attachement au corps. Pour devenir un Sotāpanna, on peut utiliser la méditation sur la mort mais, pour réaliser le niveau d’un Sakadāgāmī, la méditation et l’observation pénétrante doivent être approfondies davantage, soit en méditant sur les 32 parties du corps, soit en utilisant les réflexions sur l’aspect laid ou repoussant du corps. Si l’attention et la sagesse perçoivent et comprennent le corps plus clairement à ce second niveau d’avancement sur la voie —Sakadāgāmīmagga — cette noble Voie qui mène au Nibbāna, on est capable de faire lâcher à l’esprit un niveau très subtil d’attachement au soi.

Pour le Sakadāgāmī, l’avidité et la colère ont encore diminué. Il ne demeure qu’une toute petite forme d’insatisfaction qui peut aisément être lâchée quand elle se manifeste. C’est un sentiment très subtil qui n’apparaîtra que très occasionnellement puis disparaîtra. Parfois on n’a même pas le temps de méditer sur cette émotion car elle s’évanouit d’elle-même. D’autres fois, l’attention et la sagesse permettent de méditer sur cette insatisfaction à l’instant même où elle apparaît, ce qui permet de la lâcher rapidement. Disons, pour résumer, qu’à ce second niveau sur la voie, on a abandonné une autre portion d’avidité et de colère et diminué ainsi l’attachement au soi. Pour parvenir à voir et réaliser cela par soi-même, on doit cultiver la voie de sīla, samādhi et paññā à son niveau respectif.

Pour réaliser le troisième niveau, celui d’un Anāgāmī, de “celui qui ne reviendra pas”, on doit encore approfondir la voie de sīla, samādhi et paññā. A ce troisième niveau d’avancement sur la voie — Anāgāmīmagga — la méditation sur le corps est encore plus approfondie, ce qui nécessite que l’on médite soit sur l’aspect repoussant du corps, soit sur les quatre éléments, en portant son investigation jusqu’au fond de la vacuité de l’esprit. On médite sur son propre corps jusqu’à en avoir une compréhension très profonde dans son cœur. On peut alors abandonner l’attachement à son propre corps car on réalise que le corps, que ce soit le sien ou celui d’autres personnes, n’est qu’un assemblage temporaire des éléments terre, eau, air et feu. Tels sont les deux thèmes d’investigation : asubha et les quatre éléments. Quand on les porte tous deux dans la vacuité, c’est magga, la voie ou le cours de la pratique qui mène à la réalisation d’Anāgāmīphala, le fruit du non-retour. A ce stade, on a une compréhension très précise et approfondie de son propre corps jusqu’à ce qu’il n’y ait aucun doute d’aucune sorte à propos du corps. On voit clairement le corps du passé comme étant simplement constitué d’éléments et, de même, on voit que le corps du futur quand il mourra et le corps présent ne sont que des éléments qui suivent les lois de la nature. Dès lors, l’esprit arrache à la racine toute trace d’attachement au corps. Le corps des autres est également vu comme n’étant que les quatre éléments en accord avec la nature. Quant aux objets matériels, les objets inanimés sans conscience, on les voit encore plus facilement comme de simples agrégats des quatre éléments temporairement rassemblés selon la nature.

L’esprit humain est dans l’erreur quand la personne s’attache à son propre corps comme lui appartenant, quand elle considère le corps des autres comme quelque chose de beau et d’attirant, et aussi quand elle considère que les objets matériels lui appartiennent. En effet, dès lors, convoitise, colère et idées erronées apparaissent dans l’esprit. C’est pourquoi nous devons revenir à notre propre corps et l’étudier, voir que sa véritable nature est de n’être qu’un amalgame des quatre éléments selon les lois de la nature et que le corps des autres et tous les objets matériels sont exactement de la même nature. Ainsi l’attirance et le plaisir que l’on pourrait éprouver pour le monde sensoriel s’effondre. C’en est fini de la convoitise comme de la colère. Quand cette flamme est éteinte, il reste de la fraîcheur, paix et fraîcheur tout au long du jour et de la nuit. Ces choses que l’on a abandonnées ne reviennent plus jamais. Voilà l’état de l’esprit d’un Anāgāmī. L’esprit se déplace dans le milieu, au centre, il ne penche plus sur les côtés, il n’est attaché à rien dans ce monde. Même si le monde devait se changer en or ou s’il se transformait en un énorme diamant, l’esprit n’en éprouverait aucune attirance ni aucun plaisir. L’esprit qui a réalisé la vérité voit que tout cela n’est qu’un amalgame des quatre éléments ; il n’est pas attaché à cette vérité conditionnée ou conventionnelle.

Cependant, il reste encore chez l’Anāgāmī une subtile impureté dans la mesure où il est encore attaché aux subtils rouages de l’esprit, aux quatre khanda ou agrégats mentaux : les sensations, la mémoire, la pensée et la conscience sensorielle. Le pratiquant doit donc approfondir encore l’attention et la sagesse, voir que ces quatre khanda sont impermanents, insatisfaisants et non personnels, de façon à abandonner son attachement envers tous les composants de l’esprit. Les formations mentales ou processus de la pensée eux-mêmes ne sont pas l’esprit : ce qui pense n’est pas l’esprit ; ce qui ne pense pas est l’esprit. Telle est la pureté qui permet d’éliminer de l’esprit les kilesa de la convoitise, de la colère et des idées fausses. Dès lors, la pureté apparaît dans l’esprit de cette personne. Abandonner cette dernière partie des obstacles est ce que l’on appelle Arahattaphala, c’est-à-dire la réalisation de l’état d’Arahant.

Ce n’est qu’aux trois premiers niveaux de réalisation que l’on doit méditer sur le corps. La méditation sur le corps est quelque chose de véritablement extraordinaire. Elle donne lieu à l’apparition de nombreux phénomènes, ou états naturels, dans l’esprit : parfois on voit tout le corps comme n’étant que l’élément terre ou bien on voit tout le corps comme n’étant que l’élément eau, un simple cours d’eau. Ces phénomènes naturels apparaissent dans l’esprit sous de très nombreuses formes. Ceux qui ont attention et sagesse sauront voir la vérité de telles choses.

Quand les gens commencent à méditer sur le corps, certains préfèrent travailler sur l’aspect repoussant du corps. Ils verront par exemple toutes les personnes de cette pièce comme des cadavres à différents stades de décomposition, ou bien ils les verront comme des squelettes. Parfois l’œil entre en contact avec la forme d’une personne et cette forme se décompose, la personne se décompose et puis finit par reprendre sa forme d’origine. Voilà certains des phénomènes naturels qui apparaissent dans l’esprit de ceux qui approfondissent la méditation sur l’aspect repoussant du corps.

Pour ceux qui pratiquent au niveau de l’Arahattamagga, la voie qui mène à l’état d'Arahant, ces états étonnants n’apparaissent pas parce que leur pratique consiste à développer un degré d’attention et de sagesse très fin de façon à abandonner les derniers kilesa les plus subtils de l’esprit. On pourrait comparer celui qui a atteint le troisième niveau de réalisation, celui d’Anāgāmī, à quelqu’un qui aurait filtré de l’eau sale pour la rendre propre, tandis que l’Arahant filtre de l’eau propre pour la rendre pure. Il a purifié son cœur. C’est ce que le Bouddha appelait « l’élément Dhamma ». Le Bouddha a dit : « Il n’y a pas de plus grand bonheur que la paix » en parlant de la paix d’un cœur libéré de la convoitise, de la colère et des idées erronées sur le soi.