Le Dhamma de la Forêt


Une saison parmi les tribus du Nord

Ajahn Tate


Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org

 
Ajahn Tate a vécu de 1902 à 1996. A l’âge de 93 ans il a rédigé son autobiographie, véritable document de référence sur la vie d’un moine de la forêt en Thaïlande. Ajahn Tate est considéré comme l’un des disciples « complètement éveillés » d’Ajahn Mun.
Pour lire l'intégralité de cette autobigraphie: “Autobiographie d'un Moine de Forêt” 
 
Eté 1935. Quand j’eus fini de tailler, coudre et teindre mon vêtement, je repartis dans la montagne mais je me dirigeai cette fois vers le village de Poo-Phayah où vit la tribu des Moosers. Ils semblèrent enchantés de me voir et unirent gentiment leurs efforts pour me construire un kouti [hutte dans la forêt à l’écart du village].

Ces gens n’avaient jamais vu de moine de la forêt auparavant et tous les habitants du village, du plus jeune au plus vieux, se déplacèrent pour me dévorer des yeux. Ils me fixaient, de loin comme de près, certains s’approchant au point de me marcher sur les pieds !

… Plus tard ils aménagèrent pour moi un sentier pour que j’y pratique la méditation en marchant mais, à peine y posai-je le pied qu’ils se rassemblèrent derrière moi formant une file qui s’étirait sur toute la longueur du sentier … Je parvins à établir un compromis avec leur chef de district. Nous tombâmes d’accord pour dire qu’ils ne devaient pas me suivre mais que, s’ils désiraient gagner des mérites, ils pourraient joindre les mains en signe de respect chaque fois qu’ils me verraient dehors en train de faire ma méditation marchée. Dès lors, à peine me voyaient-ils sortir pour méditer, qu’ils s’approchaient, se mettaient en rang et me saluaient. S’il en manquait un, on l’appelait pour qu’il vienne se joindre aux autres !

On ne pouvait manquer d’éprouver de la sympathie pour ces gens de la forêt qui étaient si honnêtes et intègres. En ce temps-là, personne, depuis des dizaines d’années, n’était monté leur porter assistance ni les instruire et, à moins que quelque crime ne fut commis, aucun représentant du gouvernement ne se montrait là-haut. Ils se gouvernaient seuls, accordant une totale confiance à leur chef. Les mauvais sujets fauteurs de troubles qui s’entêtaient à ne pas tenir compte des remontrances du chef étaient expulsés du village. Si l’auteur du délit refusait de partir, les villageois s’éloignaient tous de lui. Soyez certains que, là-bas, le vol et le banditisme n’existaient pas.

Avant de m’arrêter là, lorsque je marchais dans ces chaînes de montagne et que je voyais une ou deux maisons isolées, je pensais aussitôt qu’il me serait impossible de m’attarder dans un lieu comptant si peu d’habitants[1] . Les tribus des collines de cette région manquaient de riz après deux mauvaises récoltes successives. Il y avait douze foyers dans le village des Moosers où je m’arrêtai finalement, mais trois seulement avaient suffisamment de riz à manger. Pourtant leur foi était si grande ! Quand je quêtais ma nourriture, seules trois personnes sortaient mettre quelque chose dans mon bol mais chacune d’elles en donnait tant que j’avais largement de quoi me nourrir.

Quelque temps plus tard, le chef vint me trouver et m’expliqua qu’ils souhaitaient tous m’offrir de la nourriture quand je faisais ma quête du matin, mais ils étaient très gênés car ils n’avaient pas de riz à me donner, ne se nourrissant eux-mêmes que d’ignames et de tubercules bouillies. Comme j’aimais assez les ignames bouillies, je lui dis que c’était pour cela que j’avais pu venir vivre parmi eux et que, si je ne les avais pas aimées, je ne serais pas venu. Dès que les villageois apprirent la nouvelle, ils déterrèrent des ignames sauvages qu’ils firent bouillir et déposèrent dans mon bol lequel, par la suite, en fut rempli chaque jour. Ils étaient ravis, riant et souriant, leurs visages illuminés tout à fait attachants. Ils craignaient malgré tout que je ne puisse manger leurs ignames; aussi me suivaient-ils dans ma hutte pour se rendre compte par eux-mêmes. Ayant reçu leur offrande, j’étais bien décidé à leur témoigner mon appréciation en les laissant me voir manger.

 
Cette année-là, le riz avait été semé mais l’insuffisance des pluies avait desséché les jeunes plants qui avaient jauni. Quand les villageois eurent fini de construire mon kouti, à la grande surprise de tous, la pluie se mit à tomber à verse. Les Moosers étaient transportés de joie, absolument ravis de penser que c’était le résultat du mérite gagné en construisant un « monastère » pour moi. Grâce à la pluie les plants de riz se transformèrent en une splendide moisson verte et les rizières, cette année là, produisirent de telles récoltes que certains purent même vendre le surplus.

 
Apparemment, aucun moine n’avait auparavant passé la Retraite des Pluies parmi cette tribu des collines. J’ai donc dû être le premier moine de Thaïlande à le faire.

Cette année-là, j’allais faire trente-cinq ans (ayant commencé ma vie de moine au début de ma vingt-deuxième année) et je me souvins que le prince Siddhattha avait lui-même trente cinq ans quand ses efforts furent récompensés par l’Eveil. Je décidai donc d’offrir mes efforts de méditation en hommage à l’éveil du Bouddha :
« J’accepterai de tout cœur la voie où ma méditation me conduira, quelle qu’elle soit, même si je dois le payer de ma vie. Puisse ma vie être offerte, comme on offre une fleur de lotus, en hommage au Bouddha. »
 
 
… A la fin de la Retraite des Pluies, le chef en personne vint m’offrir une longueur de tissu blanc pour confectionner une robe. Je dus dire adieu aux Moosers pour aller présenter mes respects à Ajahn Mun, au village de Toong Makhao, dans le district de Maapung. Ils furent tous très affligés par mon départ et se mirent à pleurer, me demandant de revenir. Encore indécis, je leur dis que je devais d’abord voir ce que mon Ajahn dirait et peut-être reviendrais-je ensuite.

 
Quand je retrouvai Ajahn Mun et lui racontai tout ce qui m’était arrivé chez les Moosers, il en fut enchanté et suggéra que nous y retournions ensemble.

 
 




[1] Un moine dépend de la générosité et de la bonne volonté des laïcs pour son aumône de nourriture. S’il y a trop peu de familles dans un village, un moine, à moins d’être spécifiquement invité, peut hésiter à rester afin de ne pas s’imposer.