Le Dhamma de la Forêt

Le VÉNÉRABLE AJAHN CHAH

Ajahn Amaro


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Ce texte est un extrait de l'Introduction, par Ajahn Amaro, du livre « Food for the Heart, the collected teachings of Ajahn Chah », dont le premier tome en français est publié par les Editions SULLY, sous le titre: "Vertu et Méditation". Nous remercions le Vénérable Ajahn Amaro de nous avoir autorisés à publier séparément, sur notre site, cette très belle introduction.

Ajahn Chah est né au sein d’une grande famille aisée, également dans un petit village de la province d’Ubon. De sa propre initiative, à peine âgé de neuf ans, il choisit de quitter la maison familiale pour aller vivre au monastère local. Il fut ordonné novice et, à l’âge de vingt ans, toujours attiré par la vie monastique, prit les vœux de moine. En tant que jeune bhikkhu, il étudia les bases du Dhamma, la discipline et d’autres écritures du Canon Pāli. Plus tard, mécontent de la discipline très laxiste de son monastère de village et désireux d’être guidé dans l’apprentissage de la méditation, il quitta ces murs relativement sûrs pour devenir moine tudong (moine errant). Il alla voir plusieurs maîtres de méditation de sa région et pratiqua sous leur direction. Il voyagea pendant plusieurs années, menant une vie d’ascète, dormant dans des forêts, des grottes et des lieux de crémation. Enfin, il fit un séjour bref mais déterminant auprès d’Ajahn Mun. Voici un récit de cette rencontre édifiante extraite d’une biographie de Ajahn Chah par Phra Ong Neung :

A la fin de la retraite, Ajahn Chah, accompagné de deux autres moines, d’un novice et de deux laïcs, partit pour une longue marche qui le ramenait dans l’Isan (au nord de la Thaïlande). Ils coupèrent le voyage à Bahn Gor et, après quelques jours de repos, commencèrent une marche de 250 kilomètres vers le nord. Le dixième jour, ils arrivèrent à l’élégant stupa blanc de Taht Panom, ancien lieu de pèlerinage sur les bords du Mékong et rendirent hommage aux reliques du Bouddha qui étaient enchâssées là. Ils continuèrent leur marche par étapes, en s’arrêtant maintenant la nuit dans des monastères de forêt. L’expédition était malgré tout difficile, de sorte que le novice et l’un des laïcs demandèrent à rebrousser chemin. Le groupe ne comptait donc plus que trois moines et un laïc quand il arriva à Wat Peu Nong Nahny, résidence du Vénérable Ajahn Mun.

Tandis qu’ils entraient dans le monastère, Ajahn Chah fut immédiatement frappé par son atmosphère calme et protégée. La zone centrale dans laquelle se tenait un petit espace de réunion était parfaitement balayée et les quelques moines en vue étaient tous occupés à leurs tâches en silence, avec des mouvements pleins de grâce et de retenue. Il y avait, dans ce monastère, quelque chose qu’il n’avait vu nulle part ailleurs ; le silence était étrangement chargé et vibrant. Ajahn Chah et ses compagnons furent reçus poliment et, après qu’on leur eut indiqué où poser leur glot (grand parapluie auquel les moines suspendent une moustiquaire), ils furent heureux de prendre un bain pour se laver de la saleté de la route.

Le soir, les trois jeunes moines, leur robe soigneusement pliée sur l’épaule gauche et l’esprit oscillant entre impatience et crainte, avancèrent vers la sālā (salle de réunion) pour rendre hommage à Ajahn Mun. Rampant sur ses genoux vers le grand maître, flanqué de droite et de gauche par des moines résidents, Ajahn Chah s’approcha de la silhouette émaciée et âgée, à la présence forte et lumineuse. Il est facile d’imaginer le regard insondable d’Ajahn Mun pénétrer profondément Ajahn Chah tandis que celui-ci se prosternait trois fois puis s’asseyait à ses pieds, à une distance respectable. La plupart des moines étaient assis, les yeux fermés, en méditation ; un autre, assis derrière Ajahn Mun, l’éventait doucement pour éloigner les moustiques du soir.

Lorsqu’Ajahn Chah leva les yeux, il ne put manquer de remarquer les mâchoires proéminentes d’Ajahn Mun sous sa peau pâle ni la façon dont ses lèvres minces, tachées du rouge du jus de bétel contrastaient étrangement avec la luminosité de sa présence. Selon la vieille tradition entre moines bouddhistes, Ajahn Mun commença par demander aux moines depuis combien de temps ils étaient ordonnés, dans quels monastères ils avaient pratiqué et les détails de leur voyage. Avaient-ils des doutes à propos de leur pratique ? Ajahn Chah avala sa salive puis répondit que oui, il avait des doutes. Il avait étudié les textes du Vinaya (le Code de Discipline monastique instauré par le Bouddha) avec beaucoup d’enthousiasme mais s’était ensuite découragé. La discipline paraissait trop détaillée pour être praticable. Il lui semblait impossible de suivre toutes les règles. Quels devaient donc être les principes de base ? Ajahn Mun conseilla à Ajahn Chah de prendre pour principes de base les deux « gardiens du monde » : hiri (un sentiment de saine honte face à ses mauvaises actions) et ottapa (une juste crainte des conséquences de ses actes). Quand ces deux vertus sont présentes, dit-il, tout le reste suit.

Il commença alors à discourir sur le triple entraînement à sīla1, samādhi2 et paññā3, sur « les quatre routes vers le succès » et sur « les cinq pouvoirs spirituels ». Ses yeux étaient mi-clos et sa voix devenait de plus en plus forte et rapide au fil des mots, comme s’il montait sans cesse en puissance. Avec une autorité absolue, il décrivit « les choses telles qu’elles sont réellement » et la voie qui mène à la Libération. Ajahn Chah et ses compagnons étaient assis là, complètement sous le charme. Ajahn Chah raconta plus tard que, bien qu’il ait passé une journée épuisante sur la route, écouter parler Ajahn Mun le libéra de tout sentiment de lassitude ; son esprit devint clair et serein, et il avait l’impression de flotter au-dessus du sol. Il était tard, ce soir-là, quand Ajahn Mun mit un terme à cette réunion et Ajahn Chah retourna à son glot, tout rayonnant.

Le soir suivant, Ajahn Mun donna d’autres enseignements et Ajahn Chah sentit qu’il arrivait au bout de ses doutes quant à la pratique qui l’attendait. Le Dhamma lui procurait une joie et une félicité jamais connues auparavant. Il ne lui restait plus qu’à mettre en pratique ses connaissances. En effet, l’un des enseignements qui l’inspira le plus, au cours de ces deux soirées, fut l’injonction à faire de soi un sikkhibhūto, un « témoin de la vérité ». Mais l’explication la plus éclaircissante qu’il reçut, celle qui lui donna le contexte ou la base nécessaire pour la pratique et qui lui avait fait défaut jusque-là, fut la distinction entre l’esprit lui-même et les états d’esprit passagers qui apparaissent et disparaissent en lui.

« Tan Ajahn Mun a dit que ce n’étaient que des états. Quand on ne comprend pas cela, on croit qu’ils sont réels, qu’ils sont l’esprit lui-même. En réalité, il ne s’agit toujours que d’états passagers. A peine eut-il prononcé ces paroles que les choses s’éclaircirent soudain. Supposons qu’il y ait un sentiment de bonheur présent dans l’esprit : on peut percevoir que cet état d’esprit est différent de l’esprit lui-même. Quand on voit cela, on peut s’arrêter, on peut poser les choses. Quand les réalités conventionnelles sont vues pour ce qu’elles sont, on arrive à la vérité ultime. Généralement, les gens amalgament tout cela en une chose qu’ils appellent ‘l’esprit’ mais, en réalité, ce sont des états d’esprit qui s’accompagnent d’une conscience de ces états. Si vous comprenez cela, il n’y a plus grand-chose à faire. »

Le troisième jour, Ajahn Chah alla rendre hommage à Ajahn Mun puis il conduisit son petit groupe vers les forêts solitaires de Poopahn. Il laissa Nong Peu derrière lui et n’y retourna jamais mais son cœur était plein d’une inspiration qui l’accompagna jusqu’à son dernier jour.


En 1954, après plusieurs années de voyage et de pratique, Ajahn Chah fut invité à s’installer dans une forêt dense près de son village natal, Bahn Gor. Cet endroit était inhabité ; on le disait infesté de cobras, de tigres et de fantômes – ce qui en faisait, disait-il, un endroit parfait pour un moine de forêt. Un vaste monastère grandit autour d’Ajahn Chah tandis que de plus en plus de moines, de nonnes et de laïcs venaient écouter ses enseignements et restaient pour pratiquer auprès de lui. Aujourd’hui certains de ses disciples vivent, pratiquent la méditation et enseignent dans plus de deux cents monastères affiliés, dans les montagnes et les forêts de Thaïlande et d’Occident.

Bien qu’Ajahn Chah ait disparu en 1992, le type de formation monastique qu’il a instauré se poursuit aujourd’hui à Wat Pah Pong et dans les monastères affiliés. Il y a généralement deux temps de méditation en groupe par jour, accompagnés parfois d’un enseignement donné par le maître, mais le cœur de la méditation est dans la façon de se comporter au quotidien. Moines et nonnes ont des tâches manuelles à accomplir, ils teignent et cousent leurs propres vêtements, fabriquent la plupart des objets dont ils ont besoin, et assurent un entretien parfait des bâtiments et des terrains du monastère. Ils vivent dans une extrême simplicité, suivent les préceptes ascétiques de ne manger qu’un seul repas par jour et uniquement dans leur bol, et de limiter leurs possessions. De petites huttes individuelles éparpillées dans la forêt abritent moines et nonnes qui vivent et méditent dans la solitude ; ils pratiquent aussi la méditation en marchant sur des espaces dégagés sous les arbres. Dans certains monastères occidentaux et dans quelques-uns en Thaïlande aussi, la situation géographique du lieu oblige à quelques variantes. Par exemple, en Suisse, le monastère qui a été offert aux moines est un grand chalet – autrefois un hôtel – à la limite d’un village de montagne. Cependant, indépendamment de ces quelques différences, c’est toujours le même esprit de simplicité, de sérénité et d’honnêteté scrupuleuse qui donne le ton. La discipline est rigoureusement maintenue, ce qui permet à chacun de mener une vie simple et pure au sein d’une communauté harmonieusement gérée où vertu, méditation et sagesse sont soigneusement et intelligemment cultivées.

En parallèle à la vie monastique telle qu’elle est vécue dans les confins d’un monastère, on considère que la pratique de tudong – aller à pied dans la nature, en pèlerinage ou à la recherche de lieux tranquilles pour une retraite en solitaire – fait partie de l’entraînement spirituel. Bien que la forêt ait beaucoup disparu du paysage thaïlandais et que les tigres et autres animaux sauvages que les Anciens rencontraient si souvent en tudong soient en voie d’extinction, cette façon de vivre et de pratiquer se poursuit encore aujourd’hui. De fait, non seulement cette pratique a été maintenue par Ajahn Chah, ses disciples et beaucoup d’autres moines en Thaïlande, mais elle a aussi été poursuivie par ses moines et nonnes dans beaucoup de pays occidentaux et en Inde. Dans ces situations, le strict code de discipline est maintenu : on ne vit que de ce que l’on reçoit des habitants du lieu quand on fait la quête de sa nourriture, on ne mange qu’entre le lever du jour et midi, on ne transporte ni utilise aucun argent, on dort là où l’on trouve un abri.

La sagesse est une façon de vivre et une façon d’être. Ajahn Chah a tenté de préserver le simple mode de vie monastique dans toutes ses dimensions pour permettre aux gens d’étudier et de pratiquer le Dhamma jusqu’à ce jour.

Ajahn Chah enseigne aux Occidentaux

Il est bien connu et on raconte volontiers que, peu avant que le jeune moine Sumedho vienne étudier auprès d’Ajahn Chah à Wat Pah Pong, en 1967, Ajahn Chah fit construire un nouveau kouti (cabane de méditation) dans la forêt. Tandis que l’on enfonçait dans la terre les poteaux qui devaient former l’angle de la cabane, l’un des villageois qui participaient à la construction demanda : « Luang Por ! Comment se fait-il que nous fassions ce kouti aussi grand ? Le toit est beaucoup plus haut que nécessaire. » Il était intrigué car ces constructions sont sensées comporter juste assez d’espace pour qu’une personne y vive à son aise, ce qui représente, en général, deux mètres sur deux mètres cinquante avec le sommet du toit à environ trois mètres de haut.

« Ne t’en fais pas, ce n’est pas du gaspillage, répondit Ajahn Chah. Il y a des moines farang (occidentaux) qui vont arriver un jour et ils sont beaucoup plus grands que nous. »

Dans les années qui suivirent l’arrivée du premier élève occidental, un flot modeste mais constant de nouveaux venus continua à franchir la grille des monastères d’Ajahn Chah. Dès le début, il décida de n’accorder aucun traitement de faveur aux étrangers mais de les laisser s’adapter de leur mieux au climat, à la nourriture et à la culture. Mieux, il leur conseillait d’utiliser tout sentiment de malaise pour alimenter le développement de la sagesse grâce à l’endurance et à la patience – deux des qualités qu’il estimait cruciales pour tout progrès spirituel.

Malgré cette intention première de maintenir toute la communauté monastique harmonieusement unifiée et de ne pas faire de différence pour les Occidentaux, en 1975 les circonstances le poussèrent à encourager la création de Wat Pah Nanachat (le « monastère de forêt international »), lieu de pratique réservé aux Occidentaux, situé à quelques kilomètres de Wat Pah Pong. Ajahn Sumedho et un petit groupe d’autres moines occidentaux étaient partis à pied vers un monastère affilié près des rives de la rivière Muhn. Ils s’arrêtèrent pour la nuit dans une petite forêt à la sortie du village de Bung Wai. Or les villageois, dont plusieurs étaient disciples d’Ajahn Chah, furent surpris et ravis de voir ce groupe de moines étrangers faire la quête de leur nourriture dans leurs rues poussiéreuses. Ils leur demandèrent s’ils accepteraient de s’installer dans la forêt qui bordait le village et de créer un nouveau monastère. Cette idée reçut l’approbation d’Ajahn Chah et c’est ainsi que naquit ce monastère dédié à la formation des Occidentaux intéressés par la pratique monastique dont le nombre allait toujours croissant.

Peu de temps après, en 1976, Ajahn Sumedho fut invité par un groupe de bouddhistes de Londres à établir un monastère Theravada en Angleterre. L’année suivante, Ajahn Chah accompagna Ajahn Sumedho en Angleterre, au Vihara bouddhiste de Hampstead – belle maison dans une rue très fréquentée du nord de Londres – et le laissa là, avec un petit groupe de moines. En l’espace de quelques années, les moines avaient déménagé à la campagne et plusieurs autres monastères affiliés avaient été implantés.

Depuis lors, nombre des premiers disciples occidentaux d’Ajahn Chah ont été engagés dans la tâche consistant à implanter de nouveaux monastères et à faire connaître le Dhamma sur plusieurs continents. D’autres monastères sont ainsi apparus en France, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Suisse, en Italie, au Canada et aux Etats-Unis. Ajahn Chah lui-même a voyagé deux fois en Europe et en Amérique du Nord en 1977 et en 1979 et il soutenait ces nouvelles implantations de tout son cœur. Il a dit, un jour, que le bouddhisme en Thaïlande était comme un vieil arbre qui autrefois avait été vigoureux et porté beaucoup de fruits mais qui était maintenant si vieux qu’il ne donnait plus que quelques fruits et même ceux-ci étaient petits et amers. Par contre, il comparait le bouddhisme en Occident à un jeune arbre, plein d’énergie et de potentiel pour une belle croissance mais qui avait besoin d’un bon entretien et d’un bon soutien pour se développer correctement.

Dans la même veine, lors de son voyage aux Etats-Unis en 1979, il dit : « La Grande-Bretagne est un endroit favorable à l’établissement du bouddhisme en Occident mais elle aussi a une culture ancienne. Par contre, les Etats-Unis ont l’énergie et la flexibilité d’un pays jeune – tout est neuf ici. C’est ici que le Dhamma pourra réellement s’épanouir. » Quand il s’adressa à un groupe de jeunes Américains qui venaient d’ouvrir un centre de méditation bouddhiste, il ajouta cette mise en garde : « Vous réussirez à véritablement faire connaître le Bouddha-Dhamma ici à condition de ne pas avoir peur d’aller à l’encontre des désirs et des opinions de vos étudiants (littéralement : ‘de poignarder leur cœur’). Dans ce cas, vous y parviendrez ; sinon, si vous modifiez les enseignements et la pratique pour qu’ils s’adaptent aux habitudes existantes et aux opinions des gens, à cause du désir erroné de leur faire plaisir, vous aurez failli à votre devoir de servir de la meilleure façon possible. » [...]


Méthodes d’entraînement

Il y avait une multitude de dimensions différentes à la façon dont Ajahn Chah entraînait ses élèves. Il donnait, bien évidemment, des instructions orales, comme nous l’avons indiqué plus haut, mais la plus grande partie du processus d’apprentissage se faisait dans ce que l’on pourrait appeler « la mise en situation ». Ajahn Chah avait compris que, pour que le cœur s’imprègne véritablement de tout aspect de l’enseignement et en soit transformé, la leçon devait être absorbée sur le plan expérimental et pas seulement sur le plan intellectuel. C’est pourquoi il utilisait les dix mille événements et aspects de la routine monastique, aussi bien dans la vie communautaire que dans la vie en tudong, comme autant d’outils pour former ses disciples : il les faisait travailler en groupes, étudier les règles par cœur, participer aux tâches quotidiennes … Il changeait aussi l’emploi du temps du monastère par surprise ! Tout cela, et plus encore, était autant d’occasions de travailler sur l’apparition de la souffrance et sur les moyens à mettre en œuvre pour qu’elle cesse.

Il encourageait les gens à être prêts à apprendre de toute chose, comme il le dit dans le chapitre intitulé « La nature du Dhamma » (Livre 2). Il répétait sans cesse que chacun est son propre maître : si nous considérons les choses avec sagesse, tout problème personnel, tout événement et tout aspect de la nature peuvent nous apprendre quelque chose ; par contre, si nous considérons les choses stupidement, même nous trouver face au Bouddha et écouter ses explications ne nous apporterait rien. On retrouve cette attitude dans sa façon de répondre aux questions : il répondait davantage à la personne qu’à sa question. Souvent, quand on lui demandait quelque chose, il semblait accueillir la question, la réduire gentiment en pièces et puis retourner les morceaux au questionneur. Celui-ci pouvait alors voir par lui-même comment elle se présentait et, à sa surprise, il constatait qu’Ajahn Chah l’avait guidé de telle sorte qu’il avait lui-même répondu à sa propre question. Quand on demandait à Ajahn Chah comment il parvenait si souvent à ce résultat, il répondait : « Si la personne ne connaissait pas déjà la réponse, elle n’aurait jamais pu poser la question. »

Comme on peut le voir tout au long des enseignements regroupés ici, il encourageait également deux autres attitudes très importantes : d’une part, la nécessité de cultiver un profond sentiment d’urgence dans la pratique de la méditation ; d’autre part, le développement de la patience et de l’endurance en toutes circonstances. Ces deux vertus ne sont pas l’apanage des temps modernes, en particulier dans les milieux spirituels de la culture « vite fait » occidentale. Par contre, dans la vie de la forêt, on les considère presque comme synonymes de l’entraînement spirituel.

Quand le Bouddha donna ses toutes premières instructions sur la discipline monastique, ses premiers mots furent : « La patience doublée d’endurance est la pratique suprême pour libérer le cœur et l’esprit de toutes leurs pollutions4. » C’est pourquoi, quand quelqu’un venait raconter ses malheurs à Ajahn Chah – un mari qui boit, une mauvaise récolte, etc. – sa première réponse était : « Pouvez-vous l’endurer ? » Il ne s’agissait pas d’une espèce de défi mais plutôt d’une façon de montrer que la voie qui mène au-delà de la souffrance ne consiste ni à fuir, ni à se lamenter, ni non plus à serrer les dents et tenir par la force de la volonté. Non. L’encouragement à l’endurance et à la patience est de tenir bon au milieu des difficultés, de véritablement accueillir et digérer l’expérience de dukkha, de comprendre ses causes et ensuite de les laisser aller. [...]


Repousser la superstition

L’une des caractéristiques que l’on attribuait souvent à Ajahn Chah, en Thaïlande, c’était son ardeur à faire disparaître toute trace de superstition en lien avec la pratique bouddhiste. Il critiquait fermement les sortilèges, les prédictions des diseurs de bonne aventure, et les amulettes qui comptaient tellement dans la société thaïlandaise. Il parlait rarement de vies passées ou futures, des autres sphères d’existence, de visions ou d’expériences psychiques. Si quelqu’un lui demandait quels seraient les numéros gagnants du prochain tirage de la loterie – chose très fréquente parmi les visiteurs des grands maîtres en Thaïlande –, il l’envoyait bien vite sur les roses ! Il considérait que le Dhamma était le plus précieux des joyaux, le seul à pouvoir garantir une protection et une sécurité authentiques dans la vie, et il secouait les gens qui se laissaient attirer par les promesses de menues améliorations du samsāra.

Par pure bonté pour ses semblables, il ne cessait de souligner l’utilité concrète de la pratique bouddhiste, bousculant ainsi l’idée reçue selon laquelle le Dhamma était trop élevé ou trop complexe pour le commun des mortels. Ses critiques n’avaient pas seulement pour but de venir à bout de leurs dépendances enfantines à la chance et aux sortilèges. Il voulait surtout qu’ils s’investissent dans quelque chose qui leur serait vraiment bénéfique.

Quand on considère ses efforts dans ce sens tout au long de sa vie, ce qui s’est passé au moment de ses funérailles, en 1993, est assez ironique. Ajahn Chah est décédé le 16 janvier 1992 et ses funérailles eurent lieu un an plus tard, jour pour jour. Le stupa construit à sa mémoire avait 16 piliers, faisait 32 mètres de haut et avait des fondations de 16 mètres de profondeur … de sorte qu’un grand nombre de personnes de la province d’Ubon achetèrent des billets de loterie avec des 1 et des 6 accolés ! Le lendemain, les gros titres du journal local proclamaient : « Le dernier cadeau d’Ajahn Chah à ses disciples » – le 16 avait tout ramassé et deux ou trois bookmakers avaient même fait faillite !


Humour

Cette anecdote nous ramène à une dernière particularité du style d’enseignement d’Ajahn Chah : l’humour. Ajahn Chah avait l’esprit extrêmement vif et jouait tout naturellement la comédie. Dans sa manière de s’exprimer, il se montrait parfois très froid et impressionnant, d’autres fois très sensible et doux mais, la plupart du temps, il pimentait son enseignement de beaucoup d’humour. Il avait le chic pour gagner le cœur de ses interlocuteurs par la vivacité de son esprit. Il ne le faisait pas pour amuser mais pour faire passer des vérités qui, sans cela, auraient eu du mal à être reçues.

Son sens de l’humour et son œil aiguisé pour les absurdités tragi-comiques de la vie permettaient aux gens de voir les situations de telle façon qu’ils pouvaient rire d’eux-mêmes et se laisser guider vers un point de vue plus sage. Ses remarques pouvaient porter sur le comportement – comme la fois où il fit une démonstration inoubliable des « mauvaises façons de porter un sac de moine » : lancé sur le dos, enroulé autour du cou, attrapé par le poing, traîné par terre … – ou sur des combats personnels douloureux. Un jour, un jeune moine vint le trouver, très abattu ; il avait pris conscience de la souffrance du monde, de l’horreur de l’emprisonnement des êtres entre la vie et la mort, et il s’était dit : « Je ne pourrai plus jamais rire. Tout cela est si triste et si douloureux. » Et voilà qu’en quarante-cinq minutes, en lui mimant les vains efforts d’un petit écureuil apprenant à grimper aux arbres, Ajahn Chah réussit à faire rire le jeune moine au point qu’il se tenait les côtes, se pliait et pleurait de rire, lui qui croyait toute joie définitivement perdue.


Les dernières années

Au cours de la retraite des pluies de 1981, Ajahn Chah tomba gravement malade, suite à une sorte d’attaque. Sa santé n’avait pas été très bonne, les dernières années – il était sujet à des vertiges et avait des problèmes de diabète – mais cette fois, c’était beaucoup plus sérieux. Au cours des mois qui suivirent, il reçut plusieurs traitements dont deux ou trois opérations mais rien n’y fit. Sa santé continua à se détériorer et, au milieu de l’année suivante, il était presque complètement paralysé et incapable de parler. Il ne pouvait que faire un petit mouvement de la main et cligner des yeux.

C’est dans cet état qu’il passa les dix années suivantes, avec un affaiblissement lent mais progressif des quelques possibilités qui lui restaient. Finalement, il ne put plus faire le moindre mouvement. Pendant cette période, beaucoup disaient qu’il continuait à donner un enseignement à ses disciples : n’avait-il pas répété inlassablement qu’il est dans la nature du corps de tomber malade et de se dégrader, et que le corps n’est pas sous le contrôle d’un « moi » ? C’était une leçon mise en pratique : ni un grand maître ni même le Bouddha ne peuvent échapper aux inexorables lois de la nature. La tâche, comme toujours, consistant à trouver la paix de la liberté en ne s’identifiant pas aux formes changeantes.

Durant cette période, malgré son important handicap, Ajahn Chah réussissait, si l’occasion se présentait, à transmettre aussi un enseignement autre qu’en personnifiant les processus incertains de la vie et en donnant à ses moines et novices l’occasion d’offrir leur soutien en lui apportant des soins – en effet, les moines, par groupe de trois ou quatre, se relayaient auprès de lui pour répondre à ses besoins physiques car il nécessitait une attention de tous les instants, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un jour, deux moines qui veillaient sur lui commencèrent à se quereller. Si Ajahn Chah avait été en bonne santé, il aurait été impensable qu’ils se comportent ainsi devant lui mais, en l’occurrence, ils oublièrent totalement – comme cela arrive souvent en présence de personnes paralysées ou dans le coma – que l’autre occupant de la pièce pouvait être pleinement conscient de ce qui se passait. Tandis que les paroles s’envenimaient, une agitation commença à venir du lit, de l’autre côté de la pièce. Soudain Ajahn Chah toussa violemment et on raconte qu’une énorme glaire fusa à travers la pièce, passa entre les deux protagonistes et s’écrasa sur le mur juste à côté d’eux. Le message fut parfaitement reçu et la dispute prit aussitôt fin dans un silence embarrassé.

Pendant la durée de la maladie d’Ajahn Chah, la vie des monastères continua comme avant. Etrangement, le fait que le maître soit encore là tout en n’y étant plus vraiment, permit à la communauté de s’adapter à une prise de décisions en commun et de se préparer à vivre sans que son maître bien-aimé soit le centre de tout. Il n’est pas rare, après la disparition d’un tel personnage, que les choses se dissipent rapidement : les disciples poursuivent chacun leur route et l’héritage du maître disparaît en l’espace d’une ou deux générations. Mais Ajahn Chah enseignait aux gens à compter sur eux-mêmes et le fruit de cet enseignement apparaît quand on considère qu’il y avait soixante-quinze monastères affiliés au moment où il tomba malade, plus de cent au moment de son décès et plus de deux cents aujourd’hui, tant en Thaïlande que dans le monde entier.

A sa mort, la communauté monastique organisa ses funérailles. Pour garder l’esprit de sa vie et de son enseignement, les funérailles ne devaient pas être une simple cérémonie mais également une occasion d’entendre et de pratiquer le Dhamma. L’événement s’étala sur dix jours avec, chaque jour, plusieurs temps de méditation en groupe et d’instructions données par les enseignants du Dhamma les plus compétents du pays. Il y avait environ six mille moines, mille nonnes et dix mille personnes qui campaient dans la forêt du monastère ; sans compter qu’environ un million de personnes vinrent assister aux temps de pratique et quatre cent mille, y compris le roi et le reine de Thaïlande, étaient présents le jour de la crémation de son corps.

Toujours dans l’esprit des valeurs qu’Ajahn Chah avait prônées tout au long de sa vie, pas un centime ne fut réclamé pour quoi que ce soit : de la nourriture pour tout le monde fut gratuitement fournie par quarante-deux cuisines dirigées et approvisionnées par nombre des monastères affiliés. Environ deux cent cinquante mille dollars de livres sur le Dhamma furent distribués gratuitement. De l’eau en bouteille, offerte par une compagnie locale, arrivait par tonnes. Les bus et les camions de la région se mobilisèrent pour transporter les milliers de moines jusqu’aux villes et villages environnants où ils faisaient la quête de leur nourriture. Ce fut un grand festival de générosité et une manière parfaitement appropriée de dire adieu au grand homme. [...]


1 Terme général dont le sens inclut avoir un comportement sain et honnête, suivre les préceptes moraux et se comporter avec retenue de façon à ne nuire ni à soi ni aux autres.

2 L’énergie de l’esprit concentré en méditation.

3 La connaissance de ce qui est, la sagesse.

4 Ces paroles sont les premières paroles d’un célèbre discours du Bouddha offert à un rassemblement spontané de 1250 de ses disciples éveillés dans le Bosquet des Bambous près de Rājagaha. L’anniversaire de ce rassemblement, appelé Māgha Puja, est célébré à la pleine lune de février. Ce discours, l’Ovādapātimokka, correspond aux versets 183 à 185 du Dhammapada.


© Edition SULLY, 2010, pour la traduction française.