Le Dhamma de la Forêt


Le Cœur du message du Bouddha

par Buddhadasa Bhikkhu



Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/ 






Ce livre réunit trois conférences données par le Vénérable Ajahn Buddhadasa
au groupe d’Etudes du Dhamma de l’hôpital Siriraj de Bangkok en 1961.



Partie 3

Comment pratiquer pour demeurer dans la Vacuité



Lors de notre seconde conférence, j’ai expliqué tous les principes associés à la vacuité. Il ne reste plus qu’à parler des différentes pratiques qui permettent de demeurer dans la vacuité – pratiques qui seront utiles à tous, y compris à ceux qui n’ont pas étudié les textes bouddhiques et aux personnes peu éduquées.

Introduction

Pour parler de « demeurer dans la vacuité », nous allons devoir étudier en détail le sens de plusieurs mots ou expressions, en particulier « connaître » et « réaliser », ainsi que « voir clairement », « demeurer dans » et « être vide ». En termes simples, nous dirons que :

Connaître = connaître la vacuité
Réaliser = réaliser la vacuité
Voir clairement = voir clairement la vacuité
Demeurer dans = demeurer dans la vacuité
Etre vide = être vide dans la vacuité, c’est-à-dire être la vacuité même.

En quoi toutes ces expressions diffèrent-elles en profondeur ? Comment pouvons-nous les comprendre pour qu’elles aient le même sens ou le même niveau de sens ?

Connaître la vacuité

Si nous disons que nous « connaissons la vacuité », les gens vont tout de suite penser que nous avons étudié et travaillé le sujet. Mais si notre connaissance ne va pas plus loin, nous ne connaissons pas la vacuité de manière correcte. Dans le langage du Dhamma, le mot « connaître » ne se réfère pas à la connaissance qui vient de l’étude, de l’écoute d’enseignements, ou de quoi que ce soit de ce genre. Ce type de connaissance, même si nous sommes certains de bien comprendre notre sujet, n’est pas complet. Dans le langage ordinaire, les mots « connaître » et « comprendre » relèvent simplement de la lecture et de l’écoute, de la pensée et de la réflexion logique. Mais ces techniques ne peuvent pas être employées quand il s’agit de la connaissance de la vacuité. Connaître la vacuité, c’est être conscient de la vacuité dans un esprit qui est véritablement vide. Pour qu’il y ait connaissance de la vacuité, il faut faire l’expérience de la vacuité à l’instant même de la prise de conscience ; ce doit être un instant de réalisation directe. Voilà donc ce que l’on appelle « connaître la vacuité ».

Il arrive qu’après avoir entendu quelque chose deux ou trois fois et y avoir réfléchi, notre esprit logique considère que cette chose est probablement vraie, qu’il en est peut-être bien ainsi. Mais ce n’est pas encore la connaissance dont nous parlons ici. Il ne s’agit que de la connaissance et de la compréhension dans le sens ordinaire de ces mots. Je vous demande donc, pour le moment, de bien garder à l’esprit la signification particulière que donnent les enseignements bouddhiques au mot « connaître ».

Connaître le Dhamma signifie que le Dhamma est vraiment présent et que nous en sommes conscients. De même, connaître la vacuité signifie que l’on a conscience de la vacuité manifestée. C’est la raison pour laquelle j’encourage toujours les gens à prendre constamment conscience de tout moment de vacuité que l’esprit peut avoir, même s’il ne s’agit pas d’une vacuité parfaite et totale. En réalité, la vacuité se manifeste de nombreuses fois tous les jours et, même si ce n’est pas une vacuité stable et absolue, c’est déjà très bien de prendre la peine de l’observer. Si, dès le début, nous nous intéressons à cette sorte de vacuité, cela va générer un certain plaisir à se sentir vide et facilitera ainsi la pratique permettant d’atteindre la véritable vacuité. Par conséquent, l’expression « connaître la vacuité » signifie avoir conscience de la vacuité quand elle se manifeste.

Il en est de même pour l’expression « voir clairement la vacuité ». Il s’agit là de voir avec de plus en plus de clarté et de précision. Quand nous avons pris conscience de la vacuité de l’esprit, nous la contemplons, puis concentrons notre attention dessus jusqu’à en avoir une vision claire et pénétrante ou, pourrait-on dire, une connaissance approfondie.

Le sens de l’expression « réaliser la vacuité » est lui aussi le même. Il se réfère à l’instant de la réalisation. En termes conventionnels, nous disons que nous réalisons la vacuité mais, en réalité, c’est l’esprit qui a cette réalisation. La conscience est « ce qui est conscient » et réalise la vacuité.

Quant à l’expression « demeurer dans la vacuité », elle est la traduction du mot pāli suññatavihāra. Vivre et respirer dans la conscience permanente de la vacuité s’exprime par les mots : « demeurer dans la vacuité ».

Enfin, « être vide » signifie qu’il n’y a aucun sentiment de « moi » ou de « mien », ce sentiment qui naît de la saisie et de l’attachement. En être libre, c’est « être vide ». Mais qu’est-ce qui est vide ? A nouveau, c’est l’esprit qui est vide, vidé des sentiments de moi et de mien, tant dans leurs formes grossières que subtiles. Si l’esprit est vide au point d’être libéré même de la forme la plus subtile du moi, on dit qu’il est lui-même vacuité. Ceci concorde avec les enseignements d’autres traditions bouddhiques selon lesquelles l’esprit est vacuité et la vacuité est esprit ; la vacuité est le Bouddha et le Bouddha est vacuité ; la vacuité est le Dhamma et le Dhamma est vacuité. Il n’y a qu’une seule chose. Toutes les myriades de choses que nous connaissons ne sont que vacuité. Je vais clarifier cela en analysant encore une fois le mot « vide ».

Qu’est-ce que la vacuité ?

Le mot « vide » ou « vacuité » désigne deux choses, deux caractéristiques.

Tout d’abord, il fait référence à la caractéristique de tous les phénomènes. Je vous demande de bien vouloir enregistrer le fait que la caractéristique de tous les phénomènes est leur vacuité. Il faut bien comprendre également que, par « tous les phénomènes », j’englobe absolument tout, aussi bien les objets physiques que mentaux ; tout, depuis le grain de poussière jusqu’au nibbāna. Il faut bien comprendre que, dans un grain de poussière règne la vacuité ou absence de soi, absence d’une entité permanente et indépendante. L’or, l’argent et les diamants sont caractérisés par l’absence d’une entité permanente. Les objets mentaux – pensées, sensations et émotions – se caractérisent tous par la vacuité, l’absence d’une entité permanente et indépendante. L’étude et la pratique du Dhamma se caractérisent également par l’absence d’une entité permanente et indépendante. Quant aux réalisations de la Voie, leurs fruits et le nibbāna lui-même, ils ont tous cette même caractéristique – simplement, nous ne le voyons pas. Même un moineau, volant au-dessus de nous, a la caractéristique de la vacuité mais nous ne le voyons pas. Je vous demande de bien réfléchir à cela, de le contempler, de l’observer, de le méditer jusqu’à voir que toute chose présente la caractéristique de la vacuité et que nous sommes simplement aveugles à ce fait. Qui est donc à blâmer sinon nous-mêmes ? C’est comme la vieille énigme zen – ou koan, comme ils disent : « Un vieux sapin proclame le Dhamma ». Ce vieux sapin expose la vacuité, cette vacuité qu’il partage avec toute chose mais les gens ne le voient pas, n’entendent pas cet enseignement du Dhamma, cette proclamation de la caractéristique de la vacuité. Voici donc le premier sens du mot « vide » en lien avec tous les phénomènes.

Dans son second sens, le mot « vide » se réfère à la caractéristique de l’esprit qui est libre de toute saisie et de tout attachement. A ce propos, comprenez bien que, d’ordinaire, bien que l’esprit soit vide de « moi », il ne réalise pas qu’il est vide parce qu’il est constamment enveloppé et perturbé par la pensée conceptuelle qui se nourrit de tous les contacts sensoriels. Par conséquent, l’esprit n’est conscient ni de sa propre vacuité ni de la vacuité de tous les phénomènes. Mais, à chaque fois que l’esprit repousse complètement ce qui l’enveloppe – la saisie et l’attachement aux idées erronées et à l’ignorance – et qu’il s’en détache entièrement, il prend, du fait de ce non-attachement, la caractéristique de la vacuité.

Les deux sortes de vacuité – la vacuité de l’esprit non attaché et la vacuité de tous les phénomènes – sont liées. Du fait que tous les phénomènes sont effectivement caractérisés par l’absence d’un soi, d’une entité permanente indépendante dont on puisse se saisir ou à laquelle on pourrait s’attacher, nous sommes en mesure de voir la vérité de la vacuité. En fait, s’ils n’étaient pas vides de soi, il serait impossible de voir leur vacuité. Et pourtant, bien que tous les phénomènes soient vides, nous les voyons tous comme non-vides. L’esprit, enveloppé de voiles qui l’obscurcissent, se saisit de tout et s’attache à tout comme à un soi, même à un grain de poussière ! Le moindre grain de poussière est considéré comme une entité indépendante, un « autre » séparé de « moi ». Nous donnons une étiquette à cet autre, à tout ce qui nous entoure ou nous habite – c’est ceci, c’est cela – et nous voyons toutes ces choses comme des entités permanentes indépendantes.

C’est pourquoi il est très important que nous connaissions correctement le sens du mot « vide ». Pour nous résumer, cela signifie, tout d’abord, savoir que la vacuité est la caractéristique de l’esprit qui ne s’attache à rien. Cette première vacuité est un objet de connaissance, de réalisation par soi-même. Quant à la seconde vacuité, c’est la caractéristique de l’esprit qui est vide après avoir réalisé la vérité de la vacuité. Ainsi l’esprit, voyant la vacuité de toute chose, se désintègre, ne laissant que la vacuité. Il devient la vacuité même et voit tout comme étant vide, depuis le grain de poussière jusqu’au nibbāna. Les objets matériels, les gens, les animaux, le temps et l’espace, tous les types de dhamma se fondent dans la vacuité quand on réalise pleinement cette vérité. Tel est le sens du mot « vide ».

L’extinction du soi

Ce que j’ai dit jusqu’à présent devrait suffire pour que vous ayez compris ou vu par vous-mêmes que le mot « vide » équivaut à l’extinction absolue du moi et du mien, la destruction complète du sentiment d’être une personne séparée du reste du monde.

Le « moi » est simplement une fabrication mentale qui apparaît quand il y a saisie et attachement dans l’esprit. Nous ne la voyons pas comme vide, nous la voyons comme « moi » du fait que cette saisie ou cet attachement est empreint d’ignorance. Comme l’esprit est habité par l’ignorance – ou méconnaissance de la vérité –, l’attachement apparaît de lui-même. Ce n’est pas que nous fassions un effort délibéré ou que nous générions ce moi consciemment. Quand l’esprit abrite l’ignorance, inévitablement il ressent tous les phénomènes comme étant des entités indépendantes sans qu’il y ait besoin d’une intention délibérée.

Si une connaissance authentique est présente, si on voit les choses telles qu’elles sont vraiment, on voit qu’en vérité la vacuité est l’extinction absolue du soi. On peut donc poser le principe que « vide » signifie extinction absolue du soi. Ceci étant, nous devons à présent nous assurer de bien comprendre l’expression « extinction absolue ».

Qu’est-ce que l’extinction non absolue et qu’est-ce que l’extinction absolue ? Extinction non absolue signifie un simple changement de forme : bien qu’une forme soit éteinte, le germe d’une nouvelle forme demeure, de sorte que la saisie et l’attachement sont toujours présents dans l’esprit.

Quand la conscience qui discerne la vérité – ou la connaissance du Dhamma – n’a pas encore atteint son degré ultime, elle ne peut mettre fin qu’à certaines sortes d’attachement et à certains moments. Ainsi, certains vont dire que la poussière n’est pas une entité indépendante mais qu’un moineau en est une. D’autres diront que les arbres et les animaux ne sont pas des entités indépendantes mais que les gens le sont. Parmi ceux qui disent que les gens sont des entités indépendantes pourvues d’un soi, certains diront que le corps est non-soi mais que l’esprit est soi. Voilà ce qu’est une extinction non absolue. Certains aspects sont éteints mais il en reste toujours d’autres que l’on considère comme soi. On peut aller jusqu’à dire que l’esprit est dépourvu de soi mais pas certaines qualités de l’esprit comme la vertu. Ou bien on peut croire que, si la vertu est sans « moi », par contre ce qui est au-delà du temps, comme l’élément du nibbāna, est soi. Cette forme d’extinction incomplète laisse toujours une graine. Ce n’est que lorsque l’on balaie tout, y compris l’élément du nibbāna, comme étant dépourvu de soi, qu’il s’agit d’une véritable extinction absolue du soi.

Par conséquent, « extinction absolue du soi » signifie qu’il ne peut plus y avoir d’apparition d’une conscience pourvue d’un moi. Sur le plan de la pratique, cela signifie empêcher cette apparition et pratiquer ainsi, de manière correcte et soutenue, peut également être appelé « extinction absolue du soi ». Une pratique correcte ou impeccable est une pratique qui ne permet plus jamais à la conscience d’un soi d’apparaître – en d’autres termes, qui ne lui permet d’apparaître à aucun moment.

La naissance du moi

Ce qui a été dit jusque-là doit suffire pour que chacun comprenne l’expression « naissance du moi ». La naissance, ici, n’a rien à voir avec la venue au monde d’un bébé ; il s’agit de la naissance dans le vaste espace de l’esprit. Alors, je vous demande de comprendre que le sentiment de « je suis moi » qui apparaît, naît dans l’esprit, et que la « naissance » dont nous parlons n’est pas la naissance d’un corps physique.

Il faut bien comprendre que, même si le corps physique est issu des entrailles d’une mère, on peut considérer que la naissance physique est complètement insignifiante tant qu’il n’y a pas une naissance mentale : la naissance de la conscience d’un soi. Le corps n’est qu’une masse de matière jusqu’à ce qu’interviennent la saisie et l’attachement à un soi. C’est à ce moment-là que la naissance de cette masse de chair est complète. Au moment où la conscience de soi émerge chez un enfant, on dit qu’il est véritablement « né ». Quand ce sentiment est absent, l’être humain « meurt » et redevient une masse de chair. Tant qu’il n’y a pas d’autre sentiment ou sensation capable de stimuler l’apparition d’un soi, il n’y a pas de naissance – c’est comme si la personne était morte. Mais dès qu’il y a contact avec un objet sensoriel et que la conscience de soi réapparaît, une nouvelle « naissance » se produit, suivie peu après, d’une nouvelle « mort ». On peut donc dire qu’en une seule journée, une personne « naît » de nombreuses fois.

La façon de pratiquer pour vivre dans la vacuité est précisément là : pratiquer pour empêcher une conscience de soi d’apparaître dans cette masse de chair. C’est le plus important. Quant aux détails, il faut voir de près comment pratiquer et à quels moments ou à quelles occasions le faire. Ces deux points doivent être expliqués ensemble. Par conséquent, pour faciliter la compréhension, nous diviserons la pratique en trois occasions ou circonstances :

1)  les moments ordinaires
2)  les moments de contact sensoriel
3)  le moment de la mort physique.

Pratiquer en temps normal

Comment devons-nous pratiquer en temps normal, quand il n’y a pas de contact avec des objets sensoriels ? Ces « moments ordinaires » correspondent aux temps où nous travaillons seuls, sans souci ; peut-être au moment où nous accomplissons nos tâches journalières ou que nous pratiquons la méditation formelle. Dans tous ces cas, il n’y a pas de problème lié aux contacts sensoriels. On fait quelque chose de simple ou bien on lit un livre, ou on réfléchit à quelque chose – l’important étant que l’esprit ne soit pas perturbé par un contact sensoriel. Dans ces moments-là, notre pratique consiste à étudier et à clarifier en quoi les choses sont vides et comment nous pouvons vider l’esprit et le libérer de tout ce qui l’obscurcit. Pensez-y, étudiez cela pour vous-mêmes, posez des questions autour de vous et discutez le sujet régulièrement. Pratiquez sans cesse.

Il existe une autre sorte de raccourci, en particulier pour les laïcs qui n’ont jamais été ordonnés ou qui n’ont pas étudié les Ecritures ; même pour ceux qui ne savent pas lire du tout. Cette pratique a le même sens et le même but : la connaissance de la vacuité de toute chose. Pour ces personnes, nous ne parlons pas de vacuité car elles ne comprendraient pas. Nous leur proposons simplement de développer l’habitude de contempler ce qui vaudrait la peine d’être possédé et ce qui vaudrait la peine de devenir. Gagner de l’argent, des biens, du prestige et du pouvoir – qu’est-ce qui vaut la peine d’être obtenu et possédé ? Etre humain, être millionnaire, être mendiant, être roi, être le sujet d’un roi, être une créature céleste – qu’est-ce qui vaut la peine d’« être », qu’y a-t-il dans tout cela qui vaille la peine d’être ?

Avoir et être

Tout d’abord, nous devons bien comprendre les mots « avoir » et « être ». Ces mots sont en lien direct avec la saisie et l’attachement. Les mots « avoir » ou « posséder » signifient que nous nous saisissions de quelque chose pour le faire nôtre. Par exemple, si nous prenons des diamants et des bijoux, et que nous les amassons jusqu’à ce qu’ils remplissent une pièce entière mais sans qu’il y ait la moindre saisie, le moindre sentiment de possessivité à leur égard, c’est comme si nous ne possédions rien. Le tas de pierres précieuses est là mais il ne signifie rien pour nous. Par contre, si on se saisit de la notion d’un « moi », aussitôt arrive l’idée de : « Je les ai, ils sont à moi » – cela, c’est avoir ou posséder. Comprenez bien ces mots dans ce sens.

Je vous le demande à nouveau : qu’est-ce qui vaut la peine d’être possédé, d’être obtenu ? Qu’est-ce qui, étant devenu nôtre, ne nous fera pas souffrir ? Absolument tout ce qui existe finira par consumer celui qui le possède, le transpercer, l’étrangler, le ficeler, l’envelopper et l’oppresser, dès qu’il commencera à l’avoir ou l’être. Mais si les pierres précieuses qui emplissent la pièce n’évoquent aucun sentiment de possession ou d’identification, il n’y aura aucune forme de brûlure, d’étranglement ou d’oppression. C’est ce que l’on appelle « ne pas avoir » et « ne pas être ». Alors qu’est-ce qui nous libèrera de la souffrance une fois que nous aurons possédé quelque chose ou que nous serons devenus quoi que ce soit ?

Une fois que le sentiment d’avoir ou d’être est apparu, même si nous ne sommes pas dans la pièce où sont empilés les joyaux, même si nous sommes dans une forêt ou à l’autre bout du monde, l’esprit ressentira toujours de la souffrance. Si vous avez des enfants qui vivent à l’étranger et que vous êtes toujours attachés au moi et au mien, vous savez bien que, même loin, vos enfants peuvent encore vous donner des insomnies, voire même une dépression nerveuse !

Je vous demande donc de prendre l’habitude de contempler régulièrement ce qui vaut la peine d’être possédé et ce qui vaut la peine de devenir. Que peut-il y avoir qui, une fois obtenu ou devenu, ne soit pas cause de souffrance ? Quand nous découvrons la vérité – que rien au monde ne vaut de souffrir les conséquences du sentiment d’avoir ou d’être –, nous développons une égalité de sentiment envers toute chose. Quelle que soit l’action que nous entreprenions – que ce soit ranger, organiser, collectionner, utiliser, peu importe –, nous faisons seulement ce qu’il y a à faire. Alors, ne laissons pas l’esprit avoir ou être ! Gardons à l’esprit le principe de « l’action sans l’acteur » :

L’action est accomplie mais nul acteur n’est présent.
Le sentier a été foulé mais nul marcheur n’est présent.

Ces paroles du Bouddha font allusion à l’Arahant, l’Etre réalisé qui a pratiqué le Dhamma, qui a marché sur le Noble Sentier jusqu’au bout et a atteint le nibbāna. En lui, il n’est plus possible de trouver un pratiquant ou un marcheur.

Le principe de « l’action sans l’acteur » doit être compris et utilisé dans notre vie de tous les jours. Que nous soyons en train de manger, de méditer, de dormir, de marcher, de travailler, quoi que nous fassions, nous devons avoir assez de sagesse pour empêcher l’apparition du sentiment d’un moi, le sentiment que « je » suis celui qui agit, qui mange, travaille, etc. Nous devons constamment vider l’esprit du moi, de sorte que la vacuité soit un état naturel et que nous demeurions avec la conscience que rien ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit.

On peut pratiquer le Dhamma tout en accomplissant ses tâches quotidiennes et pendant tous les déplacements que cela implique. Il n’y a aucune raison de séparer le Dhamma de la vie ordinaire. Mêler les deux est un très haut niveau de pratique. Si l’attention est présente et associée à une claire conscience de soi, non seulement les tâches seront effectuées au mieux et sans erreur mais, en même temps, le Dhamma se développera dans notre cœur et grandira énormément. Ne pas avoir, ne pas posséder, sera notre état d’esprit normal.

Pour ce qui concerne le « ne pas être », c’est beaucoup plus facile. Réfléchissez : quel est l’état qui, une fois obtenu, n’engendre pas de souffrance ? Utilisez cette question comme objet de réflexion car c’est un point essentiel. Le mot « être », comme « avoir » et « obtenir », ne se réfère ici que lorsque le fait d’être s’accompagne de saisie et d’attachement au « je suis ». Si, face à une pièce pleine d’or, nous n’avons aucun sentiment de possession, il n’y a ni avoir ni être. Même si les droits de propriété et les conventions sociales reconnues par les lois et la société ont une certaine validité, au fond de notre cœur, nous ne devons pas nous laisser tromper en prenant ces vérités relatives pour des vérités absolues.

Par exemple, quand une femme donne naissance à un enfant, sur le plan conventionnel, il est naturel de dire qu’elle devient une mère. Mais si on ne se prend pas pour une mère, on ne sera pas une mère. C’est parce que l’on se fourvoie à s’imaginer que l’on est une mère que l’on en devient une. Mère poule, mère chienne, mère vache, toutes sortes de mères se prennent pour des mères et trouvent naturel d’aimer leurs petits, mais il n’est pas nécessaire de créer et d’entretenir de tels sentiments : ce sont des instincts naturels à tous les animaux.

Ceux qui savent discerner la vérité se situent à un niveau plus élevé. Ils savent comment détruire la saisie et l’attachement qui naissent de l’ignorance de la vérité absolue.

Certaines femmes vont objecter : « Ne pas nous considérer comme des mères ? Comme c’est cruel et sans cœur ! Ne voulez-vous pas que nous aimions nos enfants ? » Ecoutez bien ; ce n’est pas du tout ce que j’ai dit. Je dis qu’il est possible d’être une mère et d’agir comme une mère avec une vision claire de la vérité ultime des choses. Il n’est pas nécessaire d’être une mère avec saisie et attachement, ces deux facteurs de toutes les souffrances. Il n’est pas nécessaire d’être malheureux, d’avoir le cœur brisé et de verser des larmes. Cette souffrance vient du fait que l’on ne sait pas comment être une mère, que l’on est une mère d’une manière qui n’est pas en accord avec le Dhamma.

Dès lors, quand on est mère, on doit subir les souffrances d’une mère ; quand on est fils ou fille, on doit subir les souffrances d’un fils ou d’une fille ; quand on est père, on doit subir les souffrances d’un père. Posez-vous la question : est-ce un plaisir d’être mère ? Est-ce un plaisir d’être père ? Ceux d’entre vous qui sont assez âgés pour avoir élevé des enfants jusqu’à l’âge adulte, réfléchissez-y. Comment répondrez-vous à cette question ? Même si vous ne dites rien, vous hocherez sûrement la tête d’un air entendu. Est-ce un plaisir d’être mère ? Est-ce un plaisir d’être père ? Voilà des choses que vous devez approfondir, dont vous devez être conscients de manière naturelle et habituelle, dans les moments où l’esprit n’est pas agité par un contact sensoriel.

Peut-on se réjouir d’être quoi que ce soit ?

Est-ce un plaisir d’être un époux ? Est-ce un plaisir d’être une épouse ? Posez-vous la question. Ceux qui en ont fait l’expérience secoueront tous la tête.

Est-ce un plaisir d’être un homme ? Est-ce un plaisir d’être une femme ? Si votre attention avance pas à pas, avec sagesse, pour percevoir la vérité des choses, si elle devient fine et claire, vous secouerez tous la tête. Etre une femme, c’est subir les souffrances d’une femme ; être un homme, c’est subir les souffrances d’un homme.

Est-ce un plaisir d’être enfant ? Est-ce un plaisir d’être adulte ? Les petits enfants diront peut-être : « Oui, c’est amusant » mais nous qui sommes adultes à présent, nous qui sommes âgés et regardons derrière nous, pouvons-nous dire que c’était vraiment amusant ? S’il y a saisie et attachement, les enfants subissent les souffrances des enfants et les adultes, les souffrances des adultes.

Pour aller encore plus loin : le fait d’être humain est-il désirable ? Cela vaut-il la peine d’être ? Cette personne que vous êtes, vaut-elle la peine d’être ? Ou serait-il agréable d’être un animal ? Etre quoi que ce soit, une chose ou son contraire, ou n’être rien du tout – qu’est-ce qui est mieux ? Etre un humain, être un habitant des enfers, être une créature céleste  – tout cela vaut-il la peine d’« être » ?

Ces questions nous permettent d’évaluer avec sagesse si nous voyons vraiment et pleinement la place que prennent la saisie et l’attachement dans notre relation aux choses et au monde. Ceux qui ont pu vérifier les douloureuses conséquences de la saisie et de l’attachement secoueront encore la tête car, pour être une personne, il faut subir les souffrances d’une personne et, si on est une créature céleste, on doit subir les souffrances d’une créature céleste. Si nous sommes vides, si nous ne nous prenons pour rien du tout, nous ne sommes ni une personne, ni une créature céleste et, par conséquent, la souffrance d’être l’une ou l’autre est absente. Si on est un être humain ou un être céleste qui suit les impulsions de la saisie et de l’attachement, est-ce un plaisir ? Tous ceux qui ont réalisé la vérité secoueront la tête.

Soyons plus précis encore : vaut-il la peine d’être une bonne personne ? Vaut-il la peine d’être une mauvaise personne ? Si on demande qui veut être une bonne personne, il est probable que beaucoup de mains vont se lever. Mais ces gens ne voient pas encore que, si on s’attache à être une bonne personne, on doit subir les souffrances d’une bonne personne, exactement comme une mauvaise personne devra subir les souffrances d’une mauvaise personne. Quand on se saisit et on s’attache au sentiment d’« être » quelque chose ou quelqu’un, il ne peut y avoir aucun bonheur car cet état sera écrasé sous le poids d’une chose ou d’une autre. Même si certaines formes de souffrance ne se manifestent pas ouvertement – pour peu que des plaisirs ou des distractions les recouvrent – du fait même d’être trompé par ces plaisirs et ces distractions, on souffrira d’avoir, d’être, d’obtenir ou de se battre avec ambition pour devenir ceci ou cela.

En vérité, la nature nous trompe et nous piège dans la souffrance. En voici un exemple évident : la souffrance qui naît de la propagation de l’espèce, du fait de donner la vie. C’est une telle tromperie que les gens se portent volontaires avec joie pour le faire. S’ils voyaient la vérité, ils ne se laisseraient certainement pas berner ainsi par la nature.

Est-ce un plaisir d’être une bonne personne ? Est-ce un plaisir d’être une mauvaise personne ? Pensez-y !

Mieux encore : vaut-il la peine d’être une personne chanceuse ? Vaut-il la peine d’être une personne malchanceuse ? Ceux qui sont impulsifs et se montrent imprudents vont probablement s’empresser de dire qu’être chanceux est très agréable, mais ceux qui sont allés jusqu’au bout d’une période de chance secoueront la tête. Celui qui a de la chance doit subir les souffrances de quelqu’un qui se croit chanceux, exactement comme celui qui est malchanceux doit subir les souffrances liées aux malchanceux.

Et pour finir : vaut-il la peine d’être une personne heureuse ? Vaut-il la peine d’être une personne malheureuse ? Plus encore que tout à l’heure, vous serez nombreux à souhaiter être heureux. Mais ceux qui ont été heureux, qui sont allés jusqu’au bout de leur bonheur, secoueront la tête. Peut-être ne comprenez-vous pas bien ces paroles, alors permettez-moi de les répéter : les gens qui sont heureux doivent subir les souffrances des gens heureux. A ce propos, vous ne devez pas oublier que c’est la société qui fixe les critères du bonheur, qui décide que ceux qui ont argent et pouvoir, ceux qui peuvent s’offrir tous les plaisirs sont des gens heureux. Si nous y regardons de près, nous voyons qu’en réalité, ces personnes souffrent en conséquence : une épine s’enfonce dans la chair de leurs plaisirs. Même avec le bonheur plus subtil qui naît de la concentration et de la profonde absorption méditative des yogis, si le sentiment « je suis heureux » apparaît, il enfoncera lui aussi une épine dans la chair de ce bonheur et cette épine fera souffrir le méditant. Ceux qui se saisissent du bonheur de la méditation et s’y attachent souffrent en conséquence.

Voilà pourquoi le Bouddha nous recommande de renoncer au désir des choses matérielles tout autant qu’à l’immatériel. Ce sont les deux premiers empêchements qui nous freinent sur la voie de l’Eveil. Si on s’attache à l’idée d’être heureux, même s’il s’agit d’un bonheur lié au Dhamma, cela créera une épine subtile qui restera enfoncée dans la chair, de sorte que le véritable Dhamma ne pourra pas être vu.

Il est impossible de s’emparer du nibbāna comme étant « moi » ou « mon » bonheur. Bien sûr, on peut dire : « Le nibbāna est le bonheur suprême ; je connais le bonheur du nibbāna ; j’ai atteint le nibbāna », mais c’est seulement une façon de parler car, en réalité, c’est impossible. Celui qui est encore dans la saisie et l’attachement ne peut pas atteindre le nibbāna. Si quelqu’un pense vraiment jouir du bonheur du nibbāna, il ne peut s’agir que d’un faux nibbāna. Le vrai nibbāna, de par sa nature, ne peut pas être saisi de cette manière.

Alors, écartons le bonheur ! Ecartons-le, qu’il s’agisse du bonheur des enfants, du bonheur des adultes, des jeunes hommes et femmes, des personnes âgées ; du bonheur des puissants au bonheur des êtres célestes, à celui des méditants avancés et jusqu’au nibbāna. Si nous pensons : « Je suis heureux », nous devrons souffrir en conséquence. Ceux qui ont réalisé la vérité le comprennent. Les autres sont dans le chaos ; ils se battent par ambition et avidité pour obtenir la richesse, le pouvoir, les plaisirs ; ou bien, sur un autre plan, ils se battent avec avidité pour obtenir la vision pénétrante, l’absorption méditative et les réalisations spirituelles, allant parfois jusqu’à finir dans un hôpital psychiatrique. Cela suffit à montrer les dangers de la saisie et de l’attachement au bonheur. Les enfants ne comprendront peut-être pas, mais les adultes devraient comprendre cela.

Réfléchir à la souffrance de la naissance

Nous allons maintenant nous intéresser à une autre paire d’opposés. Est-ce un plaisir d’être né ? Est-ce un plaisir de mourir ? Choisissez celui que vous voulez : lequel est le plus agréable : naître ou mourir ? Si nous comprenons vraiment le Dhamma, nous secouerons la tête et nous ne désirerons ni l’un ni l’autre Pourtant, même si, en général, les gens ne souhaitent pas mourir, ils sont tout à fait d’accord pour naître. Ils veulent une naissance sans mort ; mieux encore : ils veulent la vie éternelle ou, s’ils doivent mourir, demandent à renaître. Il s’agit vraiment là de saisie et d’attachement. Ce n’est que lorsqu’il n’y aura ni naissance ni mort, quand l’esprit sera vide, qu’un terme sera mis à la souffrance.

Pourquoi ne pas réfléchir à tout cela quand vous êtes couchés ou quand vous marchez, dans ces moments où l’esprit n’est pas distrait par les contacts sensoriels. Et quand vous faites quelque chose ou que vous êtes quelque chose, pourquoi ne pas essayer de voir les choses sous cet angle ?

Quand vous souffrez et que votre rôle de mère vous épuise, pourquoi ne vous dites-vous jamais que c’est désagréable ? Etre un époux, être une épouse, être n’importe laquelle de ces choses que j’ai mentionnées – quand vous êtes perturbé et contrarié par le fait d’être quoi que ce soit, pourquoi ne sentez-vous jamais que c’est terriblement désagréable ? Vous vous faites croire que c’est agréable même quand vous êtes au bord des larmes !

Vous devez bien méditer sur le fait que nous ne voulons ni la naissance ni la non-naissance car aucune des deux n’est vacuité. Si nous nous attachons à la non-naissance, elle ne sera pas vacuité non plus. Naissance et non-naissance : c’est ce qu’il y a de plus difficile à comprendre et de plus difficile à pratiquer. Nous ne voulons aucune des deux et, en ne les saisissant pas, en ne nous attachant pas à elles, nous trouvons la vacuité.

Nous avons beaucoup parlé d’avoir et d’être, de ne pas avoir et de ne pas être ; maintenant nous arrivons à la naissance et à la non-naissance et, aussitôt, nous nous saisissons de la non-naissance ! Mais, au stade final, notre pratique doit consister à avancer jusqu’au point où notre connaissance de la non-naissance se dissout sans devenir un objet de saisie ou d’attachement. C’est alors qu’apparaîtra la véritable vacuité, celle qui n’est ni naissance ni non-naissance – ou, en d’autres termes, la véritable non-naissance, c’est-à-dire l’extinction absolue. A parler ainsi, on pourrait croire que nous coupons les cheveux en quatre, mais le sens de tout cela est sans équivoque : il y a une nette différence entre ces deux sortes de non-naissance. Alors, ne vous saisissez pas de l’idée que le nibbāna est non-naissance, qu’il est merveilleux et fantastique en ceci ou cela, ou bien que le samsara (la roue des naissances et des morts) est un enchaînement de naissances pleines de plaisirs. Il faut qu’il n’y ait ni saisie ni attachement d’aucune part pour qu’il y ait véritable vacuité et véritable non-naissance.

Telle doit être la pratique continue que nous devons mener en temps normal.

Pratiquer en méditation

Pour ce qui concerne les moments où nous accomplissons la belle tâche de kammatthāna, l’aspect le plus technique de la pratique de méditation formelle où nous examinons les tristes conséquences de la saisie et de l’attachement, il faut, là aussi, être vide. Une grande partie de cette pratique consiste à suivre des instructions. Une personne sans connaissances ne peut pas pratiquer car il est important de recevoir des directives et des explications. Mais ce sont des choses que vous pouvez lire ou vous remémorer si vous les avez déjà entendues. Tout ce que nous avons dit sur « la pratique en temps normal » s’applique aussi aux moments consacrés à la méditation.

Pratiquer au moment du contact sensoriel

La seconde occasion de pratiquer la vacuité se présente au moment où se produit un contact avec un objet des sens. Quand des formes visibles, des sons, des odeurs, des saveurs et des objets tangibles entrent en contact avec les yeux, les oreilles, le nez, la langue et le corps, nous devons apprendre à laisser le contact s’arrêter au contact et à laisser la sensation s’arrêter à la sensation, comme nous l’avons déjà expliqué à plusieurs reprises (cf. paticcasamuppada dans la première partie). Laisser le contact s’arrêter juste au contact est un niveau très élevé de pratique. Au niveau ordinaire, le contact devient très vite sensation mais on peut encore arrêter là le déroulement du processus, sans permettre que s’enchaînent aussitôt l’avidité et l’attachement au « moi » et au « mien ».

Certains bons orateurs, dans les monastères et les universités bouddhiques, disent qu’arrêter l’enchaînement au niveau du contact est impossible, que l’on est toujours inévitablement entraîné vers la sensation mais c’est parce qu’ils s’attachent aux mots écrits. Ce n’est pas la vérité. En fait, le Bouddha a dit : quand on voit des formes, il faut qu’il n’y ait que le voir ; quand on sent des odeurs, qu’il n’y ait que le sentir ; quand on goûte des saveurs, qu’il n’y ait que le goûter ; et quand on touche des objets tangibles, qu’il n’y ait que le toucher. Si vous y parvenez, il n’y a pas de « vous », l’ego ne prend pas naissance. C’est la fin de la souffrance, la vacuité immuable.

Il suffit d’observer nos réactions quand nous regardons un objet qui ne retient pas particulièrement notre attention. Essayez de porter votre regard sur une fenêtre ou sur la porte, et vous remarquerez qu’il y a simplement un contact visuel, sans aucun sentiment de satisfaction ou d’insatisfaction. Alors, quand des formes, des sons, des odeurs, des saveurs ou des objets tangibles entrent en contact avec vos sens, arrêtez-les juste là, de la même manière.

Faites comme le soldat endormi à côté d’une pièce d’artillerie. Quand un obus est lancé, il se contente d’enregistrer le son sans rien ressentir et il continue à dormir tranquille. Quel que soit le bruit des obus, il n’en est pas perturbé. Il y a simplement le son de l’artillerie qui entre en contact avec ses oreilles et puis qui s’arrête.

Pouvez-vous laisser le contact s’arrêter au contact, de la même manière, quand vous entendez la voix d’un homme, la voix d’une femme, ou la voix d’un être cher ? Si vous y parvenez, c’est que vous êtes très doué. Dans ce domaine, les animaux sont plus avancés que nous parce qu’ils ne sont pas alourdis par le bagage mental inutile des humains. Si nous voulons atteindre les sommets de l’excellence, nous devons nous entraîner à laisser le contact s’arrêter simplement au contact.

Si vous n’y parvenez pas et déclarez forfait, vous pouvez encore vous arrêter au niveau de la sensation. Dès qu’apparaît une sensation plaisante ou déplaisante, de satisfaction ou d’insatisfaction, mettez-y fin aussitôt, sans laisser le temps aux différents types de désir de jaillir, mus par l’avidité et l’attachement.

Telle est la pratique de la vacuité à l’occasion d’un contact sensoriel.

Pratiquer au moment de la mort

Dans le peu de temps qu’il nous reste, je voudrais parler de la troisième occasion que nous avons de pratiquer la conscience de la vacuité : le moment où l’esprit va s’éteindre et où le corps s’effondre et meurt. Comment pratiquer à ce moment-là pour connaître le vide ? Pour cela, nous devons nous appuyer sur l’extinction absolue comme principe fondamental dans la vie.

La mort naturelle des personnes âgées est une chose évidente et certaine. Quand quelqu’un atteint un âge avancé, on dit qu’il n’en a plus pour longtemps. Que peut-on accomplir pendant ce court laps de temps ? Pour être prêts à temps, ceux qui sont âgés et sans éducation, qui n’ont plus le temps ou la facilité pour étudier, peuvent s’en tenir à ce principe d’extinction absolue dont nous avons parlé.

Qu’il vous devienne naturel de voir qu’être une personne n’a rien d’agréable, être un être céleste n’a rien d’agréable, pas plus qu’être un père, une mère, un fils, une fille, un époux, une épouse, un domestique, un patron, un gagnant, un perdant, un gentil, un méchant, un chanceux, un malchanceux – rien de tout cela n’est agréable, rien de tout cela n’est drôle. A partir de là, l’esprit lâchera toute attente, tout espoir d’avoir ou d’être quoi que ce soit. D’ailleurs, on utilise parfois l’expression « libre d’espoir » pour qualifier l’Arahant. Il ne s’agit pas de se résigner ou de sombrer dans la paresse, pas du tout ! C’est l’absence d’espoir de celui qui, avec une véritable sagesse, voit qu’il n’y a rien dans ce monde ou n’importe quel autre monde, que l’on puisse désirer avoir ou être. Absolument rien ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit, à aucun moment, en aucun lieu.

Alors, quel chemin va prendre l’esprit d’une personne dépourvue d’attentes ou d’espoir ? Il ne prendra aucun chemin parce qu’il voit que rien ne vaut la peine d’être désiré et il pose ainsi les jalons de son extinction. Comme il n’y a en lui aucun désir d’avoir ou d’être quoi que ce soit, l’esprit se dissout dans la vacuité. Tel est le moyen habile de tricher un peu avec la nature. Quand le moment de la mort arrive pour de bon, nous amenons à l’esprit le sentiment que rien, nulle part, ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit. Si ce sentiment est présent à l’esprit au moment de la mort, la personne ne manquera pas d’atteindre le nibbāna par cet acte même de mourir. C’est vraiment une bonne affaire : on investit un tout petit capital en étant sûr qu’il donnera de grands résultats !

Laissez venir les grands érudits du pays et qu’ils voient par eux-mêmes à quoi ressemble un esprit qui fait face à la mort avec le sentiment authentique que rien, nulle part, ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit. La mort sera une désintégration accompagnée de l’élément de l’extinction. L’esprit sera transformé en élément d’extinction par la mort physique. Si un grand-père ou une grand-mère sans éducation arrive à éveiller ce simple sentiment, c’est suffisant.

Quand le moment de la mort approche, permettez à ce sentiment de vous envahir. N’oubliez pas qu’à ce moment-là l’esprit va s’affaiblir de plus en plus. Tandis que le corps approche de la fin, la conscience va disparaître progressivement. Vous vous éloignerez de plus en plus jusqu’à partir complètement. Vous ne saurez plus l’heure qu’il est, s’il fait jour ou nuit ; vous ne saurez plus où vous êtes, chez qui vous êtes ; vous ne pourrez même plus vous rappeler votre nom ni les moindres paroles de prière correctement. Mais si vous voulez rester proches de l’esprit jusqu’au bout, vous devrez être clairement conscients que rien ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit. Portez-vous volontaires pour l’extinction absolue ! Laissez ce sentiment d’être volontaire pour l’extinction absolue, cette promptitude à l’accepter, être partenaire de l’esprit jusqu’au dernier moment. Avec ce moyen habile, l’esprit sera en mesure de se dissoudre dans la vacuité qui est nibbāna.

Telle est la pratique au moment de la mort physique pour ceux qui ont peu de connaissances. Ainsi, même un vieil homme ou une vieille femme pourra atteindre l’extinction ultime. Nous appelons cela le moyen habile qui transforme une chute du haut d’une échelle en un saut délibéré.

Il faut bien que le corps meure quand il est vieux et qu’il a fait son temps – cela, c’est la chute. Mais, au moment où l’on tombe de l’échelle, on peut sauter, sauter sur l’extinction absolue, en implantant dans l’esprit le sentiment que rien ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit. On peut appeler cela « sauter dans la bonne direction ». C’est absolument sans douleur – au contraire, on atteint le résultat le plus enviable : l’extinction absolue. Il faut être très habile ; il faut savoir comment tomber de l’échelle – pas comme les sots qui se cassent le cou ou la jambe en tombant. Même ceux qui ont beaucoup étudié et voyagé en donnant de belles conférences dans les monastères, peuvent encore tomber et se briser les os. Ils ne peuvent pas être comparés à ceux qui se sont intéressés à l’enseignement du Bouddha de manière juste, ne serait-ce que dans ce domaine.

Pour ce qui concerne la mort accidentelle – comme être écrasé par une voiture, tomber sous des décombres, être encorné par un taureau ou être victime d’une bombe atomique – que doit-on faire ? Si vous êtes intelligent, vous comprendrez que c’est exactement pareil. S’il vous reste la moindre conscience, tournez aussitôt fermement votre esprit vers l’extinction absolue. Comme vous aurez souvent pratiqué le lâcher-prise en développant le sentiment que rien ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit, que cela vous sera devenu facile et naturel, au moment de la mort, vous serez capables d’amener ce sentiment à l’esprit en une fraction de seconde avant la fin. Par exemple, une personne renversée par une voiture ne meurt pas tout de suite ; il y a toujours un intervalle de temps, ne serait-ce qu’une fraction de seconde ou le temps d’un éclair et, pour tourner fermement l’esprit vers l’extinction absolue, c’est amplement suffisant.

Supposons maintenant que la mort se produise à un moment où il n’y a aucun sentiment – eh bien, c’est en soi une extinction absolue ! Comme je l’ai expliqué, si nous nous sommes déjà entraînés, en temps normal, à maintenir constamment en esprit ce sentiment que rien ne vaut la peine d’avoir ou d’être quoi que ce soit, quand la mort arrive sans que l’on ait l’occasion de rien penser ou sentir, cette conscience étant déjà présente, il y aura extinction absolue. Et s’il y a le moindre instant de pensée, même pendant une demi-seconde, nous pourrons y penser tranquillement. Alors, ne craignez rien, ne soyez pas poltrons ! Ne laissez pas la couardise et la peur saper votre force : « Je vous en prie, accompagnez-moi chez le médecin ! Emmenez-moi à l’hôpital ! » et ainsi de suite. Si vous y allez, vous mourrez là-bas comme ici. C’est une perte de temps.

Contre la mort accidentelle, le refus de voir la mort en face et la mort subite, le sublime Dhamma peut, non seulement offrir une protection infaillible mais il peut aussi mettre le nibbāna à votre portée, que ce soit sous les roues d’une voiture, dans les décombres d’un immeuble écroulé, sur les cornes d’un taureau ou au milieu de cadavres brûlés par une explosion atomique. Il n’y a pas de mort violente accidentelle ; à la place, il y a le nibbāna.

Ceux qui ont peu étudié, qui ont peu de connaissances et même les illettrés, sont tous capables de comprendre cet enseignement et devraient continuer à s’entraîner à bien intégrer cette compréhension juste.

Les choses sont différentes pour ceux qui ont une connaissance parfaite, qui ont développé l’attention et la sagesse qui discerne la vérité des choses, ceux qui ont assez étudié et connaissent aussi bien la théorie que la pratique du Dhamma. Au moment de la mort, ceux-là n’ont pas besoin de transformer la chute de l’échelle en un saut mesuré. Ils sont au-delà de la mort avant même d’être tombés malades. Ayant atteint un haut niveau de Dhamma depuis longtemps, ils n’ont pas de mort. Quand quelqu’un a une telle connaissance de la vérité, au moment où la mort se présente vraiment, il est beaucoup mieux préparé que ceux qui doivent sauter de l’échelle pour ne pas tomber. Sachant se poser dans une attention et une conscience de soi indéfectibles, il peut se permettre de rire de la mort. On pourrait appeler cela « descendre les barreaux de l’échelle l’un après l’autre ». Ainsi avancent ceux dont la connaissance est parfaite.

Je voudrais maintenant parler de la façon dont les malades devraient se préparer à mourir. Quand on sait que la mort est inévitable, quand on souffre d’une maladie en phase terminale, on doit en tirer le meilleur parti grâce à l’attention et à la conscience de soi, sans couardise ni peur.

Je vais vous raconter une chose que j’ai lue à propos de la façon dont les gens se préparaient à la mort, au temps du Bouddha. Pour ceux qui suivaient les Huit Préceptes de conduite vertueuse, il n’était pas difficile de jeûner car ils avaient l’habitude de s’abstenir de manger après midi, les jours de pleine lune et de nouvelle lune. Quand ils sentaient qu’ils n’avaient plus qu’une dizaine de jours à vivre, ils arrêtaient complètement de manger – contrairement à nous ! De nos jours, quand quelqu’un est proche de la mort, on s’empresse de lui procurer les nourritures les plus chères et les plus raffinées – au point que certains meurent prématurément à cause de la nourriture. Au temps du Bouddha, cet effort de se priver de nourriture avait pour but de ne plus perturber l’esprit. En effet, quand le corps commence à faiblir, il perd sa capacité de digestion, de sorte que toute nourriture absorbée devient un poison et rend l’esprit agité et confus. Ils se préparaient donc à la mort en s’abstenant de manger, en n’absorbant que de l’eau ou des médicaments. Quand la mort se rapprochait, ils arrêtaient même l’eau et les médicaments pour mieux concentrer leur attention et leur conscience, et ainsi mourir sur la voie de l’extinction absolue.

Les gens qui s’attachent à la bonté et à la vertu se préparent à la mort en s’attachant à la bonté et à la vertu, tandis que les sages se préparent à lâcher prise de tout et à trouver l’extinction absolue ; ils ne désirent rien. Leur injecter des produits pour les maintenir en vie serait très perturbant. C’est ce qui s’appelle « laisser aller le corps ». Laisser aller le corps quand on est encore vivant, c’est se préparer à tirer le meilleur parti de sa disparition en accueillant l’extinction absolue.

De nos jours, les gens s’agitent autour du médecin ; parfois la chambre du malade est pleine à craquer ; on force le malade à prendre des médicaments, à manger, à recevoir des piqures. On en fait tellement que le malade est angoissé et agité, sans la moindre paix de l’esprit. Il ne sait pas comment il va mourir ni même s’il va effectivement mourir. Il n’est que doute et angoisse. Ainsi il n’a absolument pas le sentiment d’être victorieux de la mort et il ne réalise pas la vacuité, c’est-à-dire l’extinction absolue dont j’ai parlé.

Contrairement à l’époque du Bouddha, les gens d’aujourd’hui recherchent souvent le lit le plus confortable, la chambre la plus confortable, les nourritures et les médicaments les plus chers, et puis ils meurent en faisant beaucoup d’embarras. Ils veulent continuer à vivre, rallonger leur vie, même d’une seule minute. Ils commencent à prendre toutes sortes de piqures et de traitements, puis meurent sans la moindre présence, sans la moindre attention. C’est un acte de pensée erronée.

Pour mourir de manière juste, nous devons avoir le courage qu’apporte le Dhamma et mourir victorieux de la mort, mourir en réalisant la vacuité au dernier souffle de vie. Souvenez-vous bien, je vous prie, que la possibilité existe jusqu’à la dernière seconde.

Voici donc les différentes manières de pratiquer, divisées en trois moments ou occasions :

1. les moments ordinaires : quand nous vaquons à nos tâches quotidiennes ou que nous méditons formellement ;
2. les moments où se produit un contact sensoriel : savoir y répondre de manière à produire la vacuité ;
3. le moment de la mort : savoir quoi faire quand les cinq agrégats qui composent le corps et l’esprit arrivent à leur terme.

Ce sont des choses dont il faut parler, auxquelles il faut réfléchir ; des sujets qui doivent être abordés régulièrement, aussi naturellement que parler des programmes de télévision ou de ce qui se passe dans le monde. Les gens qui aiment la boxe sont capables de tellement s’enthousiasmer que les mots ne sortent pas assez vite de leur bouche. Pourquoi pouvons-nous parler de ces choses-là jour et nuit et, quand il s’agit d’un sujet important comme celui-ci, ne pas l’aborder du tout ? Pourquoi ne parlons-nous jamais de combattre la mort, de remporter la victoire sur elle et d’être ainsi libre aussi bien de la mort que de la naissance ? Si nous le faisions, cela pourrait rendre les choses plus faciles dès maintenant. Si nous parlions et discutions de ces sujets autant que nous parlons des autres choses, en peu de temps la pratique pourrait devenir vraiment facile. Quand on suit la méthode correcte, tout est facile, même atteindre le nibbāna ou sauter avant de tomber de l’échelle.

Pour nous résumer, nous devons bien comprendre le sens des mots « vide », « réaliser la vacuité », « demeurer dans la vacuité », « être naturellement vide » et « être la vacuité même ».

La vacuité est présente en toute chose ; elle est la caractéristique de toute chose. Si l’esprit est libre de la saisie et de l’attachement aux choses, c’est déjà la vacuité, l’extinction absolue du « moi » et du « mien », et il n’y aura plus de naissance.

Je vais arrêter ici cet entretien sur la pratique qui mène à la vacuité.