Le Dhamma de la Forêt


Vivre au présent,
sans passé, sans futur

Ajahn Buddhadasa

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/




Extrait d’un enseignement donné à Suan Mokkh, le monastère d’Ajahn Buddhadasa,
le 31 juillet 1982.


Première partie 

Le thème que nous aborderons aujourd’hui concerne le fait de rester dans le moment présent et ne pas laisser le passé ou le futur venir nous déranger. Cela va à l’encontre de la façon dont on vit ordinairement dans le monde car il est entendu que l’on apprend de ses expériences passées et que l’on a besoin du futur pour y déposer espoirs et rêves. Nous vivons ainsi avec une certaine nostalgie du passé tout en entretenant des attentes pour l’avenir et, de l’avis général, il est normal qu’il en soit ainsi.

Pourtant, le Bouddha a clairement déclaré : « On ne doit pas s’attarder sur ce qui est déjà passé ni s’inquiéter de ce qui ne s’est pas encore produit. Le passé nous a quittés et le futur n’est pas là. » Autrement dit, être attentif au présent est la seule manière de vraiment « vivre ». Certains diront que c’est impossible, qu’ils ne pourraient pas survivre aujourd’hui sans les espoirs qu’ils ont pour demain ; tandis que d’autres diront qu’ils ont besoin de se replonger dans le passé pour en tirer des leçons de vie. En fin de compte, bien que cette manière de fonctionner implique une certaine angoisse, ils en sont satisfaits.

Mais voilà, le Bouddha avait un objectif particulier : que les êtres humains puissent vivre sans souffrir du tout. Alors comment devrions-nous nous comporter face aux notions de passé, de présent et de futur ? Eh bien, écoutons ce que dit ce chant que les bouddhistes reprennent régulièrement, le Bhaddekaratta Gāthā, et qui commence ainsi : « On ne doit pas soupirer après ce qui a disparu ni s’angoisser à propos de choses non encore advenues. » En d’autres termes, nous devons demeurer fermement dans le présent, en avoir clairement conscience et essayer de continuer à nous ancrer ainsi toujours plus dans l’ici et maintenant. Suivre cet enseignement est certainement difficile mais si nous voulons être heureux, détendus et paisibles, c’est bien la façon dont nous devrions vivre pour y parvenir.

Reprenons le nom de ce chant, le Bhaddekaratta Gāthā : bhadda signifie « favorable », « propice » et ekaratta veut dire « une nuit ». Quand on compte les jours, en pāli, ce sont les nuits qui servent de mesure. Par exemple, quand nous disons que nous partons pour trois jours, dans le langage bouddhiste on dirait « pour trois nuits ». Ainsi ekaratta (une nuit) signifie en réalité une journée complète, soit vingt-quatre heures. Bhaddekaratta signifie donc « une seule nuit favorable – ou propice ». Le Bhaddekaratta Gāthā est un enseignement particulier que le Bouddha a donné à des personnes qui voulaient vivre « la vie noble » pour une seule journée. Par conséquent, si nous souhaitons avoir la meilleure vie possible, ne serait-ce que pour un seul jour, voilà comment faire. Bien sûr, il serait bon de pratiquer ainsi pendant plus d’un jour mais, à ce stade, nous ne pourrons probablement pas y parvenir, alors faisons simplement de notre mieux. Nous pratiquons pendant quelque temps – un petit moment, une heure ou peut-être une journée. Si nous pouvions vivre de cette manière « propice » pendant vingt-quatre heures, ce serait certainement un succès digne de louanges.

Ce que nous devons comprendre, c’est la question du temps : les temps passé, présent et futur. Pourquoi le Bouddha dit-il que la meilleure façon de vivre est de rester dans le présent et d’éviter les enchevêtrements du passé et de l’avenir ? C’est parce qu’entretenir le passé signifie que des souvenirs – des histoires passées – vont venir nous perturber et dissiper notre tranquillité d’esprit. Il en sera de même avec le futur : ceux qui ont des attentes inconsidérées, qui « tirent des plans sur la comète » ne peuvent pas bénéficier d’un état d’esprit vraiment serein car espoirs et attentes créent beaucoup d’agitation mentale.

Pourtant, de nos jours, les systèmes d’éducation encouragent les gens à entretenir des attentes. On nous apprend à vivre dans l’espoir, à faire grandir nos espérances et à toujours attendre davantage de l’avenir. La vie devient une vie vécue à travers l’espoir. Mais regardez bien, observez et voyez : comment est cette vie ? détendue ou crispée ? Tant que nous n’obtenons pas ce que nous voulons, il y a un sentiment d’attente – est-ce agréable ? Est-ce une expérience facile, confortable ou bien est-il stressant de vivre dans l’attente ? Certaines personnes développent des maladies nerveuses à vivre ainsi car l’esprit est torturé. Ne pas réussir aussi bien que prévu ou espéré peut, au bout d’un certain temps, conduire à des maladies chroniques du système nerveux.

Si nous sommes impatients d’obtenir quelque chose, il est clair que nous vivons dans l’espoir. Alors mettons simplement un frein à cette façon de penser et avançons dans la vie sans permettre aux attentes de perturber l’esprit car lorsque nous espérons obtenir quelque chose, nous nous préparons à être aussitôt déçus. Chaque fois que nous nous attendons à avoir une chose ou une autre, nous sommes immédiatement sujets au désappointement puisque ce que nous désirons n’est pas encore arrivé et ce désappointement, quel que soit son degré, perturbe l’esprit ; il mord.

Alors, pourquoi espérer et se faire mordre ? Ne vous embarrassez pas de l’espoir. Si nous avons besoin de quelque chose, nous pouvons réfléchir et puis arrêter de penser et agir. Agir avec énergie, attention et sagesse (sati-paññā). Lorsque nous agissons avec attention et une connaissance juste, nous ne nous faisons pas mordre, contrairement à ce qui se passe si nous agissons avec l’espoir et les attentes. Vivez d’attentes et d’espoir et ils vous mordront ; ils vous mordront tout le temps comme des prédateurs, comme des animaux féroces. Voilà pourquoi nous essayons d’éviter de vivre dans l’espoir ; nous demeurons, au contraire, dans l’attention et la sagesse en nous souvenant d’agir sans laisser pénétrer les attentes qui dévorent.

À ce propos, le Bouddha a fait un jour une comparaison avec une poule qui couve ses œufs. La poule pond des œufs et puis elle s’assied simplement dessus. Elle ne s’attend pas particulièrement à ce qu’il en émerge des poussins – aucune poule ne serait assez sotte pour cela. Elle se contente de s’asseoir sur les œufs. De temps en temps elle gratte et racle, elle retourne les œufs, faisant ce qu’il faut, ce qui est nécessaire, de sorte que, le moment venu, les poussins apparaissent. Agissez de même. Ne faites rien avec des attentes. Si vous laissez les attentes se faire sentir, elles vous mordront et risqueront de causer des maladies nerveuses, voire la folie ou même la mort. Élucubrer sur ce qui pourrait se passer à l’avenir peut finir ainsi. Nous devons donc savoir comment maintenir notre esprit de manière juste et faire en sorte que, lorsque nous pensons, nous le fassions soigneusement, pleinement et correctement. Nous récapitulons ce que nous avons à faire et nous agissons avec attention et sagesse, et non avec espoir et attentes. Si nous avons des attentes, nous agissons avec la soif du désir –or la soif n’est pas le bonheur, c’est la souffrance.

La première section du Bhaddekaratta Gāthā dit ceci : « On ne doit pas soupirer après ce qui a disparu » c’est-à-dire qu’on ne s’attarde pas sur le passé – il est fini, terminé. Pourquoi introduire le dukkha (le mal-être, la détresse, la souffrance) de la nostalgie dans notre vie ? N’allez pas chercher des choses du passé pour tourmenter votre esprit. Si nous avons fait des erreurs, inutile qu’elles nous empoisonnent l’esprit aujourd’hui ; arrêtons d’y penser et essayons d’éviter de faire la même erreur à l’avenir. Et si cela se reproduit, il faudra continuer à agir de la même façon.

Maintenant, concernant le présent, que devrions-nous faire ? Un étudiant, par exemple, devrait étudier autant que nécessaire sans aller s’encombrer de choses du passé qui le perturberaient, ni avoir des attentes pour l’avenir qui n’auraient aucune pertinence sur le moment et troubleraient son esprit. Cela n’apporterait rien. Ainsi il pourrait être à son aise et bien dans sa peau. En permettant au passé ou au futur de nous déranger, nous ne sommes pas à l’aise, nous nous laissons facilement distraire et n’accomplissons pas tout ce que nous voudrions faire.

Ceci est fondamentalement vrai pour tout le monde ; si nous ne l’avons pas encore vu, il est temps que, dorénavant, nous en prenions conscience. Nous devons essayer de ne pas laisser des pensées du passé ou du futur venir tourmenter notre esprit et, au contraire, faire de notre mieux pour rester dans le présent, conscients de tout ce qui se passe ici et maintenant. Si nous y parvenons, il est dit que « le temps ne nous dévore pas ». Mieux : nous faisons demi-tour et c’est nous qui dévorons le temps.

Dans les textes en pāli, il est dit que le temps dévore tous les êtres vivants. Le temps passe – les jours, les nuits – et dévore tous les êtres vivants dans le sens où il fait que les créatures vieillissent, meurent et disparaissent. Le temps nous mord quand nous espérons. Lorsque nous attendons que quelque chose se passe et que notre espoir ne s’est pas encore concrétisé, le temps nous dévore parce que nous n’obtenons pas assez vite ce que nous voulons. Comment faire en sorte que le temps cesse de nous mordre ? Eh bien, sachant comment opère le temps, nous faisons en sorte de ne rien faire avec des attentes. Nous agissons avec un esprit clair, un esprit vif. Nous agissons en pleine conscience, sans permettre au temps d’interférer ou d’avoir le moindre sens pour nous. Le temps ne signifie rien pour nous si nous évitons de trop penser aux événements du passé ou de l’avenir parce qu’alors il n’y a pas de désir déraisonnable pour ceci ou cela. On peut bien sûr désirer des choses dont on aura besoin à l’avenir mais si on ne s’attarde pas à y penser exagérément, on ne ressentira pas cette forme de soif avide qui cause tant de problèmes. Et quand il n’y a pas de désirs, pas d’avidité pour quelque chose dans le futur, en réalité il n’y a pas de temps non plus.