Le Dhamma de la Forêt |
1. De l'origine conditionnée de tous les phénomèmes
2. Un enseignement incorrect peut empêcher la pratique
3. L'apparition de la chaîne de l'Interdépendance
4. Dans le processus d'Interdépendance le souffrance dépend toujours de l'attachement
5. Les origined de Paticcasamupāda
6. Détail de l'origine conditionnée des phénomènes
7. Sens particulier du vocabulaire de Paticcasamupāda
8. L'explication erronée de Paticcasamupāda
9. Quand l'explication erronée est-elle apparue?
10. Pourquoi Paticcasamupada a été expliqué de façon erronée
12. Eléments de la vie de Buddhagosa
13. Fondement de la pratique ou le Roue "Eclatante"
Les 24 éléments de l'Interdépendance
Je souhaitais écrire une
explication détaillée du livre
intitulé « Paticcasamuppada
selon le Bouddha » qui en aurait facilité
l’étude mais, pour différentes
raisons, il m’a été impossible de le
faire. Cependant, j’ai donné une
conférence sur ce thème qui répond
assez bien à ce besoin. Cette conférence a
également été publiée dans
un autre livre de la série, intitulé
« Idappaccayatā,
la loi du conditionnement »[1],
qui
sera très utile aux étudiants du paticcasamuppāda
car les deux ne sont, en réalité,
qu’une seule et même chose, même si idappaccayatā a un point de vue plus
vaste. Dans tous les cas, il serait bon que
l’étudiant de paticcasamuppāda
utilise ces notes explicatives comme base de
travail.
L’étude de la
loi concernant l’origine conditionnée de tous les
phénomènes, que nous nommerons ici
« loi
d’interdépendance » ou paticcasamuppāda, est importante et
nécessaire aux disciples du Bouddha, comme le montre le
passage suivant des écritures
du Canon pāli :
« Il existe deux
doctrines (dhamma)
enseignées par l’Eveillé, Celui qui
Sait, qui s’est libéré
de toutes les souillures et a trouvé le parfait
éveil par lui-même. Tous les bhikkhus
(moines) devraient approfondir l’étude de ces deux
doctrines, il ne doit y
avoir aucun désaccord ou division à leur sujet.
Ainsi
Cet extrait du
Sangiti Sutta, dans
le Digha Nikaya nous
montre qu’il est vital que nous nous entraidions
à comprendre correctement
l’interdépendance, dans notre propre
intérêt, comme
dans l’intérêt de la religion, pour le
bien des grands êtres et de tous les
êtres humains. Nous devons, tout particulièrement
nous efforcer de nous
comprendre mutuellement, de façon à
éliminer les divisions et les disputes
parmi les disciples du Bouddha, qui ne rendent que plus difficile la
mise en
pratique de l’interdépendance. Nous devons
utiliser tous les moyens qui nous
permettront de parvenir à cette compréhension
mutuelle. Cet exposé n’a pas pour
but de lancer un débat et d’argumenter
à l’infini. Au contraire, il est fait
dans l’espoir d’éliminer tous les
contentieux qui peuvent exister parmi les
enseignants et les étudiants de paticcasamuppāda,
de même que pour le bénéfice de tous
ceux qui s’intéressent à cette doctrine.
La loi
d’interdépendance est un sujet
extrêmement profond. On peut dire qu’il
s’agit
là du cœur ou de l’essence
même du bouddhisme. C’est pourquoi elle engendre
inévitablement des problèmes, lesquels deviennent
à leur tour un danger pour le
bouddhisme, dans la mesure où les disciples du Bouddha ne
peuvent retirer aucun
bénéfice de cet enseignement s’il leur
est mal transmis.
Lorsque le
vénérable
Ananda dit au Bouddha que, selon lui, la question de
l’interdépendance était
relativement simple et superficielle, le Bouddha
répliqua :
« Ananda !
Ananda ! Ne dis pas cela !
Ne dis jamais cela ! Paticcasamuppada
est un enseignement très profond. Sa
caractéristique est précisément
d’être
très profond. Les différents groupes
d’êtres ne comprennent pas ce que nous
enseignons là ; ils sont incapables de
pénétrer la loi des causes et effets
car leur esprit est aussi confus qu’une pelote de laine qui
s’enroule et fait
des nœuds, aussi embrouillé qu’un
monceau de fils, aussi emmêlé qu’un
massif
d’herbes ou de roseaux non entretenu qui peu à peu
s’étouffe. De la même façon,
les êtres sont empêtrés et incapables de
se libérer de la roue de l’existence,
de la souffrance et des états infernaux de
destruction. »[3]
Ce passage nous montre que la loi
d’interdépendance n’est pas un jeu
d’enfants. Au contraire, pour l’étudier
correctement nous devons être prêts à y
investir toutes nos capacités intellectuelles.
La plupart des gens croient
posséder un « moi »
personnel et
durable. Ils ne connaissent que la doctrine éternaliste,
selon laquelle
l’esprit et / ou le corps sont éternels (sassata-ditthi).
C’est pourquoi ils trouvent la loi
d’interdépendance trop profonde et ne la
comprennent pas aisément. Pour eux, paticcasamuppāda
est une question philosophique compliquée, aussi
embrouillée qu’une pelote de
laine, comme le dit le sutta. Ces personnes passeront beaucoup de temps
à
débattre de son contenu et à se chamailler sur
son sens, tout comme les
aveugles de la fameuse histoire qui ne pouvaient se mettre
d’accord sur
l’aspect d’un éléphant parce
que chacun ne touchait qu’une partie, et une partie
différente, de l’animal.
Pour l’arahat,
cependant —
c’est-à-dire pour un être totalement
éveillé — la question de
l’interdépendance
est comme une seconde nature, une science toute simple, comme observer
un objet
dans le creux de sa main. Cette connaissance n’a rien
à
faire avec la
connaissance d’une philosophie ou d’un langage
particulier.
Autrement dit, l’arahat a
une conscience si profonde du
phénomène d’interdépendance
qu’il ne cherche pas à s’accaparer quoi
que ce
soit, ne s’accroche à rien, ne s’attache
à rien. Il n’éprouve ni convoitise, ni
désir (tanhā), ni
attachement (upādāna), quoi
qu’il puisse lui arriver,
car son attention a atteint le maximum de la perfection. Il peut ainsi
éliminer
totalement la souffrance en suivant l’ordre
d’extinction de la loi
d’interdépendance.
Remarquons que, pour ce faire, il n’est pas
nécessaire de connaître le nom des
onze conditions de l’interdépendance ; il
est même possible que l’on soit
incapable de l’enseigner ou simplement d’en parler
avec précision.
Voilà
pourquoi il est dit que paticcasamuppāda
est un sujet très
profond. La loi d’interdépendance est si subtile
que même le Bouddha parfaitement
éveillé dut utiliser toutes ses
facultés intellectuelles pour la découvrir.
Néanmoins cela demeure un sujet difficile à
comprendre. D’ailleurs, juste après
son éveil, le Bouddha envisagea tout d’abord de ne
pas l’enseigner du tout. Il
vit que cela risquait d’être un effort inutile car
très peu pourraient le réaliser.
Pourtant, la force de sa compassion pour les quelques êtres
qui, de par le
monde, pourraient pénétrer cet enseignement, lui
fit finalement accepter
d’assumer la tâche ardue que
représentait l’enseignement de cette doctrine.
Pour mieux saisir le
sérieux problème qui
se présentait au Bouddha lorsqu’il essaya
d’exposer cette doctrine, nous devons
garder en esprit le fait très important que, pour
répandre son enseignement, le
Bouddha utilisait deux types de langage :
-
le langage de la
vérité
relative,
pour enseigner la vertu morale à ceux qui sont encore
empêtrés dans des visions
éternalistes — ceux qui s’accrochent
à
l’idée qu’ils sont quelqu’un
et
possèdent
des choses ;
-
mais aussi le langage de
la vérité absolue, pour pouvoir
enseigner à ceux qui n’ont
« plus
qu’un peu de poussière dans les
yeux », pour leur permettre de comprendre
la réalité absolue (paramattha-dhamma).
L’enseignement de la réalité absolue a
pour but de libérer les humains de leur
chère théorie éternaliste.
C’est ainsi que
l’on retrouve, dans les paroles du Bouddha, deux modes
d’expression différents. Or, la question de
l’interdépendance relevant de la
vérité ultime, elle ne pouvait être
traitée qu’en termes de
vérité ultime.
Comment pourrait-on aborder cette question en utilisant le langage de
la vérité
relative que l’on emploie pour parler de vertu
morale ? Il est impossible
d’évoquer cette loi dans un langage courant.
D’un autre côté, si on
s’exprime
dans le langage de la vérité ultime, les
auditeurs qui n’ont pas les qualités
de compréhension nécessaires risquent
d’interpréter cet enseignement en termes
de vérité relative et, par conséquent,
ne rien comprendre, comprendre de
travers, ou même exactement le contraire de ce qui est
enseigné.
Voilà la difficulté qui fit tout d’abord hésiter le Bouddha à transmettre ce qu’il avait découvert lors de son éveil. D’ailleurs, quand il commença à enseigner, certains, effectivement, le comprirent mal. Ce fut le cas de bhikkhu Sati, le fils du pêcheur, que nous verrons plus loin. Aujourd’hui encore, il est fréquent d’entendre, parmi nous, des interprétations erronées de cet enseignement. Ainsi, même après avoir étudié — ou longuement discuté — paticcasamuppāda, nous sommes souvent incapables de le mettre en pratique ou, pire encore, nous nous éloignons davantage de la pratique correcte. L’interdépendance est donc réellement un sujet difficile à aborder.
Quand on enseigne la
vertu
morale, il est nécessaire de s’exprimer comme si
les êtres vivants existaient
vraiment, comme si des personnes, des
« individus » et le Tathāgata[4]
lui-
même existaient. Il est alors logique, dans ce contexte, de
dire que les gens
doivent gagner des mérites pour en recevoir le
bénéfice après leur mort. Mais,
quand il enseigne la vérité ultime, le Bouddha
parle des êtres sensibles, des
individus et du Tathāgata
lui-même
comme n’ayant pas de réalité
propre : il n’existe en fait qu’une
série
d’événements interdépendants
qui apparaissent puis disparaissent. Chacun de ces
événements s'appelle paticca-samuppanna-dhamma
(événements qui apparaissent du fait de la loi
des causes et effets) et on les
appelle paticcasamuppāda quand ils
sont reliés entre eux. A aucun moment, dans ce cycle, il
n'est possible de
parler de « quelqu'un » ou d'un « soi
», pas même dans l'instant présent.
Ainsi
nul n'est né et nul ne mourra pour recevoir les
conséquences de ses actions
passées (kamma),
contrairement à ce qui
est dit dans la théorie éternaliste. Mais il n'y
a pas non plus de mort qui
soit une disparition totale, comme dans la théorie nihiliste
(uccheda-ditthi) car,
après cet instant
présent, il n'y a personne qui puisse être
annihilé. Etre ici et maintenant, c'est
l’interdépendance de la voie du milieu et de la
vérité ultime. Cette loi va de
pair avec le Noble Octuple Sentier — la voie du milieu que
l'on peut même
appliquer dans les questions de morale.
En général,
les gens s'accrochent à la voie de la morale parce que
leurs bonnes actions leur donnent bonne conscience. Cela peut durer
tant que
les causes et les conditions de leurs bonnes actions ne changent pas.
Mais
quand les circonstances évoluent, qu'elles manifestent leur
impermanence et
leur absence d'essence propre (anattā),
qu’elles deviennent souffrance ou insatisfaction (dukkha), le refuge de la morale ne
suffira plus. Pour alléger le
sentiment d'insatisfaction qui ne fera que croître, il
deviendra nécessaire de
se tourner vers la vérité ultime telle qu'elle
est exprimée dans la loi
d’interdépendance.
Autrement dit, il est indispensable que
notre esprit se situe au-delà de la croyance en un
« moi » qui existe
et qui possède, au-delà même des
notions de bien et de mal, de mérite et de
démérite, de plaisir et de douleur. Il
sera ainsi possible d'éliminer
complètement l'insatisfaction et la souffrance. Par contre,
enseigner paticcasamuppāda
comme s'il existait un « moi »
qui perdurerait sur plusieurs vies, est contraire au principe
même d’interdépendance,
contraire aux enseignements du Bouddha, qui visent
précisément à éliminer
cette
sensation de soi, à dépasser
complètement ce
sentiment d'être « quelqu'un ».
L'interdépendance
n'est donc absolument pas concernée par les questions de
morale,
lesquelles
sont liées à une théorie
éternaliste
basée sur l'existence d'un soi.
En tout état de cause,
nous pouvons dire que l’on trouve aujourd’hui
deux interprétations de paticcasamuppāda :
la première est erronée ou mal
expliquée, de sorte qu'il est impossible de la
mettre en pratique — cette théorie inexacte a
été enseignée pendant un millier
d'années. La seconde, correctement transmise, est
expliquée selon les intentions
du Bouddha, on peut la pratiquer ici et maintenant et en voir les
résultats
immédiatement
Cette seconde
interprétation de la
loi d’interdépendance nous apprend à
être attentifs à tout contact entre les
sens et les objets des sens, à ne pas laisser les sensations
et les émotions se
développer et éveiller la soif du
désir. En fait cette théorie est
pratiquée en de nombreux lieux, même si on ne
l'appelle pas toujours paticcasamuppāda,
et les résultats ont
toujours été satisfaisants. Mais, du fait
qu’il en existe une version erronée,
les personnes qui s'y intéressent doivent veiller
à pratiquer la version
correcte de l’interdépendance selon le Bouddha.
Celle-ci n'est pas nihiliste —
comme certaines personnes qui aiment argumenter se plaisent
à le croire,
prétendant qu'elle encourage les gens à ne pas
faire de bonnes actions, à ne
pas accepter la responsabilité de leurs actes ou
à ne pas aimer leur pays. Mais
elle n'est pas davantage éternaliste — elle ne
pousse pas les gens à être
obsédés par leur petite personne, leur pays ou
toute autre chose qui est « eux »
ou « à eux ».
La loi d'interdépendance
n'est pas un objet d’études longues et
minutieuses. Elle n’a pas non plus besoin
d’être mémorisée
intégralement, comme
beaucoup semblent le croire. C'est, au contraire, quelque chose qu'il
faut
mettre en pratique avec beaucoup de finesse : l'attention
doit être présente pour contrôler les
sensations lorsqu'il
y a contact entre les sens et un objet. Il ne faut pas permettre au
désir et à
l'attachement d'apparaître. Enfin le mot
« paticcasamuppāda »
n'est qu'un terme technique, il n'est pas
important de l'attacher absolument à cette pratique.
Il y a une chose que nous devons
nous aider mutuellement à faire, c'est
ne pas expliquer l'interdépendance — le
cœur du bouddhisme — en termes
d'animisme, comme s’il existait un esprit ou une
âme ou quelque chose de
fantomatique, un « soi » né et
résidant dans le corps dès l'instant de la
naissance. N’allons pas mélanger les enseignements
relatifs à la morale, donnés
dans le langage de l'éternalisme dans un contexte de
vérité relative, avec les
enseignements de la vérité ultime, de
l'interdépendance, qui sont donnés dans
le langage de la vision juste la plus élevée. La
pratique de l'interdépendance
est la voie du milieu de la vérité ultime. Il est
dit dans les suttas[5]
que
la vision juste la plus élevée — la
vision supra mondaine — n’est ni
éternaliste
ni nihiliste et peut être obtenue grâce
à la force engendrée par la
compréhension du principe d'interdépendance.
L'interdépendance se situe entre l'idée
d'existence d'un moi et celle d'absence totale de moi. Elle a son
propre
principe : « Parce qu'il y a ceci, il y a cela ; parce que
ceci n'est pas, cela
n'est pas ». C'est ce principe qui fait que le bouddhisme
n'est ni éternaliste
ni nihiliste. Faites très attention ! Ne confondez
pas avec l'hindouisme ou
le brahmanisme. Pour les éternalistes, il ne peut exister de
loi d'interdépendance
car c'est à l'opposé de leurs croyances.
Enseigner l'interdépendance en termes
d'éternalisme, c'est détruire
l'interdépendance. Nous devons être
très
vigilants.
Si nous étudions de
près les écritures du Canon pāli,
c'est-à-dire les
enseignements donnés par le Bouddha lui-même, nous
constatons qu'ils sont
nettement divisés en deux : d'une part, les questions ayant
trait à la vertu
morale, destinées à ceux qui sont encore
attachés à une vision éternaliste du
monde et, d’autre part, les questions sur la
vérité ultime dont le but est de
supprimer aussi bien le point de vue éternaliste que le
point de vue nihiliste.
Plus tard, quand les commentaires ont été
écrits, s'est développée une forte
tendance à expliquer les points de
vérité ultime dans un langage
éternaliste, y
compris paticcasamuppāda. On
expliquait ainsi l’enchaînement des causes et des
effets du point de vue d'une
seule et même personne qui mourait puis renaissait. Parfois
on utilisait pour
cela des termes franchement matérialistes. Ainsi, l'enfer
était décrit comme un
lieu sous la terre où l'on n'allait qu'après la
mort, tandis qu’il n'était fait
aucune allusion à l'enfer né des sensations,
comme cela est enseigné dans la
loi d'interdépendance.
Voilà pourquoi
l'étude de l'interdépendance implique une
référence
indispensable aux écritures originelles en pāli. Ne vous
laissez pas convaincre
par des commentaires en faisant taire tout sens critique. Ne vous
inclinez pas
systématiquement devant des écrits tardifs, comme
le Visuddhimagga.
D’ailleurs, certains pensent que l'auteur du Visuddhimagga
et celui qui a regroupé
tous les commentaires ne sont qu'une seule et même personne,
de sorte qu'une
acceptation aveugle des commentaires ne permettrait d'entendre qu'un
seul son
de cloche, et sanctionnerait un monopole intellectuel. Nous devons
rester
vigilants, selon les instructions laissées par le Bouddha
lui-même dans le Kālāma Sutta[6]
et
selon le principe de mahāpadesa tel
qu'il est donné dans le Mahāparinibbāna
Sutta : « Tout ce qui n'est pas
en accord avec la majeure partie
du Dhamma-Vinaya (l'enseignement et
la discipline) doit être considéré
comme ayant été mal perçu, mal retenu,
mal
expliqué ou mal enseigné ». Ce
principe de mahāpadesa nous
protége des œuvres postérieures qui
auraient pu
glissé dans l'éternalisme. En l’ayant
bien à l'esprit, nous serons en mesure de
séparer le vrai du faux parmi tout ce qui a pu
s’accumuler dans ces volumes. Il
ne s'agit pas de dire que les commentaires sont absolument sans valeur
mais
simplement que nous devons être rigoureux dans ce que nous
pouvons accepter, en
utilisant les repères que le Bouddha lui-même nous
a laissés pour éliminer ce
qui n'est pas correct. Un chercheur contemporain, Somdet Phra Maha
Samanachao
Krom Phraya Vachira Nyanna Varorot, conseille d'approfondir
sérieusement, selon
ces mêmes principes de discernement, même les
discours en pāli que les moines
mémorisent si soigneusement. J'ai toujours
été un de ses fidèles disciples.
En ce qui concerne paticcasamuppāda,
il y a de lourdes charges à l'encontre de la
théorie éternaliste comme de la
théorie nihiliste. Selon le principe de mahāpadesa,
il est impensable d’enseigner la loi
d'interdépendance comme si l'évolution
d'un individu s'étalait sur trois vies.
Voici à
présent les principes qui relèvent de
l'interdépendance :
(1)
À chaque fois qu'il y a contact sensoriel
sans sagesse, s'ensuit le devenir (bhava)
et la naissance (jāti). En d'autres
termes : quand seule l'ignorance est présente à
l’instant d’un contact avec les
sens, la loi d'interdépendance se met en mouvement.
(2)
Dans
le langage de paticcasamuppāda, les
mots « individu », « soi »,
« nous » ou « ils »
sont inexistants. Il n'y a
aucune « personne » qui souffre, se
libère de la souffrance ou évolue dans un
tourbillon de renaissances, comme le prétendait bhikkhu
Sati, le fils du
pêcheur.
(3) Dans le langage de paticcasamuppāda, le mot «
bonheur » n'apparaît pas. Seuls
apparaissent les mots « souffrance » et «
cessation » ou
« extinction »
complète de la souffrance. S'il en est ainsi, c'est parce
que la loi d'interdépendance
n'a pas pour but de parler du bonheur — lequel est, par
contre, la pierre
d'achoppement de l'éternalisme. Dans le langage de la
vérité relative, on peut
considérer que l'absence de souffrance est le bonheur ;
ainsi, il est dit que «
le nirvana est le plus grand des bonheurs ».
(4) Le type de
« conscience de
renaissance » (patisandhi
viññāna)
— qui sous-entend un moi — n'apparaît pas
dans le langage du paticcasamuppāda.
Le mot viññāna
se réfère aux six formes de consciences
sensorielles qui naissent au contact des six sens. Si on s'amuse
à appeler
cette conscience aux six aspects « conscience de renaissance
», on peut
également considérer qu’elle fait
partie de l'analyse en six points des bases des
sens qui engendre les phénomènes
matériels et mentaux, les six bases des sens,
le contact, la sensation, le devenir et la naissance et ainsi de suite
jusqu'à
la fin du processus de paticcasamuppāda.
Mais le Bouddha n'a jamais rien appelé
« conscience de renaissance » et il
n'a jamais expliqué ainsi le mot
« conscience » parce qu'il
souhaitait que nous le comprenions simplement dans son sens premier. Le
terme «
conscience de renaissance » n'est apparu dans les textes que
beaucoup plus
tard, introduisant ainsi, de manière indirecte, la
théorie éternaliste. Il
s'agit là d'une corruption qui risque de porter un grand
préjudice au bouddhisme
tant que nous n'y mettrons pas fin. Nous avons six formes de conscience
sensorielle, comme cela est généralement compris
et nous avons la loi d'interdépendance,
laquelle ne nécessite aucunement l'ajout d’une
« conscience de renaissance ».
(5) Dans le processus
d'interdépendance, il n'existe
que paticca-samuppanna-dhamma,
c'est-à-dire des événements dont
l'apparition, très brève, dépend
d'autres
événements et qui donnent à leur tour
naissance à d'autres événements. C'est
ce
conditionnement mutuel des choses que l'on appelle
interdépendance. Il ne
s’agit pas d’interpréter cela en termes
éternalistes, comme si ces choses
arrivaient à une
« personne », ni de se comporter
en nihilistes, en
prétendant qu'il n'existe rien du tout. Situez-vous
plutôt dans la voie du
milieu, en prenant conscience que les événements
ne se produisent que parce que
certaines conditions sont apparues avant eux.
(6) En termes de karma, paticcasamuppāda tend à
montrer un karma qui n'est ni blanc ni
noir, qui n'est ni le karma des bonnes actions ni celui des mauvaises
actions.
Cela est possible parce que paticcasamuppāda
sonne le glas du bon comme du mauvais karma en voyant le
mérite, le démérite et
la neutralité (aneñjā)
comme étant
tous trois caractérisés par la souffrance. Il est
indispensable de s'élever
au-dessus des trois pour éliminer totalement la souffrance.
Ainsi il ne reste
aucune place à l'attachement au « moi »
et à la théorie éternaliste.
(7) Sanditthiko
est un principe fondamental du bouddhisme, c'est le « ici et
maintenant », la
réalité présente dans l'instant.
Interpréter paticcasamuppāda
en disant — selon le langage de la
vérité relative
— qu'un cycle complet s'étendrait sur trois vies,
n'est pas cohérent avec cette
doctrine. Chacun des onze maillons de la chaîne
d'interdépendance doit
absolument se situer dans le présent pour rester
cohérent avec les principes
enseignés par le Bouddha.
(8) Les nombreux suttas qui
abordent la question de paticcasamuppāda
en parlent de plusieurs
manières. Il y a, par exemple, (a)
l’enchaînement normal (anuloma)
: depuis l'ignorance jusqu'à la souffrance ; (b)
l’enchaînement
inversé (patiloma)
: de la souffrance à
l'ignorance ; (c) la voie de la cessation : que l'on peut suivre dans
un sens
ou dans l'autre ; (d) la voie qui commence avec les bases des sens pour
donner
naissance à la conscience sensorielle, au contact et
à la sensation — dans ce
processus l'ignorance n'est pas mentionnée ; (e) la voie qui
commence avec la
sensation et se termine avec la souffrance ; (f) et enfin, la voie
probablement
la plus étrange, qui regroupe la voie de l'apparition de la
souffrance et celle
de la cessation. Il y est expliqué que l'ignorance fait
apparaître les
formations mentales, la conscience sensorielle, les
phénomènes physiques et
mentaux jusqu'à la soif du désir ; puis on passe
soudain à la cessation du
désir, la cessation de l'attachement et ainsi de suite
jusqu'à la cessation de
la souffrance. Il semble là que, même si le
processus d'interdépendance est
arrivé au point d'engendrer le désir, il est
encore possible que l'attention
fasse irruption à temps pour empêcher l'apparition
de l'attachement et, aussi
étrange que cela paraisse, « renverser «
le processus jusqu'à la cessation de
la souffrance.
Si nous
étudions soigneusement tous les discours qui traitent de
l'interdépendance, il
apparaît absolument inutile que l'application de cette
théorie s'étende sur
trois vies (en termes de vérité relative).
(9) Paticcasamuppada
ne concerne que des événements soudains et
momentanés (khanikā-vassa).
C'est pourquoi le mot jāti, « naître »,
ne peut que se référer à la
« naissance »,
dans l'instant, d'un cycle d'interdépendance dans la vie de
tout
un chacun,
précisément au moment où se produit un
contact sensoriel et où l'attention fait défaut,
comme expliqué au point (1).
Nous pouvons observer cela tous les jours : quand
l’avidité, la colère ou
l'illusion apparaissent, le « moi » prend
aussitôt « naissance ».
Si
certains préfèrent, malgré tout,
parler de « cette vie-ci » et de « la
prochaine
vie », c’est acceptable dans la mesure
où ils donnent au mot « vie » un sens
d’immédiateté. Un tel langage est alors
en accord à la fois avec la réalité et
avec le principe de « l'ici et
maintenant ». Interpréter le mot
«naissance»
comme dans le langage de la vérité relative
— c’est-à-dire sortir du ventre
d’une mère — fera obstacle à
notre compréhension de l'enseignement. Nous
devrions plutôt nous réjouir que cette «
prochaine vie », c’est-à-dire la
prochaine occasion d’un contact sensoriel, soit à
notre portée et à notre
disposition, pour en faire ce que bon nous semblera. Une telle
« prochaine vie »
est potentiellement bien plus enrichissante que celle qui consisterait
à sortir
du ventre d’une autre mère et que l'on ne pourrait
ni voir ni situer.
(10) Se contenter de palabrer sur paticcasamuppāda n'est que de la
philosophie dans le pire sens du terme, c'est inutile et sans valeur.
Ce qu’il
faut, c’est pratiquer les enseignements de
l’interdépendance en empêchant
l'apparition de la souffrance grâce à une parfaite
vigilance au niveau des six
portes des sens, là où s'établit le
contact sensoriel. On y parvient en y
appliquant toutes ses facultés de développement
mental[7], de
sorte que les « pollutions
mentales » (āsavas)[8] ne
puissent apparaître. Telle est la loi
d'interdépendance
perfectionnée dans le sens de la cessation de la souffrance.
Quel que soit le
nom que l’on donne à ce processus, rien n'y
changerait. Cette pratique de paticcasamuppāda
s'appelle « la voie
juste » (sammā-patipadā).
Tout ce qui
précède doit vous servir de base pour
vérifier par
vous-même et décider de ce qu'est la
véritable interdépendance. En quelques
mots, disons que paticcasamuppāda
est
une question très concrète qui mène
tout droit à la cessation de la souffrance.
La souffrance intervient parce que, une fois la
« souillure » (kilesa)
apparue, la roue fait un tour
complet du cycle d'interdépendance. On pourrait croire qu'il
y a trois cycles
de vie parce que la conscience sensorielle s'éveille
à chaque fois qu'un organe
des sens — à l’intérieur
— entre en contact avec un objet des sens —
à
l’extérieur. Si, à cet instant,
l'ignorance est présente, apparaissent la conscience
sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux
et les sensations, lesquelles,
jusqu'à cet instant, n'existaient pour ainsi dire pas,
étant à l'état latent.
C’est à ce moment-là que la conscience
est ce que les éternalistes appellent patisandhi
viññāna ou conscience de
renaissance. Lorsque, sous l'impulsion du contact sensoriel, la
sensation
s'éveille, immédiatement après
apparaît la souillure (kilesa).
La soif du désir et l'attachement engendrent à
leur tour
le devenir et la naissance, naissance de la notion de « moi
», de « je » ou de «
mien », d’une
« personne » qui
goûtera aux fruits de la souffrance
sous forme de problèmes surgis du fait de la naissance, de
la vieillesse et de
la mort :
le chagrin, les
lamentations, la douleur, la peine et le malheur ou, comme on les appelle encore,
les cinq agrégats du désir (pañcūpādāna-khandha)[9],
synonymes de souffrance.
En un cycle
d'interdépendance, il semble qu'il y ait donc deux autres
naissances mais il n'est pas nécessaire, pour cela, de
mourir, d'être enfermé
dans un cercueil puis de renaître. Ce type de mort
relèverait du corps et du
langage de la vérité relative, pas de paticcasamuppādatel
qu'enseigné par le Bouddha. Il apparaît
évident
que, en révélant la loi
d'interdépendance,
le Bouddha a voulu bannir la théorie du
« moi », éliminer
l'importance qui lui était accordée. Se contenter
d'analyser les agrégats pour
constater que ni cet agrégat ni celui-là ne sont
le
« moi », ne suffit pas. Il
est également indispensable de montrer que ces
agrégats
n'apparaissent que
lorsque les onze conditions de paticcasamuppāda
sont en jeu, selon le principe de cause à effet :
« C'est parce qu'il y a ceci
que cela apparaît ; parce que ceci n'est pas, cela n'est pas
non plus ». Nous
pouvons ainsi voir plus clairement l'absence de
« soi » — absence de
soi dans les souillures, les actions (kamma)
et les résultats karmiques (vipāka)
;
autrement dit, absence de soi dans chacun des chaînons du
processus de cause à
effet, sans la moindre interruption. Cela est très clair et
cette explication
du non-soi par la loi d’interdépendance est
nécessaire pour éviter qu’une
simple explication des cinq agrégats comme étant
dépourvus de « soi » ne
conduise à certaines déviations ridicules. Ainsi,
dans le Parileyya-Sutta[10],
il
est dit : « Respectables amis ! Avez-vous
entendu dire que les cinq
agrégats sont dépourvus de soi ? Comment, alors,
toutes les actions (kamma) du
non-soi auraient-elles une
conséquence sur le soi ? » Il est facile de
constater que cette opinion
témoigne d'une compréhension partielle du
non-soi, uniquement basée sur la
théorie selon laquelle les cinq agrégats sont
dépourvus de soi. Pourtant,
lorsqu'il s'agit d'actions et de résultats karmiques, il est
difficile de dire
qu’ils appartiennent à un soi, que ces
résultats soient caractérisés par le
plaisir (sukha) ou par la souffrance
(dukkha). Cela crée une
drôle de
situation ! Tandis que si l'on perçoit clairement
les choses selon les
relations de la loi d'interdépendance, une telle erreur ne
peut être commise.
Ceux qui comprennent le principe
d'interdépendance dans son
immédiateté, verront qu'il n'existe rien qui
puisse tenir le rôle d'un « soi »
dans ce qui est cité plus haut. Il n'empêche qu'il
est toujours possible de
naître et de renaître ; il peut exister des lieux
de souffrance comme l'enfer,
l'état animal, les royaumes des fantômes
affamés et des anges déchus, l'état
humain, les cieux et les royaumes des brahmas ; et même le
Bouddha, le Dhamma
et le Sangha. Tout ceci peut apparaître dans le processus de paticcasamuppāda par la force
créatrice
des actes de volition (abhisankhārā)
de mérite, de démérite et de
neutralité discutés
précédemment. Si cette force
créatrice est mise en mouvement au moment où la
sensation — ou naissance — se
produit, et si l'esprit est dans un état d'agitation et
d'anxiété, le sentiment
d'être en enfer apparaît.
Dans le troisième
discours, le Saccasamyutta, le Bouddha a
décrit cet état comme l'enfer de mahāparilaha
(la grande fièvre) et ailleurs il l'a
appelé l'enfer de chapassayathanik[11],
c'est-à-dire l'enfer qui appartient à la
sphère des six sens, dans lequel tout
ce qui est perçu au travers de n'importe laquelle des six
portes des sens
apparaît repoussant et devient source de souffrance. Ce sont
de véritables
enfers, bien plus effrayants que ceux que les éternalistes
décrivent comme
étant sous la terre. Un peu plus loin, dans ce
même discours, le Bouddha parle
aussi d'un lieu paradisiaque appelé chapassayathanik,
paradis du monde des sens dans lequel tout ce qui est perçu,
au travers de
n'importe laquelle des six portes des sens, apparaît
délicieux et devient
source de plaisir. C'est un véritable paradis, bien plus
réel que celui que les
éternalistes voient dans les cieux.
Si la sensation ou la souffrance
est imprégnée de peur, alors apparaît
l'état d'asura (ange
déchu). Si l'on
a faim au point d'en mourir, c’est peta
(l’état de fantôme affamé)
qui apparaît. Si l'on se comporte bêtement,
l'état
d'animal apparaît ; et s'il n'existe qu'un minimum de
souffrance, comme c'est
souvent le cas chez les humains, c’est l'état
d'humain qui apparaît ; s'il y a
une grande variété et intensité de
plaisirs sensoriels, alors apparaît l'un des
états célestes ; s'il y a un état de
bien-être, de sensations agréables ou un
sentiment d'équanimité comme cela peut se
produire dans les différents rūpa-jhānas
(états subtils d'absorption
méditative) et arūpa-jhānas
(états
immatériels d'absorption méditative), l'un des
états de Brahma apparaît. Tous
ces états ont plus de réalité que ceux
que nous sommes censés trouver après
notre mort physique. Cette confusion est née d'une mauvaise
interprétation du
terme bouddhique « opapātikā »[12].
Dans l'ordre de la cessation de la
souffrance dans la loi d'interdépendance,
nous trouvons le véritable Bouddha, le véritable
Dhamma et le véritable Sangha.
Ils sont sanditthiko (immanents,
ici
et maintenant) et paccatam veditabbo
viññuhi (ce que l’on
découvre par soi-même, par l'expérience
directe). Ils
sont présents et vivants tous les trois, bien plus
réels que dans le triple
joyau que les éternalistes chantent sans prêter
attention aux mots qu'ils
prononcent, se contentant de les articuler, les privant de leur sens.
« Cette
vie » signifie le cycle d'interdépendance
; « la prochaine vie »
signifie le prochain cycle d'interdépendance et ainsi de
suite. Considérer les
choses ainsi, c'est voir cette vie et la suivante d'une
manière plus juste que la
façon dont la comprennent les éternalistes,
lesquels la définissent en termes
de naissance physique, depuis le ventre d’une mère
jusqu'au cercueil —
définition qui tient au langage de la
vérité relative et non à celui que le
Bouddha utilise lorsqu'il enseigne paticcasamuppāda.
Une bonne compréhension
de cela est ce qu’un enseignant de paticcasamuppāda
peut vous offrir de
plus utile, pas le paticcasamuppāda
des maîtres éternalistes,
créé de toutes pièces sur le tard et
incorrectement
transmis jusqu'à ce jour.
De nombreux
éléments permettent de comprendre que le langage
de l'interdépendance
(le langage du Dhamma le plus élevé) est
différent du langage de la vérité
relative, lequel est inévitablement assaisonné
d’un soupçon d'éternalisme. On
en trouve un exemple dans sammā-ditthi
ou « la vision juste ». Quand on
parle de la vision juste dans le
langage de la vérité relative, on dit qu'il
existe un monde présent et un monde
futur, des pères et des mères, un enfer et un
paradis, des actions et des gens
qui agissent, cette vie et une vie future. Tout cela est
exprimé dans un jargon
idiomatique que les gens simples sont capables de comprendre et auquel
ils
s'attachent.
Par contre, lorsque nous arrivons
au niveau intermédiaire de la vision
juste, qui est l’un des aspects de l'Octuple Sentier, nous
constatons que les
termes employés sont différents. On parle
uniquement de la souffrance et de la
cessation complète de la souffrance. Il n'est pas question
d’une « personne »
qui souffrirait ou d’une
« personne » qui
éliminerait la souffrance.
Pourtant cela s'appelle aussi « la vision juste ».
Enfin nous arrivons au niveau le
plus élevé de la vision juste, le
niveau supra mondain. Il s’agit de la vision qui
perçoit la véritable interdépendance[13].
Là,
on ne penche ni vers la conception d'un moi (atthita)
ni vers la conception d'un non-moi (natthita),
parce que la voie du milieu — autrement dit
l'enchaînement de l'interdépendance —
est clairement perçue. Cet enchaînement
se résume au lien de cause à effet
exprimé par les mots : « Parce
que
ceci est, cela existe ; parce que ceci n'est pas, cela n'existe
pas. » Il
n'y a, en aucune manière, un moi ou une personne,
même s'il est fait mention de
l'enfer ou du paradis. Ce point de vue s'appelle
« la véritable voie du
milieu » parce qu'il ne penche ni vers
l'éternalisme ni vers le nihilisme.
Remarquez bien que, quand on parle
de la vision juste en termes de
vérité relative, on dit qu'il existe un moi,
tandis que l'on ne trouve pas de
traces d'un « moi » dans l'expression de la vision
juste en termes de vérité
absolue, c'est-à-dire dans le langage de paticcasamuppāda.
Pourtant le bouddhisme les appelle toutes deux « vision juste
». Le langage de
la vérité relative sert à enseigner la
vertu morale aux gens simples, tandis
que le langage de la vérité absolue sert
à enseigner la réalité absolue
à ceux
qui n'ont plus qu'un peu de « poussière dans les
yeux », pour leur permettre de
devenir de nobles disciples. Le Bouddha était ainsi tout le
temps obligé de
parler deux langages. Paticcasamuppada
se réfère à la
vérité ultime la plus haute, ce n'est pas un
traité d'éthique.
Il n'existe aucun « moi » qui voyagerait de vie en
vie et aucun cycle de paticcasamuppāda
qui s'étende sur trois
vies, comme on pourrait le comprendre en termes de
vérité relative.
Pour en terminer avec cette
question, nous devons essayer de comprendre
pourquoi paticcasamuppāda a
été
expliqué, en termes d'éternalisme, comme
s'étendant sur trois vies.
On peut aisément
constater que cette explication, de façon plus ou
moins évidente selon les passages, provient du Visuddhimagga de Buddhagosa. En effet,
aucune œuvre écrite
antérieure au Visuddhimagga
ne
propose cette interprétation. C'est pourquoi mon analyse
critique est centrée
sur ce document ainsi que sur son auteur. Mais je tiens à
préciser que cette
analyse n'est pas une critique de Buddhagosa. En effet, paticcasamuppāda
est une partie du bouddhisme que nous devons nous
entraider à étudier et à pratiquer
correctement, c'est-à-dire de manière
fructueuse ; nous ne pouvons nous contenter d'une
interprétation qui ne serait
pas cohérente avec l’intention du Bouddha. C'est
pourquoi une analyse critique
ne critique rien, en réalité ; elle se limite
à souligner les raisons qui
justifieraient une nouvelle étude des écritures
originales du paticcasamuppāda en
pāli, de façon à ce
que chacun puisse savoir et voir par lui-même ce qu'il en
est, sans avoir à me
croire sur parole, ni moi ni personne d'autre, ce qui serait sans
intérêt et
contraire au Kālāma Sutta — ce sutta
dont les dix points nous enjoignent
de ne rien accepter aveuglément. Nous devons faire usage de
notre « œil du
discernement » comme d'un outil qui nous permettra de prendre
position sur des
questions comme celle-ci[14]
.
A supposer que je jette
effectivement un regard critique sur les bons
et les mauvais côtés de
l’œuvre de Buddhagosa, je critiquerais son Visuddhimagga (« Le Sentier de
Comme l'explication de Buddhagosa ne contient pas suffisamment d’éléments pour répondre à la méthode d'authentification du Bouddha souvent exposée dans les suttas en pāli, j’utiliserai la force de ces suttas comme levier pour débusquer Buddhagosa, grâce au pouvoir de la vigilance. Que cela plaise ou non, je me réjouis de savoir qu'un nouveau regard et une compréhension juste seront désormais accordés à ce domaine d'étude, l'interdépendance, cœur du bouddhisme, comme cela est dit dans le Sangiti Sutta du Digha-nikaya que j'ai déjà cité.
Le terme « paticcasamuppāda
»
est encore assez peu familier à la plupart des gens mais
comme
il est à peu
près impossible de le traduire en un simple mot, nous
continuerons à
l'utiliser. Il revient à chacun d'entre vous d'essayer de
comprendre ce mot de
manière de plus en plus profonde jusqu'à ce qu'il
vous
vienne naturellement aux
lèvres et à l'esprit. Ceux qui ont
été
ordonnés moines et qui ont étudié le
bouddhisme
ont dû l'entendre mais sans être pour autant
très
sûrs de son sens, ce qui a pu
les en désintéresser. Ils risquent ainsi de
manquer
l'occasion de comprendre
l'enseignement le plus important du bouddhisme. Je crois que nous
devrions
utiliser ce terme jusqu'à ce que, un jour enfin, il
s’applique à un sujet
compris par la majorité.
Si nous devons absolument parler de
l'interdépendance, c'est parce
qu'elle est le cœur du bouddhisme. La plupart des gens
pensent que le cœur du bouddhisme,
ce sont les Quatre Nobles Vérités. Je vous
demande de bien comprendre que paticcasamuppāda
est la pleine mesure de
ces nobles vérités, leur
épanouissement. Appelons donc cette doctrine la «
Grande Noble Vérité »,
« le cœur du
bouddhisme », et continuons
à en parler jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement
comprise.
Paticcasamuppada est comme les Quatre Noble
Vérités, dans ce sens que, si personne ne les
comprend, l'éveil du Bouddha
n'aura servi à rien. C'est encore plus vrai pour la loi
d'interdépendance car
elle est l’épanouissement de ces nobles
vérités. Voilà pourquoi nous devons
tellement
en parler.
La première chose
à comprendre est que nous faisons tous
l’expérience
de l'interdépendance, pratiquement à chaque
instant, même si nous n'en savons
rien. Nous devons en accepter le blâme — c'est
notre faute et pas celle du
Dhamma. C'est parce que nous ne nous y intéressons pas que
nous ignorons ce qui
se passe en nous presque tout le temps. Je reviendrai
là-dessus plus tard.
Paticcasamuppada est un sujet qui, s'il est
bien compris, peut être utilisé pour mettre un
terme à la souffrance. Vu sous
un autre angle, nous devons considérer qu'il est de notre
devoir d'essayer de
comprendre l'interdépendance et de nous entraider en cela.
C'est notre devoir
et c’est ce que souhaitait le Bouddha. Si nous y parvenons,
son éveil n'aura
pas été vain.
Je voudrais, à
présent, exposer et clarifier ces idées en posant
les
questions suivantes : de quoi parle l'interdépendance ?
Pourquoi doit-on
aborder cette question ? Quel est son but ? Quelle est sa
méthode ?
(1)
Qu'est-ce que paticcasamuppāda ?
C’est la
démonstration détaillée de l'origine
et de la cessation de la souffrance ; elle
souligne l'interdépendance naturelle des facteurs qui
mènent de l'origine à la
cessation de la souffrance. L'intervention d'anges ou autres
créatures célestes
est inutile pour faire naître comme pour éteindre
la souffrance. C'est une
question de niveaux d'interdépendance naturelle. Lorsque
certains facteurs
apparaissent de manière interdépendante, la
souffrance apparaît ou disparaît.
Le terme « paticca
» signifie « dû à,
causé par » et le terme « samuppāda
» signifie « origine, apparition,
génèse, production ». Ainsi, ce qui
relève de facteurs interdépendants apparaissant
simultanément est appelé paticca-samuppāda
ou interdépendance.
Un autre aspect particulier de paticcasamuppāda
est qu'il démontre qu'il n'existe pas d'être, de
personne, de soi, de « nous »
ou de « ils », que ce soit ici ou flottant ailleurs
à la recherche d'une
prochaine vie. Tout relève uniquement de la nature : aussi
bien la naissance et
l’existence que la mort. Si vous comprenez paticcasamuppāda,
vous comprendrez qu'il n'existe pas d'être ou de soi que l'on
puisse appeler « je
». Ceux qui ne comprennent pas cela se laissent aller
à des sensations et des
pensées ordinaires, marquées du sceau de
l'ignorance. Ces personnes ont le
sentiment ou l’idée qu'elles sont
« quelqu’un ». Or l'un
des
objectifs de l'interdépendance est
précisément de nous montrer que la
souffrance apparaît et disparaît selon un
enchaînement d'éléments
interdépendants qui ne nécessite nullement
l'existence d'êtres, de personnes,
de « soi », de « nous
» ou de « ils ».
De plus, cette apparition et cette
disparition interdépendantes sont
aussi explosives qu'un éclair dans le ciel —
fulgurantes ! Voyons ensemble
à quelle vitesse s'éveillent nos
pensées. La colère, par exemple,
apparaît d'un
coup et explose immédiatement. Une telle attitude mentale
est aussi rapide que
l'éclair et assombrit notre vie quotidienne. C'est
exactement le propos de paticcasamuppāda.
Si on est capable de
la voir, on sentira à quel point elle est terrible et
effrayante. Par contre,
si on ne la voit pas, c'est comme si on n’était en
rien concerné. Si vous
voulez savoir ce qu'est l'interdépendance au niveau le plus
rudimentaire, je
dirais que c'est une attitude mentale engendrant la souffrance. Elle
est aussi
violente et rapide que la foudre et se retrouve à chaque
jour de notre vie.
(2) Pourquoi doit-on aborder le
sujet de l'interdépendance
?
Il est
indispensable d'étudier et de mettre en pratique cette
théorie. De nos jours,
très peu de gens connaissent paticcasamuppāda
et, qui plus est, leur compréhension en est souvent fausse,
comme celle de bhikkhu
Sati, le fils du pêcheur. Cet homme, bien que moine, avait
une compréhension erronée
selon laquelle « il n'existe qu’une âme
qui flotte de-ci de-là, qui voyage, et
rien d'autre. »[15]
Ce moine pensait que l'âme était un être
ou une personne qui habitait un corps
et évoluait dans le tourbillon de l'existence, selon un
cycle de naissances et
de renaissances. Une telle croyance vient de l'ignorance de la
vérité de l'interdépendance
et aboutit à une fausse compréhension de la
nature des choses.
Les autres moines
essayèrent de faire renoncer Sati à ses fausses
conceptions mais, comme il s'obstinait, ils en parlèrent au
Bouddha. Celui-ci
le fit chercher et lui demanda si, réellement, il croyait
cela. Bhikkhu Sati
répondit que oui. Le Bouddha lui demanda alors ce
qu'était son âme. Il répondit
: « Vénérable, l'âme est ce
qui parle, ce qui ressent et ce qui goûte au fruit
des actions karmiques, bonnes ou mauvaises. »
Dire que l'âme est ce qui
parle, ce qui ressent et ce qui, à l'avenir,
goûtera les fruits du karma est encore plus faux. Les
personnes dont la
compréhension est limitée, se demanderont
pourquoi cette vision des choses est
fausse car la plupart croient, comme Sati, qu’il existe une
âme qui perdure
au-delà de la mort. Ils le croient par habitude, ignorant
qu'il s'agit là d'une
compréhension erronée. S’exprimer ainsi
est faux parce que cela revient à
affirmer qu’il existe quelque chose de précis et
de durable ayant une existence
propre, alors qu’il s’agit simplement de paticca-samuppanna-dhamma,
c'est-à-dire d’éléments
conditionnés
nés d’une relation de cause à effet, et
donc rien de plus que le résultat de
l'interdépendance.
« L’âme »
est, en réalité, l’illusion du soi dont
l’apparition, momentanée, dépend
d’un
enchaînement de conditions. Voilà ce que signifie
« voir l'âme comme un paticca-samuppanna-dhamma ».
Dans le passage mentionné plus haut, Sati, le fils du pêcheur, assurait que le soi existait ou encore que l'âme a une existence propre ici et maintenant, et qu'elle évolue vers d'autres états. Il disait qu'elle était celui qui parle, celui qui ressent les émotions et celui qui reçoit les fruits du karma, bons ou mauvais. Autrement dit, il croyait qu'il existait un soi qu'il appelait « âme ». Voilà la raison pour laquelle nous devons absolument étudier paticcasamuppāda : parce que la plupart des gens se cramponnent à cette conception des choses, sans savoir qu'elle est erronée. Nous devons connaître paticcasamuppāda pour découvrir la vérité de la non-existence d'un soi. S'il y a une âme, elle n'est qu'une série d'événements (paticca-samuppanna-dhamma) qui apparaissent en succession rapide et dépendent de la loi de cause à effet. Il n'existe de soi nulle part. C'est pour cette raison qu'il faut absolument étudier paticcasamuppāda.
(3) Dans quel but devons-nous
étudier paticcasamuppāda
?
La réponse à
cette question est : pour nous libérer des fausses
idées selon lesquelles il
existe des personnes qui sont nées et qui vivent selon leur
karma. D'autre
part, nous devons connaître l'interdépendance pour
anéantir définitivement la
souffrance et laisser la place à la vision juste. Si vous
croyez encore que
vous êtes une âme, votre compréhension
est fausse et vous endurerez la
souffrance sans parvenir à vous en libérer. Il
est donc nécessaire de savoir ce
qu'est réellement l'interdépendance.
L'âme est paticca-samuppanna-dhamma,
elle naît de la loi de paticcasamuppāda.
La souffrance peut
apparaître et disparaître complètement
grâce à cette vision juste, cette
compréhension correcte des choses. Ceci est
brièvement expliqué dans les écritures
du Canon pāli : « … L'âme est paticca-samuppanna-dhamma,
c'est un élément qui apparaît en
relation à d'autres éléments. Si ces
autres
éléments étaient absents, elle
n'apparaîtrait pas. »[16]
Cette citation démontre que si l'âme existait
réellement, elle aurait une
existence propre et ne dépendrait d'aucune condition. Or
elle ne peut exister
par elle-même. Son existence dépend d’un
certain regroupement de conditions.
Cependant, elle est profondément subtile, au point de nous
faire croire qu'elle
est capable de penser. Il nous semble que c’est cette
« âme » qui permet au corps
et à l’esprit de faire tout ce dont ils sont
capables. C'est ainsi que nous
faisons l'erreur de croire qu'il existe une chose, un
« soi » dans
notre corps et notre esprit que nous appelons « âme
». L'étude de l'interdépendance
permet de nous débarrasser de cette vision
erronée et, ce faisant, nous libère
complètement de la souffrance.
(4) De quelle manière
peut-on se libérer de
la souffrance ?
La réponse est
la même. C'est-à-dire que la cessation de la
souffrance est le résultat d'une
pratique correcte, d'une vie ou d'un mode de vie correct. Vivre
correctement,
c'est vivre de telle sorte que l'ignorance soit anéantie par
la sagesse et que
la sottise soit anéantie par la connaissance. En d'autres
termes, vivre
correctement, c'est être présent à
chaque instant et en particulier lorsqu'il y
a contact entre les bases des sens et les objets des sens. Je vous
demande de
bien comprendre que « vivre correctement » signifie
vivre chaque instant avec
un maximum d’attention, en particulier au moment des contacts
sensoriels. Ainsi
la stupidité n'aura plus de place et il deviendra possible
d'éliminer
l'ignorance. Il ne restera plus que sagesse et connaissance. Vivre de
telle façon
que la souffrance ne puisse plus apparaître, c'est vivre
justement.
Pour nous résumer, les
quatre points importants de paticcasamuppāda
sont :
(1) Qu'est-ce que paticcasamuppāda ?
C'est une démonstration du mécanisme de la
souffrance qui apparaît instantanément dans notre
esprit, chaque jour.
(2) Pourquoi devons-nous
l'étudier ? Parce que la
plupart des gens ont des conceptions erronées et l'ignorent.
(3) A quoi sert de
l'étudier ? Cette connaissance
apporte la compréhension juste et la cessation de la
souffrance.
(4) Comment la souffrance peut-elle
disparaître ? En
pratiquant correctement les principes de paticcasamuppāda
— c'est-à-dire en étant attentif
à chaque instant à ne pas permettre au courant
de l'interdépendance de nous emporter.
Ces réponses constituent
à elles quatre la
définition de l'interdépendance.
Il existe un problème
plus
grave encore que ceux mentionnés jusque
là : c'est le fait que paticcasamuppāda
soit actuellement
enseigné de façon erronée par rapport
aux écritures du Canon pāli,
c’est-à-dire
les paroles du Bouddha telles qu'elles apparaissent dans les discours
originels.
Le texte pāli dit une certaine chose et l'enseignement actuel en dit
une autre.
La divergence réside dans le fait que, dans le pāli,
l'interdépendance est un
enchaînement de onze événements ou
conditions qui constituent un tour complet
de la roue, tandis qu’on enseigne aujourd'hui que ces onze
événements s'étalent
sur trois vies : la vie passée, la vie présente
et la vie future. Or, de cette
manière, il est impossible de mettre en pratique
l'interdépendance.
Dans les écritures
originelles,
les onze conditions sont reliées entre elles et forment
ainsi une chaîne d'interdépendance,
à chaque fois qu'une impureté
s'élève dans notre esprit. C'est pourquoi il
n'est pas nécessaire que cela recouvre une
période de trois vies, ni même d'une
vie, d'une année, d'un mois ou d'un jour. Un cycle complet
d'interdépendance et
toute la souffrance qu'il entraîne peut se produire en un
clin d'oeil. Lorsque
la théorie de paticcasamuppāda
est
mal comprise, elle devient absolument inutile, tout juste bon
à étayer un
débat. Mais, correctement enseignée, comme dans
le Canon pāli, cette théorie
peut être extrêmement
bénéfique car elle est directement
liée à nos problèmes
quotidiens les plus immédiats. C'est pourquoi je vous
demande de faire très
attention à ce qui va suivre.
Pour bien comprendre
l’interdépendance,
il est nécessaire, en premier lieu, de connaître
les onze maillons de la chaîne
ou étapes de la série de causalité.
Les voici :
(1) Avec comme condition
l'ignorance, naissent les formations mentales ;
(2) Avec comme condition les
formations mentales, naît la conscience sensorielle ;
(3) Avec comme condition la conscience
sensorielle, naissent les phénomènes mentaux et
physiques ;
(4) Avec comme condition les
phénomènes mentaux et physiques, naissent les six
bases des sens ;
(5) Avec comme condition les
six bases des sens, naît l'impression sensorielle et mentale ;
(6) Avec comme condition
l'impression sensorielle et mentale, naît la
sensation ;
(7) Avec comme condition la
sensation, naît la soif du désir ;
(8) Avec comme condition la soif
du désir, naît l'attachement ;
(9) Avec comme condition
l'attachement, naît
le processus du devenir ;
(10)
Avec comme condition le processus du devenir, naît le
processus de la naissance
;
(11) Avec comme
condition la naissance, apparaissent la
vieillesse, la mort, le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine
et le
malheur.
C'est ainsi que
naît la masse des souffrances.
Comptez-les et constatez par
vous-même qu'il y a bien là un
enchaînement de onze conditions ou
événements
interdépendants. Lorsque ces onze conditions sont
réunies, il se produit un
cycle complet de paticcasamuppāda.
Vous pouvez constater que les onze étapes sont
liées et qu'il ne peut y avoir
aucune division ou séparation entre elles. Il n'est pas
nécessaire de situer
les deux premières conditions dans une vie
passée, les huit suivantes dans
cette vie et la fin de la chaîne dans une vie future, de
sorte qu'un cycle
s'étendrait sur trois vies. Si cette explication
était exacte, que pourrions-nous
faire ? Comment pourrions-nous sortir du cycle ? Comment
briser la chaîne
de la souffrance si la cause est dans une vie et la
conséquence dans une autre
? A l'heure actuelle, on ne tire aucun bénéfice
de l'interdépendance,
précisément parce que la théorie est
comprise et enseignée de façon erronée
et
qu'un cycle est sensé recouvrir trois vies.
Si vous étudiez les
écritures du Canon pāli, vous verrez qu'il n'en est
pas ainsi. Il est inutile d'attendre trois vies pour que s'accomplisse
un cycle
d'interdépendance : en un seul instant peut se
dérouler un tour complet de la
roue de paticcasamuppāda. Il se
peut
aussi qu’il s’accomplisse en deux ou trois
étapes, selon la situation, mais il
n'est absolument pas nécessaire d'attendre trois vies. Un
instant suffit.
A présent, je voudrais
donner quelques exemples tirés de la vie de tous les jours
pour vous montrer
comment naît le processus d'interdépendance. Une
petite fille pleure parce que
sa poupée est cassée.
Réfléchissez bien à cette situation et
puis je vous expliquerai
comment naît l'interdépendance.
Une petite fille pleure
parce que sa poupée est cassée. Au moment
où elle le constate, il se produit un
contact entre l'œil et l'objet de la vue,
c'est-à-dire, dans ce cas, l'aspect
(forme et couleur) de la poupée dans sa condition d'objet
cassé. A cet instant
naît la conscience visuelle qui sait que la poupée
est cassée.
Evidemment l'enfant ignore ce
qu'est le Dhamma : son esprit baigne dans
l'ignorance. Cette ignorance donne donc naissance à des
formations mentales de
volition, forces qui engendrent à leur tour une
idée ou pensée, laquelle est
conscience sensorielle. Ce que l'on appelle conscience sensorielle,
c'est le
fait de voir la poupée cassée et de savoir que
c'est une poupée cassée — c'est
la conscience visuelle, parce qu'elle dépend de
l'œil qui voit la poupée
cassée. Retenons qu’à cet instant, il y
a ignorance ou absence d'attention car
l'enfant n'a aucune connaissance du Dhamma. Ce manque d'attention
déclenche une
impulsion qui donne naissance à la conscience sensorielle,
conscience qui
considère la forme de telle sorte qu’elle
engendrera la souffrance.
La rencontre simultanée
de
ces trois éléments — l'œil,
la forme (la poupée) et la conscience sensorielle
qui sait — est appelée
« contact ». Le contact visuel
prend donc
naissance chez l'enfant. Ensuite, si nous voulons entrer dans le
détail, nous
constatons que ce contact éveille des
phénomènes mentaux et physiques : les
éléments du corps et de l'esprit de la fillette
qui sont conditionnés à la
souffrance, s'éveillent.
Remarquez bien que, de
manière générale, notre corps et notre
esprit ne sont pas particulièrement
enclins à la souffrance. Il faut qu'il y ait quelque chose,
comme l'ignorance,
qui les conditionne pour qu'ils deviennent susceptibles de souffrir.
C'est
pourquoi il est dit que, dans ce cas, ce n'est qu'à ce stade
que s'éveillent
les phénomènes mentaux et physiques. Cela
signifie que l'ignorance conditionne
la conscience sensorielle et que cette conscience provoque un
changement dans
les phénomènes mentaux et physiques qui
s'éveillent à l'action et sont
désormais aptes à souffrir.
A ce moment-là, dans ces
phénomènes mentaux et physiques, interviennent
les bases des sens, lesquelles
sont également prêtes à ressentir de la
souffrance. Elles ne sont plus au
repos, comme à l'ordinaire, mais vont, au contraire,
renforcer ce contact qui
est prêt à engendrer la souffrance. Ensuite
s'éveille vedanā ou
sensation, laquelle peut être plaisante ou
déplaisante.
La sensation — déplaisante dans ce cas —
entraîne la « soif »,
le
désir de se laisser entraîner par
l’élan de la sensation. C'est alors
qu’intervient
l'attachement pour se cramponner à l'idée que ce
sentiment désagréable est « mien
». Puis intervient le concept du « je »,
également identifié comme processus du
devenir. Lorsque celui-ci prend toute sa force, il engendre ce que l'on
appelle
une « naissance ». C'est à cet instant
que la fillette expérimente la
souffrance de voir sa poupée cassée et qu'elle se
met à pleurer. Cet ensemble
est appelé « tribulations » ou
« frustration extrême ».
Revenons à la notion de
« naissance
» (jāti) : ce mot peut
avoir
plusieurs significations, y compris vieillissement et mort. Sans
l'ignorance,
on ne penserait pas que la poupée est cassée,
morte ou autre chose, et il n'y
aurait aucune souffrance. Mais, à présent,
l’enfant souffre terriblement parce
que, à un certain moment, est apparu cet attachement au soi
: c’est ma
poupée. Quand la poupée s'est
cassée, du fait de l'ignorance, l'action n'a pas
été juste et la fillette a
pleuré. Ses pleurs sont le symptôme de la
souffrance arrivée à son terme :
c'est la dernière étape du processus
d'interdépendance.
Voici maintenant le point
que la plupart des gens sont incapables de comprendre : il s'agit de la
partie
cachée de ce que l'on appelle le langage de la
vérité ultime ou langage de
l'interdépendance.
La plupart des gens ne croient pas que nous naissions sans cesse, ni
que les
phénomènes mentaux et physiques, de
même que les bases des sens, renaissent
sans cesse, tout au long de notre vie. Ils ne conçoivent pas
que notre état
normal — c'est-à-dire lorsque nous ne faisons
rien, faute de stimuli — équivaut
à ne pas être né. Quand un
événement naturel quelconque met en branle tout
l'enchaînement des causes et effets, nous pouvons dire qu'il
y a « naissance ».
Considérons nos yeux,
par
exemple. Nous croyons qu'ils existent déjà,
qu'ils sont déjà nés. Mais, selon
le Dhamma, ils ne sont pas nés tant qu'ils n'entrent pas en
contact avec une
forme. Lorsqu'ils accomplissent leur fonction en voyant des formes, on
peut
dire qu'ils naissent, que la forme est née et que la
conscience visuelle est
née. Ces trois choses ensemble permettent
d'éveiller ce que l'on appelle « le
contact ». Le contact donne naissance à
la sensation, à la soif du désir
et à tout le reste, jusqu'à ce que le cycle soit
complet.
Remarquez aussi que si, un
peu plus tard, la fillette va se coucher et repense à sa
poupée cassée, elle
pourra se remettre à pleurer. A ce moment-là, il
ne s'agit plus de conscience visuelle
mais de conscience mentale. Quand elle pense à la
poupée cassée, c'est la
pensée qui est l'objet de la perception, cet objet entre en
contact avec
l'esprit qui éveille la conscience mentale. Elle pense
à la poupée cassée. Cela
engendre alors des phénomènes mentaux et
physiques qui conditionnent les bases
des sens, lesquelles ressentiront la souffrance. Ces bases des sens
éveilleront
un contact qui éveille la souffrance. Naissent alors les
sensations, suivies de
la soif du désir, de l'attachement et, finalement, de la
souffrance.
Parvenue à ce stade, la
fillette pleure à nouveau, même si la
poupée
est cassée depuis plusieurs jours ou même
plusieurs semaines. Ces pensées, qui
s'enclenchent les unes après les autres, sont
appelées paticcasamuppāda
et sont présentes en chacun de nous, par
définition.
Envisageons, à
présent, le
cas d'un jeune étudiant qui échoue à
son Baccalauréat. Il est possible qu'il
s'évanouisse ou qu'il passe la nuit à pleurer.
Comment cela se produit-il ?
L'étudiant se rend sur
le
lieu où sont affichés les résultats et
là, soit il ne voit pas son nom sur la
liste des admis, soit il le voit sur la liste des recalés.
Il prend
connaissance des résultats affichés par
l'intermédiaire de ses yeux. Ces
affiches ont un sens, elles ne sont pas de simples formes. Les listes
sont des
formes pleines de sens qui lui apportent une information qu'il
désire
connaître. Quand ses yeux entrent en contact avec les listes,
il se produit une
prise de conscience visuelle, laquelle engendre des
phénomènes mentaux et
physiques. Autrement dit, son corps et son esprit, qui se trouvaient
dans un
état normal, se modifient brusquement. Ils sont maintenant
poussés à éveiller
les bases des sens et à engendrer un contact susceptible de
conduire à la
souffrance.
Les bases des sens, dans
leur condition normale, ne sont pas caractérisées
par la souffrance mais, unies
à l'ignorance, elles fonctionnent de telle sorte que
l'éclosion de la
souffrance est favorisée. Il y a contact, puis sensation, et
ainsi de suite
jusqu'à l'attachement au concept du « je
» : « J'ai échoué !
» L'étudiant
s'évanouit à l'instant où son regard
se pose sur la liste. En ce bref instant
se sont déroulées toutes les onze conditions de
l'interdépendance. L'étudiant a
maintenant un « moi » qui s'est évanoui
; ce moi éprouve une grande souffrance
et va vivre toutes sortes de tribulations. Plusieurs heures ou
même deux ou
trois jours plus tard, cet étudiant peut
s'évanouir à nouveau à la seule
pensée
de son échec à l'examen. Les mêmes
symptômes apparaissent, c'est encore une
manifestation de l'interdépendance mais qui, cette fois,
s'ouvre sur la porte
de l'esprit ou conscience mentale. Quand cette conscience
s'éveille, elle
entraîne des phénomènes mentaux et
physiques d'un certain type qui engendrent
la souffrance, ce qui incite les bases des sens enclines à
la souffrance à se
manifester, puis apparaissent des sensations orientées vers
la souffrance — soif
du désir et attachement — chacun de ces
éléments étant tour à tour
conditionné
à la souffrance par l'ignorance. Finalement, c'est
à nouveau la naissance du « moi
» : « J'ai échoué
à mon examen ! »
Envisageons, cette fois, le
cas d'une jeune fille qui aperçoit son fiancé
marchant dans la rue, une femme à
son bras. Elle s'emporte aussitôt. En l'espace d'une fraction
de seconde, elle
bout d'une telle rage qu'on croirait qu'elle vient de traverser l'enfer
dix
fois ! Et tout cela parce qu'elle a vu son fiancé marcher
avec une autre femme.
Voilà ce qui s'est
produit :
ses yeux ont perçu la forme d'une femme au bras de son
fiancé. Aussitôt la
conscience visuelle s'est éveillée.
Jusqu'à cet instant, ce type de conscience
n'existait pas, il n'y avait qu'une conscience non utilisée,
sans fonction. On
pourrait dire qu'il n'y avait pas de conscience visuelle du tout. Mais
maintenant cette conscience s'éveille et, s'associant
à la forme et aux yeux,
elle crée un contact. Un instant plus tôt, il n'y
avait pas de contact,
maintenant il y en a un : les yeux, l'objet de la vue ou forme et la
conscience
visuelle se sont réunis pour le créer.
Le contact est né et
donne naissance à la sensation, au désir, etc.
Pour entrer dans le détail, observons que, une fois la
conscience sensorielle
éveillée, elle engendre des
phénomènes mentaux et physiques nouvellement
conditionnés, lesquels, à leur tour, donnent
naissance au type de base des sens
susceptible de souffrir. Ceci est suivi d'un sentiment de souffrance et
de
désir éperdu. Puis survient l'attachement au
concept du moi : « Je, je, je suis
tellement furieuse ! J’en mourrais ! » Tout cela
est apparu lors du contact
visuel.
C'est là qu'intervient jāti,
la naissance. Il s'agit d'un ego enclin à la souffrance, un
« je » s’est
éveillé, capable de ressentir l'insatisfaction et
d'être sujet à la souffrance.
Nous pouvons simplement dire que c'est un
ego qui souhaite tellement exister qu’il a recours
à la souffrance !
C'est l’apparition de cet ego qui est souffrance, chagrin et
frustration. Voici
tout l'éventail des onze conditions de paticcasamuppāda
telles qu'elles se déroulent dans l'esprit de la jeune
fille. Cet exemple
particulier de paticcasamuppāda
naît
par le biais de la vue.
Supposons, à
présent, que
cette jeune fille ait été trompée par
une de ses amies, qui prétend avoir vu le
jeune homme en compagnie d'une autre femme, alors que ce n'est pas
vrai. Cette
fois, il s'agit d'un contact par le biais de l'ouïe ; le son
des paroles de son
amie entre par l'oreille et cela en présence de la
conscience auditive
accompagnée de l'ignorance. Du fait du manque d'attention
(de connaissance), la
conscience auditive éveille des
phénomènes mentaux et physiques,
c'est-à-dire
que son corps et son esprit sont brusquement stimulés
à éveiller les bases des
sens, lesquelles fonctionneront de telle sorte qu'elles engendreront la
souffrance, comme dans la première situation. Une fois les
bases des sens
éveillées, le contact est total et alors peut
apparaître la sensation adaptée à
la situation, autrement dit, dans ce cas, une sensation
désagréable. Une terrible
« soif » s'éveille,
laquelle engendre l'attachement ; ensuite se
déploie, dans toute sa splendeur, le processus du devenir
puis le concept du « moi
/ je ». C'est la naissance du « je » qui
crée la souffrance, la peine et les
lamentations. La souffrance est née selon la loi
d’interdépendance par le biais
de l'ouïe.
Reprenons cet exemple sous
un autre angle. La jeune fille peut simplement commencer à
douter de la
sincérité de son fiancé. Supposons que
personne ne lui ait rien dit et qu'elle
n'ait rien vu de ses propres yeux mais que, dans son esprit, elle
commence à se
demander si son fiancé ne sort pas avec une autre femme.
Elle fait des
suppositions et ainsi le processus de l'interdépendance se
met en route par le
biais de l'esprit : un objet du mental entre en contact avec l'esprit
et
éveille la conscience mentale, laquelle conditionne
l'apparition de nouveaux
phénomènes mentaux et physiques : ce qui
était jusqu'à cet instant un corps et
un esprit inertes, non conditionnés pour la souffrance,
s'est transformé en
phénomènes physiques et mentaux qui vont
conditionner l'éveil des bases des
sens susceptibles de ressentir de la souffrance. Les bases des sens
conditionnent l'éveil du contact enclin à la
souffrance. Ce contact conditionne
l'apparition de sensations qui engendrent l'éveil de la
souffrance. S'ensuivent
alors la soif du désir et l'attachement forcené
et voilà que la jeune fille
souffre la même torture, sauf que, cette fois, le processus
d'interdépendance
est né de la conscience mentale.
Dans les trois cas, cette jeune
fille a souffert de l'interdépendance :
d’abord actionnée par la conscience visuelle quand
elle a perçu des formes avec
ses yeux, puis par la conscience auditive quand elle a entendu son amie
lui
dire un mensonge et, finalement, par la conscience mentale quand elle a
commencé à douter toute seule. Cela
démontre que l'interdépendance peut
s'éveiller au travers de n'importe quelle base des sens et
que, dans tous les
cas, il en résultera de la souffrance.
Je vous demande de bien
remarquer que le cycle complet de l'interdépendance menant
à la souffrance, la
chaîne des onze conditions, peut se dérouler en
très peu de temps.
Autre exemple :
à
l'instant même où une jeune femme voit le visage
de sa belle-mère, elle se sent
mal à l'aise et agitée. En ce bref instant
l'interdépendance se manifeste dans
toutes ses onze conditions. La jeune femme aperçoit un forme
par
l'intermédiaire de ses yeux, cela entraîne le type
de conscience visuelle qui
conditionne un changement dans les phénomènes
mentaux et physiques, ceux-ci
sont à présents prêts à
accueillir des bases de sens enclines à la souffrance,
ce qui conditionne un contact propice à la souffrance. La
sensation qui
s'éveille alors est désagréable. La
« soif » qui en
résulte est une
forme d'agitation car elle n'aime pas le visage de sa
belle-mère. Alors
viennent l'attachement, le processus du devenir et la naissance du
concept du «
je » qui déteste le visage de la
belle-mère et qui, finalement, connaît la
souffrance.
Pour ce dernier exemple, je
ne souhaite pas parler d'un cas ou d'un individu en particulier mais
des
humains en général, quand ils mangent quelque
chose de bon. C’est un moment où
la plupart perdent toute capacité d’attention. Ils
ne sont plus présents et
permettent à l'ignorance de prendre le contrôle.
Partons donc de ce fait :
lorsque nous consommons une nourriture agréable, les saveurs
délicieuses nous
rendent inattentifs et aussitôt l'ignorance s'installe.
Les pensées de la
personne qui vit cette expérience sont une
manifestation complète de paticcasamuppāda,
tout comme dans les autres exemples. Quand le palais et l'un de ses
objets, en
l'occurrence la saveur, entrent en contact, la conscience gustative
s'éveille
et modifie les phénomènes physiques et mentaux
ordinaires en phénomènes
physiques et mentaux susceptibles de ressentir la souffrance. Puis
s'éveillent
les bases des sens qui créent un contact et une sensation
qui peuvent être soit
agréables, soit désagréables, selon la
situation. Si la saveur ressentie est
plaisante, toute personne ordinaire dira que la sensation est
agréable. Mais
dès l'instant où on s'attachera à ce
bon goût, s'éveillera un désir qui
transformera la sensation, la rendant susceptible d'engendrer la
souffrance du
fait de notre tendance à vouloir prolonger toute
expérience agréable. La
sensation éveille le désir, les gens s'y
attachent et commencent à s'angoisser.
C'est ainsi qu’une saveur délicieuse ou sensation
agréable devient une
manifestation de souffrance. « C'est
délicieux ! Je suis heureux ! Je suis
vraiment heureux ! » Mais l'esprit est esclave du
plaisir car il brûle de
l'attachement au plaisir.
C'est l’un des aspects
cachés de l'interdépendance qui montre sa
subtilité et sa profondeur. Si on
demande son avis à une personne ordinaire, elle dira qu'elle
ressent du plaisir
mais, selon l'interdépendance, le plaisir entraîne
l'insatisfaction. En fait,
quand quelqu'un pense « c'est délicieux
», le processus d'interdépendance s'est
déjà entièrement
déroulé.
Cela va encore plus loin. Si
quelqu'un pense : « C'est tellement bon que je vais
aller en voler demain
pour pouvoir en remanger », à cet instant il prend
naissance en tant que
voleur. A chaque fois que quelqu'un pense à voler quelque
chose ou entretient
des pensées de voleur, il devient voleur. Donc un homme va
voler des fruits
dans une ferme voisine et, s'étant bien
régalé, décide de retourner en voler
le
lendemain. La pensée d'être ou de devenir un
voleur correspond à l'éveil d'un bhāva
ou état de devenir. De même si
quelqu'un mange de la viande et envisage d'aller chasser le lendemain
pour
pouvoir se régaler à nouveau, il vient de
naître en tant que chasseur. Si, pour
un autre, il ne s'agit que de se perdre dans le plaisir
suprême du palais, cet
homme prend naissance dans les royaumes divins du goût. Ou
encore, si le goût
est si bon que l'homme engouffre sa nourriture à toute
vitesse, il est né en
tant que peta ou fantôme
affamé, un
de ces êtres toujours avides d'une nourriture qu'ils ne
peuvent jamais
engouffrer assez vite pour satisfaire leur immense appétit.
Considérez bien tout
cela et
vous verrez que, en l'espace de quelques bouchées d'une
nourriture délicieuse,
plusieurs formes d'interdépendance peuvent
apparaître. Alors, je vous en prie,
observez attentivement que l'interdépendance est
liée au cycle de la souffrance.
Paticcasamuppada est un enseignement
sur la souffrance qui se déploie dans toute son ampleur, du
fait de
l'attachement. Car, selon la loi d'interdépendance,
l'attachement est
indispensable pour que la souffrance s'éveille. Sans quoi,
même s'il y a souffrance,
il ne s'agit pas du dukkha de paticcasamuppāda.
Dans le processus de paticcasamuppāda,
la souffrance dépend toujours de l'attachement. Prenons
l'exemple d'un fermier
qui travaille dehors, exposé au vent et au soleil,
à transplanter de jeunes
plants de riz. Il pense : « Oh, que j'ai chaud ! »
Si aucun attachement
n'apparaît avec la sensation de chaleur, il s'agit
là d'une souffrance
naturelle. En effet, la souffrance — le dukkha
— de paticcasamuppāda,
doit inclure
un attachement assez fort pour aboutir au concept du « je
». Ainsi le fermier
pourrait être agacé et insatisfait de son sort
à la pensée que c'est son destin
ou son karma de devoir passer sa vie à baigner dans la
sueur. C’est alors que
s’éveillerait la souffrance dont il est question
dans la loi d'interdépendance.
Si on a chaud ou on souffre
du dos sans rien ajouter à la sensation, si on se contente
de sentir et de
savoir que l'on a chaud sans s'accrocher au concept du « je
» comme
précédemment, la souffrance de
l'interdépendance n'entre pas en jeu. Je vous
demande de bien observer cette différence entre les deux
types de souffrance :
ce n’est que quand il y a attachement que
l’on a affaire à la souffrance
décrite dans l'interdépendance. Supposons que
vous vous coupiez à la main avec
un couteau ou un rasoir et que le sang jaillisse. Si vous vous
contentez de
ressentir la douleur sans vous attacher à quoi que ce soit,
votre souffrance
est simplement naturelle et n'est pas liée au processus de
l'interdépendance.
Ne confondez pas les deux. La
souffrance de l'interdépendance est
toujours basée sur l'ignorance, les formations mentales, la
conscience
sensorielle, le changement des phénomènes mentaux
et physiques, les bases des
sens, le contact, la sensation, la soif du désir,
l'attachement, le devenir et
la naissance. Il faut que le processus d’apparition de la
souffrance se déroule
entièrement selon ce schéma pour qu'il s'agisse
de la souffrance occasionnée
par l'interdépendance.
Nous pouvons nous
résumer
ainsi. Toute personne ayant étudié le Dhamma est
capable de comprendre que la
base interne des sens (par exemple, l'œil) entre en contact
avec la base
externe des sens (par exemple, la forme), laquelle a une certaine
valeur ou
signification et devient ainsi la base de l'ignorance.
Considérons votre œil,
par exemple. Regardez autour de vous. Vous voyez toutes sortes de
choses : des
arbres, des pierres, etc. Mais vous n'éprouvez aucune
souffrance car rien de ce
que vous voyez n'a de valeur ou de signification
particulière pour vous. Mais
si vous voyez un tigre ou une belle femme ou tout autre chose qui a un
sens
pour vous, ce ne sera pas la même chose. Un certain type de
visions a un sens
tandis qu'un autre n'en a pas. Si, par exemple, un chien voit une jolie
femme,
cela ne signifie rien pour lui mais, si un jeune homme
aperçoit cette même
femme, cela signifiera beaucoup. Voir une jolie femme signifie quelque
chose
pour un homme. Dans ce cas, la vision du chien n'a rien à
voir avec l'interdépendance
mais celle du jeune homme en relève bel et bien.
Mais revenons aux êtres
humains et à leurs perceptions visuelles. Quand nous
regardons autour de nous,
nous voyons naturellement ce qui nous entoure mais, si cela ne
représente rien
de particulier pour nous, paticcasamuppāda
n’entre pas en jeu. Nous pouvons voir des arbres, de l'herbe
et des pierres,
lesquels, en temps normal, n'ont pas de signification
particulière. Mais
peut-être y a-t-il un diamant, une pierre sacrée
ou un arbre qui aura un sens pour
nous, suite à quoi des phénomènes
mentaux surgiront et le processus d'interdépendance
entrera en action.
Ainsi donc, nous distinguons
les bases internes des sens (les yeux, les oreilles, le nez, le palais,
le
corps et l’esprit) des bases externes des sens (les formes,
les sons, les
odeurs, les saveurs, les sensations tactiles et les objets mentaux),
ces
dernières devant avoir une signification
particulière pour celui qui les
perçoit. C’est ainsi qu’elles deviennent
la base de l’ignorance, de la sottise
ou de concepts erronés. A ce point de contact entre les
bases externes et
internes des sens, s’éveille la conscience
sensorielle. Elle s’éveille
instantanément et entraîne des formations mentales
qui ont le pouvoir
d’entraîner davantage de concoctions et de
fermentations, c’est-à-dire qu’elles
concoctent des phénomènes mentaux et physiques,
et des fermentations dans
l’esprit et le corps qui sont absolument aberrants
puisqu’ils suscitent la
souffrance.
Quand les
phénomènes mentaux
et physiques se modifient, cela signifie que les yeux, les oreilles, le
nez, le
palais, le corps et l’esprit se modifient
également. Ils deviennent des zones
de sens « folles ». Le contact,
la sensation, la soif du désir et
l’attachement qui s’ensuivent sont
également « fous » au
point de
ressentir de la souffrance. Le tout culmine dans une naissance (jāti), la naissance du concept du
« je »
dans toute son ampleur. La vieillissement, la maladie, la mort et
toutes les
autres formes de souffrance s'enchaînent alors
immédiatement et prennent un
sens à cause de l'attachement aux notions de « je
» et de « mien ».
Tout ce qui
précède concerne l'interdépendance
telle qu'elle apparaît
dans la vie de tous les jours. Je crois que le plus important pour
vous, est de
retenir que ce processus s'éveille en un éclair
et déroule ses onze conditions
instantanément. Je ne sais combien de centaines de fois par
jour il s'éveille.
Non, le cycle d'interdépendance ne s'étend
absolument pas sur trois vies —
passée, présente et future. Absolument pas.
J'ai eu l'occasion de
constater une mauvaise compréhension de cette loi de paticcasamuppāda
et je suis obligé de conclure que, de nos jours, elle est
enseignée de façon
erronée, loin du sens des écritures du Canon pāli.
J'expliquerai mes raisons
plus tard. Pour le moment, permettez-moi de résumer tout
cela en disant que paticcasamuppāda,
tel que je l'ai
expliqué, est quelque chose qui apparaît aussi
vite que l'éclair, qui est un
phénomène de notre vie quotidienne et qui se
termine dans la souffrance.
J’'aimerais, à
présent,
parler de la naissance de la théorie sur
l'interdépendance. Comment en est-elle
venue à être formulée ? D'où
vient-elle ? Nous tenons pour certain que le
Bouddha est à la source de cette théorie. Dans le
dixième des Bouddha Suttas,
le Bouddha raconte sa vie de moine ascète et dit comment, un
jour, il a
découvert ce que nous appelons aujourd’hui paticcasamuppāda.
Je vais vous citer les
écritures
du Canon pāli pour vous restituer l'histoire de cette
découverte selon les
paroles du Bouddha :
« Bhikkhus !
Avant
d’avoir atteint l’éveil, quand
j'étais encore Boddhisattva, j'avais le
sentiment que tous les êtres de ce monde souffraient, sans
exception. Ils
naissent, vieillissent, meurent et naissent à nouveau. Si
les êtres de ce monde
ne connaissent pas le moyen de se libérer de la souffrance,
c'est-à-dire du
vieillissement et de la mort, comment pourront-ils y
échapper ?
« Bhikhus ! Je
me suis demandé quelles étaient les conditions
nécessaires pour qu'apparaissent
la vieillesse et la mort. Quelle est la condition de la vieillesse et
de la
mort ? Bhikkhus ! Cette réponse merveilleusement claire et
sage m’apparut du
fait de l’entraînement de mon esprit à
la sagesse :
« C'est
parce qu'il y a naissance que la vieillesse et la mort existent. La
vieillesse
et la mort sont conditionnées par la naissance.
« C'est
parce qu'il y a un processus du devenir que la naissance existe. La
naissance
est conditionnée par le processus du devenir.
« C'est
parce qu'il y a attachement que le processus du devenir existe. Le
processus du
devenir est conditionné par l'attachement.
« C'est
parce qu'il y a soif du désir que l'attachement existe.
L'attachement est
conditionné par la soif du désir.
« C'est
parce que la sensation existe qu'il y a soif du désir. La
soif du désir est
conditionnée par la sensation.
« C'est
parce qu'il y a contact que la sensation existe. La sensation est
conditionnée
par le contact.
« C'est
parce qu'il y a des bases de sens que le contact existe. Le contact est
conditionné par les bases des sens.
« C'est
parce qu'il y a des phénomènes mentaux et
physiques que les bases des sens
existent. Les bases des sens sont conditionnées par les
phénomènes mentaux et
physiques.
« C'est
parce qu'il y a conscience sensorielle que les
phénomènes mentaux et physiques
existent. Les phénomènes mentaux et physiques
sont conditionnés par la conscience
sensorielle.
« C'est
parce qu'il y a des formations mentales que la conscience sensorielle
existe.
La conscience sensorielle est conditionnée par les
formations mentales.
« C'est
parce qu'il y a ignorance que les formations mentales existent. Les
formations
mentales sont conditionnées par l'ignorance.
Ensuite le Bouddha reprit ce qu'il
avait
dit d'une autre manière :
« C’est
conditionnées par l'ignorance que les formations mentales
apparaissent.
« C’est
conditionnée par les formations mentales que la conscience
sensorielle apparaît.
« C’est
conditionnés par la conscience sensorielle que les
phénomènes mentaux et
physiques apparaissent.
« C’est
conditionnées par les phénomènes
mentaux et physiques que les bases des sens
apparaissent.
« C’est
conditionné par les bases des sens que le contact
apparaît.
« C’est
conditionnée par le contact que la sensation
apparaît.
« C’est
conditionnée par la sensation que la soif du
désir apparaît.
« C’est
conditionné par la soif du désir que
l'attachement apparaît.
« C’est
conditionné par l'attachement que le processus du devenir
apparaît.
« C’est
conditionnée par le processus du devenir que la naissance
apparaît.
« C’est
conditionnés par la naissance que la vieillesse, la mort, le
chagrin, les
lamentations, la douleur, la peine et le malheur apparaissent. La masse
entière
de la souffrance apparaît ainsi.
« Bhikkhus ! La
vision intérieure pénétrante, la
connaissance apportée par la méditation, la
sagesse, le savoir, la lumière concernant ce qui n'avait
encore jamais été dit,
s'éveillèrent en moi. Je vis clairement que telle
était l'origine de toute la
masse de la souffrance. »[17]
Voilà comment le Bouddha
découvrit paticcasamuppāda
avant son
éveil. Nous pouvons appeler cela la découverte
des maillons de la chaîne de la
souffrance. Il découvrit que la souffrance naît de
ces onze conditions.
Lorsqu'il y a contact des sens et que l'état d'ignorance
prédomine — c’est-à-dire
qu’il y a absence d’attention — la
conscience sensorielle s'éveille
immédiatement. Ne croyez surtout pas que cette conscience
soit un « moi »
permanent ou quoi que ce soit de ce genre. Elle naît
simplement d'un contact
des sens. Une fois éveillée, cette conscience
sensorielle entraîne
immédiatement des formations mentales ou le pouvoir de
concocter de nouveaux
phénomènes mentaux et physiques, lesquels sont
susceptibles d'éprouver de la
souffrance. Puis apparaissent les bases des sens, le contact et la
sensation
qui conduit à la souffrance. Enfin arrivent la soif du
désir, l'attachement, le
processus du devenir et la naissance de la notion de « je
». Ainsi le cercle de
la souffrance est complet.
Personne auparavant n'avait découvert une telle chose. Le Bouddha, pour autant que nous le sachions, a été le premier, dans l'histoire de l'humanité, à découvrir cela, après quoi il atteignit l’éveil. C'est pourquoi nous disons qu'il est à l’origine de la théorie sur l'interdépendance.
Nous en arrivons maintenant
à
un point un peu difficile pour certains mais qu'il faut aborder si nous
voulons
que cet exposé soit complet. Il se trouve que les onze
conditions de paticcasamuppāda
apparaissent sous
plusieurs formes, selon les différents suttas
écrits après l'éveil du Bouddha.
A certaines occasions, le
Bouddha a parlé de paticcasamuppāda
« normalement »,
c’est-à-dire en énumérant
les onze conditions du début à la fin. C'est
cette
version que l’on apprend souvent par cœur et que
l'on psalmodie :
L'ignorance engendre les formations
mentales.
Les formations mentales engendrent
la conscience
sensorielle.
La conscience sensorielle engendre
les phénomènes
mentaux et physiques.
Les
phénomènes mentaux et physiques engendrent les
bases
des sens.
Les bases des sens engendrent le
contact.
Le contact engendre la sensation.
La sensation engendre la soif du
désir.
La soif du désir
engendre l'attachement.
L'attachement engendre le
processus du devenir.
Le processus du devenir engendre la
naissance.
La naissance engendre la vieillesse
et la mort.
C'est ce que l'on appelle un
tour complet de la chaîne ou de la roue de
l'interdépendance, du début à la
fin. C'est la forme la plus couramment répandue. Elle
apparaît dans des
dizaines et des centaines de suttas du Tipitaka.
Parfois on cite paticcasamuppāda
dans l'ordre inverse.
Au lieu de commencer avec l'ignorance, les formations mentales, le
contact et
ainsi de suite jusqu'à la souffrance, on commence par la
souffrance et on en
retrace l'origine de la façon suivante :
La souffrance a pour origine la
naissance.
La naissance a pour origine le
processus du devenir.
Le processus du devenir a pour
origine l'attachement.
L'attachement a pour origine la
soif du désir.
La soif du désir a pour
origine la sensation.
La sensation a pour origine le
contact.
Le contact a pour origine les bases
des sens.
Les bases des sens ont pour origine
les phénomènes
mentaux et physiques.
Les
phénomènes mentaux et physiques ont pour origine
la conscience sensorielle.
La conscience sensorielle a pour
origine les formations
mentales.
Les formations mentales ont pour
origine
l'ignorance.
De cette façon, les onze
conditions de paticcasamuppāda sont
bien incluses mais l'énumération se fait
à l'envers. On appelle cet ordre
inversé patiloma, tandis
que l'ordre
normal s'appelle anuloma. Ces deux
formes sont aisément mémorisées et
récitées.
La troisième version ne
cite
pas toutes les onze conditions. Elle commence au milieu de la
série, avec les
quatre types
d’« aliments », par
exemple kavalinkārāhāra (ou
nourriture du corps).
La nourriture du corps a pour
origine la soif du
désir.
La soif du désir a pour
origine la sensation.
La sensation a pour origine le
contact.
Le contact a pour origine les bases
des sens.
Les bases des sens ont pour
origine les phénomènes mentaux et physiques.
Les
phénomènes mentaux et physiques ont pour origine
la conscience sensorielle.
La conscience sensorielle a pour
origine les
formations mentales.
Les formations mentales ont pour
origine
l’ignorance.
Cette formulation commence
au milieu de la chaîne et remonte à reculons
jusqu'à l'ignorance. On la trouve,
par exemple, dans le Mahātanhā Sutta du Sangyutta
Nikaya.
La version suivante de paticcasamuppāda commence
également au
milieu mais continue jusqu'à la fin au lieu de remonter au
début. Le point de
départ est la sensation, agréable ou
désagréable ou même ni
agréable ni
désagréable. La sensation apparaît
comme la condition première, après quoi
apparaissent la soif du désir, l'attachement, le processus
du devenir, la
naissance et enfin la souffrance. Ce demi cycle est
également appelé paticcasamuppāda
parce qu'il montre,
tout comme les autres versions, comment la souffrance
apparaît. Pour le
Bouddha, le facteur déterminant pour choisir la version
appropriée de
l'énumération des conditions était le
besoin de l'instant et le public auquel
il s'adressait.
On trouve, dans le Visuddhimagga
de Buddhagosa une image
très juste pour expliquer ces quatre versions de la loi
d’interdépendance :
supposez que quatre personnes aient besoin d'une liane ou d'une vigne
grimpante, chacune pour des raisons différentes. La
première personne peut
couper la liane à la base puis l’arracher en
tirant vers le haut pour s'en
servir selon ses besoins. Une autre la coupera au sommet et tirera vers
le bas.
La troisième coupera peut-être la liane
à mi-hauteur et l'arrachera à partir du
sol, tandis que la quatrième la coupera à
mi-hauteur et tirera vers le haut
pour n'en récupérer que la partie
supérieure. Couper une liane d'une manière ou
d'une autre dépend des besoins de chacun. Chaque personne va
couper la liane de
manière différente pour en retirer exactement ce
qui lui convient.
Mais il existe encore une
autre version, très étrange, qui
n'apparaît que dans peu de suttas. Là,
l'énumération commence dans l'ordre causal de la
souffrance puis, lorsqu'elle
arrive à la soif du désir, elle passe brusquement
à l'ordre de la cessation de
la souffrance : cessation du désir, de l'attachement, du
devenir et de la
naissance. C'est très étrange et je ne sais pas
pourquoi Buddhagosa n'en fait
aucune mention. Cette formulation est assez surprenante. Elle commence
en
disant :
L'ignorance engendre les formations
mentales.
Les formations mentales engendrent
la conscience
sensorielle.
La conscience sensorielle engendre
les phénomènes
mentaux et physiques.
Les
phénomènes mentaux et physiques engendrent les
bases des sens.
Les bases des sens engendrent le
contact.
Le contact engendre la sensation.
La sensation engendre la soif du
désir.
Arrivé
à ce point, le processus s'arrête
brusquement et se renverse :
Du fait de l'extinction de la soif
du désir,
l'attachement disparaît.
Du fait de l'extinction de
l'attachement, le devenir
disparaît.
Du fait de l'extinction du devenir,
la naissance
disparaît.
Du fait de l'extinction de la
naissance, la
vieillesse, la mort, le chagrin, les
lamentations, la douleur … disparaissent.
Cette forme fait
apparaître
un retournement de situation au milieu. C'est comme si l'attention
s'était
éveillée en route au lieu de laisser
l'inattention poursuivre son chemin
jusqu'au bout. En milieu de parcours, nous nous rattrapons et ne
permettons pas
au cycle d'interdépendance de se dérouler
jusqu'au bout. Ce qui était une
question d'apparition conditionnée de la souffrance devient
une question de
cessation du processus de la souffrance à partir de son
milieu. La soif du
désir est éteinte et ainsi la souffrance n'est
pas engendrée à la fin de la
chaîne d'interdépendance.
Comment comparer cette
version à une personne qui coupe une liane ? Nous pourrions
dire qu'elle coupe
la liane en son milieu, puis qu'elle arrache à la fois la
partie supérieure et
la partie inférieure.
Telles
sont les différentes versions de paticcasamuppāda
enseignées par le Bouddha.
A présent, je vais
entrer davantage dans le détail des
éléments de paticcasamuppāda
pour que vous les
compreniez mieux. Pour certains d'entre vous, cela paraîtra
simple et pour
d'autres, compliqué. Chacun en tirera profit selon ses
capacités personnelles.
Je vais développer les onze facteurs de
l'interdépendance en commençant par
l'ignorance.
Qu'est-ce que l'ignorance ?
L'ignorance, c'est ne rien savoir de la
souffrance, de la cause de la souffrance, de la cessation de la
souffrance et
de la façon de parvenir à la cessation de la
souffrance. Ne rien savoir de ces
quatre choses, voilà ce qu'est l'ignorance. Et l'ignorance
engendre les
fabrications mentales.
Que sont les fabrications mentales
? Le Bouddha a dit : « Moines,
il y a trois sortes de fabrications mentales : les formations
corporelles, les
formations verbales et les formations mentales ».
Dans les écritures du Canon
pāli, le Bouddha explique que sankhārā
est ce qui fabrique ou donne naissance aux fonctions corporelles,
verbales et
mentales.
Mais ceux qui étudient dans les écoles du Dhamma n'expliquent pas sankhārā de cette manière. En général on leur apprend, d'après le Visuddhimagga, que les trois sankhārā sont les fonctions du karma positif (puññābhisankhārā), les fonctions du karma négatif (apuññābhisankhārā) et les fonctions du karma neutre (aneñjābhisankhārā). Ce sont des choses différentes mais qui se recoupent. Elles nécessitent donc une explication détaillée.
Pour l'instant, sachez que ceux qui
se plaisent à expliquer l'interdépendance
en termes de trois vies seront toujours disposés
à expliquer sankhārā
comme des formations karmiques
positives, négatives ou neutres. Cependant, dans les
écritures du Canon pāli,
les paroles exactes du Bouddha relatives aux sankhārā
sont : « Un ensemble de fonctions
corporelles,
verbales et mentales ». A présent,
continuons le cycle : les
fabrications mentales font apparaître la conscience
sensorielle.
Qu’est-ce que la
conscience sensorielle ? Le Bouddha a dit :
« Moines,
il existe six types de conscience : la conscience visuelle, la
conscience
auditive, la conscience olfactive, la conscience gustative, la
conscience
tactile (du corps) et la conscience mentale ( de
l’esprit). »
Ceux qui croient que paticcasamuppāda
s’étale sur trois vies, comme Buddhagosa,
prétendent que la
« conscience »
est une conscience de renaissance (patisandhi-viññāna).
Dans tous les commentaires, on explique ainsi la conscience parce
qu’on ne
comprend pas comment expliquer paticcasamuppāda
en termes des six types de conscience sensorielle, parce que
l’on croit en une
« renaissance »
et que, par conséquent, on interprète la
conscience comme une conscience de
renaissance. Tout prend alors une connotation complètement
différente. Le
Bouddha lui-même nous dit clairement qu’il existe
six types de conscience
sensorielle, comme nous l’avons dit plus haut, mais certains
persistent à
parler en termes de conscience de renaissance.
Poursuivons : la
conscience sensorielle engendre les phénomènes
physiques et mentaux. Que sont les phénomènes
physiques et mentaux ? Dans ses
sermons, le Bouddha a dit que la sensation, la perception,
l’intention, le
contact et l’attention étaient des
phénomènes mentaux, tandis que les quatre
éléments et leurs dérivés[18]
étaient des phénomènes physiques. Il
ne s’agit pas de remettre ceci en cause.
Tout le monde enseigne que la chair, les muscles, le sang et les gaz
incluent
les quatre éléments physiques. Certains
phénomènes et conditions qui dépendent
des quatre éléments — comme la
beauté, la laideur, la féminité, la
virilité et
ainsi de suite — sont des dérivés des
phénomènes physiques. Ensemble ils
constituent ce que l’on appelle les
phénomènes physiques.
Les
phénomènes physiques et mentaux donnent naissance
aux six bases des
sens. Que sont les six bases des sens ? Le Bouddha a dit que
ce sont les
bases de la vue, de l’ouïe, de l’odorat,
du goût, du toucher et du mental.
Ces six bases des sens engendrent
le contact. Qu’est-ce que le
contact ? Le Bouddha a dit qu’il existe six sortes
de contact qui ont le
même nom que les sens auxquels ils correspondent.
Le contact engendre la sensation.
Qu’est-ce que la sensation ? Il
existe six sortes de sensations : celles qui naissent du
contact par les yeux,
les oreilles, le nez, le palais, le corps et l’esprit.
La sensation engendre la soif du
désir. Qu’est-ce que la soif du
désir ?
Il y a, là encore, six variétés de
désir avide : le désir pour des formes,
des sons, des odeurs, des saveurs, des sensations tactiles et des
objets
mentaux.
La soif du désir
conditionne l’apparition de l’attachement.
Qu’est-ce
que l’attachement ? Le Bouddha a dit qu’il
en existe quatre formes :
l’attachement sensoriel (kāmupādāna),
l’attachement aux opinions (ditthupādāna),
l’attachement aux règles et aux rituels (silabbatupādāna)
et l’attachement au concept du
« je » (attavadupādāna).
Ils nous sont tous familiers.
L’attachement conditionne
l’apparition du devenir. Qu’est-ce que le
devenir ? Il en existe trois sortes : le devenir
sensoriel, le
devenir matériel et le devenir immatériel[19].
Le devenir conditionne la
naissance. Qu’est-ce que la naissance ?
C’est prendre vie, apparaître, se joindre aux
différents groupes d’êtres
doués
de sens, l’apparition des différents
agrégats, l’ouverture d’une porte des
sens. Telle est la naissance.
La naissance conditionne la
vieillesse et la mort. Que sont la
vieillesse et la mort ? La vieillesse, ce sont les cheveux qui
grisonnent,
les dents qui tombent et tout autre phénomène
associé à l’âge, comme perdre
les
facultés de ses sens. Quant à la mort,
c’est la fin, la cassure, la
destruction, l’écoulement du temps
arrivé à son terme, la dispersion des
agrégats, l’abandon du corps, la disparition de la
vie et des facultés des
sens. Telle est la mort.
Mais voilà, il y a un
problème qui rend tout cela difficile à
comprendre à cause du mot
« naître ». Ce mot est
tout à fait commun
mais son sens ne l’est pas. Dans le contexte de paticcasamuppāda, il signifie la
naissance du concept du « je »,
qui n’est qu’une sensation et non pas la naissance
physique d’un bébé hors du
ventre de sa mère. Pour ce qui concerne la naissance
physique, nous ne naissons
qu’une seule fois, point final. Ensuite, par contre, nous
disons que nous
allons renaître maintes et maintes fois et même
plusieurs fois par jour, mais
il s’agit, cette fois, d’une naissance due
à l’attachement — la sensation
d’être quelqu’un ou quelque chose.
Voilà ce que l’on appelle
« naissance »
dans le paticcasamuppāda.
Ayant vécu la naissance
physique, nous nous attachons à l’idée
que
naître ainsi est une souffrance, parce que cette sorte de
naissance comporte
peur et anxiété. Quand nous naissons du ventre
d’une mère, la peur et
l’anxiété
s’étendent à tout ce qui est
lié à la douleur, à la maladie ou
à la mort qui
viendra un jour. En réalité, même si la
douleur, la maladie et la mort sont
encore absents, nous souffrons déjà parce que
nous les considérons comme
nôtres : c’est ma douleur, ma vieillesse,
ma mort. Nous en avons
particulièrement peur quand ils nous apparaissent. Nous
avons toujours peur de
la mort sans même la connaître. Nous
détestons la vieillesse parce que nous
pensons qu’elle va arriver à
« moi ».
Si vous parveniez à vous
libérer du concept du
« je », la
vieillesse, la mort et leur cortège perdraient tout leur
sens. En conséquence,
un tour de la roue de paticcasamuppāda n’est
rien d’autre que la manifestation d’une aberration
qui permet à un type de
souffrance de prendre vie : nous souffrons parce que quelque
chose nous
fait plaisir ou ne nous fait pas plaisir ou parce que nous ne savons
pas si
cela nous fait plaisir ou non. Toute forme d’attachement
entraîne la
souffrance.
Nous en arrivons, à
présent, au point le plus important : la
signification précise des mots utilisés dans le paticcasamuppāda.
Le sens de ces mots
relève du langage de la vérité ultime,
le langage
de ceux qui connaissent le Dhamma, par opposition au langage de la
vérité
relative de ceux qui ignorent le Dhamma. J’ai
déjà souligné cette distinction.
Si nous donnons aux mots du paticcasamuppāda
leur sens ordinaire, il y aura confusion et malentendu. Quand
le Bouddha a
connu l’éveil au pied de l’arbre de
Si on ne comprend pas bien cela, on
risque de croire qu’un cycle de paticcasamuppāda
nécessite deux autres
naissances : l’une quand les
phénomènes physiques et mentaux apparaissent
et une autre dans une vie future. S’il y avait deux
naissances dans la chair,
cela signifierait qu’un seul tour de la roue de paticcasamuppāda devrait
s’étendre sur trois vies —
passée,
présente et future — et, du coup, tout
l’intérêt de cet enseignement du Bouddha
s’éffondrerait lamentablement.
D’ailleurs, je vous ferai remarquer que, bien
que l’on parle de deux autres naissances, il n’est
jamais question de deux
morts !
Dans le langage de
l’interdépendance, les mots bhava
et jāti, qui
signifient « devenir » et
« naissance », ne se
réfèrent pas
à la naissance d’un bébé
mais plutôt à une naissance non
matérielle, due à
l’attachement qui génère le sentiment
d’être un
« moi ». C’est cela
qui est né. Il existe des preuves très claires de
cette interprétation dans le Mahātanhā
Sankhaya Sutta où le Bouddha dit :
« Tout plaisir des sens (nandi),
quel qu’il soit, est
attachement ». Cela signifie que, lorsque la
sensation s’éveille, suite à
un contact sensoriel — que celui-ci soit agréable,
désagréable ou neutre — une
forme de plaisir apparaît. Nous nous délectons
d’une sensation agréable, telle
la sensualité ; nous nous délectons
d’une sensation désagréable, comme la
colère ou la haine ; nous nous délectons
d’une sensation ni agréable ni
désagréable, sous la forme d’une
illusion. Tout cela est effectivement de
l’attachement. Tout plaisir est attachement car il est
à la base de la soif du
désir : dès l’instant
où il y a plaisir, il y a désir.
Le plaisir signifie se
délecter, se réjouir de quelque chose. Nandi est ce type d’attachement
auquel
se réfère le Bouddha. Lorsque nous nous
réjouissons de quelque chose, nous nous
y accrochons obligatoirement, c’est pourquoi nandi
équivaut à l’attachement. Il prend
naissance dans les
sensations. Là où il y a sensation, on trouvera nandi et l’attachement ;
« c’est parce qu’il y a
attachement,
qu’il y a devenir ; parce qu’il y a devenir,
qu’il y a naissance ; parce qu’il
y a naissance, qu’il y a vieillesse et mort, lesquelles sont
souffrance. »
Ceci démontre que le
devenir et la naissance proviennent de la
sensation, de la soif du désir et de
l’attachement. Il n’est pas nécessaire
de
mourir et de renaître pour que
« devenir » et
« naissance »
apparaissent. Ils sont présents ici et maintenant. En
l’espace d’une seule
journée, ils peuvent s’éveiller de
nombreuses fois : à chaque fois qu’une
sensation naît, voilée par l’ignorance,
apparaît une forme ou une autre de
plaisir, lequel est attachement et entraîne le devenir et la
naissance du « je ».
Les mots
« devenir » et
« naissance » font partie
d’un vocabulaire spécifique, le langage de la
vérité absolue. Dans le langage
de la vérité relative, il faut attendre la mort
pour pouvoir renaître — pour
connaître le devenir et la naissance ; nous prenons naissance
dans un corps
puis nous mourons et partons dans un cercueil avant de
renaître. Au contraire,
dans le langage de la vérité ultime, on peut
« renaître » plusieurs
fois en un seul jour : à chaque fois que le concept
du « je »
apparaît, il y a devenir et naissance. En un mois, nous
pouvons vivre ainsi
plusieurs centaines de naissances, plusieurs milliers chaque
année et, dans une
vie physique, il peut y avoir des dizaines ou des centaines de milliers
de
devenirs et de naissances.
Il apparaît
immédiatement que paticcasamuppāda
ne s’intéresse qu’à
« l’ici et
maintenant ». Il ne s’agit pas
d’attendre deux morts pour accomplir un cycle. Bien au
contraire, dès qu’il y a
sensation, désir et attachement, un tour complet de la roue
de l’interdépendance
est effectué, incluant le devenir et la naissance.
L’interdépendance se situe à
chaque instant de notre vie à tous, comme dans
l’exemple de l’étudiant qui a
échoué à son examen ou de la jeune
fille jalouse. Les exemples comme ceux-ci
abondent dans notre vie quotidienne.
Il
nous reste maintenant à démontrer comment
l’ignorance, les
fabrications mentales, la conscience sensorielle, les
phénomènes physiques et
mentaux, les bases des sens et le contact doivent tous être
présents avant que
la sensation soit ressentie. Ce n’est pas très
difficile.
L’intrus, le fauteur
de troubles, c’est la sensation. Or nous savons tous ce que
sont
les sensations
et comment elles naissent à chaque instant. Mais si vous
voulez
mieux les
comprendre, remontez simplement la série des
chaînons de
l’interdépendance. La
sensation naît du contact, le contact vient des bases des
sens
qui se sont
spécialement éveillées à
cette intention.
Les bases des sens apparaissent du
fait des phénomènes physiques et mentaux,
lesquels sont
générés par une conscience
sensorielle spécialement préparée
à cela.
La conscience, elle, a été
éveillée
par des élucubrations mentales soigneusement
mijotées et
ces élucubrations
viennent de l’ignorance qui est à la base de cet
enchaînement de faits. Eliminez
l’ignorance et tout le reste disparaîtra.
A la place, on verra apparaître les mêmes choses
mais sans la souffrance.
C’est l’ignorance qui conditionne les
phénomènes physiques et mentaux, le corps
et l’esprit, les bases des sens, le contact et la sensation,
de telle sorte que
la souffrance apparaît.
Permettez-moi de souligner encore
une fois et de vous faire bien
comprendre la différence entre le langage ordinaire et celui
de la vérité
ultime. Dans le premier, le mot
« naissance » signifie la venue
au
monde d’un bébé, tandis que dans le
dernier il signifie l’apparition d’une
chose qui fonctionne de telle sorte qu’elle engendre la
souffrance, autrement
dit, qui est générée par
l’ignorance. A cet instant précis, tandis que vous
lisez ce texte, aucun phénomène mental ou
physique n’apparaît parce que vous ne
fonctionnez pas en tant que
« je » ou
« mien ». Bien que
vous soyez attentif à votre lecture, vous
n’éprouvez ni désir ni attachement.
Le fait d’être assis à lire
attentivement est un phénomène
matériel dans lequel
n’intervient pas l’interdépendance.
Tout ce qui
précède vous permettra de comprendre que le
langage de paticcasamuppāda est
celui de la vérité
ultime et qu’il a une signification qui lui est propre. Pour
éviter toute
erreur d’interprétation, ne le confondez pas avec
le langage de la vérité
relative en particulier en ce qui concerne le mot
« naissance ».
Je voudrais aussi que vous preniez
conscience d’une chose très
importante : le paticcasamuppādabien
compris est, en fait, une version détaillée des
Quatre
Nobles Vérités.
L’interdépendance,
dans l’ordre de l’apparition, équivaut
aux Nobles
Vérités de la souffrance et
de sa cause. L’interdépendance, dans
l’ordre de la
cessation, équivaut aux
Nobles Vérités de la fin de la souffrance et du
moyen
d’y mettre fin.
La souffrance et le moyen de la
faire cesser sont traités comme
ailleurs, c’est-à-dire en suivant
l’octuple sentier. Paticcasamuppada,
c’est simplement les Quatre Nobles
Vérités
développées dans le détail. Au lieu de
déclarer de but en blanc que le désir
est cause de toute souffrance, le Bouddha analyse les onze
étapes ou conditions
qui y mènent et fait de même pour
l’extinction de la souffrance. Paticcasamuppada
est donc bel et bien
une version détaillée des Quatre Nobles
Vérités.
Nous allons maintenant
étudier de près l’autre explication qui
a été
donnée de paticcasamuppāda,
explication que je considère comme non bouddhique et cause
de malentendus
désolants.
Expliquer paticcasamuppāda
de
sorte que son cycle recouvre trois vies est une erreur. Cela ne
correspond ni à
la lettre ni à l’esprit des écritures
du Canon pāli. Dans le passage cité plus
haut concernant la découverte de paticcasamuppāda
par le Bouddha juste avant son éveil, vous avez pu constater
que le Bouddha
parlait de l’interdépendance sans rien
suggérer entre les lignes.
L’interdépendance
part de l’ignorance et se poursuit
jusqu’à la souffrance sans que rien
n’intervienne au hasard. Y ajouter quoi que ce soit,
c’est la rendre contraire
à son principe même.
Si nous considérons,
à présent, l’interdépendance
selon l’esprit de
l’enseignement, nous constaterons aisément que
l’explication des commentaires
est fausse. En effet, le Bouddha a enseigné
l’interdépendance pour venir à bout
des vues erronées et de l’attachement au soi, aux
êtres et aux personnes. C’est
pourquoi il y a un enchaînement continu de onze conditions
dans lesquelles
n’intervient aucun
« je ».
Or certaines personnes
ré-expliquent cela en disant que paticcasamuppāda
s’étendrait sur trois
vies (naissances) reliées par la même personne.
Les souillures de la vie passée
d’une personne engendreraient des résultats
karmiques qui apparaîtraient à
certains moments de sa vie présente. Il y aurait des
résultats karmiques dans
cette vie qui causeraient de nouvelles souillures dans cette
incarnation et
donneraient naissance à des résultats karmiques
dans une vie future.
Quand on enseigne paticcasamuppāda
de cette façon, il apparaît implicitement
qu’il existe un soi, une âme, une
personne ou un être, bousculé par les vicissitudes
de l’existence, tout comme
dans la vision erronée de Bhikkhu Sati, le fils du
pêcheur. Pourtant le Bouddha
a clairement enseigné l’absence de tout soi
grâce à paticcasamuppāda
; dire que l’interdépendance couvre trois vies,
c’est nier l’enseignement du Bouddha et
répandre la notion de l’existence d’un
soi.
Pour éclaircir ce point,
nous nous basons sur le principe de mahāpadesa
qui consiste à se référer
à
de hautes autorités. Selon ce principe, expliquer paticcasamuppāda en termes de
« soi » est faux puisque le
bouddhisme enseigne qu’il n’y a pas de soi. Si vous
pensez que paticcasamuppāda ne
laisse aucune place
au soi, votre compréhension est correcte mais si vous croyez
qu’il existe un
soi qui s’étend sur trois naissances, votre
compréhension est incorrecte. Le
point de vision juste, c’est qu’un flot continu de
conditions se déroule, du
début jusqu’à la fin, sans
qu’aucun soi n’apparaisse.
J’aimerais aborder un
sujet plus concret, à présent : pourquoi
et
quand l’explication erronée de paticcasamuppāda
est-elle apparue ?
De nos jours, en
Thaïlande, en Birmanie et au Sri Lanka, paticcasamuppāda
est enseigné selon les
commentaires du Visuddhimagga.
Cette
explication selon laquelle un tour de la roue de paticcasamuppāda
doit se dérouler sur trois vies a même
été avalée
comme une couleuvre par des érudits occidentaux. En
réalité, de nos jours, tous
les bouddhistes comprennent l’interdépendance de
cette manière. Ce que je dis
ici risque donc de provoquer des réactions dans le monde
entier parce que
j’essaie de démontrer que
l’interdépendance ne s’étend,
en aucun cas, sur trois
vies. Comment allons-nous donc expliquer l’origine de cette
erreur ? A quand
remonte-t-elle ?
S’il est difficile de
préciser quand tout a commencé, il est, par
contre, aisé de démontrer que cette
interprétation est erronée puisque son
contenu est non seulement contraire aux écritures du Canon
pāli originales,
mais qu’il nie, de plus, la raison d’être
même de paticcasamuppāda,
lequel vise à anéantir le concept du
« je ».
Somdet Sangkharaj Krom Phra Vachirayanawong, du Monastère
Bowoniwat, en
Thaïlande, pensait que la première explication
incorrecte de l’interdépendance
datait d’environ 1000 ans. Lui non plus n’acceptait
pas la version de
Buddhagosa. Il disait que la roue de
l’interdépendance ne pouvait tourner que
sur une seule vie mais, comme il conservait des doutes quant
à l’interprétation
exacte de paticcasamuppāda, il en
est
resté là. Comme lui, je pense que
l’origine de la mauvaise interprétation de paticcasamuppāda remonte à
très loin,
peut-être même plus loin, à 1500 ans en
arrière, au moment de la parution du Visuddhimagga.
Dans un passage du Visuddhimagga
que je vous citerai plus loin, Buddhagosa prétend que
l’interprétation qu’il y
donne de paticcasamuppāda avait
déjà
été retenue avant qu’il ne la mette par
écrit. Donc, si Buddhagosa a écrit son
livre il y a 1500 ans, nous pouvons penser que l’explication
qu’il transmet
était déjà répandue il y a
plus de 1500 ans. Je pense, en fait, qu’elle a
commencé à se faire entendre peu de temps
après le Troisième Concile qui s’est
tenu en 300 av. JC., auquel cas l’erreur remonterait
à 2200 ans et non pas seulement
à 1000 ans, comme l’a dit le sangharaja.
Si vous voulez dater ce fait plus
précisément, vous devrez faire des
recherches archéologiques qui risquent
d’être difficiles. Mais nous devons
maintenant nous demander pourquoi une explication erronée
est apparue à un
certain moment dans le passé. Pourquoi
l’enseignement du Bouddha sur
l’interdépendance
a-t-il été modifié pour
développer une théorie selon laquelle trois vies
seraient nécessaires à un enchaînement
complet de la roue des causes et
effets ?
Selon moi, ce contresens peut
très bien avoir été fait
inconsciemment.
L’ignorance ou une mauvaise compréhension des
textes originaux, peut avoir
poussé les gens à émettre des
spéculations sur le sens de la doctrine, sans
vouloir, intentionnellement, la distordre. Comme nous l’avons
dit, le Bouddha
lui-même a déclaré que
l’interdépendance était l’une
de ses doctrines les plus
profondes et les plus complexes. Ainsi, vers l’an 300 ou 400
av. J.C., les gens
n’ont peut-être plus compris
l’enseignement originel. Leur façon de concevoir
les choses a commencé à diverger
jusqu’au moment où elle a
reflété l’exact
opposé du sens premier de la doctrine. Dans ce cas, ce
pourrait être
l’ignorance et non une mauvaise intention qui serait
à l’origine de
l’interprétation erronée.
Nous pouvons aussi
considérer les choses d’un autre point de vue. Y
aurait-il eu une volonté
délibérée de détruire le
bouddhisme en son
essence même ? Certains bouddhistes se sont-ils sciemment
retournés contre les
enseignements originels et ont-ils
délibérément mal expliqué
l’interdépendance,
principe de base du bouddhisme ? Ces gens-là
l’auraient-ils expliqué en
termes d’éternalisme hindou ou
brahmanisme ? N’oublions pas qu’il est
absolument impossible, pour un bouddhiste, de croire qu’il
existe un « soi »,
une âme ou un atman.
Si quelqu’un avait choisi, en toute conscience,
d’interpréter
l’interdépendance —
cœur du bouddhisme — comme
s’étalant sur
trois vies, cette personne aurait effectivement
œuvré
à détruire le bouddhisme.
Si une telle personne, ou un tel
groupe de personnes mal intentionnées,
a réellement existé, cela signifierait que
l’on a prétendu expliquer paticcasamuppāda
en l’interprétant de
telle façon qu’apparaisse la
possibilité de l’existence d’une
âme dans le bouddhisme.
Ainsi, le brahmanisme aurait pu, indirectement, faire
disparaître le bouddhisme
à la vitesse de l’éclair. Bien
sûr, je ne fais là que spéculer de
manière
négative.
Il se peut aussi qu’un
enseignant superficiel et peu instruit ait
essayé d’expliquer une doctrine qu’il ne
comprenait pas lui-même. De toutes
façons, qu’il y ait eu mauvaise intention ou pas,
le résultat est le même.
Savez-vous pourquoi le bouddhisme a
disparu de l’Inde ? Tout le
monde avance des raisons différentes, comme par exemple, que
la religion a été
éradiquée par des armées
étrangères. Pour ma part, je crois que le
bouddhisme a
disparu de l’Inde parce que ses fidèles ont
commencé à mal interpréter ses
principes fondamentaux et, notamment, à expliquer paticcasamuppāda —
l’un des fondements du bouddhisme — comme une
forme de l’existence d’un soi. Voilà ce
qui, pour moi, est la raison de facto
de la disparition du bouddhisme
en Inde : il est simplement devenu un
dérivé de l’hindouisme.
L’explication
erronée est probablement née de semblables
circonstances.
Que l’intention ait été de nuire ou
pas, c’est ce qui est le plus difficile à
déterminer. Il est certain que le brahmanisme
était l’ennemi du bouddhisme et
voulait l’assimiler, c’est pourquoi il
n’est pas impossible que certains aient
essayé de le détruire à la racine
— et je ne dis pas cela pour médire du
brahmanisme.
Il est bien évident que le bouddhisme n’a rien
d’éternaliste. Il n’y est nulle
part fait mention d’êtres, d’individus ou
de soi. Il n’y a pas de
« personne »
qui tourne dans la roue des naissances et des morts. Le bouddhisme ne
dit rien
de tel et pourtant, voilà qu’à travers
l’explication erronée de paticcasamuppāda,
il se trouve un être,
une personne dont le cycle d’interdépendance est
censé se dérouler sur trois
vies. Cette interprétation a sonné le glas du
bouddhisme en Inde.
Avant la parution du Visuddhimagga
dans les années 500 apr. J.C., il n’y a aucune
trace écrite de l’interprétation
qu’en donne Bouddhagosa, avec ses trois vies et sa
« conscience de
renaissance ». La conscience de renaissance serait
le début d’un nouveau
devenir avec des résultats (vipāka) ; ensuite les souillures
engendreraient un devenir plus lointain.
Si vous souhaitez trouver des
traces antérieures à cela, vous pouvez
remonter au Troisième Concile. A cette occasion, certains
« faux »
moines, aux intentions clairement déclarées,
furent exclus de la communauté
bouddhiste. Par contre d’autres, qui
n’exprimèrent pas ouvertement leur
façon
de voir, ont très bien pu échapper au processus
de filtrage qui eut lieu alors.
En effet, il fut demandé à tous les moines
d’expliquer leur vision du
Bouddha-Dhamma. Dans leur réponse, ils se devaient
d’analyser la vie selon paticca-samuppana-dhamma,
les agrégats,
les éléments et les bases des sens. Si jamais ils
mentionnaient l’existence
d’un soi qui passerait par les tribulations de naissances et
de morts répétées
— comme le fit Bhikkhu Sati, le fils du pêcheur
— on considérait que leur
vision des choses était erronée et on leur
demandait de quitter la communauté.
Cela signifie
qu’à l’époque du
troisième concile, il y a 2200 ans, il
existait déjà des graines de vues
éternalistes et que certains moines étaient
admis dans la communauté sans qu’on
s’aperçoive de leurs vues subversives.
Cette situation peut, à elle seule, avoir
engendré, à l’intérieur
même de la
communauté bouddhiste, l’explication
erronée de paticcasamuppāda.
Même s’il a été
demandé à
certains de ces moines
de quitter la communauté, il est probable que
d’autres y
sont demeurés et
ainsi, aussi bien à l’intérieur
qu’à
l’extérieur de la communauté, la notion
de
« soi » a commencé
à se
répandre.
Pour conclure, disons
qu’il n’est pas facile de déterminer si
les bases
du Dhamma étaient encore pures avant le Troisième
Concile, en 300 av. J.C.,
mais il est clair qu’ensuite, il fut souillé par
la croyance en un soi. Un
« dhamma »
erroné apparut alors et, comme vous le savez, le bouddhisme
a disparu de
l’Inde. Pourquoi, par exemple, la religion des Jains
— ces ascètes nus —
appelée Saina, n’a-t-elle pas disparu de
l’Inde ? Tout simplement parce
qu’elle n’a jamais changé le moindre de
ses principes fondamentaux. Le bouddhisme,
lui, a changé ses principes fondamentaux au fils des ans
— de la non-existence
d’un soi à l’existence d’un
soi — et il a disparu. Il a disparu automatiquement
à ce moment précis. Dès que le concept
d’un soi a pénétré le
bouddhisme, il a
disparu de l’Inde. Voilà le résultat de
paticcasamuppāda
lorsqu’il est mal interprété et la
preuve écrite nous en vient du Visuddhimagga.
Dans ce chapitre, je me suis
contenté d’évoquer
l’époque où paticcasamuppāda
a commencé à être
interprété dans un sens contraire aux
enseignements du Bouddha. Tâchons, à
présent, de voir pourquoi.
La
raison « innocente » que
l’on peut avancer
pour expliquer
l’erreur d’interprétation de la
théorie de
l’interdépendance, c’est que cette
notion est apparue du fait de l’ignorance et du manque
d’érudition. L’erreur a
pu être engendrée par la non connaissance du
langage de la
vérité ultime. Ce
qui avait été bien
interprété en termes de
vérité ultime a pu céder le pas
à
une interprétation erronée en termes de
vérité relative. Dès que le langage de
la vérité relative a été
utilisé
pour expliquer paticcasamuppāda, la
notion d’éternalisme a automatiquement fait
son apparition. C’est pourquoi il est extrêmement
important que nous
comprenions des notions telles que
« personne » et
« phénomènes
physiques et mentaux » dans les deux langages,
c’est-à-dire aussi bien en
termes de vérité relative que de
vérité ultime
Dans le langage de la vérité relative, celui de tous les jours, nous disons tous que nous sommes une « personne ». Par contre, dans le langage de la vérité ultime, nous sommes un « phénomène physique et mental » ou un « corps-esprit ». En fait, que vous vous appeliez « personne » ou « corps-esprit » ne fait pas grande différence ; l’intérêt est de savoir combien de fois cette personne ou ce corps-esprit apparaît et comment. Si vous vous posez ces questions, vous trouverez trois nivaux de réponse :
(1)
Selon le langage de l’Abhidhamma , les
phénomènes
physiques et mentaux apparaissent et disparaissent à chacune
de nos pensées. Il
s’agit là d’un niveau
d’explication que peu de gens connaissent et qu’il
n’est
pas indispensable de savoir. Il est dit que nos
phénomènes physiques et mentaux
(notre corps-esprit) apparaissent et disparaissent à chacune
de nos pensées ;
le désir naît parce l’esprit
apparaît, se maintient puis disparaît en
l’espace
de ce que l’on appelle le bhavanga-citta.[20]
Un
cycle d’une apparition-durée-disparition
s’appelle un instant de pensée et est
plus rapide qu’un battement de cils. C’est
pourquoi, selon cet enseignement, il
est dit que les phénomènes physiques et mentaux
ou la « personne »
apparaissent, existent et disparaissent à chacune de nos
pensées, très
rapidement, un nombre incalculable de fois.
L’une des explications est que les phénomènes physiques et mentaux (« la personne ») apparaissent et disparaissent avec chaque pensée. Cela ressemble à la fréquence rapide d’un courant électrique. Quand le courant circule dans un circuit ininterrompu, il y a une impulsion électrique. Ces impulsions peuvent se produire par milliers chaque minute, se succédant si rapidement qu’il est impossible de les distinguer, si rapidement que l’ampoule brille constamment, sans vaciller. Un instant de pensée est tout aussi rapide et quand plusieurs se succèdent, nous perdons conscience de l’apparition et de la disparition de chacun. Seule une étude psychologique poussée peut nous montrer que les phénomènes physiques et mentaux ou la « personne » apparaissent et disparaissent en une succession rapide et rapprochée à chacune de nos pensées ; plus rapide, en fait, que la fréquence du courant électrique.
Mais ce type d’apparition et de disparition n’est pas celui dont il est question dans paticcasamuppāda. Ces phénomènes ne sont que des mécanismes purement mentaux. Cette connaissance apportée par l’Abhidhamma est superflue et n’a pas de rapport avec l’interdépendance. Le terme employé ici pour parler de l’apparition ou naissance n’est pas jāti mais uppada, ce qui signifie « genèse (ou début) de l’existence ». Les termes exacts sont uppada, thiti, bhanga — genèse, stabilité, cessation ; ou apparition, existence, disparition. Uppada signifie apparaître, ce qui est similaire mais pas identique à jāti ou naissance.
Voilà l’un des sens que l’on peut donner aux phénomènes physiques et mentaux : ils apparaissent, durent et disparaissent en succession si rapide et si rapprochée que nous ne pouvons en distinguer les différents éléments.
(2)
Selon le langage de la
vérité relative, le sens normal, ordinaire, que
l’on peut donner aux phénomènes
physiques et mentaux est qu’ils apparaissent à la
naissance du bébé et
disparaissent dans le cercueil au moment de la mort.
L’existence peut durer
jusqu’à quatre-vingts ou cent ans, au cours
desquels il n’y aura qu’une seule
apparition ou naissance et une seule disparition ou mort. Dans ce cas,
l’apparition et la disparition, les mots
« naître » et
« mourir »,
ne sont utilisés qu’une seule fois en
l’espace de quatre-vingts ou cent ans.
Les phénomènes physiques et mentaux —
ou la « personne » —
existent
pendant quatre-vingts ou cent ans, entre la naissance et la mort.
Selon l’Abhidhamma,
une personne naît et meurt
si rapidement et si souvent qu’il est impossible
d’en tenir le compte, tandis
que dans le langage ordinaire c’est tellement plus lent que
les apparitions et
disparitions peuvent facilement être comptées. Ces
deux langages reflètent des
extrêmes.
(3)
Il existe un troisième
sens
qui se situe entre les deux et qui est
révélé dans le paticcasamuppāda.
C’est celui qui nous intéresse ici. Dans le
langage de l’interdépendance, le fait de
naître et de mourir signifie
l’apparition d’un certain type de sensations,
suivie de l’apparition de la soif
du désir, de l’attachement, du devenir puis de la
naissance. Il est possible de
compter et d’observer ce type d’apparitions et de
disparitions. Quand le
concept du « je »
apparaît dans notre esprit, il y a un devenir, une
naissance. C’est quelque chose que nous pouvons constater.
Avec une certaine
vigilance, nous pouvons même compter combien de fois le
concept du « je »
a pu apparaître en une seule journée et poursuivre
cette observation le
lendemain et le surlendemain. Vus sous cet angle, les
phénomènes physiques et
mentaux ne se succèdent pas assez rapidement pour
échapper à notre vigilance.
Ils ne signifient pas non plus simplement la naissance d’un
corps physique et
sa mort mais plutôt la naissance et la mort de
phénomènes physiques et mentaux
— d’une personne dans le sens de
« moi » et
« mien » —
conditionnés, à chaque fois, par
l’ignorance.
Ce type de phénomènes physiques et mentaux naît de l’ignorance, laquelle engendre l’attachement au « moi » et au « mien », de telle sorte que la souffrance apparaît. C’est ce que l’on appelle une naissance (ou apparition) et une disparition. Nous pouvons constater cela tout autour de nous, de nombreuses fois chaque jour, comme le montrent les exemples que je vous ai donnés. C’est pourquoi j’insiste pour que vous compreniez que les mots « naissance » et « disparition », dans le contexte de l’interdépendance, ont une signification particulière — il s’agit de la naissance et de la disparition du concept du « je ». A ne pas confondre avec le sens exagéré que leur donne l’Abhidhamma ni avec le sens ordinaire qui veut que la naissance soit le fait de sortir du ventre d’une mère, et la mort le fait d’entrer dans un cercueil. Il est certain qu’il sera impossible de comprendre l’interdépendance tant qu’il y aura confusion entre ces trois langages. L’interdépendance ne se réfère qu’à celui de la voie du milieu : la naissance et la mort ne se succèdent pas si rapidement qu’elles ne puissent être comptées et ne sont pas si distantes non plus qu’il faille une vie entière pour les rencontrer. L’interdépendance se réfère à la naissance et à la mort de l’attachement au concept du « je », à chaque fois que celui-ci surgit. Cela signifie, en outre, comprendre l’apparition et la disparition en termes de paticca-samuppana-dhamma : il ne s’agit que d’un enchaînement de phénomènes naturels, interdépendants, apparaissant puis disparaissant. C’est parce qu’il y a une certaine chose, qu’une autre chose apparaît. C’est parce qu’il y a quelque chose, que quelque chose d’autre disparaît.
Toute personne est simplement un paticca-samuppana-dhamma éphémère, qui naît puis meurt dans une situation donnée. Ne lui permettez pas de devenir un ego, un soi ou un atman. C’est simplement quelque chose qui dépend naturellement d’une autre chose, qui apparaît puis disparaît. Si vous voulez appeler cela « une personne », faites-le. Vous pouvez aussi l’appeler « phénomènes physiques et mentaux » ou « corps et esprit » apparaissant simultanément à un moment donné. Ce n’est qu’un paticca-samuppana-dhammamais cela peut devenir une « personne » du fait de l’ignorance, du désir et de l’attachement qui donnent naissance au concept du « je ». Nous devons venir à bout de ce type de « personne » pour venir à bout de la souffrance. Le Bouddha a enseigné l’interdépendance pour nous protéger de l’apparition de cette sorte de « personne » et de la souffrance qui s’y attache. Voilà ce que signifient les mots « naître » et « mourir » selon le langage de l’interdépendance.
(4) Pour finir, je mentionnerai encore un autre sens que l’on peut donner à ces mots, dans le contexte de la pure matière, celle que nous ne croyons capable d’aucune pensée ni d’aucun sentiment. On peut parler, par exemple, de la naissance et de la mort de l’herbe. Il s’agit là de tout autre chose, sans lien avec l’ignorance ou l’attachement. L’herbe vit, naît et meurt mais n’est aucunement concernée par l’ignorance, le désir ou l’attachement.
Ne confondez pas tous ces différents sens. L’apparition et la disparition de l’herbe est encore un autre type de naissance et de mort. Il nous suffit de connaître le sens que donne l’interdépendance à ces mots : naissance et mort d’une « personne », dans le sens d’un ensemble de phénomènes physiques et mentaux. Si nous étudions tous les autres sens, c’est seulement pour mieux les distinguer les uns des autres. Quoi qu’il en soit, soyez assurés que l’interdépendance du Bouddha, dans les écritures originelles, ne se subdivise pas en trois vies. C’est un enchaînement de faits qui peut se produire au quotidien et de nombreuses fois par jour.
Il est impossible de dire qui, pour la première fois, a expliqué l’interdépendance comme un cycle se déroulant sur trois vies, ni quand cette théorie est apparue. Le Visuddhimagga est le premier écrit à la mentionner, mais il est certain que la cause première a dû précéder ce livre. Si vous vous intéressez aux détails de cette théorie, vous pourrez les trouver dans les livres des écoles qui enseignent cette version du Dhamma ou directement dans le Visuddhimagga. Vous découvrirez là que l’interdépendance est expliquée de telle façon qu’un cycle complet doive s’étaler sur trois vies. En général, il est dit que l’ignorance et les formations mentales sont les causes enfouies dans une vie passée ; que la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux, les bases des sens, le contact et la sensation sont les résultats apparaissant dans la vie présente ; que la soif du désir, l’attachement et cette part du devenir qui est karmiquement active sont les causes présentes de la vie présente ; et, enfin, que cette part du devenir qui est genèse (uppada), de même que la naissance, la vieillesse et la mort sont les résultats futurs qui apparaîtront à l’occasion d’une prochaine vie.
Nous constatons que les onze conditions sont divisées comme suit : les deux premières dans la vie passée, les huit suivantes dans le présent et les deux dernières dans une vie future, en tant que résultats. Il se trouve, en outre, trois points de connexion ou liens appelés sandhi (union) : l’un entre le passé et la vie actuelle ; un second au milieu de la vie actuelle, entre les conditions qui sont des causes et celles qui sont des effets ; et un dernier entre la vie présente et la vie future. Bizarrement, en conjonction avec ces trois vies, Buddhagosa utilise le mot attha qui signifie « temps lointain ». Ainsi, il est question d’une « lointaine vie passée », d’une « lointaine vie présente » et d’une « lointaine vie future », ce qui n’est pas en accord avec le Canon pāli. Celui-ci ne mentionne jamais de présent attha, bien qu’elles parlent, en effet, de lointaines vies passées et de lointaines vies futures ; cependant le présent n’a jamais était qualifié de « lointain ». De nos jours, on traduit le mot attha par « temps » et on l’applique aux trois temps du passé, du présent et du futur.
Selon cette théorie, les onze conditions sont divisées en termes de souillures (kilesa), d’actions (karma) et de résultats (vipaka). L’ignorance représente les souillures du passé et les formations mentales sont le karma passé. La conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux, les bases des sens, le contact et la sensation sont tous des résultats dans la vie présente, tandis que la soif du désir et l’attachement en sont les souillures. La part du devenir qui est karmique est le karma de la vie actuelle qui va donner naissance à la suivante, tandis que la part du devenir qui est genèse, naissance et vieillesse est le résultat qui apparaîtra dans une naissance future. C’est ainsi que l’on explique les naissances passées, présentes et à venir. Voilà la version de l’interdépendance dans laquelle l’enchaînement d’un cycle complet de causes et effets s’étale sur trois vies. Réfléchissez-y.
A ce propos, Somdet Pra Sangkharaj Chao Krom Phra Vachirayanawong était persuadé que paticcasamuppāda avait été mal enseigné pendant 1000 ans. Il pensait bien que le cycle ne devait recouvrir qu’une seule vie mais n’était pas, lui-même, sûr de pouvoir interpréter correctement la doctrine. Quant à moi, je me comporte peut-être en enfant têtu, mais je maintiens qu’il faut s’en tenir à la version pāli où il est dit qu’un cycle d’activité mentale, dans la roue de l’interdépendance, est aussi rapide que l’éclair. Quand ce cycle apparaît du fait de l’ignorance, il devient un enchaînement de causes et d’effets. C’est pourquoi il peut apparaître de très nombreuses fois en une seule journée.
Dire qu’un cycle d’interdépendance s’étale sur trois vies est une erreur : d’une part, parce que c’est contraire aux paroles du Bouddha et des suttas dans leur version première en pāli ; d’autre part, parce que cela introduit la notion de soi ou atman, ce qui est de l’éternalisme et pas du bouddhisme ; et enfin, plus grave que tout, parce que cela fait d’un enseignement extrêmement précieux une théorie totalement inutile.
Dire qu’un cycle d’interdépendance s’étale sur trois vies est totalement inutile et impraticable puisque la cause est dans une autre vie et les résultats dans cette vie-ci. Comment une situation pourrait-elle être rectifiée ? Lorsque la cause dans une vie donne des résultats dans une autre vie, comment cela pourrait-il être utile à qui que ce soit, excepté aux éternalistes qui se contentent de rêver de la pratique ? Sans compter que cette interprétation sur trois vies ne peut être constatée par soi-même, n’est pas immédiate et ne peut être expérimentée directement. Elle doit, par conséquent, selon les trois critères du Bouddha, être considérée comme erronée. Elle ne sert strictement à rien, il est impossible de la mettre en pratique puisqu’elle introduit les concepts éternalistes d’une âme ou d’un soi contraires au bouddhisme. Finissons-en donc avec elle ! Revenons au texte pāli qui est correct dans la lettre comme dans l’esprit.
A présent, comme je l’ai annoncé plus haut, j’aimerais aborder la question de Buddhagosa. Pratiquement tous les bouddhistes croient que c’était un arahat, un être réalisé. Je n’ai aucune opinion personnelle sur le sujet, je me contente d’étudier ce qu’il a fait et ce qu’il a dit. Je pars du principe que ce qui est bénéfique est correct et ce qui n’est d’aucun bénéfice est incorrect. Vous constaterez par vous-même que, dans l’ensemble, Buddhagosa est un homme de grand savoir et que ses écrits sont très enrichissants. Il a expliqué des dizaines et des centaines de choses pour le plus grand bénéfice de tous. Par contre, je ne suis pas du tout d’accord avec lui pour ce qui concerne l’interdépendance, du fait qu’il en parle en termes d’âme et que, par là même, il en fait une doctrine brahmanique.
Je n’ai pas entière confiance en Buddhagosa parce que je suis en désaccord avec lui sur plusieurs points. Je respecte son point de vue dans quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze pour cent des cas. Mais il en reste quelques-uns avec lesquels je ne suis pas du tout d’accord, dont paticcasamuppāda. Or, même si l’interdépendance ne représente qu’un seul sujet, il s’agit, de loin, du plus important.
L’interdépendance est un sujet difficile, abstrait et très profond, tout le monde est d’accord sur ce point. D’ailleurs, de manière tout à fait inhabituelle pour lui, Buddhagosa s’est montré extrêmement humble et prudent en abordant le question. Lorsqu’il écrit sur d’autres sujets, son expression ressemble à des rugissements de lion. A chaque explication donnée, dans chaque livre, à chaque conférence, il s’exprime avec la force et la confiance d’un lion courageux. Par contre, quand il aborde la question de l’interdépendance, il change totalement d’attitude, s’exprime humblement, révélant ainsi ses propres doutes. Il refuse, de toute évidence, de porter la responsabilité d’une possible erreur d’interprétation. Ses paroles d’humilité sont très joliment écrites et je vais vous les citer.
« Il est très difficile d’expliquer la signification (l’essence) de l’interdépendance, conformément au proverbe des anciens maîtres disant qu’il y a quatre Dhamma : la vérité, l’être, la renaissance et la conditionnalité ou interdépendance. Ce sont des choses difficiles, aussi bien à comprendre, qu’à discuter et à transmettre. J’ai bien étudié cette question et je peux dire que l’interdépendance n’est pas facile à interpréter, sauf peut-être pour quelqu’un de bien versé dans les écritures et la pratique. Aujourd’hui, je m’apprête à expliquer les mécanismes de l’interdépendance, mais je ne peux garantir que j’irai jusqu’au bout de son essence car cette théorie est aussi insondable que l’océan. Notre vie sainte (la religion) a différentes significations qui peuvent être expliquées de différentes façons et de différents points de vue, y compris la version des tous premiers maîtres qui nous est encore disponible. Pour ces deux raisons, je vais vous proposer une interprétation qui se veut très vaste. Soyez donc attentifs. »
Voilà comment Buddhagosa se dégage de toute responsabilité avant d’aborder la question de l’interdépendance. Pour tout autre point dogmatique, il s’engage bravement dans ses explications, avec un cœur de lion et sans abdiquer aucune responsabilité. Mais quand il s’agit de l’interdépendance, tout en reconnaissant que c’est un sujet difficile, il se permet d’avancer une interprétation sous prétexte que, puisque le bouddhisme peut être différemment expliqué selon le point de vue, il se doit d’offrir au moins un point de vue en guise d’explication. D’autres maîtres avaient déjà proposé des interprétations de cette doctrine dont il aurait pu se contenter mais il est, malgré tout, incertain quant aux explications qu’il donne. Il ne se sent pas capable de sonder les profondeurs de l’océan. Comme le vaste océan, paticcasamuppāda est si profond qu’il nous est impossible d’envoyer une sonde tout au fond. En conséquence, même s’il offre une explication abondante et finement détaillée, il ne garantit absolument pas avoir atteint le fond de l’océan.
Buddhagosa a donc admis que paticcasamuppādaétait un sujet extrêmement complexe et qu’il n’était pas sûr d’avoir touché le cœur du problème. Il avait plusieurs explications plus anciennes à sa disposition et il se peut qu’il ait choisi d’en reprendre une qui l’attirait pour la développer. Cette explication prit l’aspect d’un cycle se déroulant sur trois vies du fait de « la conscience de renaissance » du passé qui s’incarne au présent et qui, à partir de là, se poursuit dans une vie future. Ce début d’explication de l’interdépendance recouvrant trois vies a été renforcé, clarifié et accentué par ceux qui ont ensuite accepté la version de Buddhagosa.
Cette interprétation soulève pourtant un problème : lorsque, dans la vie présente, les « souillures » qui obscurcissent l’esprit (kilesa) et le karma (l’ignorance et les fabrications mentales, par exemple) engendrent des résultats qui ne seront visibles que dans une lointaine vie future, c’est comme s’il n’y avait aucun résultat karmique du tout dans notre vie présente où l’action a été accomplie. Autrement dit, nous n’avons aucune occasion de voir les résultats de notre karma dans cette vie. La personne responsable de souillures ou d’actions négatives ne sera pas là pour voir les effets de son karma. Elle devra attendre une prochaine vie.
Si Buddhagosa avait utilisé le mot « jāti » (naissance) tel qu’il est compris dans le langage de la vérité ultime, comme je l’ai moi-même fait plus haut, on verrait que des résultats rapidement perceptibles peuvent apparaître tous les jours, suite à nos actions ; ce serait intemporel, immédiat et vérifiable par soi-même — selon les critères de vérité du Bouddha. Affirmer que les souillures et le karma d’une vie passée se manifestent dans la vie présente, tellement plus tard, est impossible. Quant à dire que c’est la même personne qui existe pendant un cycle de trois vies, cela devient de l’éternalisme, une vue extrême (anta-gahika-ditthi). C’est donc contraire aux enseignements du Bouddha qui a présenté paticcasamuppāda dans le but même d’éliminer les doctrines éternalistes et les points de vue extrêmes.
Le plus grave, dans cette façon erronée de voir les choses, c’est qu’elle ne laisse aucune liberté de maîtriser les souillures ou le karma, du fait qu’ils se situent dans des vies différentes. Cette vie ne serait qu’un résultat, nous ne serions que des résultats, nous serions assis là en tant que résultats. Pendant ce temps, la cause de ce résultat — le karma et les souillures — serait dans une autre vie, notre vie précédente, tandis que le karma et les souillures engendrés dans cette vie ne se manifesteraient que dans une lointaine vie future. Nous n’apprendrions donc rien de nos actions. C’est ce que l’on appelle l’absence de liberté de recevoir les résultats immédiatement visibles de nos actions. Quand on explique paticcasamuppāda de cette manière, il semble que nous soyons condamnés, dans cette existence, à ne rien pouvoir faire et à ne rien pouvoir apprendre, les résultats de nos actions de cette vie n’apparaissant que dans la prochaine. Quelle satisfaction peut-on tirer de cela ?
Cette façon de voir est en contradiction avec le principe de savakha-dhamma savakhato bhagavata dhammo — « le dhamma bien enseigné par le Parfait » — qui est sanditthiko : qui donne des résultats, akaliko : immédiat, ehipassiko : qui incite à l’investigation et paccattam veditabbo : que chacun peut expérimenter directement par lui- même.
Selon tous ces points de vue, l’interprétation de Buddhagosa est fausse L’erreur vient de la mauvaise interprétation du mot « jāti », comme si cette « naissance » devait s’étaler sur trois vies pour le déroulement d’un cycle complet d’interdépendance. Ne l’oubliez surtout pas : un abus de langage peut causer de graves erreurs et beaucoup de confusion.
Je vais maintenant critiquer Buddhagosa d’un point de vue plus personnel. Non que je veuille l’insulter, le diffamer ou l’avilir de mes propos. Je souhaite simplement étudier son histoire personnelle et voir si l’on peut y trouver une explication à l’interprétation qu’il a donnée de paticcasamuppāda.
Voici donc quelques éléments de sa vie. Buddhagosa est né dans une famille de brahmanes, tout son environnement baignait dans le brahmanisme. Comme tous les brahmanes, il a étudié les trois Védas. Son esprit était celui d’un brahmane mais, plus tard, il s’est fait ordonner moine bouddhiste. Depuis plus de 1000 ans beaucoup le considèrent comme un arahat. Les archéologues croient que c’était un Mon, c’est-à-dire qu’il est né dans le sud de l’Inde et non pas à Magadha, le « pays du milieu » où le Bouddha a vécu et enseigné, comme le disent les commentaires. D’un point de vue ethnique, il était brahmane, puis il est devenu un arahat bouddhiste. S’il a pu, un jour, interpréter la théorie bouddhique de l’interdépendance comme une forme de brahmanisme, il est naturel de penser qu’il s’est montré superficiel et oublieux des bases même du bouddhisme, ce qui ne fait pas de lui un arahat. Je me contente là d’exposer un point de vue pour ceux qui voudraient bien le prendre en considération.
Comme je l’ai dit plus haut, il y a d’autres sujets qui posent problème dans le Visuddhimagga de Buddhagosa. Outre la question de l’interdépendance que nous avons déjà longuement traitée, il existe d’autres éléments du bouddhisme qui, entre ses mains, sont devenus du brahmanisme. Je pense, notamment, à la question du « monde » et à l’explication qu’il donne de la vertu du Bouddha qui consiste à « connaître tous les mondes » : lokavidu. Lorsque Buddhagosa décrit cette vertu, il le fait à la manière des brahmanes qui l’ont précédé.
Mais voyons d’abord la définition du monde selon le Bouddha lui-même : « Le monde, la cause du monde, la cessation du monde et la voie qui mène à la cessation du monde ont tous été déclarés par le Tathagata comme apparaissant à l’intérieur du corps vivant, au moyen de la perception et de l’esprit. »
Ce qui signifie qu’à l’intérieur même du corps apparaissent à la fois le corps, sa cause, sa cessation et les moyens de sa cessation. Autrement dit, l’ensemble de la vie « sainte » ou spirituelle se situe dans l’espace du corps — d’un corps vivant, pas d’un cadavre. Tout ceci apparaît dans un corps vivant et sentant. Quand on dit du Bouddha qu’il « connaît tous les mondes », il s’agit donc de ce monde-là. D’ailleurs, nous y retrouvons les Quatre Nobles Vérités : le monde, sa cause, sa cessation et la voie qui mène à sa cessation.
Mais Buddhagosa n’a pas expliqué ainsi la capacité du Bouddha à connaître tous les mondes. Selon moi, il ne l’a pas expliquée à la manière bouddhiste. Il a expliqué le monde matériel (l’espace), exactement comme dans l’histoire des « Trois Mondes de Pra Ruang »[21] qui nous vient des croyances des brahmanes concernant la circonférence du monde, sa largeur, sa longueur, la taille de l’univers, l’épaisseur de la terre, de l’eau et de l’air, la hauteur du mont Sumeru et des montagnes qui l’entourent, la hauteur de l’Himalaya et celle de l’arbre de Jambu, les caractéristiques des sept arbres du monde, la taille du soleil, de la lune et des trois autres continents, etc. Ceci n’a absolument rien à voir avec le bouddhisme. Décrire ainsi le monde en parlant de la qualité du Bouddha qui consiste à connaître tous les mondes — ce qui revient à dire que le Bouddha connaissait toutes ces choses, tous ces chiffres, etc. — est tout simplement inimaginable pour moi. Réfléchissez un instant. Une telle explication du monde est du pur brahmanisme, elle vient directement des hindous, de bien avant l’époque du Bouddha.
Lorsqu’il parle des êtres du monde, Buddhagosa dit qu’ils ont tous des qualités différentes. Certains ont beaucoup de poussière dans les yeux, tandis que d’autres en ont peu. Certains ont l’esprit vif et d’autres moins. Certains apprennent vite et d’autres pas. Certains sont vertueux et pas d’autres. Il n’est fait aucune mention du monde des Quatre Nobles Vérités.
Quand il explique le monde des formations (sankhārā), il dit que le Bouddha connaissait les phénomènes physiques et mentaux, la sensation, les nourritures, l’attachement, les bases des sens, les états de conscience, les huit conditions de ce monde, les neuf résidences des êtres, les dix bases des sens, les douze bases des sens et les dix-huit éléments. Là encore, nous ne trouvons aucune explication des Quatre Nobles Vérités qui sont, pourtant, une explication complète du monde.
Toutes ces raisons me font penser que l’explication de Buddhagosa concernant la vertu de lokavidū du Bouddha n’est que du verbiage intellectuel hindou. Ce qui est expliqué dans le sens bouddhiste se retrouve dilué et plus du tout en accord avec les quatre aspects du monde comme en a souvent parlé le Bouddha : le monde, la cause du monde, la cessation du monde et les moyens qui permettent cette cessation, tous ces éléments se retrouvant à l’intérieur d’un corps humain vivant doté de qualités de perception et d’un esprit. Le cœur du problème c’est que, quand Buddhagosa l’explique à sa manière, ce n’est plus du bouddhisme.
En fait, c’est la théorie de l’interdépendance qui explique le monde, sa cause, sa cessation et les moyens de cette cessation ; et tout cela, à l’intérieur même de notre corps, ce qui revient à dire que le cycle d’interdépendance, dans le sens de l’apparition comme dans le sens de la disparition, se déroule complètement, en toute personne dont le corps est en vie. Cela exclut, dans tous les cas, l’existence d’une âme, d’un soi ou d’une quelconque personne.
D’autres points encore ont été source de confusion, comme, par exemple, les quatre sortes de vertus morales sous forme de purification (catu parisuddhisila). Ces quatre sortes de vertus morales n’apparaissent nulle part ailleurs que dans le Visuddhimagga de Buddhagosa. Il a prétendu que la modération des sens était un précepte moral — ce qui a rendu la vie dure aux pratiquants — et, pour aggraver les choses, il a ajouté le précepte de la purification des moyens d’existence. Ensuite, il a fait des quatre nécessités — les vêtements, la nourriture, le logement et les remèdes — un autre précepte moral. Tout ceci n’a fait que créer une masse de confusion autour de la question de la vertu morale. C’est un véritable problème, si l’on veut étudier rationnellement la question, car ces définitions ne se retrouvent nulle part dans les écritures du Canon pāli.
Buddhagosa a encore créé un autre problème en disant qu’il existe deux types de nirvana. Il a dit que lorsqu’un arahat mourait, il atteignait un an-upadi-sesanibbana ou extinction totale des éléments de l’existence, tandis que, de son vivant, son éveil était un sa-upadi-sesa-nibbana ou extinction totale des souillures. Il est souvent question de ces deux types de nirvana dans le Visuddhimagga mais cela va à l’encontre du Tipitaka pāli (notamment le Ithivuttaka dans le Khuddaka Nikaya).
Il y a beaucoup de points sur lesquels je suis en désaccord avec Buddhagosa. Je ne peux être d’accord avec lui à cent pour cent parce qu’il y a des choses que je ne comprends toujours pas ou que je ne peux accepter. J’en ai dit beaucoup et il se peut que ceux qui prennent Buddhagosa pour un arahat me critiquent, mais il n’y a pas de mal à dire à ses amis : « Vas-y, relis cela par toi-même, d’un œil critique. Tu n’es pas obligé de me croire ».
A présent, je voudrais évoquer les raisons pour lesquelles il est impossible que le cycle d’interdépendance s’étale sur trois vies. Ces raisons sont nombreuses.
(1)
La
première concerne l’utilisation du langage de la
vérité relative
et de la vérité ultime. Le langage de
l’interdépendance n’est certainement pas
le langage du quotidien, comme je l’ai
déjà dit plus haut. S’il
l’était, cela
reviendrait à dire que, lorsque le Bouddha a connu
l’Eveil, il aurait dû mourir
à l’instant même, sous l’arbre
de
Ceci est également vrai dans l’autre sens. L’ignorance donne naissance aux formations mentales, qui donnent naissance à la conscience sensorielle, laquelle engendre les phénomènes physiques et mentaux. Il ne s’agit pas d’une naissance de phénomènes physiques et mentaux (d’un corps et d’un esprit), comme dans le langage ordinaire, car le Bouddha a affirmé que, lorsqu’une sensation de plaisir apparaît, elle est suivie de soif du désir, d’attachement, d’un devenir et d’une naissance. Personne ne meurt physiquement et personne ne naît physiquement. Nous n’avons pas changé d’aspect mais, dans notre esprit, quelque chose est apparu puis a cessé : le concept du « je » est apparu et le concept du « je » a disparu.
Dans ce cas, les mots « phénomènes physiques et mentaux » ont le sens que leur donne le langage de la vérité ultime. Dans le langage ordinaire, il s’agirait de la combinaison du corps et de l’esprit que nous possédons depuis notre naissance physique. Dans le langage ordinaire, on peut dire qu’après la naissance, la combinaison des phénomènes physiques et mentaux existe tout le temps. Selon le langage très poussé de la vérité absolue de l’Abhidhamma, on dirait que de nombreuses naissances se succèdent à chaque pensée. Mais le langage du Bouddha, qui est le véritable langage de la vérité absolue, dit qu’il y a naissance à chaque fois qu’un contact sensoriel a lieu dans l’ignorance et que le phénomène disparaît à la fin d’un cycle. Si vous tentez d’expliquer cela dans le langage ordinaire, il s’ensuit qu’un cycle complet doit inclure trois naissances et l’ensemble de l’enseignement perd alors tout son sens. C’est précisément pourquoi il a fallu l’expliquer en parlant de deux devenirs et de trois vies, faisant de cette théorie une doctrine éternaliste. Voilà la différence entre le langage de la vérité relative et celui de la vérité ultime.
Je voudrais maintenant donner un dernier exemple, pour illustrer la différence entre ces deux types de langage, en parlant du mot « sambhavesi ». Lorsque que nous versons l’eau pendant la cérémonie de transfert des mérites pour les personnes décédées, nous récitons des paroles qui, traduites du pāli dans la langue du quotidien, impliqueraient l’existence de deux types d’êtres : les « bhuta » ou êtres produits, c’est-à-dire déjà nés et les « sambhavesi » ou êtres non encore nés. De manière générale, en Thaïlande comme ailleurs, les gens entendent cela comme signifiant qu’il existe deux types de personnes : celles qui sont nées et sont encore en vie, comme vous et moi (qui seraient les bhuta) et puis les autres, les sambhavesi, qui sont de purs esprits, sans corps, qui flottent dans l’espace à la recherche d’un lieu où se réincarner.
Mais cette interprétation est limitée par le langage de la vérité relative et relève, en fait, d’une autre religion car ce n’est pas du bouddhisme. Ce n’est pas du bouddhisme parce que le bouddhisme ne dit nulle part qu’il existe un esprit ou un « soi » qui flotte dans l’espace, un individu particulier cherchant à se réincarner quelque part. Une telle idée n’apparaît que dans les religions éternalistes. Ce que l’on appelle viññāna (la conscience) doit toujours être un paticca-samuppana-dhamma. Elle apparaît et disparaît toujours en fonction des conditions environnantes. Il n’existe pas d’esprit individuel flottant dans l’espace. En conséquence, le sambhavesi du langage de la vérité relative n’est pas le sambhavesi du bouddhisme. En tous cas, c’est mon opinion ! Le sambhavesi bouddhiste doit être compris selon le langage de la vérité ultime, ce qui en fait quelque chose de complètement différent. Sambhavesi — ou le non-né — signifie l’esprit d’une personne au moment où elle ne ressent ni désir, ni attachement, où elle n’a pas besoin de s’accrocher au concept d’un soi.
Si vous ne comprenez pas cela, écoutez bien ce que je vais vous dire. Il nous arrive tous les jours, et c’est normal pour la plupart d’entre nous, d’éprouver, à un certain moment, l’envie de quelque chose et de créer, par notre attachement à ce désir, le concept du « je ». « Je veux ceci, c’est à moi » ou « je suis comme cela ». Pourtant, si vous y regardez de près, vous constaterez que ce n’est pas le cas en permanence. Nous sommes, la plupart du temps, dans un état passif, de non-désir. Par exemple, tandis que vous lisez ceci, aucun sentiment de « je » n’apparaît parce que vous ne ressentez ni désir ni attachement. Tranquillement assis à lire, vous êtes libre de l’illusion du « moi ». Il arrive, par contre, qu’apparaissent un désir et une « soif » si forts en vous, qu’ils engendrent la souffrance. Voilà donc ce que sont ces deux états. Lorsqu’il y a désir et attachement au concept du « je » — ce qui est très virulent — c’est l’état de bhuta, de celui qui est né. Puis, il y a l’état plus normal de sambhavesi ou l’attente de renaître, le fait d’être prêt à apparaître. Telles sont les deux catégories d’êtres à qui sont destinées les prières de la cérémonie de l’eau versée : aux inconséquents, déjà « nés » et à ceux qui sont libres de l’illusion du moi et donc pas encore « nés ».
Si nous parlons, un instant, dans le langage de l’Abhidhamma, nous pouvons dire que l’esprit qui n’est pas au repos ou endormi (bhavanga) mais au contraire éveillé et sorti du bhavanga, est alerte (avajjana) et n’est pas encore parvenu au point où se crée l’illusion du « moi » ou du « mien ». C’est un esprit dans son état naturel, libre de la chaîne de l’interdépendance, l’esprit naturellement libre et vide. Tel est l’état de sambhavesi pour les gens ordinaires. Cela signifie que, lorsque le processus de la pensée commence à se dérouler naturellement, il n’y a, en réalité, aucune souillure, aucun désir d’être un soi ou de considérer les choses comme « miennes ». Un tel état est sambhavesi. Dans cet état, nous pouvons dire que nous attendons la naissance de l’illusion du « moi » et du « mien ». C’est une sorte de sambhavesi pitoyable car il n’existe que dans l’attente de l’illusion du « je » qui peut apparaître à tout instant.
Observez maintenant l’objet qui pénètre dans une conscience non vigilante, voilée par l’ignorance : aussitôt apparaît l’illusion du « je / mien ». C’est cela bhuta ou naissance, c’est aussi une condition affreusement pitoyable. Nous devons éprouver amour et compassion pour toute personne dans cette situation. La cérémonie, au cours de laquelle nous versons de l’eau, a lieu en mémoire à la fois de ceux qui sont nés et de ceux qui attendent de naître. N’oublions pas, cependant, qu’une fois apparue l’illusion du « je / mien », son pouvoir ne durera qu’un temps. Cet état de bhuta apparaît dans un moment de colère ou d’amour mais, moins d’une heure plus tard, la force de cette colère ou de cet amour sera passée et l’être né mourra pour redevenir sambhavesi. Dans cet état, il attend une prochaine naissance et, peu de temps après, l’illusion du « je / mien » se reproduit du fait d’une envie, d’un dégoût, d’une peur ou de n’importe quel élément capable de mettre en mouvement la roue de l’interdépendance pour un cycle complet. Il deviendra un bhuta et puis les conditions de ce bhuta passeront et l’être retournera dans l’état de sambhavesi.
Je prétends que ce type de sambhavesi peut nous être bénéfique ; nous pouvons le pratiquer car il nous offre un certain degré de maîtrise des situations. Tout cela est fort différent de cet autre état de sambhavesi qui flotte dans les airs après la mort et les funérailles. Je ne crois pas que tel soit le sens véritable du mot, d’autant qu’il n’aurait aucun intérêt puisqu’il ne servirait strictement à rien. On ne peut ni le vérifier par l’observation ni le comprendre, de sorte qu’il devient une simple croyance. Et, pour faire bonne mesure, ce sambhavesi-là est tout empreint d’éternalisme.
Il
existe un texte pāli qui confirme
l’interprétation non conventionnelle que je vous
donne ici. Ce texte traite des
quatre types de nourriture, dans le premier des suttas des Aliments,
dans
Le Bouddha a expliqué ces quatre types de nourritures de façon imagée, en soulignant le fait que cela concernait notre quotidien, ici et maintenant. A n’importe quel instant, nous sommes dans l’un ou l’autre des états de bhūta ou de sambhavesi. Les quatre nourritures ont simplement pour fonction de favoriser l’apparition d’un réceptacle pour les êtres bhūta, donc « ceux qui sont déjà nés ».
Si j’ai donné cet exemple, c’est pour vous faire comprendre que même les mots sambhavesi et bhūta ont deux sens, selon que l’on utilise le langage de la vérité relative ou celui de la vérité ultime. Je veux aussi souligner celui des deux qui pourra vous aider dans votre étude et votre pratique du Dhamma et vous permettra d’agir : il s’agit du langage de la vérité ultime. Il peut sembler surprenant qu’habituellement, lorsque nous sommes encore sans souillures, nous soyons sambhavesi, tandis qu’après leur apparition, avec le désir et l’attachement, nous devenions bhūta. Tout individu vivant est donc d’abord sambhavesi puis bhūta, puis à nouveau sambhavesi, bhūta et ainsi de suite.
Notre tâche est de chercher à empêcher tant l’apparition des états de bhūta que de sambhavesi. Pour ce faire, nous devons nous appuyer sur une pratique correcte, selon les enseignements de l’interdépendance. Ne permettez pas au « je » de faire son apparition. Ne lui donnez pas l’occasion de s’épanouir complètement ni même partiellement — dans le sens qu’il attendrait le moment d’apparaître sous la forme de bhūta ou de sambhavesi. C’est à cette seule condition que les quatre nourritures pourront être complètement éradiquées. Voilà la connaissance bénéfique que vous pouvez retirer de paticcasamuppāda. Voilà comment comprendre sambhavesi à la fois en termes de vérité relative et de vérité ultime.
Je vais vous donner un autre exemple, celui de la souffrance. Ce mot peut être compris à différents niveaux. Au niveau le plus élevé du langage de la vérité ultime, nous trouvons la souffrance telle qu’elle est expliquée dans paticcasamuppāda. Dans les écritures du Canon pāli qui traitent de l’interdépendance, le mot « souffrance » apparaît : elle naît (dans l’ordre ascendant de l’interdépendance) et elle meurt (dans l’ordre de la cessation de l’interdépendance). Ce mot prend, ici, une signification particulière qui lui est donnée par sa place dans la chaîne de l’interdépendance. Dans l’apparition de la souffrance, l’ignorance donne naissance au sankhārā, le sankhārā donne naissance à la conscience sensorielle et ainsi de suite jusqu’à l’apparition de la souffrance.
L’ensemble de cette série d’interdépendance dans l’ordre ascendant a été appelé « la mauvaise manière de pratiquer ». Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même en lisant le troisième des Bouddha Suttas[22]. Quelle est cette mauvaise manière ? C’est la roue de l’existence qui mène à la souffrance. Et quelle est la manière juste ? C’est la roue de l’existence menant à la cessation de la souffrance.
Dans l’ordre ascendant de la chaîne, le mot « souffrance » se réfère à la genèse de la souffrance, tandis que dans l’ordre de la cessation, il se réfère à son extinction. Cette acception du mot est donc particulière puisqu’elle désigne toute souffrance naissant du désir et de l’attachement. Ainsi, le mérite serait une souffrance, au même titre que le démérite et que l’imperturbabilité.
Dans l’interdépendance, le mot « sankhārā » ne décrit que le fondement de la souffrance, c’est-à-dire ce qui la conditionnera. Puññābhisankhārā est le mérite qui engendre la souffrance. Mais la plupart des gens ne comprennent pas les choses ainsi, ils croient que leurs mérites vont les conduire inexorablement au bonheur. En fait, puññābhisankhārā engendre et donne naissance au mérite. Apuññābhisankhārā engendre et donne naissance au démérite. Aneñjābhisankhārā engendre et donne naissance à l’imperturbabilité. Mais tous trois sont encore dans la souffrance parce qu’ils sont le fondement d’un attachement : l’attachement au mérite, au démérite et à l’imperturbabilité. Voilà pourquoi le mot « souffrance », tel qu’il est utilisé dans paticcasamuppāda, n’a pas le même sens qu’ailleurs.
Il est aisé de voir que le démérite est quelque chose de négatif mais le mérite et l’imperturbabilité sont également souffrance et, en tant que tels, également négatifs et mauvais, dans le sens qu’ils sont une base d’attachement. En fait, l’imperturbabilité se rapproche du mérite, même si on ne l’appelle pas ainsi. On l’appelle fermeté : ne s’intéresser ni au mérite, ni au démérite. Pourtant l’illusion du « moi » y est toujours présente.
Ceux qui sont imperturbables sont ceux que nous nous plaisons à appeler les Brahmas ou grands êtres. Mais ces êtres peuvent encore être prisonniers de l’illusion du « je », même s’ils ne sont plus attachés au mérite ni au démérite. En fait, la fermeté de leur esprit dans le jhāna (absorption profonde) et en méditation est souvent la base même de leur attachement : « Voici mon imperturbabilité ». C’est là que se prépare la souffrance. Comprenez bien que le mérite et la souffrance sont intimement liés et mêlés.
En général, quand les gens parlent de mérite, ils en attendent le bonheur ou le bien. Mais, dans le langage de l’interdépendance, « mérite » est synonyme de « souffrance ». Le mérite est souffrance, la bonté est souffrance, la santé est souffrance parce qu’ils sont tous paticca-samuppanna-dhamma et qu’ils mèneront à la souffrance. Si vous voyez ceci, si vous reconnaissez que le langage de la vérité ultime et celui de la vérité relative sont différents et même à l’opposé l’un de l’autre, et si vous choisissez le langage de la vérité ultime pour parler de l’interdépendance, vous comprendrez cette doctrine bien plus facilement.
(2) Nous en arrivons, à présent, à un sujet un peu plus difficile à comprendre : le fait que l’interdépendance ne relève pas simplement du fait d’être en vie et d’avoir des pensées ou des sensations mais se définit uniquement à l’intérieur des limites fixées par le désir. C’est pourquoi elle ne concerne pas l’enfant dans le ventre de sa mère.
Pour mieux vous permettre de retenir cela, j’exprimerai les choses ainsi : les principes de l’interdépendance ne s’appliquent pas au fœtus dans le ventre de sa mère parce que celui-ci n’a pas encore de sensations assez claires pour expérimenter l’ignorance, la soif du désir et l’attachement. Le Mahātanhāsankhaya Sutta[23] parle de la naissance d’un enfant et de l’apparition des facteurs de l’interdépendance. Le Bouddha y décrit très précisément le début de la vie d’un être humain[24].
Le Bouddha dit que lorsqu’un homme et une femme ont des rapports sexuels, si la femme est en période d’ovulation et si le sperme s’unit à l’ovule, un être humain naîtra. S’il n’y a pas de rapport sexuel entre l’homme et la femme, il ne pourra pas y avoir de naissance. S’ils ont des rapports sexuels mais que ce n’est pas la période d’ovulation de la femme, il n’y aura pas de naissance. Ou encore, si l’homme et la femme ont des rapports sexuels et que c’est la période d’ovulation de la femme mais que le sperme ne fertilise pas l’ovule, il n’y aura pas de naissance. Les trois conditions doivent être présentes pour que la naissance ait lieu : la relation sexuelle, l’ovulation de la femme et la fertilisation de l’ovule par le sperme.
Neuf ou dix mois plus tard, l’enfant naîtra. Tant qu’il est bébé, l’enfant joue comme un bébé, avec des jouets, du sable, de la terre ou n’importe quoi. Quand il grandit, comme ses parents ont veillé à son bien-être par le biais de la vue, des sons, des odeurs, des saveurs et des sensations tactiles, l’enfant commence à expérimenter la satisfaction et l’insatisfaction. C’est là que se situe le commencement de l’interdépendance.
La roue de l’interdépendance ne se met en branle ni pour le fœtus dans le ventre maternel, ni pour le petit bébé. Elle ne commence à tourner qu’à partir du moment où l’enfant commence à ressentir l’envie et le désir. Comme l’exprime clairement le Bouddha dans les écritures : « Le jeune enfant sera porté à aimer ce qu’il verra quand sa conscience sensorielle apparaîtra. S’il voit quelque chose qui ne lui plaît pas, il sera mécontent. Il n’aura aucune vigilance au niveau de son corps. Son esprit ne sera pas lourd (il sera sans connaissance ni sagesse et sans le poids des souillures). Il ne connaîtra pas la libération de l’esprit, cette libération par la véritable sagesse qui, lorsqu’on la connaît, fait définitivement disparaître tout le démérite et toutes les souillures. »
En résumé, le fœtus apparaît un jour au monde sous l’aspect d’un bébé. Tant qu’il est encore petit, l’enfant joue dans la terre et le sable, jusqu’au moment où il s’intéressera à la satisfaction de ses cinq sens : vue, odorat, ouïe, goût et toucher. Dès lors, quand l’enfant voit quelque chose de plaisant, il l’aime ou est attiré par cette chose ; s’il voit quelque chose de déplaisant, il est perturbé et insatisfait. L’état dans lequel il vit est sans vigilance car il ne sait pas comment établir cette vigilance. L’ignorance règne dans son esprit, lequel est léger, flottant au gré des impressions sensorielles.
Ce qui est étrange, c’est que l’enfant ignore tout de la libération de l’esprit par la véritable sagesse, qui mène à la disparition totale du démérite et des souillures. C’est plutôt drôle mais c’est aussi tout à fait réel. Le jeune enfant ne sait rien de cette libération et n’a aucune capacité de vigilance. Cet enfant est sans cesse absorbé par l’alternance de ses sentiments de satisfaction et d’insatisfaction. Il goûte aux fruits des sensations : certaines agréables, d’autres désagréables et d’autres neutres. Il a plaisir à chanter les louanges des sensations agréables et se laisse absorber par elles. Quand le plaisir apparaît, l’attachement suit, puis le devenir, la naissance, la vieillesse et la mort.
Nous parlons du jeune enfant qui, à la naissance, n’a absolument aucune connaissance. L’interdépendance ne se met à fonctionner qu’à partir du moment où l’enfant s’intéresse au plaisir des cinq sens et prend conscience des sensations de satisfaction et d’insatisfaction. L’enfant ne sait rien de la sagesse ou de la connaissance qui est libération de la souffrance ; il est incapable d’être dans un état de vigilance du fait de l’ignorance.
Lorsque l’enfant goûte aux sensations, à partir de la satisfaction des cinq sens, certaines étant agréables, d’autres désagréables et d’autres neutres, il s’enthousiasme haut et fort : « Oh ! C’est bon ! C’est délicieux ! » Ainsi chante-t-il les louanges du plaisir. Puis la confusion naît dans son esprit, ses idées s’embrouillent, il se laisse enivrer par le parfum de ses sensations et la jouissance sensorielle apparaît. Quand il voit une forme désirable, il en est tout excité. Si cette forme est laide, il se rebelle et cherche à l’éviter. Telle est la naissance du plaisir, lequel est attachement. C’est donc ici que commence l’interdépendance.
Pour que le cycle se mette en route, il est indispensable que soient présents les facteurs suivants : l’enfant doit être assez âgé pour connaître les plaisirs des cinq sens ; il ne doit pas avoir connaissance du Dhamma ou sagesse ; l’expérience d’une sensation agréable doit s’accompagner d’un grand plaisir et de louanges ; enfin il doit y avoir nandi ou jouissance sensorielle, laquelle est attachement. Voici comment se met en route le cycle de l’interdépendance.
Nous sommes victimes de nombreux malentendus et d’une grande confusion à ce sujet. A présent, nous avons vu que les paroles du Bouddha confirment bien ce que j’exposais plus haut. Un enfant peut avoir une existence et naître. Un petit enfant peut exister et naître à nouveau sans qu’il s’agisse de l’existence ou de la naissance à partir du ventre de sa mère. Cet enfant peut ainsi avoir de nombreuses existences et de nombreuses naissances, à chaque fois qu’il ressentira une émotion suscitée par l’un des cinq sens. Comme expliqué précédemment, chaque jour, chaque mois et chaque année, peuvent apparaître de très nombreuses existences et naissances — trop pour que l’on puisse les compter. Il n’est pas nécessaire d’être mort et enterré pour avoir une nouvelle existence et une nouvelle naissance chaque jour. Voici comment agit l’interdépendance chez le jeune enfant.
Disons, en bref, que le processus d’interdépendance se met en marche dès qu’apparaît la satisfaction ou l’insatisfaction sans vigilance, d’une part, parce qu’on ne sait pas établir la vigilance et d’autre part, parce qu’on ignore tout de l’extinction de la souffrance ou libération. L’esprit doit être porteur de ces différents facteurs pour que l’interdépendance se mette en route. Enfin, elle agit dans cette vie, ici et maintenant. L’expliquer comme un processus qui s’étend sur trois vies est donc absolument erroné.
(3) Nous en venons maintenant à un point très important : le fait qu’un cycle complet d’interdépendance soit si rapide qu’on ne puisse le saisir. On pourrait parler de la vitesse de l’éclair. L’éclair est extrêmement rapide, il apparaît et disparaît soudainement. En ce bref instant, les onze ou douze conditions du processus d’interdépendance peuvent toutes apparaître, jouer leur rôle, puis disparaître, si rapidement que nous en sommes complètement inconscients. Quand nous sommes en colère, nous souffrons. En un éclair, la colère est là et nous ressentons de la souffrance, c’est dire qu’une révolution complète de la roue d’interdépendance a eu lieu. Nous ne voyons pas qu’en ce si court moment, les onze éléments sont apparus puis ont disparu, l’un après l’autre, de l’ignorance à la naissance du « je » en passant par les fabrications mentales, la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux, les bases des sens, le contact, la sensation, la soif du désir, l’attachement et le devenir. Tous les onze, dans l’ordre, le temps d’un clin d’œil. Ainsi, par exemple, si nous percevons quelque chose par les yeux, il y a immédiatement désir ou aversion, un cycle entier et complet s’est produit en un éclair. Pourtant on peut décomposer ce bref instant en onze éléments, qui, regroupés, sont appelés interdépendance.
Dans le Loka Sutta[25], le Bouddha décrit le monde, sa cause et la voie menant à sa cessation en se référant à l’interdépendance de la manière suivante :
« Bhikkhus !
A quoi ressemble l’apparition
du monde ? Conditionnée par
l’œil et la forme, la conscience visuelle
apparaît. Ces trois éléments ensemble
créent le contact. Conditionnée par le
contact, la sensation apparaît. Conditionnée par
la sensation, la soif du désir
apparaît. Conditionné par la soif du
désir, l’attachement apparaît.
Conditionnée par l’attachement,
l’existence apparaît. Conditionnée par
l’existence, la naissance apparaît.
Conditionnés par la naissance, la
vieillesse, la maladie, la mort, le chagrin, les lamentations, la
douleur, la
peine et le malheur apparaissent. Bhikkhus ! Voilà
comment le monde
apparaît. »
Généralement, on enseigne que l’apparition de l’interdépendance est ce que le Bouddha a appelé « la naissance du monde ». L’apparition de la souffrance est synonyme de l’apparition du monde. Or celui-ci n’apparaît que lorsque les bases des sens internes et externes entrent en contact et que la conscience sensorielle s’éveille.
Tout ceci est difficile à suivre parce que les différents éléments s’enchaînent très rapidement. La première chose que nous savons, est que nous expérimentons une sensation, agréable ou désagréable, plaisante ou déplaisante. Il en va de même pour la disparition du monde. Il peut s’éteindre à l’ignorance, aux fabrications mentales, à la conscience sensorielle, etc. et telle est aussi la voie de la cessation de la souffrance. C’est ainsi que l’on explique l’apparition et la disparition du monde. Mais sa disparition, tout comme son apparition, est plus rapide que l’éclair. C’est pourquoi, si vous ne vous intéressez pas particulièrement aux petits détails, vous ne serez pas en mesure de comprendre que l’interdépendance est aussi rapide que l’éclair et comporte onze éléments.
(4) J’aimerais, à présent, clarifier davantage les éléments de l’existence et de la naissance. Il ne s’agit pas de mourir et d’être inhumé mais de « devenir » et de « naître » plusieurs fois par jour.
Lorsque vous mâchez une simple bouchée de nourriture, avant même que vous l’ayez avalée, il est possible que plusieurs existences et plusieurs naissances se soient produites. Admettons qu’il vous faille deux minutes ou même une seule, pour mâcher votre bouchée de nourriture avant de l’avaler. Pendant ces soixante secondes, vos pensées peuvent faire de nombreux allers-retours en s’attardant sur le bon ou le mauvais goût de ce que vous mangez. Vous pouvez aussi vous laisser envahir par une foule d’autres pensées liées au goût de la nourriture. Pendant ce court moment, l’illusion du « je » et l’illusion du « mien » peuvent apparaître de nombreuses manières jusqu’à ce que vous ayez avalé et pris une autre bouchée de nourriture. Avant la fin de votre repas, vous pouvez être passé par d’innombrables existences et naissances. Si vous êtes particulièrement enclin à penser ou sensible aux saveurs, ou encore si vous mangez dans une ambiance pleine de distractions, vous aurez traversé de nombreuses existences et de nombreuses naissances, avant même d’avoir mangé à votre faim.
A ce propos, le Bouddha a dit :
« Bhikkhus !
S’il y a vraiment avidité, nandi,
et convoitise pour la nourriture
matérielle, la conscience sensorielle s’y
établit et s’y épanouit pleinement.
Or, dès que la conscience s’établit et
s’épanouit quelque part, les
phénomènes
physiques et mentaux apparaissent. »[26]
Est-ce que vous comprenez bien cela ? Peut-être est-ce trop profond pour être compris facilement, alors lisez et relisez ces lignes jusqu’à être certains de les avoir bien comprises.
Pendant que vous mâchez votre nourriture, si vous pensez qu’elle est délicieuse et que vous vous en délectez, si la satisfaction et le désir de ce bon goût s’éveillent, la conscience sensorielle apparaît et s’épanouit. Ce qui signifie qu’avant que vous ayez fini de mâcher, la conscience aura eu de nombreuses occasions d’apparaître. « Oh ! Comme c’est bon ! Miam, il m’en faut encore ! Miam, c’est délicieux ! ». A chaque fois que vous réagissez ainsi, une conscience sensorielle s’éveille et, à chaque fois que la conscience sensorielle s’éveille, elle conditionne l’apparition de phénomènes physiques et mentaux.
Les sensations prennent place dans l’esprit, d’abord d’une certaine manière et puis d’une autre, selon la force de la conscience. C’est là que le corps-esprit, qui change et joue son rôle, apparaît. Avant cet instant, le corps-esprit ne jouait aucun rôle, il était au repos. A présent, il s’éveille pour remplir sa fonction, conditionné par la conscience sensorielle. La conscience peut apparaître de nombreuses fois. Les phénomènes physiques et mentaux apparaissent et disparaissent aussi de nombreuses fois, en réponse à la montée de conscience, et tout cela dans le temps qu’il faut pour mâcher une bouchée de riz. C’est ainsi que le Bouddha a pu dire que, quel que soit l’endroit où la conscience s’éveille — dans cet exemple, il s’agit de la bouchée de nourriture — elle s’établit et s’épanouit. L’éveil des phénomènes physiques et mentaux sera également présent dans cette bouchée de nourriture.
Notons que la conscience présente sera différente pour chaque bouchée de nourriture avalée. Il existe de nombreuses sortes de sensations pouvant s’éveiller en association avec une saveur agréable et, de la même façon, toutes sortes de phénomènes physiques et mentaux différents peuvent apparaître avant que cette nourriture ne soit avalée.
Nous trouvons, dans les écritures, un autre point complexe : « Partout où des phénomènes physiques et mentaux apparaissent (par exemple, dans n’importe quelle bouchée de nourriture), l’aboutissement des fabrications mentales sera également présent. » L’apparition des phénomènes physiques et mentaux permet à la puissance de création des fabrications mentales de se mettre en branle, encore et encore, avec de plus en plus de force, jusqu’à ce que s’ensuive une solide activité mentale.
Les écritures poursuivent ainsi : « A chaque fois que les fabrications mentales auront atteint leur aboutissement, une nouvelle existence apparaîtra également «. Tandis que vous êtes assis à manger, les fabrications mentales sont à l’œuvre et une nouvelle existence apparaîtra là aussi. Avant que vous ne quittiez la table, une nouvelle existence sera apparue. Les textes disent ensuite : « Là où apparaît une nouvelle existence, la naissance, la vieillesse et la mort apparaîtront également. »
Si l’on explique ceci selon le langage de la vérité relative, il semble qu’il s’agisse d’une future naissance. Mais les écritures du Canon pāli des paroles du Bouddha ne laissent aucune place à une telle interprétation. Il est clairement dit que si le fait de mâcher de la nourriture engendre satisfaction, avidité et convoitise, une nouvelle existence apparaîtra. Rien d’autre.
Voilà pour ce qui est de la nourriture matérielle.
Les trois autres types de nourriture — celles qui alimentent le contact, la volition mentale et la conscience — sont traitées de la même manière. Ceci nous permet de voir plus clairement que la fonction de la nourriture matérielle est bien telle que nous l’avons décrite plus haut. Vous devez savoir cependant que, pour les nourritures non matérielles, le processus est encore plus rapide, du fait qu’elles proviennent uniquement de l’esprit.
Le principe qui nous intéresse ici, est que la convoitise, la satisfaction, ou encore l’excitation et le plaisir, n’apparaissent que lorsque vous goûtez à de la nourriture. En dehors de cette situation, ces émotions ne peuvent apparaître. En conséquence, tout ce dont nous venons de parler n’existe que s’il y a sensation agréable au palais lors de la consommation de nourriture. La conscience gustative est établie dans cette nourriture et se développe à cet endroit. Ensuite, plus cette situation dure, plus la conscience s’y épanouit.
Nous parlons ici de la conscience sensorielle, telle qu’elle apparaît dans paticcasamuppāda. Quand il est dit que les fabrications mentales engendrent la conscience, il ne s’agit pas d’une conscience de renaissance. C’est pourtant ce qu’ont compris ceux qui ne connaissent que le langage de la vérité relative et qui ont un « soi » qui s’étend sur plusieurs existences et naissances. J’insiste encore sur le fait que toute conscience qui remplit son rôle en engendrant l’attachement, l’existence et la naissance dans le cycle de l’interdépendance, agit exactement comme je l’ai décrit. Vous ne pouvez l’appeler « conscience reliante » que dans la mesure ou elle relie plusieurs illusions du « moi » entre elles.
Je voudrais qu’il soit bien clair pour tous que ce type de conscience qui s’éveille et s’épanouit, suite à une jouissance sensorielle tandis que vous mangez, est une conscience tout à fait ordinaire. Il ne s’agit pas de la « conscience reliante » dont parlent les ignorants. C’est la conscience sensorielle ordinaire de l’interdépendance qui engendre l’existence et la naissance dans le sens originel de l’interdépendance : ici et maintenant, et très souvent. Quand on dit que les phénomènes physiques et mentaux jouent un rôle de sonde[27], cela signifie qu’ils perçoivent la sensation de goût agréable dans la bouche. A cet instant précis, le corps-esprit joue pleinement son rôle. Il ne s’agit pas du tout de phénomènes physiques et mentaux qui naîtraient, mourraient et seraient enterrés avant une nouvelle naissance physique. Quand on parle de « l’aboutissement des fabrications mentales », il s’agit des fabrications mentales de l’interdépendance, celles qui poussent le corps, la parole et l’esprit à fonctionner avec de plus en plus de vigueur, de robustesse et d’étendue. C’est ce que les textes pālis appellent « l’aboutissement des fabrications mentales » et ce phénomène est particulièrement rapide quand on mange. Il peut entraîner une nouvelle existence, une nouvelle naissance ou illusion du « je », et puis une autre, encore et encore : je, je, je, toutes reliées les unes aux autres en une grosse masse. Voilà ce qu’est l’aboutissement des fabrications mentales.
Les problèmes relatifs à l’illusion du « je » — qu’il s’agisse de la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort ou tout autre chose — sont nombreux et la souffrance qui s’y rattache est extrême. Le Bouddha a dit encore à ce propos : « Bhikkhus ! C’est pourquoi toute chose inhérente à la naissance, la vieillesse et la mort, est lourde de peine, de poussière et de tribulations. » Les problèmes concernant la naissance, la vieillesse et la mort sont difficiles à résoudre et nous perturbent du fait de notre attachement à l’illusion du « je » qui nous fait percevoir ces choses comme appartenant au soi, à « moi ».
Ces problèmes peuvent apparaître en tout lieu et à tout moment. Le Bouddha a dit qu’ils étaient « lourds de peine, de poussière et de tribulations », ce qui signifie que toute nouvelle apparition de l’illusion du « je » s’accompagne de tristesse, de souillures et de frustration. Il peut y avoir un nombre incalculable de nouvelles existences ou naissances au cours d’un bref repas, lorsque sont présents le plaisir des sens, le désir et la satisfaction. Automatiquement des fabrications mentales sont alors engendrées. Le cycle est complet. Il correspond à un tour de la roue de l’interdépendance.
Le fondement de la pratique, basé sur l’illustration ci-après est plutôt étrange. Je l’appelle « la roue éclatante de l’interdépendance ». Elle commence par le déroulement ascendant des étapes et continue vers l’extinction. Mais ce qui est drôle, c’est qu’elle démontre « la bénédiction qu’est la souffrance ».
A ce propos, le Bouddha parle d’un ordre d’extinction de la souffrance plutôt surprenant. Il dit : « Je m’adresse ici à ceux qui savent et qui voient ; à ceux qui ne savent pas et qui ne voient pas, je ne parlerai pas de la fin des āsavas ». La fin des āsavas[28] se produit quand on perçoit clairement la nature de l’apparition et de la disparition des agrégats. Le Bouddha a dit qu’il est possible d’éradiquer les āsavas quand on connaît et que l’on voit l’apparition et la nature de l’apparition et de la disparition des cinq agrégats de l’attachement, c’est-à-dire le corps, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience sensorielle. Quand on connaît réellement leur nature et la nature de leur apparition et de leur disparition, c’est la fin des āsavas. Leur fin est le résultat de cette connaissance. Le Bouddha a dit qu’il pouvait en parler parce qu’il en avait lui-même fait l’expérience, il les connaissait et les voyait. Si cela n’avait pas été le cas, il n’en aurait pas parlé.
Si l’on peut mettre fin aux āsavas, on est également conscient de cette fin. Cette prise de conscience apparaîtra au moment de la délivrance ou libération ; la délivrance ou libération apparaîtra du fait de l’éloignement ou détachement ; cet éloignement ou détachement apparaîtra du fait de l’aversion ou du dégoût ; l’aversion ou le dégoût apparaîtront avec la connaissance absolue ou onnaissance de la nature réelle des choses ; la connaissance absolue apparaîtra avec la concentration, la concentration apparaîtra avec le bonheur ; le bonheur apparaîtra avec la tranquillité ou la paix ; la tranquillité apparaîtra avec la félicité ; la félicité apparaîtra avec la joie ; la joie viendra de la foi ou confiance dans le Bouddha, le Dhamma et le Sangha ;et la foi apparaîtra, conditionnée par la souffrance.
Ignorance
Nirvana
Fabrications
mentales
Connaissance
de la libération
Conscience
sensorielle
Libération
Corps-Esprit
Détachement
Base
des sens
Désenchantement
Contact
Connaissance
de ce qui est
Sensation
Concentration
Soif
du désir
Bonheur
Attachement
Paix
Devenir
Félicité
Naissance
Joie
Viellesse, mort
Souffrance
Foi
A présent nous en venons à la question de l’interdépendance : la souffrance vient de la naissance ; la naissance, du devenir ; le devenir, de l’attachement ; l’attachement, de la soif du désir ; la soif du désir, de la sensation ; la sensation, du contact ; le contact, des bases des sens ; les bases des sens, des phénomènes physiques et mentaux ; ces phénomènes, de la conscience sensorielle ; la conscience sensorielle, des fabrications mentales et les fabrications mentales, de l’ignorance.
Ceci revient à dire que la fin des āsavas dépend de toutes les différentes conditions, dans l’ordre mentionné, jusqu’à ce que l’on arrive à la foi. Si nous avons foi en le Bouddha, le Dhamma et le Sangha et si nous faisons confiance à la pratique pour mettre fin à la souffrance, c’est le début de la foi. Reprenons maintenant les conditions dans le sens inverse :
Avec la foi, la joie apparaît.
Avec la joie, la félicité apparaît.
Avec la félicité, la paix apparaît.
Avec la paix, le bonheur apparaît.
Avec le bonheur, la concentration apparaît.
Avec la concentration, la connaissance de ce qui est apparaît.
Avec la connaissance de ce qui est, le désenchantement apparaît.
Avec le désenchantement, le détachement apparaît.
Avec le détachement, la libération apparaît.
Puis vient la connaissance de la libération. Ainsi les āsavas se terminent et tout cela commence avec la foi, c’est-à-dire la confiance dans le Bouddha et ses enseignements.
Notons que la foi dépend de la souffrance. C’est étrange, n’est-ce pas ? Je doute que beaucoup de gens aient entendu les choses exposées de cette façon. Nous avons la foi que nous avons, du fait de la souffrance. Si la souffrance ne nous oppressait pas, nous ne courrions pas prendre refuge auprès du Bouddha. N’est-ce pas exact ? Nous courons chercher refuge auprès du Bouddha, nous avons foi en lui, parce que nous souffrons. Ainsi la souffrance de notre vie conditionne notre foi et, dans ce sens, elle devient une bonne chose. Comme un joyau sur le front d’un crapaud : dans la souffrance (la laideur du crapaud) apparaît un joyau (cette chose qui nous pousse vers le Bouddha et nous donne foi en lui).
Le Bouddha nous dit que la souffrance — qui vient de l’ignorance, des fabrications mentales, des phénomènes physiques et mentaux, etc. — est le fondement de la foi ; il nous montre que nous n’avons pas à nous lamenter, à avoir peur, à nous sentir humiliés. Si nous faisons bon usage de l’interdépendance, la souffrance deviendra la base de notre foi et la foi permettra au Dhamma de s’épanouir jusqu’à la disparition des āsavas. Considérer la souffrance sous cet angle, c’est comme trouver un diamant sur le front d’un crapaud. En général, les gens sont repoussés ou effrayés par les crapauds, les souris, les mille-pattes et les vers de terre. Les gens ont peur de toutes sortes de choses ! Mais, sachant que la souffrance conditionne la foi, qu’elle est le fondement nécessaire à l’épanouissement de la foi, elle leur paraîtra finalement très utile.
Nous avons abordé ici beaucoup de points très importants. Je suis sûr qu’il sera difficile de bien vous en souvenir, à moins que vous ne relisiez et n’étudiez tout ceci en profondeur. Quoi qu’il en soit, je vais vous en faire, maintenant, un bref résumé.
En conclusion, voici ce que nous pouvons dire sur l’interdépendance :
(1) Le monde, sa cause, sa cessation et le chemin qui mène à sa cessation apparaissent quand il y a contact sensoriel, que ce soit dans le cycle ascendant de l’interdépendance ou sur la voie de l’extinction. Tout ceci apparaît à l’intérieur du corps humain vivant.
(2) La série des conditions de l’interdépendance ne peut absolument pas s’étendre sur trois existences ou trois naissances, ni même tout au long d’une existence, comme on pourrait le croire dans le langage de la vérité relative. Il n’y a aucune raison de le penser, même quand on donne son sens littéral au mot paticca.
Le mot paticca signifie « dépendre de », mais il s’agit d’une dépendance qui n’admet aucun espace dans une série d’éléments liés les uns aux autres. Nous pourrions comparer ceci à une autre chaîne d’interdépendance. Par exemple, à cause du soleil, le monde existe ; du fait de ce monde, il y a de l’eau dans le monde ; comme il y a de l’eau dans le monde, il y a de l’évaporation ; l’évaporation entraîne les nuages et ces nuages donnent de la pluie ; à cause de la pluie, les routes sont mouillées et à cause des routes mouillées, Monsieur A. a glissé ; comme il a glissé, il s’est cassé la jambe, ce qui le conduit chez le médecin ; comme il est allé chez le médecin, il va mieux …
Peut-on s’arrêter quelque part ? Non. A l’inverse, dans paticca, chaque étape doit être intimement liée à la précédente, sans aucun espace entre elles. Paticcasamuppada est une série de phénomènes interdépendants. C’est ce qui leur permet d’apparaître et aussi ce qui interdit de penser qu’ils puissent être divisés en trois existences ou naissances.
Rien ne nous permet de séparer les causes de leurs conséquences, d’autant que l’interdépendance est liée aux Quatre Vérités ; elle en est l’application, au quotidien. Si elle recouvrait trois vies, elle ne serait d’aucune utilité pour personne ; il nous serait impossible de l’expérimenter immédiatement et directement. Si vous maintenez cette vue erronée, vous devenez porteur d’une déviation du bouddhisme vers l’éternalisme, comme Bhikkhu Sati, le fils du pêcheur.
Si on divise l’interdépendance en trois vies, cela revient à jouer avec des concepts ne contenant aucune vérité, à s’amuser à mener des débats intellectuels — d’autant plus stimulants qu’ils seront profonds mais sans aucune utilité car impossibles à mettre en œuvre. Pour mettre en pratique la théorie de l’interdépendance et pour qu’il soit possible de contrôler son application, elle doit être comprise selon les écritures originelles du Canon pāli, c’est-à-dire que nous pourrons les utiliser concrètement et que leur application ne dépendra que de nous. Par contre, le type d’interdépendance qui requiert un laps de temps s’étendant sur trois vies est comme une tumeur cancéreuse incurable pour le bouddhisme.
(3) Le cœur du problème, c’est que la roue de l’interdépendance se met en route dès que se produit un contact sensoriel. Ce contact doit apparaître chez une personne plus âgée qu’un fœtus dans le ventre de sa mère ou qu’un tout jeune enfant et à un moment d’ignorance, c’est-à-dire en l’absence d’attention ou de sagesse. Les bases des sens internes et externes contribuent à engendrer la conscience sensorielle, laquelle fait immédiatement apparaître les phénomènes physiques et mentaux, qui eux engendrent aussitôt les bases des sens, lesquelles deviennent immédiatement corps-esprit ou bien deviennent de nouvelles bases de sens qui agiront sur l’ignorance initiale. Tout ceci se produit en un instant, rapide comme l’éclair et, si l’expérience est très intense, elle peut même être saisissante.
N’oubliez pas cela : si l’expérience est très intense, il y a une sensation d’étonnement. Quand nous considérons, voyons ou entendons quelque chose qui nous fait sursauter ou nous donne la chair de poule, c’est parce que le contact est très fort. Quand ce sont les fabrications mentales qui engendrent une conscience sensorielle accompagnée d’une sensation saisissante, dans un bref instant plusieurs des conditions de l’interdépendance se déroulent — de l’ignorance aux fabrications mentales, à la conscience sensorielle, aux phénomènes physiques et mentaux et aux bases des sens — et le contact est assez fort pour causer un saisissement. Il est nécessaire pour cela que tout se déroule très rapidement et dans l’ordre de l’interdépendance.
(4) L’interdépendance démontre l’existence de la souffrance, son apparition et sa disparition. Elle ne démontre pas l’existence d’une « personne » qui souffrirait et transporterait sa souffrance d’une vie sur l’autre. Nul ne possède la souffrance. Elle apparaît sans qu’on la possède. Je vous demande de bien remarquer que la théorie de l’interdépendance nous montre l’apparition et la disparition de la souffrance mais pas le détenteur de cette souffrance. Elle révèle également en détail les principes des causes et des conditions, elle est donc pratique et absolument unique en ce monde.
Je dois vous avouer que j’ai moi-même étudié l’interdépendance selon une interprétation qui ne correspondait pas aux enseignements du Bouddha. Je n’y pouvais rien, j’étais jeune étudiant du Dhamma et, l’année suivante, j’ai transmis cette doctrine de façon erronée, comme on me l’avait enseignée. C’est pourquoi je souhaite ici confesser cette erreur et en demander pardon. Mais depuis, croyez-moi, pendant des dizaines d’années, j’ai fait en sorte de redécouvrir l’interdépendance pour la mettre à la portée de tous et la rendre praticable, de sorte que, grâce à l’attention, elle puisse nous protéger dès l’apparition du contact sensoriel. Telle est la seule version bénéfique et praticable de paticcasamuppāda.
Si vous voulez savoir comment la pratiquer, la seule réponse que je puisse vous donner est d’être vigilant, attentif au moindre contact sensoriel. Ne relâchez pas votre attention, ne laissez pas l’ignorance engendrer la conscience sensorielle puis le corps-esprit et les bases des sens qui feront apparaître la souffrance. Veillez à rester dans votre état originel, sambhavesi, non né, un état dans lequel la souffrance n’existe pas.
Je souhaite que désormais vous donniez tous à paticcasamuppāda son interprétation juste. Souvenez-vous que la roue d’interdépendance peut se mettre à tourner de nombreuses fois, même dans la cuisine, quand vous goûtez à quelque chose de bon.
Il est vraisemblable que cet exposé va m’attirer de virulentes critiques, pas seulement en Thaïlande mais dans le monde entier, partout où l’interdépendance est enseignée comme s’étendant sur trois vies. Déjà, quand je parle de suññata et de l’Abhidhamma, je suis violemment critiqué en Thaïlande mais, aborder ainsi le sujet de l’interdépendance va certainement causer des répercussions plus grandes encore. Comme je suis « le serviteur du Bouddha », je me dois de faire ce que je fais. Je dois me battre et œuvrer contre ce que je sais être néfaste au bouddhisme. C’est pourquoi je ne crains pas les critiques, même s’il en vient de tout l’univers.
Vous avez donc là un exposé sur l’interdépendance qui ne s’étend pas sur plusieurs existences et renaissances et sur l’interdépendance qui, elle, s’étend sur plusieurs existences et renaissances. Les deux sont différentes, comme je l’ai démontré. Celle qui s’étend sur plusieurs existences et renaissances n’est d’aucune utilité et ne peut être mise en œuvre. Laissez-la aux philosophes qui aiment palabrer et n’ont aucune connaissance d’eux-mêmes. Quant à la version que l’on peut mettre en pratique, c’est celle qui a été enseignée par le Bouddha. Si nous l’acceptons et la pratiquons, nous serons en mesure de faire disparaître la souffrance sans nous associer aux éternalistes ni aux extrémistes. Elle est absolument parfaite et pratique.
L’ensemble de ce qui précède est un conseil que j’offre à ceux qui souhaitent étudier, pour qu’ils puissent pénétrer cette doctrine plus en profondeur.
Buddhadasa
Inda-pañño
Mokkhabalarama
Wesak
2521/1978
Abhidhamma : Section du Canon
pāli consacrée aux exposés psychologiques et
philosophiques de l’enseignement
du Bouddha.
abhisankhārā : activités volitionnelles.
anattā : impersonnel,
dépourvu d’un
« soi » ou essence individuelle.
aneñjā : état de
neutralité.
aneñjābhisankhārā : action ni
bonne ni mauvaise, karma neutre.
anuloma : dans l’ordre
direct, enchaînement normal.
apuññābhisankhārā :
action mauvaise, karma négatif.
arahat : être noble, parvenu
à
l’étape ultime de
arūpa-jhāna : absorption
méditative dans un objet immatériel, sans forme.
āsava : tendances mentales fortement
enracinées qui entachent
l’esprit et favorisent l’apparition de la
souffrance.
asura : ange déchu,
créature démoniaque habitant des mondes
inférieurs.
attavādupādāna : attachement
à l’idée d’un
« moi ».
atthita : existence, croire à
l’idée d’un
« moi » personnel.
bhava : sphère de la
naissance, devenir.
bhavanga-citta : état de
repos dans lequel l’esprit retourne en l’absence de
stimuli sensoriels.
Canon pāli : collection
des écritures du bouddhisme Théravada en langue
pālie. Il se divise en trois
« corbeilles » ou Tipitaka.
Dhamma-Vinaya :
« Doctrine et
Discipline » : désigne
l’ensemble des aspects
théoriques et pratiques des enseignements du Bouddha.
ditthupādāna : attachements aux
concepts et aux opinions.
dukkha : insatisfaction ou souffrance.
idappaccayatā : la loi du conditionnement, lien de cause à effet.
jarā : processus du
vieillissement.
jāti : naissance ou
apparition.
jhāna : état de
profonde
absorption méditative.
kamma : action née de
l’intention.
kāmupādāna : attachement aux
objets des sens
kavalinkārāhāra : aliment, nourriture du corps
khanikā-vassa :
événements
soudains et momentanés.
kilesa : « souillures », pollutions nées de l’habitude et de l’ignorance qui obscurcissent l’esprit.
nāma : objets mentaux ou
immatériels.
nandi : plaisir, jouissance sensorielle.
natthita
: ne
pas croire à l’idée
d’un soi personnel, tendance au nihilisme.
nibbāna
:
forme pālie de
« nirvana ». Paix infinie,
extinction définitive de la souffrance,
libération de tous les attachements.
pañcūpādāna-khandha
:
les cinq agrégats qui constituent un être humain.
paramattha-dhamma
: la réalité
absolue, la
vérité ultime.
paticcasamuppāda
:
loi de l’origine
interdépendante des
phénomènes ; conditionnement mutuel de
toutes choses.
paticca-samuppanna-dhamma
:
événements
qui
apparaissent du fait de la
loi des causes et effets ; événements
dont
l'apparition, très brève,
dépend d'autres événements et qui
donnent à
leur tour naissance à d'autres
événements.
patiloma
:
ordre inversé (d’une
liste d’événements).
patisandhi-viññāna
:
« conscience de
renaissance » ; conscience de liaison entre
deux
renaissances.
peta : esprit malheureux,
affamé.
puññābhisankhārā
:
action
méritoire, karma positif.
rūpa : forme ;
corps ; objet physique ou matériel.
rūpa-jhāna :
absorption méditative dans un objet de forme
matérielle subtile.
sammā-ditthi
:
vision juste des
choses; voir ce qui est tel que c’est.
sammā-patipadā
:
pratique juste.
sanditthiko
:
apparent; visible ici
et maintenant.
sankhārā
:
formations mentales,
volition, intention ; tout ce qui engendre du kamma; tout ce
qui est
conditionné.
sassata-ditthi
:
croire que
l’esprit et le corps sont éternels, forment un
« moi » réel. Vision
éternaliste du monde.
silabbatupādāna
:
attachement aux
rituels et aux pratiques.
sukha : le bonheur; sensation
agréable de bien-être par opposition à dukkha.
tanhā : la soif
du désir si ardent qu’il engendre
inévitablement l’attachement.
Tipitaka
: les « trois
corbeilles » du Canon pāli
incluant les Suttas (discours / enseignements du Bouddha), le Vinaya
(règles de
conduite des moines) et l’Abhidhamma Pitaka (les
commentaires).
upādāna
:
attachement, saisie.
vedanā :
sensation/sentiment issu du contact des sens avec
le monde extérieur.
Vimuttimagga
:
«
viññāna
:
conscience ;
conscience sensorielle.
vipāka : résultat de
l’action ou
kamma.
Visuddhimagga : « La
voie de
[3] Dixième sutta dans les
Suttas de l’Arbre, Proverbes sur
[4] Tathāgata : « Celui qui est ainsi ». Mot que le
Bouddha utilisait pour parler de lui-même et que l’on utilise donc généralement
pour le désigner.
[5] Voir le cinquième sutta
intitulé « Kalaia Le Noble », Proverbes sur
[6] Kālāma Sutta : Dans
le Anguttara Nikaya, discours que le
Bouddha fit aux membres du clan des Kālāma alors qu'ils lui demandaient comment
distinguer l'enseignement vrai de la masse des enseignements qui étaient alors
dispensés par différents moines, ascètes, philosophes et yogis. La réponse du
Bouddha est une véritable déclaration d'indépendance intellectuelle. Tout
enseignement, dit-il, ne doit pas être considéré comme vrai s'il répond à l'un
des dix critères suivants : s'il provient de (1) un ouï-dire ; (2) la tradition
; (3) une rumeur ; (4) des écritures acceptées ; (5) des suppositions ;
(6) un axiome ; (7) un raisonnement logique ; (8) un sentiment d'affinité avec
le sujet en question ; (9) un don ou un charme particulier de celui qui expose
l'enseignement ; (10) si l'enseignant est "mon" maître. Le Bouddha a
conseillé, au contraire, de considérer qu'un enseignement est authentique quand
on en a directement expérimenté soi-même la vérité.
[7] Il existe cinq facultés de
développement mental : la foi, l'énergie, l'attention, la concentration et la
sagesse.
[8] Asava signifie littéralement « ce qui est apporté par le
flot ». Il s’agit des tendances mentales fortement enracinées qui, si
elles ne sont pas éradiquées, entachent l’esprit et favorisent l’apparition de
la souffrance. Ces tendances sont : la sensualité, le désir d’exister, les
opinions et l’ignorance.
[9] Pañcūpādāna-khandha ou « les cinq agrégats du désir » est une analyse des
phénomènes physiques et mentaux divisés en cinq groupes ou
« agrégats » de phénomènes, lesquels, lorsqu'on s'y attache en tant
que « moi » ou « miens », engendrent la souffrance. Il
s'agit des agrégats (1) du corps ; (2) des sensations ; (3) de la perception ou
identification ; (4) des phénomènes mentaux ou pensées ; et (5) de la
conscience sensorielle.
[10] Dans la partie
intitulée : « De ce qui peut être dévoré, Proverbes sur les
Eléments ». Sangyutta Nikaya. op. cit., p. 83.
[11] Dans le second discours sur
Devadaha, Salayatana-vagga, Samyutta Nikaya, op. cit., p. 81.
[12] Opapātika
signifie littéralement « accidentel » mais
a
été interprété comme « né
spontanément », c’est-à-dire
« non né
de parents ». Ce terme est traditionnellement utilisé
en référence à des
êtres dont on dit qu’ils sont nés au ciel ou en
enfer.
[13] Comme mentionné dans le
cinquième sutta dans les suttas de la subsistance, Proverbes sur
[14] Dans le huitième sutta,
Proverbes sur
[15] Mahātanhāsankhaya Sutta,
Mahayamaka-vagga, Majjhima Nikaya, op. cit. p. 311.
[16] Ibid pp.313-314
[17]
Proverbes sur
[18] Les quatre éléments sont la
terre (solidité), l’eau (cohésion), le feu (chaleur) et l’air (mouvement). Il
existe 24 dérivés des quatre éléments : (1) l’œil, (2) l’oreille, (3) le
nez, (4) la langue, (5) le corps, (6) la forme, (7) le son, (8) l’odeur, (9) la
saveur, (10) la féminité, (11) la virilité, (12) la base physique de l’esprit,
(13) l’expression corporelle, (14) l’expression verbale, (15) la vie physique,
(16) l’espace, (17) l’agilité physique, (18) l’élasticité physique, (19)
l’adaptabilité physique, (20) la croissance physique, (21) la continuité
physique, (22) la décrépitude, (23) l'impermanence, (24) la nourriture.
[19] Ces trois niveaux de devenir
reflètent les niveaux d’attachement au corps physique et à ses sensations,
l’attachement aux états finement matériels dans l’absorption méditative et
l’attachement aux états immatériels dans l’absorption méditative. Ces deux
derniers sont appelés respectivement rūpa-jhāna
et arūpa-jhāna. Ce sont des états
hautement développés de concentration mentale.
[20] Nous trouvons l’explication
suivante du « processus de pensée » dans A Manual of Abhidhamma, la traduction anglaise par Narada Maha Tera
de l’Abhidhammattha Sangaha de
Anuruddha (écrit entre le Vème et le XIème
siècle) : « Selon l’Abhidhamma, il n’y a, en temps ordinaire,
aucun moment où nous n’expérimentions pas un certain type de conscience, en
saisissant un quelconque objet, physique ou mental. L’espace-temps qui englobe
une telle conscience est appelée un « instant de pensée ». La
rapidité avec laquelle ces instants se succèdent est pratiquement inconcevable
en l’état actuel des connaissances humaines. Selon certains livres, des
milliards d’instants de pensée peuvent apparaître et disparaître en l’espace
d’un éclair ou d’un battement de cils. » (p. 21 de l’édition de 1975,
Buddhist Publication Society, Kandy, Sri Lanka).
[21] Les Trois mondes de Pra Ruang est une célèbre œuvre
littéraire thaïlandaise. Elle se situe à l’époque du règne de Sukhothai. La
vision du monde décrite par Buddhagosa y est présentée comme une évidence, de
même que dans de nombreux autres ouvrages de la littérature asiatique.
[22] Mahāyamaka-vagga,
Majjhima Nikaya, op. cit. pp. 311 et suivantes.
[23] Mahātanhāsankhaya Sutta,
Mahāyamaka-vagga, Majjhima Nikaya, op. cit. p. 311.
[24] Ibid. p. 321 et suivantes.
[25] Chapitre sur Gagner
[26] QuatrièmeSutta, Le Grand
Chapitre dans les Proverbes sur
[27] Ce mot thaï est la
traduction littérale de l’outil utilisé dans la marine pour mesurer la
profondeur de l’eau. Utilisé avec le mot « chai » qui se traduit par
« esprit » ou « cœur », il signifie simplement penser ou
ressentir. Cependant l’image de la sonde dans le mot thaï rend bien la façon
dont les gens conçoivent souvent l’esprit et son fonctionnement : l’esprit
est comme un objet que l’on envoie pour tester la profondeur de l’expérience
présente, ce qui tend vers la position éternaliste.