Le Dhamma de la Forêt


Mettā : philosophie et pratique de l’amour universel

par Acharya Buddharakkhita


Traduction de Jeanne Schut

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Deuxième partie 

Deux aspects de mettā: éthique et psychologie



3. Les trois aspects de mettā

Le Mettā Sutta se compose de trois parties, chacune centrée sur un aspect particulier de mettā. La première partie (lignes 3 à 10) traite de l’aspect qui nécessite une application minutieuse et systématique de la bienveillance dans le comportement quotidien. La seconde partie (lignes 11 à 20) parle de la bienveillance comme d’une technique de méditation ou « culture de l’esprit » particulière, menant au samadhi, c’est-à-dire à un niveau de conscience plus élevé grâce à la concentration. La troisième partie (lignes 21 à 40) met l’accent sur un engagement total envers la philosophie de l’amour universel, avec tout ce que cela implique sur les plans personnel, social et pratique : manifester de la bienveillance à travers toutes les activités physiques, verbales et mentales.

On dit de mettā que c’est le facteur qui « mûrit » le mérite accumulé (puñña) grâce aux dix moyens d’acquérir des mérites (dasapunna-kiriyavatthu) comme la pratique de la générosité, de la vertu, etc. C’est également mettā qui fait mûrir les dix qualités spirituelles appelées « perfections » (paramita).

Par conséquent, on peut comparer la pratique de mettā à l’apparition d’un grand arbre, depuis le moment où la graine est plantée jusqu’au moment où l’arbre, chargé de fruits succulents, diffuse son doux parfum à la ronde, attirant ainsi des myriades de créatures qui vont se régaler de sa généreuse et délicieuse offrande de nourriture. On pourrait dire ainsi que la germination de la graine et la croissance du plant apparaissent dans la première partie du Sutta. Dans la seconde partie, l’arbre robuste et bien développé est entièrement couvert de belles fleurs odorantes qui attirent tous les regards.

En tant que schéma de comportement, le premier aspect de mettā fait grandir notre vie comme un arbre : elle devient utile, généreuse et noble. Mettā en tant que méditation permet un épanouissement spirituel grâce auquel notre vie entière devient source de joie pour tous. Quant à la troisième partie, elle montre ce que peut être l’aboutissement de ce processus de développement spirituel : cet amour spirituel étant mis en pratique en toute chose, il peut influencer profondément la société dans son ensemble et nous mener au sommet de la réalisation transcendantale.

L’esprit humain est comme une mine contenant des ressources inépuisables de pouvoir spirituel et de vision profonde. Il est possible d’exploiter cet immense potentiel intérieur de mérite mais seulement en pratiquant mettā, car mettā a le pouvoir de faire « mûrir » les mérites latents. Dans le Mangala Sutta il est dit que ce n’est qu’après avoir élevé sa vie personnelle (en ayant de bons amis, etc.) que l’on choisit l’environnement approprié pour que les mérites du passé arrivent à maturation. Or ce mûrissement est exactement ce qu’apporte mettā. Se contenter d’éviter la mauvaise compagnie et de vivre dans un environnement cultivé n’est pas suffisant ; l’esprit doit être imprégné de mettā, d’où l’allusion à la « maturation du mérite passé ».


4. L’éthique de mettā

Dans le contexte bouddhiste, l’éthique se réfère à un comportement juste qui apporte bonheur et paix de l’esprit, ne crée jamais de remords, d’inquiétude ou d’agitation mentale. Tels sont les bienfaits psychologiques immédiats d’un comportement juste. Ce comportement peut également engendrer une renaissance heureuse qui fera progresser l’aspirant sur la voie de la libération spirituelle. Il est aussi le fondement qui permet d’avancer dans la compréhension du Dhamma ici et maintenant. En d’autres termes, la parole juste, l’action juste et le mode de vie juste, mentionnés par le Bouddha dans le Noble Octuple Sentier, constituent un comportement « juste » dans le meilleur sens du terme.

L’éthique bouddhiste a deux aspects : développer certaines vertus (caritta) et observer des préceptes d’abstinence (varitta). Dans le Mettā Sutta, caritta apparaît dans les premières lignes :

Voici comment devrait se comporter
Celui qui a développé des qualités de bonté
Et qui connaît la voie de la paix :
Qu'il soit appliqué et droit, direct et doux dans ses paroles.
Humble et sans prétention,
Satisfait et aisément contenté.
Qu’il demeure frugal
Ni effronté ni flatteur envers ceux qui le nourrissent.

Varitta se retrouve dans les lignes suivantes :

Qu’il soit paisible, maître de ses sens, naturellement discret, sans exigences.
Et qu'il ne fasse rien que les sages, plus tard, pourraient condamner.

Caritta et varitta sont donc mis en application en paroles et en action dans la pratique de mettā. Le bonheur intérieur et l’altruisme qui en résultent sont reflétés par le souhait ou « geste mental » de l’aspirant à la conclusion de ce verset :

« Prenant moi-même refuge dans le bonheur et dans la paix,
Je souhaite que tous les êtres soient heureux et en paix. »

L’éthique de mettā apporte donc non seulement un bien-être subjectif, une occasion de progresser dans le Dhamma ici et maintenant, et une heureuse renaissance dans le futur, mais elle apporte aussi une absence de peur et un sentiment de sécurité : bhayadana et khemadana.

Une analyse du modèle de comportement et de caractère loué par le Mettā Sutta pour favoriser les relations, tant au niveau des individus que de la société en général, suffit à amplement démontrer combien ce Sutta peut apporter de paix et de sérénité à l’esprit.

Etre « appliqué » n’est pas simplement une question d’efficacité ou d’adresse ; cela signifie faire les choses correctement par considération pour les autres, pour ne pas leur causer de difficultés. Mais comme une personne appliquée risque de devenir trop fière d’elle, on conseille au pratiquant d’être également « honnête et droit » tout en étant « direct et doux dans ses paroles, humble et sans prétention » – la parfaite synthèse d’un caractère équilibré.

Celui qui est satisfait est « aisément contenté ». Etre frugal par considération pour les autres est un noble trait de caractère. Dans la mesure où l’on simplifie ses besoins pour être un exemple et pour ne pas peser sur les autres, la frugalité est une marque de délicatesse. Plus une personne devient grossière et matérialiste, plus ses besoins augmentent. Le critère qui permet d’évaluer le degré de sérénité d’une société est la simplification des besoins, autrement dit, la capacité à être aisément satisfait.

Une vie matérialiste et égocentrique se caractérise non seulement par une augmentation des besoins mais aussi par l’agitation : trop de travail, trop d’activités et pas assez de modération ni de retenue. Mettā, qui souhaite le bien-être de tous, doit naturellement être fondé sur des qualités telles que l’humanisme et la sobriété : avoir quelques tâches bien choisies et pleines de sens qui engendrent le maximum de bien-être pour toutes les personnes concernées.

Mener une vie simple en tant qu’expression de mettā implique une réorientation de notre regard sur les choses et de notre conduite, même dans ce monde où l’on donne tant d’importance à la compétition, à la recherche du plaisir et à l’acquisition. Celui qui vit simplement est gentil tout en étant efficace et mesuré ; il contrôle ses sens ; il est modéré, frugal et maîtrisé. Développer l’esprit grâce à la méditation devient naturel et aisé pour une telle personne – d’où les mots « paisible, maître de ses sens ».

Mettā dans le comportement inclut la pratique de la discrétion, c’est-à-dire de la sagesse concrète. Seule une personne lucide et sage peut vraiment pratiquer mettā au quotidien dans toute la variété de ses formes et dans toutes les formes de relations humaines. L’autosatisfaction qui naît du sentiment d’être meilleur ou plus pieux que les autres peut être (et même est souvent) une mascarade de pratique spirituelle. Les mots « ni effronté ni flatteur envers ceux qui le nourrissent » sont destinés à mettre en garde le pratiquant de mettā contre toute forme d’autosatisfaction.

De plus, on lui conseille de ne rien faire que les sages, plus tard, pourraient condamner. Aucun de ses actes, y compris dans le cadre des conventions sociales, ne doit manquer de circonspection ni de bienséance. Il ne suffit pas d’être bon, il faut également que cela transparaisse extérieurement, non seulement pour son propre bien mais aussi pour le bien d’autrui. Il faut vivre une vie exemplaire pour le bénéfice de tous, pour le bien de la société.

Celui qui vit ainsi va maintenant entreprendre le développement d’un esprit de mettā universel grâce à des techniques particulières de méditation, comme cela est proposé dans le reste du Sutta.

Mettā est également un parita, c’est-à-dire une formule spirituelle qui a le pouvoir de préserver notre bien-être, de nous protéger contre tous les dangers et de nous secourir en cas de malchance ou d’accident.

Quand les moines, à cause des déités hostiles, se sont trouvés dans l’impossibilité de rester méditer dans cette belle forêt où tout leur avait été facilité, ils ont dû quitter les lieux. Mais quand ils sont revenus, armés de la protection du Mettā Sutta qu’ils avaient récité et sur lequel ils avaient médité pendant tout le voyage de retour, les déités les attendaient avec les meilleures intentions du monde. L’hostilité avait été transformée en hospitalité.

La protection des paritta fonctionne à la fois subjectivement et objectivement. Sur le plan subjectif, tandis que mettā purifie l’esprit et le renforce, il éveille aussi les potentiels latents, ce qui a pour résultat une transmutation spirituelle de la personnalité. Transformé par mettā, l’esprit n’est plus hanté par l’avidité, la négativité, le désir, la jalousie et tous ces autres facteurs polluants qui sont nos véritables ennemis et la source de nos malheurs.

Sur le plan objectif, en tant que force de la pensée, mettā est capable de toucher, n’importe où dans le monde, n’importe quel esprit, qu’il soit développé ou non. Le rayonnement de mettā peut non seulement apaiser une personne ou lui ôter les flèches de la haine, mais il peut aussi parfois la guérir d’une grave maladie. Il arrive souvent, dans les pays bouddhistes, de voir comment des gens sont guéris de toutes sortes de maladies et libérés de leurs malheurs grâce à la récitation d’un paritta. Mettā a donc une réelle force de guérison et c’est pourquoi il peut être considéré comme un paritta, formule de guérison qui apporte la protection.


5. La psychologie de mettā  

Les commentaires du Canon Pali expliquent que l’on aime tous les êtres quand :

1 - on ne les harcèle pas et donc que l’on évite le harcèlement ;
2 - on ne leur fait aucun mal et donc que l’on évite de faire du mal ;
3 - on ne les torture pas et donc que l’on évite de torturer ;
4 - on ne détruit pas leur vie et donc que l’on évite de détruire toute vie ;
5 - on ne fâche personne et donc on évite toute fâcherie ;
6 - on projette la pensée : « Que tous les êtres soient amicaux et non hostiles » ;
7 - on projette la pensée : « Que tous les êtres soient heureux et non malheureux » ;
8 - on projette la pensée : « Que tous les êtres soient paisibles et non tourmentés ».

De ces huit manières, on est bienveillant envers tous les êtres, c’est pourquoi mettā est appelé « amour universel ». Dans la mesure où cet amour naît en soi, il relève de l’esprit et, comme cet esprit est libre de toute pensée négative, l’ensemble constitué par l’amour, l’esprit et la liberté est défini comme « amour universel menant à la libération de l’esprit ».

Le passage ci-dessus montre bien que mettā implique de dépasser les traits négatifs en mettant activement en pratique la vertu positive opposée. Ce n’est que lorsque l’on pratique activement le non-harcèlement envers tous les êtres que l’on peut dépasser la tendance à harceler autrui. De même, c’est en développant les qualités consistant à ne pas faire de mal, ne pas torturer, ne pas détruire la vie et ne pas fâcher en actes, en paroles et en pensée que l’on arrive à dépasser les traits négatifs qui conduisent à harceler, nuire, torturer, détruire et fâcher. Au-delà de ce mode de vie positif et riche de principes sains, on développe encore davantage l’esprit en pratiquant la méthode de méditation particulière appelée mettā-bhavana. Celle-ci génère de puissantes pensées d’amour spiritualisé qui deviennent illimitées, rendant la conscience elle-même infinie et universelle.

Des souhaits pour que tous les êtres soient amicaux et jamais hostiles, heureux et jamais malheureux, calmes et jamais tourmentés, impliquent non seulement le sublime et l’illimité mais aussi une absolue liberté d’esprit. D’où le bien-fondé de l’expression : « amour universel menant à la libération de l’esprit ».

Voyons maintenant le sens des cinq aspects contrés par mettā :

Toutes ces tendances prennent racine dans l’antipathie et la malveillance. Elles sont le contraire de mettā, tant sur le plan du comportement que sur l’état d’esprit qui les sous-tend.

Substituer un trait négatif par son contraire implique que nous ayons une approche de la vie très avancée et adulte. Etre capable de ne jamais harceler, faire du mal, torturer, détruire ni fâcher sous-entend un mode de conduite très raffiné, beau et aimant dans un monde où l’interaction entre les êtres humains crée tellement de tension et de souffrance.

Selon le Visuddhimagga, mettā est un « solvant » qui « dissout » non seulement nos propres pollutions mentales de colère, ressentiment et agressivité mais aussi celles des autres. Comme mettā aborde les êtres avec gentillesse, même les personnes hostiles deviennent des amis.

Mettā a la caractéristique de « développer le bien-être ». Sa fonction est de préférer le bien-être au malheur. Il se manifeste comme une force qui « ôte les contrariétés » et la cause principale en est sa tendance à voir le bon côté des choses et des gens mais jamais leurs défauts. Mettā réussit quand il projette une bienveillance égale envers tous et il échoue quand il dégénère en « affection » sur le plan mondain.

Cette analyse démontre clairement que ce n’est que lorsque l’on cherche à voir le bon côté des gens, que l’on souhaite leur bien et, par conséquent, que l’on est inoffensif (en ne causant ni souci ni blessure) et que l’on développe activement le bien-être et que mettā fonctionne comme un « solvant ». Il est dit que le résultat ultime de la pratique de mettā est d’atteindre la vision pénétrante transcendantale ou, au minimum, de renaître dans la sphère sublime des Brahmas – sans compter qu’elle apporte une paix intérieure et un état d’esprit libre et heureux dès à présent. C’est pourquoi, dans le Mettā Sutta, le Bouddha affirme :

Sans se laisser piéger par des croyances erronées
Celui qui a le cœur pur, qui voit la vérité ultime des choses
Et s’est libéré de tous les désirs sensoriels,
Ne reprendra plus jamais naissance dans ce monde.

L’amour repousse la malveillance, la plus destructrice des émotions. C’est pourquoi il est dit : « C’est ainsi que l’on met fin à la malveillance, mes amis : l’esprit est libéré grâce à l’amour universel » (Digha Nikaya, III.234).

Dans la pratique de mettā, il est important de comprendre les émotions qui invalident mettā, soit parce qu’elles lui ressemblent, soit parce qu’elles sont différentes. Le Visuddhimagga les appelle « les deux ennemis : l’ennemi rapproché et l’ennemi lointain ». L’avidité, le désir, l’affection et la sensualité sont tous des « ennemis rapprochés » parce qu’ils partagent les mêmes tendances. La personne sensuelle va voir des « bons côtés » ou de la « beauté » dans ce qui l’attire et, par conséquent, va s’autoriser à se laisser aller à ses penchants. Mettā doit être protégé de cela sinon la mascarade de ces émotions risque de tromper le méditant.

Comme la négativité, la colère et l’aversion sont des émotions différentes, elles représentent « l’ennemi lointain ». Celui-ci peut facilement être repéré, de sorte que l’on n’a pas besoin de le craindre autant, mais on peut le dépasser en projetant une force encore plus grande que lui : celle de l’amour. Par contre, il faut beaucoup se méfier de l’ennemi rapproché parce qu’il nous incite à nous tromper nous-mêmes, ce qui est la pire des choses qui puisse nous arriver.

On dit que mettā ne commence que lorsqu’un désir d’agir nous rend zélés. Au départ, il faut faire un effort sérieux, puis on pourra continuer tranquillement quand s’effaceront les cinq obstacles mentaux que sont l’avidité, la négativité, la paresse, l’agitation et le doute. Mettā atteint sa pleine réalisation quand il permet d’atteindre un état d’absorption méditative ou jhana.



Provenance:

©1989 Buddhist Publication Society.
The Wheel Publication No. 365/366 (Kandy: Buddhist Publication Society, 1989).
This Access to Insight edition is ©1995–2012.
http://www.accesstoinsight.org/lib/authors/buddharakkhita/wheel365.html