Les Ailes de
l’Aigle
Vénérable Ajahn Jayasaro
Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/
Ajahn Jayasaro est né sur l’Ile de
Wight en 1958. C’est à la Retraite de la Saison des Pluies de 1978 qu’il
rejoint, en tant qu’anagarika, la communauté d’Ajahn Sumedho. En novembre de la
même année il part pour Wat Pa Pong, dans le Nord-Est de la Thaïlande, où il se
fait ordonner novice l’année suivante, et bhikkhu en 1980, avec le Vénérable
Ajahn Chah comme précepteur.
De 1997 à 2002, Ajahn Jayasaro fut
l’abbé de Wat Pah Nanachat. Il vit actuellement seul dans un ermitage au pied
des montagnes Kow Yai.
En Thaïlande, on dit qu’il a y deux sortes d’amis.
Littéralement, en langue thaïe, on les appellent « les amis qui mangent »,
c’est-à-dire ceux qui sont vos amis quand il y a quelque chose à manger, quand
tout va bien, mais qui disparaissent dès que les choses deviennent difficiles ;
et puis « les amis qui meurent », ceux qui sont prêts à donner leur vie pour
vous. Parfois je pense à ces deux expressions quand je réfléchis à notre pratique
du Dhamma. Il y a des pratiques qui nous servent de refuge quand tout va bien
mais qui disparaissent dès que les temps sont durs. Cela me fait penser à une
scène d’un film que j’ai vu il y a très longtemps, dans lequel le héros, Woody
Allen, avait trouvé une brillante idée pour s’échapper de prison. Il avait
découpé un morceau de savon en forme de pistolet et l’avait enduit de cirage
noir. Mais la nuit où il avait prévu de s’évader, il y eut un violent orage et
il se retrouva à essayer de prendre un air menaçant alors que la pluie faisait
dégouliner le cirage coulait sur ses bras et que le révolver se transformait en
bulles de savon ! Parfois, au cours des premières années de pratique, nous
avons l’impression que nous utilisons les enseignements du Bouddha un peu comme
Woody Allen utilisait son révolver : dès qu’il commence à pleuvoir, tout se
dissout.
Nous devons investir un certain effort pour développer
notre pratique parce que ces enseignements que nous avons découverts sont
encore fragiles, ils ne tiennent pas le choc face à des circonstances
difficiles. Nous devons les nourrir et les protéger et parfois nous devons
accepter humblement que notre esprit n’est pas encore assez fort pour traiter
certaines choses. Nous devons donc accorder de l’attention au développement de la
sagesse par rapport aux différents phénomènes ou problèmes qui apparaissent
dans notre pratique. Dans le Sabbasava Sutta (Majjhima Nikaya 2), le Bouddha
propose différentes méthodes pour traiter les asava[1] ou leurs manifestations.
Il y a certaines choses qu’il faut tout simplement éviter
de faire. Pour un moine, ce sont les parajika[2], par exemple. C’est comme
marcher beaucoup trop près du bord d’une falaise : il faut éviter de genre de
situations, ce ne sont pas des circonstances dans lesquelles il serait bon de
pratiquer l’endurance ou le lâcher-prise. Et puis il y a d’autres choses qu’il
faut être capable d’endurer, comme la chaleur et le froid, la faim et la soif, etc.
Et d’autres choses enfin qu’il faut savoir utiliser en pleine conscience, avec
sagesse, comme par exemple la nourriture, les vêtements, le logis et les
médicaments qui sont des nécessités de base que nous ne pouvons pas lâcher
complètement. Il est nécessaire d’être en lien avec elles même si elles
relèvent du monde sensoriel parce que notre corps vit dans le monde sensoriel,
il en fait partie. Le Bouddha a donc enseigné le principe de la réflexion sage
(yoniso patisankha) sur l’usage des choses qui nous sont nécessaires.
Pour d’autres asava, il suggère une diminution progressive
et une lente disparition liée à la pratique régulière.
Comme il n’existe pas de pratique « parapluie » qui
réponde à toutes les situations, nous devons aiguiser notre sensibilité et
notre attention à la nature des conditions auxquelles nous sommes confrontés,
ainsi que la connaissance et la force d’esprit voulues pour avoir l’attitude
juste face à elles. Cela peut nous épargner beaucoup de frustration car si
cette forme de sagesse nous fait défaut, nous risquons d’essayer de supporter
des choses qui devraient être carrément écartées ou d’écarter des choses qui devraient
être supportées. Nous pouvons aussi éviter certaines choses qui devraient en réalité
être utilisées attentivement ou essayer d’être attentifs en utilisant des
choses qui devraient être complètement abandonnées. Nous en revenons toujours à
l’importance de la Vision Juste, autrement dit la qualité de sagesse.
Si nous nous trouvons régulièrement confrontés à la même
difficulté dans notre pratique, nous devons la prendre en considération et
commencer à l’observer sous différents angles. Dans certains cas, ce sera
peut-être comme utiliser un révolver en savon sous la pluie : nous avons
l’enseignement, nous faisons ce qu’il faut, mais nous ne l’appliquons pas
correctement. Nous manquons de vigueur dans notre application, nous manquons
d’intégrité et de continuité alors, au lieu d’obtenir ce que nous devrions,
nous nous retrouvons — à cause de notre compréhension défectueuse — avec une
piètre imitation qui ne fait pas l’affaire. Dans d’autres cas, nous utilisons
peut-être le mauvais outil ou nous pratiquons selon une certaine technique sans
comprendre pleinement sa relation à d’autres facteurs qui lui sont indispensables
pour l’étayer.
Alors, si vous êtes bloqué dans notre pratique, vous pouvez
utiliser les indriya[3] comme
bases de votre investigation. Imaginons que vous ayez du mal à maintenir votre attention
; vous pouvez vous tourner vers le fondement de l’attention qui, selon les cinq
indriya, est viriya (l’énergie, la vigueur) et vous demander : « Mon attention
est-elle relâchée parce que je manque d’énergie ? Y a-t-il un moyen qui me
permettre d’investir plus d’effort dans la pratique ? » En effet, l’effort
juste va soutenir tout naturellement une attention juste … Si vous découvrez
alors qu’il y a effectivement un manque d’effort et que la volonté ou la
détermination (adhitthana) n’y peuvent rien, vous pouvez reculer encore d’un
pas et arriver au stade de la foi ou de la confiance (saddha). Si l’effort
juste fait défaut et que vous ne parvenez pas à investir assez d’énergie dans
votre pratique, vous pouvez vous demander si vous manquez de foi. Il y a
différentes formes de foi. Il y a la foi de base d’un Bouddhiste qui consiste à
avoir foi en l’Eveil du Bouddha en tant qu’être humain et, par conséquent, foi
en un potentiel humain à l’Eveil et en notre propre potentiel à l’Eveil.
Avez-vous cette foi-là ou bien êtes-vous prisonnier d’états d’esprit autocritiques,
pensez-vous que vous ne pouvez pas y parvenir, que vous avez trop de problèmes
? Avez-vous une vision grise et déprimée des choses ? Si c’est le cas, cela signifie
qu’à ce moment précis, la foi fait défaut. Et si la foi fait défaut, l’effort
ne peut se produire et sans effort, pas d’attention et donc pas de
concentration et pas de sagesse.
Il est important aussi d’avoir confiance en votre objet de
méditation. Vous devez vous poser la question : « Quelle foi, quelle confiance
ai-je dans ma méditation, dans le processus de la méditation ? Quelle
importance a-t-elle dans ma vie ? Est-ce que je crois vraiment que la pratique
de la méditation peut me conduire à l’Eveil ? » Si vous ne le croyez pas, si
l’esprit n’a pas cette confiance, là encore l’énergie fera défaut et vous ne pourrez
pas maintenir l’attention.
Ces indriya[4] vont tous à contre-courant de
nos habitudes, ils n’apparaissent pas spontanément. Ce sont leurs contraires
qui apparaissent naturellement : le manque de foi, la paresse, le manque
d’attention, la distraction, la mauvaise compréhension des choses. Tout cela
apparaît très facilement, ce sont les tendances naturelles d’un esprit non
entraîné. Mais ces qualités vertueuses qui vont à leur encontre — la foi,
l’énergie, l’attention, la concentration et la sagesse — viennent à l’existence
avec difficulté. Il n’est guère surprenant que l’on trouve la pratique
difficile mais c’est aussi ce qui lui donne du sel, ce qui lui donne des
allures de défi et la rend passionnante. Si c’était facile, ce serait vraiment
ennuyeux. Pourquoi voudrions-nous le faire si c’était si facile ? Quand on transforme
un problème en un défi, il devient facile d’y puiser force et inspiration et de
voir l’énergie se réveiller. Tandis que si l’on considère quelque chose
uniquement comme un problème, on peut se sentir accablé et découragé. Alors
nous nous posons la question : « Nous sentons-nous écrasés, opprimés ou pleins
d’aversion par rapport aux choses sur lesquelles nous travaillons ?
Pensons-nous que les choses devraient être différentes ? » Ce que nous pensons
de notre pratique et la façon dont nous l’interprétons a des conséquences sur
la pratique elle-même — cela va dans les deux sens. Nous pouvons éviter
beaucoup de souffrance en sachant considérer les choses avec un regard juste.
Le Bouddha a appelé yoniso manasikara, la capacité à
utiliser la pensée avec sagesse et intelligence. Sans cette vertu, la pensée,
au lieu de demeurer dans un état de neutralité, devient ayoniso manasikara,
autrement dit elle s’engage dans une voie erronée. Nous faisons donc usage de
la faculté de sagesse pour évaluer et pour adapter.
Nous apprenons à reconnaître les choses qu’il faut savoir
endurer et à repérer les différents types de pensées erronées (micchasankappa)
qui ne doivent pas être supportées patiemment en attendant qu’elles
disparaissent d’elles-mêmes. Ainsi, les fantasmes sexuels ou les pensées de
haine et de négativité sont des habitudes qui engendrent un karma très lourd
dans l’esprit. Elles empoisonnent l’esprit, elles lui font perdre son équilibre
et peuvent très facilement le conduire dans un véritable enfer. Le Bouddha a
dit : « Au moment précis où nous prenons conscience de telles pensées, nous les
stoppons net, sans hésiter une seconde. Nous ne les nourrissons pas. »
Dans notre pratique, nous avons besoin de toutes sortes de
qualités, d’un vaste éventail d’outils et d’armes. Nous avons besoin de
douceur, de compassion et de pardon mais aussi, en même temps, d’une attitude
impitoyable vis-à-vis des intentions mauvaises ou malsaines. En parallèle, nous
cultivons un fort désir de nous libérer du cycle des existences, de nous
libérer de l’attachement aux éléments qui constituent la personnalité : la
forme physique, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la
conscience sensorielle. En réfléchissant constamment à la souffrance générée
par l’attachement — pas seulement en tant que sujet d’étude mais à travers
notre vécu — nous nous détournons progressivement des choses. Il ne s’agit pas
là d’aversion ni d’un désir de se débarrasser des choses (vibhavatanha). C’est
plutôt comme si, en roulant le long d’une route, on voyait sur la gauche une
belle allée entourée d’arbres et de montagnes où la vue est splendide mais ce
n’est pas la direction que nous voulons prendre. On ne se dit pas : « Je
pourrais peut-être prendre cette direction … » ; on prend la ferme résolution
de ne pas prendre cette route parce que nous voyons que ce n’est pas là que
nous voulons aller. L’esprit est détendu, il n’y a ni la brûlure ni le
mouvement de rejet, il n’y a aucune raison de ressentir de la colère ou du
dépit.
Ainsi, même si les formes, les sensations, les
perceptions, les formations mentales et les différentes formes de conscience
sensorielle ont des aspects agréables et attirants, ce n’est pas dans cette
direction que nous voulons aller. Nous avons déjà suivi cette voie pendant trop
longtemps, nous nous sommes attachés à ces circonstances vie après vie, et où
cela nous a-t-il menés ? Dans les moments où la souffrance, la détresse, la solitude,
l’angoisse, la peur ou la dépression apparaît dans l’esprit, en quoi les
plaisirs et les belles expériences du passé peuvent-elles nous aider ? En rien.
Alors
nous nous entraînons à voir que les formes ne sont
que des formes, les sons ne sont que des sons, les odeurs, seulement
des
odeurs, les goûts seulement des goûts, une sensation
physique. Ils ne sont rien
de plus ; ils font partie du monde matériel ; ils sont «
dhammata », comme on
dit en thaï. Au moment où il y a désir ou
attachement pour quoi que ce soit
dans l’esprit, ce n’est plus dhammata — «
c’est ce que c’est » —, ce n’est plus
une simple sensation ; cela prend de l’importance, nous
projetons, nous donnons
beaucoup de sens à ces choses. Percevoir les choses comme
dhammata signife que
nous sommes conscients que les phénomènes sont simplement
ce qu’ils sont, alors
que notre forme habituelle de pensée a tendance à dire :
« Cela ne devrait pas
être »,
« Pourquoi moi ? », « Il n’aurait pas dû dire cela ! ».
Tous ces jugements sont basés sur le sentiment que les choses devraient être
différentes de ce qu’elles sont.
La culpabilité, c’est le sentiment que nous n’aurions pas
dû dire ce que nous avons dit ou que nous aurions dû dire quelque chose que
nous n’avons pas dit, que nous devrions être meilleurs que nous ne le sommes.
Au contraire, comprendre dhammata, c’est voir que les choses sont telles
qu’elles sont suite à certaines causes et conditions.
Quand
on comprend cela, on est en mesure de voir que, en
cet instant, les choses ne pourraient pas être autres que telles
qu’elles sont.
En réponse à la question : « Comment
quelqu’un peut-il se comporter de manière
aussi cruelle, brutale ou grossière ? », on voit que
c’est dû à toutes les
causes et les conditions qui peuvent remonter à l’enfance
ou à une vie
antérieure. Elles peuvent aussi être liées à
une maladie ou à un état mental particulier
qui engendre, chez la personne, ce type de comportement très
déplaisant.
Nous réalisons que, étant donné la façon dont ont été
conditionnés les khanda[5] qui constituent cette
personne, c’était en réalité la manifestation parfaite à ce moment-là.
Nous entraîner à voir les choses en termes de causes et de
conditions, en tant que seule ou parfaite manifestation des causes et des
conditions existant à un moment donné, n’engendre pas la passivité. On ne va
pas se dire : « Les choses sont ainsi et elles seront toujours ainsi … » On va
simplement comprendre que les choses sont ainsi du fait de causes et de
conditions qui sont présentes à cet instant précis ; mais les causes et les conditions
changent. Ce n’est que quand l’esprit a atteint l’équanimité qu’il sera en mesure
de répondre aux situations de manière appropriée, de manière créative. Cela contredit
une idée reçue que l’on a en Occident, selon laquelle on ne peut accomplir quelque
chose de bien que lorsqu’on est animé par la passion. De nos jours, on admire ceux
qui sont passionnément engagés dans quelque chose ; les gens pensent que le changement
positif, l’action, ne peuvent surgir que de la passion. L’absence de passion n’est
guère valorisée. Mais le Bouddha a dit que les actions mues par la passion
seront toujours légèrement décalées, jamais parfaitement adéquates ; elles
manqueront d’une certaine circonspection et d’une maturité de vision.
En conséquence, la voie qui mène à la résolution et à la
paix commence, avant tout, dans la reconnaissance et l’acceptation d’une
situation comme étant dhammata. Les choses sont comme elles sont, à cause
d’expériences passées, de situations passées, etc., qui culminent aujourd’hui
dans cette manifestation particulière. Avec la reconnaissance et l’acceptation
de dhammata, le rejet de ce qui est, l’aversion, et tous les dhamma malsains
sont abandonnéṣ. Apparaît alors un état d’esprit détendu et équilibré, comme
lorsque, au volant d’une voiture, on passe au point mort avant d’embrayer dans
la vitesse supérieure. On voit que l’équanimité est un passage obligé qui mène
ensuite à l’étape active où l’on peut parler ou bien garder le silence, faire
ou ne pas faire, selon les circonstances.
Une vérité fondamentale de l’esprit humain, souvent
soulignée par le Bouddha est que la sagesse et la compassion sont inséparables.
Dans l’une des comparaisons traditionnelles à ce propos, on parle d’un aigle
géant dont les deux ailes sont l’une la sagesse et l’autre la compassion. Le
Bouddha a dit que, plus nous voyons clairement la nature de la souffrance, plus
nous comprenons clairement que la nature de la souffrance est conditionné par
le désir né de l’ignorance. Nous voyons combien l’Octuple Sentier est efficace
pour alléger cette souffrance et nous commençons à voir la cessation. Au fur et
à mesure que notre compréhension des Quatre Nobles Vérités s’approfondit, nous ressentons
plus de compassion envers les autres comme envers nous-mêmes — plus exactement,
envers tous les êtres vivants. Nous pouvons donc dire, en quelque sorte, que,
pour vérifier le degré de sagesse que nous avons développé grâce à notre
pratique, nous devons observer notre degré de compassion et, pour vérifier la
compassion de notre coeur — sachant qu’il ne faut pas confondre véritable
compassion et pitié ou sentimentalité — nous avons la faculté de sagesse.
Quand
la sagesse est réelle, la compassion est réelle et
quand la compassion est authentique, la sagesse est présente.
Mais si la
compassion manque de sagesse, elle peut faire plus de mal que de bien.
Un vieux
proverbe anglais dit : « La route de l’enfer est
pavées de bonnes intentions. »
Parfois les gens essaient de faire du bien ou d’aider sans
être conscients de
leur propre état d’esprit ni de leurs motivations et sans
comprendre les gens
qu’ils veulent aider. Ils n’ont aucune sensibilité
au moment et au lieu, pas
plus qu’à leurs propres capacités, de sorte
qu’ils n’obtiennent pas les
résultats escomptés. Il arrive alors qu’ils soient
fâchés, déçus ou blessés et,
si on ose exprimer une critique, ils sont encore plus offensés.
Ils peuvent se
dire que leur action était nécessairement juste
puisqu’elle été basée sur une
bonne intention, que l’intention de leur coeur était pure.
Mais la pureté d’intention
ne suffit pas; encore faut-il qu’elle soit fondée sur la
sagesse, c’est-à-dire
sur une compréhension de la souffrance, de son origine et de la
façon dont elle
est soulagée. Elle doit être fondée sur une
véritable compréhension de la
souffrance.
Donc, plus nous nous observons dans la pratique, plus nous
voyons la souffrance dans ces myriades de formes, de la plus grossière à la
plus subtile, ainsi que la toute- présence de tanha (le désir) à chaque fois
que nous souffrons. Nous commençons à voir que la souffrance est inutile et une
profonde compassion s’éveille pour nous et pour les autres. En réalité, la
distinction entre soi et les autres devient beaucoup moins nette ; il lui
arrive même de disparaître presque complètement tandis que l’esprit se
raffermit et se renforce, lumineux et puissant, grâce à la pratique. En même
temps, paradoxalement, il devient extrêmement sensible à la souffrance ; nous
trouvons la souffrance intolérable et cette incapacité à supporter la
souffrance est le signe d’un esprit plein de compassion.
A travers l’entraînement en trois points (sila, samādhi et
panna), nous libérons progressivement l’esprit, en lui donnant une véritable
indépendance, une intégrité. Nous augmentons sa sagesse et sa compréhension de
ce qui est, tandis qu’un sentiment de compassion s’éveille pour tous les êtres
vivants, y compris nous-mêmes.
Ainsi, quand nous méditons, nous pouvons essayer de
considérer notre pratique comme un défi. Quand un problème particulier se
présente, c’est notre défi, c’est notre pratique et non quelque chose qui nous
en éloigne. Il arrive que nous apprenions beaucoup de ces défis particuliers,
dans la mesure où une forme particulière d’habitude ou de déséquilibre peut
devenir claire dans notre méditation. Quand nous voyons se reproduire toujours
le même schéma, nous réalisons qu’il y a de fortes chances pour que celui-ci ne
soit pas limité à notre pratique méditative et qu’il est probablement symptomatique
de toute la façon dont nous considérons la vie en général. C’est comme si, en
méditation, nous regardons à la loupe les germes des choses qui nous font souffrir.
Il y a donc beaucoup à apprendre de ce qui nous empêche de
réaliser samadhi.
Nous
commençons à considérer tout ce qui se produit,
qu’il
s’agisse d’obstacles ou de facteurs d’Eveil, comme
dhammata : ce sont tous les
phénomènes conditionnés ; ils sont ainsi à
cause de circonstances bien
précises. En réalisant cela, nous pouvons
véritablement entrer dans le flot de
la causalité et agir sur lui positivement. En se limitant
à voir dhammata en
toute chose, on élimine la réaction émotionnelle
instinctive d’attirance ou de
répulsion et on arrive à un état
d’équanimité. Ensuite à partir de
l’équanimité,
cet état neutre, l’esprit peut embrayer dans le mode actif
le plus approprié pour
faire face à ce phénomène. S’il s’agit
d’un phénomène malsain, nous faisons l’effort
de l’abandonner ; et s’il s’agit d’un
phénomène bénéfique, nous pouvons, en
toute conscience, l’encourager et le développer. Plus nous
regardons de près,
mieux nous comprenons et plus il y a de compassion dans notre coeur.
Ainsi
quand on pratique le développement de la sagesse, ce n’est
pas un développement
asymétrique, c’est l’ensemble de l’être
qui est engagé, car sagesse et
compassion sont les deux ailes de l’oiseau.
[1]
Asava : les effluents mentaux, appelés aussi « souillures » ou « pollutions »
émanant du coeur et de l’esprit.
[2]Parajika
: littéralement « ce qui provoque la défaite ». Ce sont les quatre fautes les
plus graves dans le Code Monastique ou Vinaya, entraînant l’expulsion
définitive de la Communauté ou Sangha.
[3]
Indriya : ici les cinq forces spirituelles : confiance, énergie, attention,
concentration et sagesse.
[4]
Indriya : Ce mot se réfère ici aux cinq forces spirituelles : saddha, la
foi/confiance ; viriya, l’énergie ; sati, l’attention ; samādhi, la concentration
; et panna, la connaissance transcendante ou sagesse.
[5]
Khanda : les cinq « agrégats » qui constituent une personne : la forme
physique, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la
conscience sensorielle.