La Parole Juste
Ajahn Jayasaro
Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/
Le
Vénérable Ajahn Jayasaro, abbé du monastère international de Thaïlande
Wat Pah Nanachat de 1997 à 2002, s’adresse ici à une assemblée composée
de moines, de novices et de résidants temporaires, lors d’un entretien
sur le Dhamma, le soir, au monastère.
Ce soir,
je voudrais dire quelques mots à propos de la parole, de la parole
juste et de la parole non juste, des différentes manières de parler.
L’une
des caractéristiques principales de notre école de bouddhisme est
d’accorder une grande importance à la nature interdépendante des
différents aspects de la Voie et de souligner combien sont étroitement
liés sila, samādhi et paññā.
Par conséquent, il est évident que négliger
l’un de ces aspects a un effet préjudiciable sur le tout.
La
parole fait partie de notre vie. Il est presque impossible de vivre
sans parler, en particulier dans une communauté monastique. C’est
possible au cours d’une retraite solitaire, mais peu de moines
souhaitent passer toute leur vie de pratique dans la solitude totale.
Il est arrivé que le Bouddha critique des moines qui souhaitaient
s’isoler des autres par le silence. Il me revient à l’esprit l’histoire
de ce groupe de moines qui avaient décidé de passer ensemble la
retraite des pluies et avaient pris la résolution de ne pas se parler
pendant tout ce temps. Quand le Bouddha en entendit parler, il condamna
cette pratique, disant que ce n’était pas la manière juste de vivre
ensemble en tant que communauté monastique.
Bien
qu’il soit bon d’avoir des temps de tranquillité pour découvrir les
vertus du silence, apaiser l’esprit, et prendre du recul sur sa façon
de parler et ses schémas habituels de parole, ce n’est pas la manière
idéale de fonctionner quand on vit en société. La manière idéale est de
développer la Parole Juste. A une certaine occasion, le Bouddha a
déclaré que l’on peut distinguer le sage de l’insensé en observant
leurs paroles et leur façon de parler, et cela sur le long terme, parce
que nos habitudes et nos attitudes erronées finissent toujours par
transparaître dans les paroles que nous prononçons au fil du temps.
Bien que la Parole Juste se situe au niveau de sila
dans l’Octuple Sentier, il est bien évident que les mots relèvent de
nos états mentaux, de nos attitudes mentales, parce que « l’esprit est
ce qui vient en premier » — avant de parler, il faut qu’il y ait
l’intention de parler. C’est cette intention qui détermine si nos
paroles sont saines ou malsaines, si elles vont engendrer du bon kamma ou du mauvais kamma. Le Bouddha a dit : « Sila, ô moines, est cetanā (1). Ces deux choses ne font qu’un. »
Donc, dans la partie Samma Vaja
(« Parole Juste ») de l’Octuple Sentier, celle-ci est définie comme
« l’intention de s’abstenir de mentir, de prononcer des paroles
fausses, des paroles qui divisent, des paroles dures et des paroles
superficielles ». Cette intention qui nous guide est la vertu
intérieure de sila que l’on cherche à développer : s’abstenir
consciemment d’exprimer des paroles qui soient mensongères ou dures,
qui divisent ou qui soient superficielles. Sila est donc
essentiellement la qualité intérieure de se retenir et de s’abstenir.
Quant à la vertu extérieure correspondante, elle peut être développée à
travers les préceptes, en s’engageant à respecter une certaine qualité
d’expression verbale.
Dans une
communauté monastique bouddhiste, les règles de conduite liées à la
parole sont très strictes. Même si nous ne nous y tenons pas toujours,
ces règles existent pour nous. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de
passer en revue les 227 règles des moines recensées dans le Pātimokkha
et de constater que nombre d’entre elles pouvaient être transgressées
par la parole. Prenons la deuxième offense : voler, tricher — cela peut
passer par la parole. La troisième : demander à quelqu’un de tuer
quelqu’un d’autre ou conseiller l’avortement ou l’euthanasie. La
quatrième est encore plus directement liée à la parole : se vanter à
tort d’avoir atteint des états supra-normaux. Plus loin il y a des
règles spécifiant qu’il ne faut pas parler grossièrement à une femme,
pas lui proposer des relations sexuelles ni servir d’entremetteur —
toutes ces règles impliquent la parole. Il y a une règle spécifiant
qu’il ne faut pas permettre que l’on construise plus de koutis que
nécessaire — ce qui sous-entend qu’avec la parole on ait donné son
accord. Il y a aussi les règles interdisant d’accuser à tort un moine
d’avoir commis un délit grave, de créer un schisme au sein du Sangha,
ou encore de se montrer entêté.
Presque toutes les règles que l’on trouve dans le Pātimokkha
se rapportent à la parole, d’une manière ou d’une autre. Si ces règles
sont bien observées, elles permettent d’éviter que les « souillures »
se manifestent comme kamma dans le monde extérieur. Et quand
celles-ci se limitent au niveau mental, nous avons une chance de les
voir pour ce qu’elles sont, de les contenir ou, mieux encore, de les
laisser complètement passer en prenant pleinement conscience de leur
nature impermanente et conditionnée.
Donc la
parole, plus peut-être que tout autre chose, contribue à l’atmosphère
générale d’une communauté. La qualité de parole a un effet important
sur notre esprit. Elle peut créer un sentiment de bien-être, le
sentiment de vivre dans un environnement sûr et stimulant, ou au
contraire dans une atmosphère d’hostilité où chacun ne se préoccupe que
de lui-même et se libère de ses frustrations au détriment des autres.
En tant que moines, nous avons abandonné les façons les plus ordinaires
de « lâcher de la vapeur » et de donner libre cours à nos frustrations
— nous n’avons ni alcool ni drogue ni cinéma ni aucun des exutoires
habituels pour exprimer une sensualité très bridée. Il en va de même
avec la colère et la négativité : nous n’agressons pas physiquement les
autres mais, par voie de conséquence, si nous éprouvons de la colère,
celle-ci a tendance à s’exprimer verbalement. C’est une chose à
laquelle nous devons être très attentifs.
Il peut
ainsi y avoir beaucoup d’agressivité et de colère exprimées par la
bouche, dans les paroles que nous prononçons. Ce n’est peut-être pas
aussi violent que ce que l’on peut rencontrer dans le monde mais il est
clair que cela provient d’un état d’esprit erroné. Or, en tant que
moines, nous devons toujours nous rappeler que notre but est
l’excellence dans tous les aspects de la vie. Nous essayons donc de
développer l’excellence dans nos paroles pour que ces paroles soient un
trésor, une chose dont nous puissions être fiers, qui contribue
positivement à notre vie et à la vie de ceux qui nous entourent.
Si les enseignements sur sila
ont tendance à être exprimés en termes essentiellement négatifs, c’est
pour leur permettre d’être extrêmement précis, mais ils ont aussi un
aspect positif. Pour chercher des moyens de vous motiver, de vous
inspirer, vous pouvez réfléchir à la beauté de la parole juste et de la
bonne parole. Quand on rencontre un bhikkhu qui a développé la
parole juste, on ressent en lui une légèreté, une gentillesse et une
sagesse qui sont véritablement inspirantes.
Il
s’agit là d’un aspect de la pratique accessible à tous. Nous pouvons
toujours douter de notre capacité à trouver le parfait Eveil dans cette
vie ou à atteindre des états élevés de concentration, mais cultiver la
Parole Juste, bien que ce ne soit pas toujours facile, est quelque
chose qui est vraiment à la portée de tous. C’est un but que peut
atteindre quiconque est engagé, ou déterminé à s’engager, sur la voie
spirituelle. Mais, pour y parvenir, il faut absolument en faire une
priorité. Souvent on ne donne pas à cette pratique l’importance que
l’on devrait, la considérant comme secondaire par rapport à la
« vraie » pratique qui serait de méditer en position assise et en
marchant. On semble croire que la parole juste est une conséquence
automatique de la pratique, mais ce n’est pas toujours le cas. Quand on
est pris dans des schémas négatifs d’habitudes verbales et de façons
erronées de communiquer, ces habitudes s’ancrent profondément avec le
temps et deviennent de plus en plus difficiles à éradiquer.
Si vous passez en revue la liste des upakkilesa (2),
vous pouvez voir comment elles s’expriment, et vous découvrez qu’il est
possible de vous libérer de beaucoup d’entre eux grâce à une parole
maîtrisée. Voilà encore une bonne stimulation pour mieux centrer votre
pratique. L’un des kilesa les plus graves est de se vanter ou
de rabaisser les autres, de dénigrer les autres et de se glorifier
soi-même, ou encore de se considérer comme meilleur qu’un autre.
Beaucoup de qualités sont souillées parce que l’on s’y est attaché
comme à des réalisations personnelles, qu’on les a utilisées comme un
refuge pour se prouver à soi-même que l’on a accompli ou réalisé
quelque chose et pour rabaisser ceux qui n’ont pas atteint le même
niveau. Quand cette attitude domine, tôt ou tard cela transparaît dans
les mots que l’on utilise.
Il est
donc presque impossible, quand la base sous-jacente de nos pensées et
de notre vision des choses est erronée, que ceci n’apparaisse pas dans
nos paroles. Nous pouvons nous mentir et refuser de voir les kilesa
qui souillent notre cœur mais, en réalité, nous avons tout intérêt à
être attentifs à nos paroles car nous disposons là de quelque chose de
tangible pour voir se refléter au grand jour nos pensées et nos
attitudes erronées. A ce moment-là, le danger est d’essayer d’effacer
ce que l’on a pu dire en se rétractant — « Je ne pensais pas ce que
j’ai dit » — alors que c’est précisément là que nous pouvons prendre au
piège les kilesa. Nous pouvons beaucoup apprendre sur notre
relation aux autres et sur la façon dont notre esprit fonctionne grâce
à notre expression verbale. Certaines personnes seront très correctes
et polies avec leurs supérieurs mais s’exprimeront sur un ton de
supériorité et d’arrogance avec leurs égaux ou leurs inférieurs. C’est
l’un des dangers d’un système hiérarchique et, en tant que moines, nous
devons toujours en être conscients dans nos paroles.
Le
Bouddha a dit que, si nous acceptons humblement les remarques des
autres simplement parce que cela peut nous rapporter quelque chose, il
ne s’agit pas d’une humilité et d’une souplesse authentiques. Ces
qualités doivent être développées par amour, respect et dévotion au
Dhamma. Le but n’est pas de développer des qualités par rapport aux
autres ou à nos désirs mais par dévotion pour le Dhamma et par
aspiration à la réalisation de la Vérité.
Il y a
quelques passages de Sutta qui me viennent à l’esprit, notamment à
propos du kamma qui se crée du fait de la parole erronée. Le Bouddha a
été très clair : « Une personne qui ment tout le temps, pour qui le
mensonge est devenu une manière habituelle de fonctionnement, risque de
reprendre naissance dans les royaumes inférieurs — sphères des enfers,
des animaux ou des preta (fantômes avides). Mais si par
ailleurs cette personne crée assez de bon kamma pour revenir à la vie
en tant qu’être humain, ce kamma s’exprimera ainsi : les gens lui
mentiront, la critiqueront à tort, l’accuseront sans raison ou la
diffameront. » Tels sont les résultats d’un kamma de mensonge.
Le
Bouddha a aussi évoqué les résultats karmiques des autres formes de
« parole erronée ». Ainsi une personne qui prend plaisir à diviser les
autres, à créer conflits et querelles, si elle renaît en tant qu’être
humain devra vivre la séparation de ceux qu’elle aime et endurer des
séparations prématurées. De même, ceux qui ont des paroles dures seront
sujets à des paroles dures ; et ceux qui s’expriment avec beaucoup de
légèreté et de frivolité seront, dans une autre vie rarement pris au
sérieux, leurs paroles n’auront aucun poids.
Il y a
un autre Sutta que j’aime beaucoup et auquel je pense toujours quand
j’aborde la question de la Parole Juste. Le Bouddha y fait la
distinction entre le sage et l’insensé. Il dit que l’insensé aime
parler de ses propres qualités même si personne ne le lui demande. Il
va se vanter et claironner ses soi-disant vertus dans tous leurs
détails. Quant à ses défauts, il les cache ou n’en parle pas. Si on lui
pose une question directe à ce propos, il essaie de l’éviter ou bien
répond très brièvement en invoquant des tas d’excuses. Quant à parler
des autres, même si personne ne le lui demande, il se plaît à parler de
leurs défauts et à les développer dans le détail, quitte à spéculer et
exagérer beaucoup. Par contre, il évite de parler des qualités des
autres. Il s’étendra sur ses propres vertus mais si on l’oblige à
parler de celles de quelqu’un d’autre, il sera très expéditif et
atténuera les qualités de l’autre par des critiques : « Oui, il ou elle
est très …, mais … »
La
parole est la manière de distinguer l’insensé du sage, le pandit.
Celui-ci ne parlera pas, ou très rarement, de ses propres qualités,
même quand on le sollicite — et bien sûr absolument pas si on ne l’y
invite pas. S’il doit vraiment parler de ses qualités, il en parle
brièvement, simplement, succinctement. Par contre il reconnaît
ouvertement ses défauts, parle volontiers des erreurs qu’il a commises,
même sans encouragement. Pour les autres, c’est le contraire : il aime
souligner les qualités d’autrui et il en parle volontiers dans le
détail. Il se réjouit de voir la bonté s’exprimer où que ce soit. Par
contre il n’aborde jamais le sujet des défauts des autres pour les
calomnier ou les rabaisser. Même si on lui demande d’évoquer le défaut
de quelqu’un dans un contexte sérieux, il ne le fait qu’à contrecœur et
aussi brièvement que possible, évitant les critiques et soulignant les
points positifs de cette personne.
Telle
est la caractéristique du sage, tandis que l’insensé essaie de se
mettre en valeur pour être apprécié et aimé, essaie de s’élever en
rabaissant les autres. Le sage n’a pas besoin de faire cela. Il est
attentif à ce qu’il dit. Ses paroles sont véridiques et elles sont un
bienfait pour ceux qui les entendent.
Il ne
faut pas oublier qu’il y a beaucoup de choses vraies qui ne sont pas
bonnes à entendre. Il est inutile de déverser beaucoup de belles
paroles pour le plaisir de s’entendre parler. Il faut toujours être
conscient de sa propre intention quand on ouvre la bouche. Ai-je
l’intention de me mettre en avant, de me vanter, d’exagérer mes propres
victoires ? Mais inversement, se rabaisser tout le temps en paroles est
aussi le reflet d’une pensée erronée.
Les cinq
critères de ce que l’on appelle La Parole Juste sont : la parole vraie
et bénéfique, prononcée au bon moment, poliment et gentiment, avec mettā (une authentique bienveillance), et sans aucune intention de rabaisser la personne ou de la rendre malheureuse.
Quand
le Bouddha a donné ses instructions de pratique à son fils Rahula, il a
insisté sur l’importance de la Parole Juste en ces termes : « Avant de
parler, demande-toi : ‘Ces paroles que je m’apprête à prononcer
vont-elles occasionner du chagrin à moi ou à l’autre ou aux deux ?
Sont-elles akusala (3)?
Auront-elles des conséquences désagréables ? Si c’est le cas, je ne
prononcerai pas ces paroles.’ » Et tout au long de la conversation, il
faut également qu’il y ait cette forme d’attention. Il est possible de
commencer une conversation sur un thème très bénéfique — sur la
pratique du Dhamma — par exemple, et puis, peu à peu, glisser vers
quelque chose de plus mondain. Le Bouddha a ajouté : « Pendant la
conversation, aie le même souci : ‘Ces paroles que je m’apprête à
prononcer vont-elles occasionner du chagrin à moi ou à l’autre ou aux
deux ? Sont-elles akusala ?
Auront-elles des conséquences
désagréables ? Si c’est le cas, je ne
prononcerai pas ces
paroles.’ Mais si ce que tu t’apprêtes à
dire est sain et bénéfique,
continue à parler avec attention. » Et quand une
conversation se
termine, il doit y avoir encore ce même type de réflexion.
Si on a le
sentiment d’avoir parlé inconsidérément ou
mal, on doit le dire et non
s’en cacher, s’en justifier, ni l’oublier. Le Bouddha
a
dit : « Révèle-le ». Nous
dirions aujourd’hui : « Confesse-le »,
sinon
au maître, du moins à l’un de nos compagnons dans la
vie spirituelle,
tout en prenant la détermination de ne plus parler ainsi
à l’avenir.
Car, bien entendu, c’est cela qui compte ! Autrement on
risque de
tomber dans un cycle où l’on parle mal et puis on
s’en excuse et on se
sent libre de recommencer puisque l’on peut toujours
s’excuser après.
Dans ce cas il n’y a aucun sentiment de contrition, pas plus que
la
ferme et sincère intention de ne plus agir ou parler de cette
façon
erronée.
Donc
paroles et actions doivent être en harmonie. L’harmonie est un principe
très important de la vie monastique. Parfois les moines disent : « Nous
ne sommes pas ici pour faire de la thérapie de groupe, nous ne sommes
pas obligés de nous entendre entre nous. » C’est en partie vrai, mais
il est également vrai que le Bouddha a souvent chanté les louanges des
moines qui parlent de telle sorte que l’harmonie et la compréhension
fleurissent autour d’eux. Il a dit : « Quand un tel moine voit le
manque d’harmonie et la division, il fait de son mieux pour y mettre
fin. C’est quelqu’un qui s’épanouit dans l’harmonie et la coopération,
et qui cherche à encourager et à développer cela dans la communauté. »
Voilà bien notre critère.
Pratiquer
l’attention et la retenue, développer une façon de parler qui soit
belle, agréable et bénéfique, être sensible au moment juste pour parler
— toutes ces vertus ont très souvent été vantées par le Bouddha. Un
jour qu’il parlait à un brahmane, il dit : « Il y a quatre types de
personnes dans le monde. Les premiers complimentent ceux qui le
méritent au bon moment mais ne critiquent pas ceux qui le méritent au
bon moment. Les seconds critiquent ceux qui le méritent au bon moment,
mais ne complimentent pas ceux qui le méritent au bon moment. Les
troisièmes ne font ni compliments ni critiques au bon moment. Les
quatrièmes font compliments et critiques au bon moment. De ces quatre
types, lequel selon toi est supérieur aux autres ? » Le brahmane
répondit : « Je pense que c’est celui qui ne fait ni critiques ni
compliments qui est supérieur, du fait de son équanimité. » Mais le
Bouddha rétorqua : « Je ne suis pas d’accord. Aux yeux du Tathagata (4),
celui qui est supérieur est celui qui complimente et qui critique au
moment opportun. Pourquoi ? A cause de la sagesse qui lui permet de
savoir quels sont le moment et le lieu opportuns. »
Il ne
s’agit donc pas simplement de fermer les yeux à tout, ce n’est pas ce
que recommande le Bouddha. Dans une communauté monastique, il existe un
principe d’entraide par la critique mutuelle. Le mot « critique » n’est
peut-être pas bien choisi. De nos jours on dirait plutôt : « feedback »
et ce serait plus approprié. Mais tout le système d’entraide par la
critique ne peut vraiment donner des fruits que s’il est compris comme
un bienfait pour la communauté et qu’il est entretenu par un sentiment
de confiance mutuelle. Vous savez, dans certaines communautés il y a
une sorte de pacte du silence : « Tu ne me critiques pas, je ne te
critique pas. » Mais il s’agit là d’une corruption du système. Une
autre corruption consiste à ne pas critiquer quand on le devrait parce
que l’on pense que la critique ne sera pas acceptée et qu’on en subira
des conséquences déplaisantes : « Pourquoi m’en mêler ? Autant rester
silencieux puisqu’ils ne veulent pas entendre ce que j’ai à dire, de
toutes façons. » D’un autre côté, ceux qui reçoivent une critique
peuvent dire que la personne qui leur a fait une remontrance prend des
airs supérieurs, se comporte avec arrogance, et ne critique pas de
façon profitable.
Pourtant,
dire : « Je ne fais cela que pour aider la personne et voilà comment
elle me traite ! » ou encore : « Je veux bien être critiqué mais, quand
c’est exprimé de cette manière, je ne peux pas l’accepter », dénote un
manque de confiance dont nous devons nous défier.
Dans
notre communauté monastique, nous essayons de développer l’excellence,
ce qui signifie être capables de nous regarder avec honnêteté, tant
dans notre façon d’exprimer nos critiques ou nos remarques aux autres
que dans notre capacité à accepter leurs remontrances. En effet, être
véritablement ouvert à la critique est une grande chance car cela
permet d’apprendre beaucoup et vite. Par contre, si nous nous
contentons de la subir sans vraiment l’entendre ou en prenant les
choses très personnellement et, en nous vexant, nous nous fermons à
quelque chose de très important. Cela est d’autant plus vrai dans une
communauté monastique où le supérieur n’a pas la disponibilité voulue
pour garder un œil en permanence sur ce qui se passe à tous les
niveaux, et n’a donc pas la possibilité de donner, sur le champ,
remontrances et conseils.
Mais si
nous sommes vraiment ouverts, nous pouvons apprendre de tout le monde,
de toutes les personnes qui nous entourent, et tout le temps. Telle est
l’une des façons justes d’utiliser la parole. C’est aussi un art qui
n’est pas facile à acquérir pour beaucoup d’entre nous mais qui vaut
vraiment la peine d’être développé. En réalité, développer cet
authentique sentiment de bonne volonté les uns envers les autres fait
partie de notre entraînement de moines. Comme je l’ai dit, quand la
confiance est là, nous avons le fondement sur lequel cet art peut se
développer.
Je
voudrais donc vous encourager à être toujours attentifs à vos paroles,
à trouver des façons de sans cesse affiner cet art de la Parole Juste,
de vous débarrasser de la vulgarité et des conversations
superficielles. Je ne m’adresse pas seulement aux moines mais aussi aux
novices. Je ne veux pas entendre de paroles agressives ou grossières
dans ce monastère. C’est tout à fait déplacé de la part de quiconque
ici, même pour ceux qui ne s’en tiennent qu’aux Huit Préceptes. Cela me
fait vraiment mal d’entendre des jurons et des paroles grossières. Nous
ne sommes pas dans la rue ici, notre niveau doit être beaucoup plus
élevé. Alors faites de vos paroles un trésor, de sorte que les gens
aient plaisir à les entendre.
Quand
on est sensible à ses propres paroles, elles ont du poids et elles
touchent vraiment le cœur des gens. Vous est-il arrivé de dire quelque
chose à quelqu’un et que, des années plus tard, cette personne vous
dise : « Vous savez, ce que vous m’avez dit il y a deux ans m’a
vraiment touché ; je ne l’ai jamais oublié. » C’est merveilleux, non ?
Il vous est certainement arrivé de dire des mots qui sont vraiment
allés droit au cœur de quelqu’un, qui ont changé quelque chose dans sa
vie et qui sont toujours restés vivants en lui, comme un trésor. La
gratitude que cette personne vous en garde est si tangible et si
belle ! Voilà un dana (5) que
vous pouvez offrir aux autres. Vous pouvez leur faire un cadeau
merveilleux qui va leur faire du bien tout au long de leur vie.
Inversement,
vous pouvez prononcer des paroles qui vont blesser profondément
quelqu’un et qui lui feront du mal pendant très, très longtemps. Nous
devons donc être très conscients de nos paroles ; nous devons les
polir, les faire briller, et les rendre belles.
Je voudrais vous offrir ceci comme thème de réflexion pour ce soir.
(1) Cetanā : choix, volition, intention, ce qui sous-tend l’action ou kamma.
(2) Upakkilesa : « pollutions », imperfections, obstructions qui font obstacle à la progression sur la Voie.
(3) Akusala : non judicieux, non bénéfique.
(4) Tathāgata :
nom que le Bouddha se donnait à lui-même. Il peut
signifier, parmi d’autres traductions : « Celui
qui est tel qu’il est».
(5) Dana :
littéralement « don ». Offrande issue
d’une authentique générosité.