Le Dhamma de la Forêt


Tirer le meilleur parti de chaque jour

Ayya Khema


Traduction de Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/



Dixième et dernière partie de la transcription de la Retraite intitulée Here and Now


Le temps est venu de clore la retraite et de rentrer chez soi. Afin d’en retirer autant de bénéfice que possible, nous devons veiller à bien organiser notre vie quotidienne. Si nous repartons et recommençons à faire comme nous avons toujours fait, en une semaine, tout sera oublié. Et lors de notre prochaine retraite de méditation, nous devrons tout reprendre depuis le début.

Personne ne peut dire si nous avons encore beaucoup de temps dans cette vie. Cette vie est la seule dont nous ayons la responsabilité. Ici, nous avons un certain contrôle sur la manière dont nous utilisons notre journée. Le futur n’existe pas. Dire : « J’irai méditer ‘demain’ » est insensé. Il n’y a pas de demain, il n’y a que maintenant. Quand la prochaine vie viendra, ce sera cette vie ; ‘maintenant’ c’est notre vie future. Trouver de multiples raisons pour ne pas pratiquer aujourd’hui est possible : les enfants, le temps, le mari ou l’épouse, le travail, l’économie, la nourriture, tout fera l’affaire. Les priorités que nous voulons privilégier sont de notre seul ressort.

Si le futur n’est pas encore arrivé et que le passé s’en est définitivement allé, que nous reste-t-il ? Un moment très fugace : celui-ci. Il passe plus vite que nous ne pouvons l’exprimer. Mais en faisant le meilleur usage de chaque instant, nous pouvons avoir une attention d’instant en instant qui aboutit à une profonde vision intérieure.

Au réveil le matin, la première chose doit être la détermination de maintenir l’esprit pleinement attentif. Prendre conscience de l’ouverture de nos yeux, c’est le début de la journée et le début de l’attention. Si nous avons ouvert les yeux avant d’en être conscients, nous pouvons les refermer et recommencer. Et, à partir de ce petit incident, nous tirerons une meilleure compréhension de la pleine attention et de ce que cela signifie, puis nous pourrons laisser l’esprit être submergé par la gratitude d’avoir une nouvelle journée entièrement à notre disposition pour un seul but : non pas pour cuisiner un meilleur repas, non pas pour aller acheter de nouvelles choses, mais pour nous rapprocher de Nibbana. Il faut suffisamment de sagesse pour savoir comment cela peut être accompli. Le Bouddha nous l’a enseigné maintes et maintes fois, mais nous avons du mal à entendre et nous ne sommes pas complètement ouverts à toutes ses instructions. Nous devons les entendre de nombreuses fois.

Etre rempli de gratitude met l’esprit dans un état de réceptivité et de joyeuse expectative : « Que vais-je faire de cette journée ? ». La première chose pourrait être de s’asseoir pour méditer et peut-être que cela demandera de se lever un peu plus tôt. La plupart des gens meurent au lit, c’est un endroit parfait pour mourir, mais sans doute pas un si bon endroit pour gaspiller un temps exagérément long. Une fois passée sa toute première jeunesse, on n’a plus besoin de dormir autant.

Dans la plupart des foyers, à partir de six heures du matin, il y a du bruit. Si tel est le cas, nous devons nous lever suffisamment tôt pour l’éviter. Ne serait-ce que cela procure une sensation de satisfaction, celle de faire quelque chose de particulier pour se rapprocher de Nibbana. Si nous avons une heure entière à consacrer à la méditation, c’est bien ; nous devons, au moins, disposer d’une demi-heure, car l’esprit a besoin de temps pour devenir calme et concentré. L’heure du matin est souvent la meilleure pour nombre de personnes parce que, durant la nuit, l’esprit n’est pas bombardé par autant d’impressions conscientes que dans la journée et il est donc relativement plus calme. Si nous commençons par une méditation d’une demi-heure et que, lentement, nous augmentons la durée pour atteindre une heure, c’est un bon programme. Chaque semaine, nous pourrions augmenter de dix minutes la pratique quotidienne.

Après la méditation, nous pouvons contempler les cinq sujets de réflexion quotidienne. Maintenant que l’esprit est calme et recueilli, il est plus apte à atteindre la vision intérieure.


Il est dans notre nature de vieillir, on ne peut pas l’éviter.
On porte la maladie en soi, on ne peut pas l’éviter.
Il est dans notre nature de mourir, on ne peut pas l’éviter.
Nous devons quitter tous nos biens, nous séparer de ceux que nous aimons, même de la vie.
Nous créons notre kamma, nous sommes héritiers de notre kamma, nous naissons de notre kamma, nous sommes entraînés par notre kamma, nous sommes guidés par notre kamma, nous récoltons toujours le fruit de nos actions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.
Nous devons contempler ces réflexions tous les jours.


Les mots exacts n’ont pas beaucoup d’importance. Les mots ne sont que des concepts, seule leur signification importe ; l’impermanence de notre corps, de ce que nous considérons être nôtre – gens et biens matériels –, et être responsable de notre propre kamma. Une autre méditation est celle de metta : ressentir de l’amour bienveillant pour soi-même et pour les autres, protéger son propre bonheur et souhaiter la même chose à tous les êtres.


Pour que je puisse trouver le bonheur, sans souffrance mentale ni physique,
sans haine et sans répulsion, sans faire le mal, sans malheur.
Pour garder la tranquillité.

Pour que tous les êtres vivants puissent trouver le bonheur,
pour que tous les êtres puissent éviter le mal,
pour que tous les êtres puissent éviter de faire le mal,
pour que tous les êtres puissent éviter le malheur,
pour que tous les êtres puissent garder la tranquillité,
pour que tous les êtres puissent éliminer la souffrance,
pour que tous les êtres puissent garder ce qu’ils ont et s’en contenter.

Pour que tous les êtres soient responsables de leur kamma, héritiers de leur kamma,
nés de leur kamma, tributaires de leur kamma, vivants à cause de leur kamma.

Que nos actions soient bonnes ou mauvaises, nous en recevrons les effets.


Ayant médité sur ces deux réflexions avec pleine attention, nous pouvons garder trois choses à l’esprit. D’abord, l’attention : soyez attentif à l’activité de l’être. Ce peut être une activité physique dans laquelle l’esprit ne s’égare pas, ou bien ce peut être une sensation ou une pensée qui apparaît. Il faut y accorder une pleine attention, ne pas essayer de l’enfouir sous un tas de pensées discursives, mais voir exactement ce qui se passe dans sa vie.

Quand l’activité physique ne demande pas notre attention, nous pouvons à nouveau orienter nos pensées sur l’aspect fugace de notre existence et de celle des autres, et réfléchir à quoi consacrer ce bref temps qui nous est imparti. Quand nous pensons profondément à ceci, nous constatons que la bienveillance, l’amour et l’entraide sont prioritaires. Il n’est pas nécessaire de venir en aide à un grand nombre de personnes. Aider ne serait-ce qu’une personne, quelqu’un qui vivrait sous notre toit par exemple, est bénéfique. C’est l’attitude et la motivation qui comptent, non le résultat.

Beaucoup de gens veulent faire le bien, mais ils en attendent  quelque chose en retour. C’est du matérialisme spirituel, car ils cherchent à obtenir une forme de rétribution en échange de la bonté accordée ou, au minimum, une renaissance heureuse. Cela aussi équivaut à engendrer de la souffrance, non pas au travers du champ d’action mais au travers des résultats. Ces deux attitudes peuvent être abandonnées et on peut revenir dans la voie en se disant : « Ceci est le seul jour qui me reste, puissè-je avoir l’occasion de l’employer pour le mieux » et : « Qu’est-ce qui est le plus important, alors que j’ai si peu de temps dans cette vie ? » Ensuite nous pouvons agir diligemment pour nous approcher de Nibbana, nous pouvons nous défaire de l’égoïsme, de l’égocentrisme, de l’affirmation de soi, de nos propres attirances et répulsions, autrement l’égo va croître au lieu de diminuer. Plus nous l’affirmons et le confirmons tout au long de la vie, plus il se développe et grossit, au lieu de diminuer. Plus nous pensons à l’importance de notre personne, à ses soucis et ses préoccupations, plus nous nous éloignons de Nibbana, et moindres sont les chances de connaître la paix et le bonheur dans notre vie.

Si quelqu’un qui est bien en chair essaie de passer au travers d’une porte étroite, son corps frottera de chaque côté et il pourrait se blesser. Si quelqu’un a un ego surdimensionné, il se cognera en permanence aux autres et se sentira blessé, l’ego des autres personnes étant la porte à laquelle on vient se frotter. Si nous connaissons régulièrement ce genre d’expérience, nous finissons par comprendre que cela n’a rien à voir avec les autres, mais que cela ne concerne que nous-mêmes.

Si nous débutons chaque journée avec de telles pensées et méditations, nous tendrons à ne plus trop rester tournés vers nous-mêmes, mais nous essaierons de penser aux autres. Bien sûr, il peut toujours y avoir des accidents. Accidents dus au manque d’attention, au fait de n’être pas présents dans ce que nous faisons ; accidents dus à l’impétuosité, à des réponses instinctives, à l’apitoiement sur soi. Ces expériences doivent être vues pour ce qu’elles sont, à savoir des accidents dus au manque d’attention. Il n’y a pas de raison de blâmer une autre personne ou soi-même. Nous devons simplement voir qu’à cet instant, nous n’avons pas fait preuve d’attention et tenter d’y remédier l’instant suivant. Il n’y a que les Arahants qui, étant pleinement éveillés, ne connaissent pas de tels accidents.

Le Bouddha n’a enseigné ni l’expression libre des émotions ni leur refoulement. Il a enseigné que les seules émotions qui nous soient bénéfiques sont les quatre « états illimités » ou « demeures divines » (brahma vihara) et que tout le reste doit être simplement pris en compte consciemment puis lâché. Si la colère apparaît, il ne sert à rien de l’exprimer ou de la réprimer. Nous devons savoir que la colère est apparue, sinon nous ne serons jamais en mesure de modifier nos réactions. Nous pouvons observer l’apparition et la cessation. Mais c’est souvent difficile pour la plupart des gens et la colère ne disparaît pas assez rapidement. Par contre, ce que nous pouvons faire, c’est nous souvenir que même si aujourd’hui — ce jour qui, en réalité représente toute notre vie — une émotion désagréable est apparue, nous pouvons lui substituer une autre émotion. Il est beaucoup plus facile de remplacer une émotion par une autre que d’en abandonner une complètement. Abandonner est un acte délibéré de lâcher prise. Comme nous l’avons appris en méditation, nous pouvons substituer l’attention à la respiration aux pensées discursives et, dans la vie quotidienne, nous pouvons substituer ce qui est bénéfique à ce qui est malsain.

Habituellement nous ressentons de la colère envers d’autres personnes. Si nous ne les connaissons pas, peu nous importe ce que font les animaux et les gens. Nous sommes davantage préoccupés par ceux que nous connaissons ou qui sont proches de nous. De ce fait, nous devons aussi connaître certaines belles qualités de ces personnes. Au lieu de souligner chaque mauvaise action de ces personnes, nous pouvons porter notre attention sur quelque chose d’agréable les concernant. Même si elles ont pu dire des mots que nous n’aimons pas, à d’autres moments elles ont pu dire de belles choses. Elles ont pu faire de bonnes actions ou faire preuve de bienveillance et de compassion. De cette manière, nous pouvons changer l’objet de notre attention, tout comme nous avons appris à le faire pendant que nous méditons. Si cette pratique est devenue très habituelle dans la méditation, elle est plus difficile à mettre en œuvre dans la vie quotidienne mais, grâce à une pratique diligente, il est possible d’y parvenir. Nous méditons en dépit des difficultés. Transférer notre attention d’un objet pour la porter ailleurs, c’est le seul travail que nous ayons à faire. Nous nous protègerons ainsi de la production de mauvais kamma et éviterons de nous gâcher le reste de la journée. Peut-être n’aurons-nous pas un autre jour.

Les conséquences immédiates de toutes nos pensées, de nos paroles et actions, sont tout à fait évidentes. Si nous gardons notre attention éveillée, nous verrons que nos émotions et nos pensées saines apportent la paix et le bonheur, tandis que les pensées et les émotions malsaines apportent le contraire. Seul un insensé peut vouloir se rendre malheureux. Comme nous ne sommes pas des insensés, nous essaierons d’éliminer tous les éléments malsains de nos pensées et nos émotions pour les remplacer par des éléments sains. Nous tous ne recherchons qu’une chose, et cette chose c’est le bonheur. Le malheur ne peut apparaître que par nos idées et nos réactions.

Nous sommes les bâtisseurs de notre bonheur et de notre malheur, et nous pouvons apprendre à maîtriser cela. Plus profonde devient la méditation, plus ce sera aisé parce que l’esprit a besoin de force musculaire pour le faire. Un esprit distrait n’a aucune force, aucun pouvoir. Nous ne pouvons espérer de grands résultats du jour au lendemain, mais nous pouvons poursuivre la pratique. Si nous regardons en arrière après une certaine période de pratique, nous pourrons voir le changement ; si nous regardons en arrière après un ou deux jours, nous ne verrons rien de neuf. C’est comme pour les plantes : si nous mettons des semences en terre et que nous les déterrons dès le lendemain, nous ne trouverons que des semences ; mais si nous semons ces graines et que nous attendons quelque temps, nous trouverons un germe ou une pousse. Il ne sert à rien de vérifier à tout moment, mais il est bon de vérifier le passé et de voir les changements en cours.

A la fin de chaque jour, il peut être utile de faire un bilan, voire même de le faire par écrit. Un bon épicier, lui aussi, vérifie sa marchandise à la fin de la journée et voit ce que les clients ont acheté et ce qui reste sur les étagères. Il ne recommande pas les articles restés sur les étagères, mais seulement ceux qui ont été vendus. De même, nous pouvons vérifier nos actions et réactions de la journée, et nous pouvons voir celles qui peuvent nous conduire au bonheur pour nous-mêmes et pour les autres, et celles qui ont été néfastes. Nous ne devons pas recommander ces dernières pour le jour suivant, mais seulement les laisser périr sur l’étagère. Si nous faisons cela, nuit après nuit, nous constaterons que ce sont toujours les mêmes actions qui sont bénéfiques ou néfastes. La bienveillance, la chaleur, l’intérêt pour les autres, l’assistance, l’attention et l’aide sont toujours bénéfiques. L’égoïsme, l’aversion, le rejet, les disputes, la jalousie sont toujours néfastes. Pour un seul jour, nous pouvons écrire toutes nos actions sur deux colonnes – débits et crédits – , suivant  qu’elles nous apportent du bonheur ou non. Si nous le faisons, nous trouverons toujours les mêmes réactions répondant aux mêmes stimuli, encore et encore. Ce bilan devrait nous donner l’énergie de mettre fin à nos habitudes malsaines préprogrammées. Nous avons agi en fonction de celles-ci pendant des années et des vies innombrables, et elles n’ont jamais produit que le malheur. Si nous vérifions cela par écrit ou que nous le voyons clairement dans notre esprit, sûrement voudrons-nous essayer de changer.

Débuter la journée avec la ferme détermination de rester pleinement attentifs, méditer sur les sujets de réflexion quotidienne, être conscients que ce jour est le seul que nous ayons et que nous devons l’employer de la plus bénéfique des façons puis, le soir venu, faire le bilan de nos actions et réactions de la journée, ceci nous permettra de vivre toute une vie en une seule journée. Si c’est fait de manière consciencieuse et régulière, le jour suivant – qui est une autre vie – apportera des résultats bénéfiques. Si, au cours d’une journée, nous connaissons disputes, aversion, regrets, peurs et anxiété, le jour qui suivra sera semblable. Au contraire, si nous avons connu une journée pleine de bienveillance, d’aide à autrui et de compassion, nous nous réveillerons avec ce même état d’esprit. Le kamma dont nous sommes héritiers se voit dès le jour suivant — inutile d’attendre la vie prochaine, c’est bien trop nébuleux ! Nous devons agir aujourd’hui et voir le résultat dès demain.

Avant d’aller dormir, il est bénéfique de pratiquer la méditation de l’amour bienveillant (metta). Ceci étant la dernière chose faite avant le coucher, ce sera la première pensée présente à l’esprit le matin. Au sujet de l’amour bienveillant, le Bouddha a dit que, quand nous le pratiquons, « Nous nous endormons heureux, nous ne faisons pas de mauvais rêves, et nous nous réveillons heureux. » Que peut-on souhaiter de plus ?

En appliquant ces principes jour après jour, il n’y a aucune raison pour que notre vie ne soit pas harmonieuse. De cette manière, nous tirons le meilleur parti de chacune des journées de notre vie. Si nous ne le faisons pas pour nous-mêmes, personne d’autre ne le fera. Tout le monde se soucie de tirer le meilleur parti de son existence. Nous ne pouvons compter sur personne d’autre pour réaliser notre propre bonheur.

Pour ce qui concerne notre pratique de la méditation, nous devons veiller à ce qu’elle ne décline pas. Quand cela se produit, il faut tout reprendre depuis le commencement mais, si nous pouvons maintenir notre pratique quotidienne, il nous sera possible au moins de maintenir le niveau obtenu au cours d’une retraite, et même de l’améliorer. Comme un athlète qui, s’il interrompt son entraînement, doit tout reprendre depuis le début, l’esprit nécessite discipline et attention car il est le maître de notre maison intérieure.

Rien ne peut nous montrer une direction si ce n’est l’esprit. Nous devons lui permettre de se détendre et de cesser de penser de temps en temps, de profiter d’un moment de paix et de quiétude, de sorte qu’il puisse se régénérer. Sans ce renouvellement d’énergie, il dépérit à l’instar de toute chose. Si nous savons prendre soin de notre esprit, celui-ci saura prendre soin de nous.

Ceci est une trame pour vous montrer comment faire le meilleur usage de votre activité quotidienne et de votre pratique. Nous ne devons jamais penser que le Dhamma se résume à des retraites de méditation ou quelques journées de fête : c’est bien davantage un mode de vie qui nous permet de ne pas oublier l’impermanence et l’insatisfaction inhérentes au monde. Nous comprenons ces vérités dans notre cœur ; se contenter d’y penser n’apporte rien. Si nous pratiquons chaque jour, nous trouverons un répit et la délivrance de nos soucis et inquiétudes car ceux-ci sont toujours liés au monde — or le Dhamma transcende le monde.