Le Dhamma de la Forêt


Les Etapes sur la Voie

Ayya Khema


Traduction de Jeanne Schut

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Huitième partie de la transcription de la Retraite intitulée Here and Now


Il y a trois manières d’appréhender le Dhamma. La première consiste à acquérir des connaissances en étudiant les discours du Bouddha et en essayant de les mémoriser le plus fidèlement possible. Cette approche est très utile pour la propagation de l’enseignement sous forme de conférences et de livres.

La seconde manière passe par la dévotion : on offre des fleurs et de l’encens dans les temples, on récite des versets dévotionnels, on fait des offrandes et on génère du mérite. La générosité et les actions méritoires ont été chaudement recommandées par le Bouddha. Par contre, il n’accordait pas de valeur particulière au simple fait d’être en présence de moines et de nonnes. Ainsi, l’un des bhikkhu était tellement ébloui par le Bouddha qu’il ne voulait jamais le quitter des yeux mais un jour il tomba malade et il lui fut impossible de le voir. Il en fut très abattu. Lorsque les autres moines lui demandèrent pourquoi il était si malheureux, il leur en donna la raison. Alors, le Bouddha vint à son chevet et dit : « Que voyez-vous donc dans ce corps, dans cette forme vile ? Il n’y a rien à voir là. Celui qui me voit, voit le Dhamma ; celui qui voit le Dhamma me voit. »

La troisième approche du Dhamma, celle de la pratique, a toujours été spécialement préconisée par le Bouddha. Il disait que la vénération et la dévotion véritables doivent s’exprimer avant tout en vivant selon les enseignements.

Il existe un certain nombre d’étapes à franchir lorsque nous abordons le Dhamma par le biais de la pratique. Celle-ci doit avoir pour fondement une conduite morale, des actions méritoires et le développement d’un bon kamma. Sans cela, on n’est pas assez sûr de soi pour se sentir paisible et détendu, or la paix et la détente sont des conditions préliminaires indispensables pour méditer.

Il arrive que cette exigence soit mal interprétée. Les gens croient qu’ils ne peuvent pas méditer tant qu’ils ne sont pas parvenus à observer les préceptes à la lettre et tant que leur attention n’est pas parfaitement développée. Mais cela n’a pas de sens puisque c’est précisément la méditation qui nous aide à développer notre attention et qui nous permet d’apprécier toute la valeur des préceptes.

L’aspect suivant de la pratique consiste à maîtriser nos sens. Le Bouddha a souvent abordé ce sujet, ce qui signifie que nous devons y revenir sans cesse et nous en souvenir. Sans la maîtrise de nos sens, nous sommes constamment exposés à la tentation du désir et de l’avidité qui ne font que brouiller notre esprit. Ce sont les contacts sensoriels qui déclenchent aussi bien les passions que les haines.

Nos sens sont stimulés en permanence, à tel point que nous n’avons plus conscience de l’impact que ces stimulations ont sur nous. Nous trouvons cela tout à fait normal et nous acceptons la situation telle quelle. Nous croyons aussi que nous interprétons avec exactitude tout ce que nous voyons, entendons, goûtons, sentons et pensons. C’est une très grave erreur car, en réalité, chacun ressent les contacts sensoriels à sa manière. Par exemple, les Asiatiques considèrent que ce que mangent les Occidentaux est une nourriture pour bébés, tandis que la cuisine épicée asiatique semble affreusement piquante à un palais occidental. Ainsi, même une chose aussi élémentaire que la nourriture peut provoquer des expériences totalement opposées. Nous pouvons en déduire que chacun de nous vit dans son propre monde. Or les gens se disputent avec véhémence, persuadés que leur vision du monde est la bonne. Ils vont même jusqu’à s’entretuer à cause de différends non résolus.

On posait souvent au Bouddha des questions comme : « Le monde est-il fini ou infini ? Est-il éternel ou pas ? » Et sa réponse était : « Qu’est-ce que le monde ? Le monde, ce sont nos contacts sensoriels. » Quand on lui posait de telles questions, le Bouddha renvoyait toujours ses interlocuteurs à la pratique. Quand nous savons que le monde dans lequel nous vivons n’est qu’une interprétation de nos propres contacts sensoriels, nous avons matière à pratiquer. En quoi le fait de savoir si le monde est éternel ou pas nous aiderait-il à avancer dans la pratique ?

Nos sens incluent la pensée, laquelle est une faculté presque toujours en activité. A cet instant même, le toucher, l’ouïe, la vue et la pensée sont en éveil ; quatre de nos six sens sont sollicités. Comme nos sens fonctionnent depuis notre naissance, nous croyons que c’est la seule manière d’appréhender la vie, et c’est pourquoi nous avons un si profond désir de continuer à vivre dans un corps humain. Ce désir n’est pas sans danger mais la plupart des gens n’en ont pas clairement conscience. Subconsciemment, nous le savons tous, parce que c’est de là que naissent nos peurs. Si nous prenons le temps de nous observer, nous constatons que nous sommes porteurs de nombreuses craintes qui ont toutes des noms différents. Certaines personnes ont peur des araignées, des serpents ou de l’obscurité ; d’autres ont la phobie des avions ; certains ont peur de voir mourir ceux qu’ils aiment, et d’autres s’angoissent à l’idée de perdre tout leur argent. Beaucoup de mots pour décrire exactement la même peur : la peur de perdre son identité, la peur de ce qui est ressenti comme désagréable ou douloureux et, en fin de compte, la peur de l’anéantissement. Pourtant, perdre cette existence est l’aboutissement inéluctable de toute forme de vie. Ce n’est qu’une question de temps.

Nos peurs sont causées par notre attachement aux sensations agréables ; nous nous identifions à elles et nous croyons qu’il n’existe pas d’autre réalité que celle révélée par nos sens. Il est naturel, alors, que nous voulions que cela dure. Nous acceptons sans sourciller nos expériences désagréables en espérant qu’elles vont vite prendre fin et que les sensations agréables reprendront le dessus. Si les sensations désagréables prédominent, nous disons que nous souffrons beaucoup ou bien que nous avons un problème. En réalité, nous avons tous le même problème, celui de ne pas être éveillés. Quand nous parvenons à comprendre que nos sensations sont éphémères et que la satisfaction qu’elles procurent est une question d’interprétation, il nous est plus facile de les lâcher pendant la méditation.

La méditation ne peut avoir lieu que lorsque les contacts sensoriels, et tout particulièrement nos pensées, sont tenus en suspens. Si, par exemple, les contacts ressentis dans la posture assise sont observés et perçus comme désagréables, l’esprit va s’y attarder. Se souvenir de ce que quelqu’un a dit la veille, la semaine précédente ou même dix ans plus tôt peut suffire pour que l’esprit se mette à ruminer. Tout ceci est dû à notre attachement et à notre identification aux sens.

Tous les contacts sensoriels donnent naissance à des ressentis, il n’y a aucun moyen de changer cela, mais nous pouvons nous empêcher de réagir à ces sensations, de croire qu’elles nous appartiennent. Pour que nous soyons concentrés pendant la méditation, nous devons refuser de réagir aux ressentis qui proviennent de nos contacts sensoriels. Plus nous pratiquons ainsi dans la vie courante, plus il nous sera facile d'être concentrés pendant la méditation. Nous ne sommes pas obligés de nous laisser entraîner par ces réactions naturelles à l'être humain. Les absorptions méditatives (jhana) sont des états supra-mondains, et requièrent donc des qualités supra-mondaines en nous. Chaque fois que le Bouddha a décrit le chemin qui mène au Nibbana, il a inclus les absorptions méditatives comme faisant partie de la pratique qui nous conduit à la réalisation profonde du Dhamma.

La maîtrise de nos sens n'est pas seulement importante durant la méditation, elle l'est aussi dans la vie quotidienne. Durant les retraites de méditation, alors que nos sens sont moins sollicités que d’ordinaire par des objets extérieurs, il est un peu plus facile de protéger notre esprit des sensations d'attirance ou d’aversion pour ce que nous voyons, entendons, goûtons, touchons, sentons et pensons. De manière à favoriser ceci, nous devons nous entraîner à n’entendre que des sons, sans mettre de mots sur ce qui a été entendu. Et si l'esprit commence à se raconter une histoire au sujet du son entendu, du moins saurons-nous ce que nous sommes en train de faire, à savoir : accorder au son une réalité qu’il n’a pas et qui lui confère une importance exagérée.

La même chose s'applique aux objets que nous voyons. Si, par exemple, nous regardons un buisson, notre esprit dira : « Tiens, un buisson de cannelle ! Qui a bien pu le planter ? Je me demande si nous pouvons en prendre ? » ou toute autre idée de la sorte. Au lieu de cela, nous pouvons regarder ce que nous appelons « buisson », être conscients que nos yeux sont simplement en contact avec une forme et, à partir de là, arrêter l’esprit dans ses élucubrations. Si nous parvenons à faire cela une ou deux fois en dehors de la méditation, nous pouvons employer la même méthode pour canaliser nos sensations durant la méditation. Quand nous nous préservons des interprétations que fait l'esprit à partir des contacts sensoriels, nous avons moins de risques de tomber dans l'avidité et l’aversion – et cela nous sera d'une grande aide pour arriver à nous concentrer en méditation.

Notre vie est gouvernée par les sens, mais nous ne sommes pas forcés de continuer ainsi. Ce n'est pas une obligation. Il est impossible de trouver, au travers de nos sens, une forme de bonheur pur et permanent. Si cela se pouvait, nous serions tous parfaitement heureux, depuis le temps que nous recevons des stimuli sensoriels jour après jour, vie après vie. La réponse ne réside pas dans l'amélioration de nos sensations — même si la plupart des gens s’y emploient — mais plutôt dans l’amélioration de nos réactions à ces stimuli pour qu’un jour l'équanimité devienne notre mode de vie. Telle est la promesse que nous a faite le Bouddha : nous pouvons nous extraire de toute forme de dukkha, de tous les problèmes — mais pas en ayant de merveilleuses sensations sans le moindre désagrément ! Une telle chose n'a jamais été possible, pas même du temps où le Bouddha était en vie. Cependant, nous pouvons connaître des moments où nous sommes véritablement libres de toute souffrance. De tels moments nous donnent un avant-goût de ce que l’on peut ressentir quand on est éveillé – l’unique forme de liberté possible pour les êtres humains. Il n’y en a pas d’autre. Tous ceux qui comprennent les instructions explicites du Bouddha, et plus spécialement ceux qui méditent, peuvent pratiquer ainsi.

L'étape suivante est l'attention jointe à une claire compréhension (sampajañña). L'attention est le facteur mental qui reconnaît simplement ce qui est, tandis que sampajañña est le facteur de la compréhension. Nous avons besoin des deux. Voilà encore une chose qui peut et doit être pratiquée dans la vie quotidienne. L'attention au corps a été louée par le Bouddha comme pouvant conduire à « l’au-delà de la mort » c'est-à-dire au Nibbana. Quand nous observons les mouvements de notre corps et que nous prenons conscience qu’il ne peut que suivre les instructions de l'esprit, c'est un premier pas vers la vision pénétrante. Habituellement, nous ne nous posons guère de questions sur le rôle du corps et celui de l’esprit. Les gens sont d’ailleurs, pour la plupart, davantage intéressés par leur corps et font tout leur possible pour le maintenir en forme ; rares sont ceux qui prennent autant soin de leur esprit.

Etre attentifs aux mouvements de notre corps nous donne l'opportunité d'être vigilants sans que la pensée intervienne, juste conscients de ce qui est. La claire compréhension correspond au mode de discrimination en quatre points dont nous avons déjà parlé.

On pourrait penser que cette discrimination va nous ralentir considérablement, que nous ne serons plus à même de faire notre travail. En fait, c'est l'inverse qui se produit, car nous allons éviter de faire des choses inutiles. Plus nous utilisons l'attention et la claire compréhension, plus cela devient une habitude qui améliore notre capacité à atteindre le calme et la vision intérieure. Quand nous constatons que c’est notre esprit qui commande à notre corps, ce n'est pas la même chose qu'en avoir une connaissance théorique. Nous devenons intimement conscients de la dualité corps-esprit et commençons à chercher s’il se trouve un « moi » dans cet ensemble. Nous pouvons finir par comprendre que ce « moi » est simplement le reflet de notre désir d'être éternels, de ne pas disparaître.

Les gens voudraient que la méditation leur apporte calme, bonheur et tranquillité. Mais ceux dont l'esprit est très actif ont besoin de commencer par développer la vision intérieure pour trouver le calme. Ceux dont l'esprit est plus paisible préfèrent trouver d'abord le calme et développer la vision intérieure dans un deuxième temps. Un peu de calme engendre un peu de vision intérieure et vice versa. Dans la pratique, nous travaillons ces deux aspects pour nous donner la meilleure chance de les développer simultanément. Quand nous observons le souffle entrer et sortir par les narines, nous essayons de calmer l'esprit. Quand l'esprit s'égare dans des pensées, nous prenons d'abord conscience de : « Je pense », puis nous observons le caractère impermanent de nos pensées et comment, la plupart du temps, elles se déroulent sans rime ni raison. C'est là une prise de conscience intéressante car elle nous permet de déduire que nous ne devons pas accorder trop de crédit à la plupart de nos pensées, qu'elles sont sans importance, sans fondement, et loin d’être assez fiables pour soutenir notre croyance en un « moi ».

Sans une telle expérience, nous risquons de continuer à croire en la réalité absolue de toutes nos pensées et en faire le fondement de notre vie. Mais quand, à la lumière de la méditation, nous constatons que nous ne pouvons même pas nous rappeler ce que nous pensons d'une seconde sur l'autre, cette conviction est ébranlée et elle disparaît à jamais. Attention : dire que nous commençons à douter de nos pensées ne signifie pas que nous doutons de nous-mêmes mais seulement de nos idées et de nos opinions – c’est une pratique des plus précieuses.

Dans le Discours sur la Bienveillance (Karaniya Metta Sutta), l’Arahant est décrit comme un être totalement libéré de toute opinion. C'est son expérience personnelle que le Bouddha nous présente là. Les points de vue sont toujours basés sur la croyance erronée en l'existence d'un « moi » et sont donc déformés par ce postulat. Quand nous comprenons que notre esprit nous trompe, nous cessons enfin d’avoir toutes ces opinions et calmons ainsi le désordre qui règne dans notre esprit. Le plus souvent, notre esprit est rempli d'idées, d'espoirs, de projets, de souvenirs et d'opinions. Le vrai et le faux sont souvent questions de culture ou de tradition et n'ont pas de vérité ultime. Ils encombrent l'esprit et ne laissent aucune place à un regard complètement neuf sur nous-mêmes et sur le monde.

A ce niveau-là, il y a une étape importante à franchir : la conquête de nous-mêmes, ce que le Bouddha décrit comme la voie qui mène au Nibbana. Tant que nous réagissons aux ressentis engendrés par les contacts sensoriels, nous devons admettre que nous nous comportons davantage comme des « réacteurs » que comme des « acteurs », des victimes plutôt que des maîtres. Nous nous plaisons à nous croire plus importants que cela mais, quand nous prenons le temps d’observer la réalité, c'est tout ce que nous pouvons constater. Par contre, dès que nous surmontons ces réactions habituelles, conditionnées, nous faisons un grand pas dans la conquête de nous-mêmes.

Nous ne devons pas nous contraindre à vivre des situations déplaisantes que nous n'avons pas encore appris à surmonter car l'esprit réagirait encore de manière négative, ce qui ne nous serait d'aucune aide dans la pratique. Il est inutile de supporter d'atroces douleurs pendant la méditation assise, mais nous devons observer l'esprit et son activité. Cela nous aide aussi dans la vie quotidienne quand nous sommes assaillis par l’aversion et par des sentiments désagréables à cause de mots que nous avons entendus ou de choses que nous avons vues. Quand nous apprenons à accepter les choses comme elles se présentent, nous sommes sur la voie de la conquête sur nous-mêmes, celle qui libère des idées et des opinions.

Dukkha vient du fait que nous n'acceptons pas la loi de la nature à laquelle nous sommes pourtant sujets. Nous refusons la mort de ceux que nous aimons, nous n'aimons pas les douleurs physiques ou le manque de reconnaissance, nous n'aimons pas perdre ce qui est important pour nous. Si nous pouvions simplement accepter ce qui est, ce serait une grande avancée pour nous permettre de voir le monde d'une manière plus réaliste, avec moins de passion, ce qui est le chemin vers la liberté. Nos désirs et nos besoins nous maintiennent pieds et poings liés.

Quand nous avons l'occasion de nous assoir tranquillement et de nous observer, nous pouvons avoir accès à de nouvelles connaissances sur nous-mêmes car nous sommes la personnification de l'impermanence. Mais quand notre esprit retourne dans le passé et commence à faire défiler en boucle de vieux films, il faut l'arrêter. On ne peut pas changer le passé, et la personne qui a connu ce passé n'existe plus aujourd'hui, elle n'est plus qu'un produit de notre imagination. De même, quand l'esprit s'évade vers le futur, imaginant l’avenir comme nous aimerions qu'il soit, nous devons lâcher ces divagations en nous rappelant que le futur n'a aucune réalité : lorsqu’il se réalise, ce ne peut être que dans le présent. Quant à la personne qui planifie le futur, elle ne sera plus la même quand elle le vivra. Si nous pouvons rester dans le moment présent, ici et maintenant, durant la méditation, alors nous pouvons appliquer cette même aptitude dans la vie de tous les jours.

Quand nous vivons chaque instant avec attention et claire compréhension, tout fonctionne bien, sans problème : notre esprit est satisfait et la paix intérieure peut croître. Garder notre attention concentrée sur chaque étape de la voie nous mènera finalement au bout du chemin.