Le Dhamma de la Forêt |
1.
Les quatre absorptions méditatives matérielles
Un bonheur qui ne dépend de rien
Nous savons tous ce que signifie avoir des sensations agréables sur le plan physique ; nous en avons eu et nous en aurons encore ; nous savons tous ce que signifie être heureux, être satisfait et en paix. La grande différence – la différence fondamentale – entre ces ressentis agréables et le bonheur et la paix que peuvent apporter de profonds états de méditation vient du fait que ceux-ci ne dépendent d’aucune circonstance extérieure. Nous n’avons pas besoin d’avoir des contacts sensoriels agréables au niveau des yeux, des oreilles, de l’odorat, du goût ou du toucher ; nous n’avons pas besoin de penser à quoi que ce soit de particulier ; nous n’avons rien à faire. Les jhāna sont complètement indépendants de toute source extérieure, dans la mesure où nous sommes capables de nous concentrer. Voilà la différence essentielle.
Être indépendant signifie être libre. Sans indépendance, il n’y a pas de liberté. Tant que l’on est dépendant de toutes sortes de choses, comme le sont la plupart des gens, il n’y a pas de liberté. Notre dépendance n’est pas seulement liée à des choses matérielles – il est bien évident que notre corps a des besoins matériels ; elle est aussi de nature émotionnelle et, dans ce cas, nous en sommes esclaves.
Très souvent, nous sommes dans un état de dépendance émotionnelle à cause de notre désir d’être aimés, appréciés. C’est très regrettable car cette tendance nous empêche de nous évaluer honnêtement. Cela ne veut pas dire que les gens ne devraient pas nous aimer mais que nous devons agir, penser et parler en fonction de ce que nous considérons juste, pour la simple raison que nous estimons cela juste ou utile, et non dans l’intention d’être appréciés par les autres. La ligne entre les deux est parfois très mince mais il est certain que, lorsqu’on ne cherche pas à être apprécié, on acquiert un certain degré d’indépendance. Voilà une chose que nous devons découvrir dans notre introspection, dans notre contemplation intérieure.
Les huit dhamma du monde
Nous sommes également dépendants quand nous nous sentons obligés d’être discrets sur la voie que nous suivons, sous prétexte que les autres risquent de ne pas approuver. Autrement dit, nous dépendons de ce que l’on appelle « les huit dhamma du monde » qui sont : l’approbation et la critique, la perte et le gain, le bonheur et le malheur, le succès et l’échec. Notre dépendance est telle que nous voudrions obtenir uniquement les quatre états positifs et éviter leurs quatre opposés. Par conséquent, nous vivons dans la peur que survienne l’une de ces situations négatives, et dans l’attente et l’espoir qu’arrivent celles qui sont positives.
Cette attente est une dépendance qui nous ôte toute liberté, qui nous donne le sentiment d’être acculés, limités, incapables d’atteindre une dimension que nous sentons pourtant possible au fond de nous. Parfois les gens sont conscients qu’il y a en eux un potentiel non réalisé mais ils créent eux-mêmes les obstacles à cette réalisation à cause de leur attachement à ces huit dhamma ou situations que nous rencontrons tous dans la vie.
L’espoir et le désespoir, l’exaltation et la dépression ont certainement moins d’importance et moins d’impact sur nous lorsque nous trouvons le moyen d’être heureux indépendamment des circonstances extérieures. Cette indépendance ne peut se trouver que si le cœur et l’esprit parviennent à un état de repos et d’équilibre dans lequel toutes ces complications à propos de l’approbation du reste du monde cessent pendant un moment. Après la méditation, quand les cogitations reprennent, on est capable de les voir sous un autre angle ; on réalise qu’elles ne sont qu’une habitude, l’habitude de croire à la réalité du film que l’on se joue en permanence.
Ce film ininterrompu contient beaucoup d’images qui nous paraissent non seulement intéressantes mais nécessaires : « Il faut absolument que je fasse ceci, que je connaisse cela… ». Alors, du fait de cette vision erronée, nous oublions qu’il s’agit d’un film et nous nous attachons, encore et encore, à ces huit dhamma du monde.
La voie des jhāna
Il n’y a aucun moyen de trouver le repos, la paix et l’équilibre intérieurs sans l’aide de la méditation de la tranquillité et de la vision pénétrante. Il est bien évident qu’une vision profonde apportera tout le calme intérieur qu’il nous faut mais, pour l’atteindre, nous avons besoin d’une clé, nous avons besoin de faire quelque chose. Comme il est très difficile – vraiment très difficile – d’atteindre une parfaite vision pénétrante, la voie des jhāna ou absorptions méditatives nous offre un chemin progressif de détente et de lâcher-prise qui grandit à chaque niveau et qui apporte, en outre, ses propres satisfactions.
Les quatre premiers jhāna servent simplement à instaurer le calme intérieur ; les trois suivants s’appuient sur ce calme et apportent automatiquement des révélations profondes. Il s’agit de notions qui peuvent être comprises intellectuellement mais qui n’ont aucun impact sur l’esprit et le cœur si on n’en fait pas directement l’expérience. Ensuite, l’expérience elle-même doit être pleinement comprise faute de quoi elle ne sera d’aucune utilité. On peut comparer cela à ce qui se passe lorsqu’un tout petit enfant met la main sur un poêle chaud et se brûle. Il pleure mais il ne sait pas que sa douleur vient du contact entre sa main et le poêle, de sorte qu’il refait ce geste et pleure plusieurs fois encore, avant de finalement comprendre par lui-même ou que quelqu’un lui explique : « C’est un poêle. Il brûle. »
Nous ne comprenons pas nos expériences tant que nous ne nous sommes pas brûlés encore et encore. Je ne pense pas qu’il y ait une seule personne sur cette terre qui n’ait pas souffert d’une même expérience plus d’une fois. Nous retombons tout naturellement dans les mêmes erreurs parce que nous n’avons pas compris ce qui les cause et, bien entendu, cette cause se trouve en nous.
Parfois, quand nous avons fait les mêmes erreurs deux, trois, quatre ou cinq fois, nous finissons par comprendre que, si cette situation se reproduit, c’est probablement parce que nous suivons un certain schéma de fonctionnement. Le plus souvent, nous sommes en mesure d’identifier ce schéma mais pas toujours, malheureusement.
On peut donc dire que la vie est faite d’expériences mais que la sagesse est le fruit des expériences bien comprises. La vie sans sagesse est extrêmement difficile. Elle est déjà difficile avec la sagesse mais, sans cela, c’est souvent une véritable épreuve. Quand nous sommes capables d’utiliser la méditation pour développer une concentration ciblée, nous disposons enfin d’un outil qui change toute notre disposition intérieure, toute notre perception intérieure. Il change aussi notre attachement aux huit dhamma du monde au point que nous pouvons le lâcher. Cela se passe dans un instant de lucidité profonde où nous prenons conscience de tous les dégâts que cause un tel attachement.
Le premier jhāna : concentration et persévérance
Entrer dans les jhāna, c’est un peu comme pénétrer dans un château (c’est une image que j’ai empruntée à Sainte Thérèse d’Avila qui décrit ainsi la progression de ses prières). Le premier jhāna apporte cinq facteurs : 1) premier effort d’attention posé sur l’objet de méditation ; 2) attention soutenue sur ce même objet ; 3) joie, bonheur ; 4) contentement ; 5) concentration sur un point unique.
Il est évident que l’on ne médite pas pour avoir des sensations agréables mais celles-ci sont tout de même une clé. Elles nous permettent d’entrouvrir la porte du château et de pénétrer dans l’antichambre. Nous prenons conscience que nous portons en nous tout ce que nous avons toujours cherché à l’extérieur. C’est déjà une immense découverte, une exploration pionnière que chacun doit faire seul. Je peux vous en parler mais cela ne fera pas naître l’expérience.
On compare souvent cela au fait de mordre dans une mangue. Si vous n’avez jamais mangé de mangue et que vous demandez à un ami de vous décrire le goût de ce fruit, il vous répondra : « C’est absolument délicieux. C’est sucré, c’est fin, c’est juteux » – mais cette description ne conviendrait-elle pas tout aussi bien à une pêche ? Toutefois, ces mots vous donnent envie de goûter le fruit et vous découvrez sa saveur par vous-même. Enfin, comme vous savez qu’il s’agit d’une mangue, votre expérience sera pleinement comprise : vous ne croyez pas qu’il s’agit d’une sorte de pêche particulièrement savoureuse ; vous savez ce que c’est.
Durant cette retraite, vous avez l’occasion d’orienter votre attention sur un point de concentration unique. Il faut effectivement faire un effort pour y parvenir et cela peut prendre du temps. Donc, plus que tout, il vous faudra de la détermination ; c’est cela qui vous tiendra assis en méditation ; sans persévérance, on n’arrive à rien. Je vous suggère de profiter de chaque instant pour tourner votre attention vers un point unique de concentration, quelle que soit la technique que vous utilisez. Le soir, si vous n’êtes pas fatigué, essayez de faire des méditations plus longues. C’est l’occasion d’atteindre un état d’esprit que la plupart des gens (méditants ou pas) ignorent, dont ils n’ont pas même entendu parler.
Le deuxième jhāna : joie et exaltation
Maintenant, pour avancer dans ce château et ne pas rester bloqué dans l’antichambre, il faut lâcher certaines choses. Comme vous le savez, tout est question de lâcher-prise. La première chose à lâcher est, bien entendu, le premier effort d’attention sur l’objet de méditation puisqu’il a déjà été fait. Si nous sommes bien concentrés, nous pouvons également lâcher l’effort d’attention soutenue puisqu’il est en train de se produire ; notre esprit est déjà dans le flux de la concentration. Nous avons donc lâché les deux premiers éléments du premier jhāna. Les trois autres demeurent mais un changement s’est produit entre la première chambre (ou antichambre) et la seconde : nous sommes maintenant très conscients que les sensations physiques agréables sont grossières et que les sensations émotionnelles agréables sont plus subtiles. Ainsi, notre pleine attention sur les sensations physiques agréables disparaît et se transforme en attention orientée vers la sensation émotionnelle qu’est la joie. La sensation physique agréable demeure en arrière-plan mais notre totale attention est tournée vers cette joie.
Tandis que nous pratiquons ainsi, il est possible que, dans un premier élan d’enthousiasme, le sentiment de joie soit si grand que des larmes nous montent aux yeux. Mais cela passera aussi : on s’habitue à tout, même au bonheur ! Le Bouddha a dit que ce niveau particulier de méditation a un résultat très important : il donne confiance en soi. La confiance en soi est une vertu très particulière : tout le monde aimerait l’avoir mais peu de gens en disposent et, la plupart du temps, ils ne l’apprécient pas du tout quand ils la rencontrent chez quelqu’un d’autre !
Une fois que l’on a accès au bonheur intérieur sans cause extérieure, il n’y a plus aucune raison de ne pas avoir confiance. On se sent clair, détendu et en sécurité. Personne ne peut vous voler cette joie, la réduire en cendres ou vous l’acheter ; vous ne pouvez pas la perdre. La seule façon de la perdre, bien sûr, serait de cesser de pratiquer la méditation. Mais il est très peu probable que quiconque ayant découvert ce joyau ait envie d’arrêter. On s’interrompra peut-être un jour ou deux si les circonstances l’imposent mais il y a peu de chances que l’on s’arrête définitivement.
Voilà pourquoi il n’y a aucune raison de ne pas être confiant et détendu, de ne pas se sentir en sécurité. Ce sentiment de sécurité est une chose que tout le monde recherche. Les plus grands panneaux d’affichage de toutes les villes le proclament... ils appartiennent généralement à des compagnies d’assurance ! Nous voudrions nous assurer contre tous les risques mais il n’y a qu’un seul endroit où nous pouvons trouver toute la sécurité dont nous avons besoin : dans notre propre cœur. Et la seconde étape des absorptions méditatives nous en donne l’occasion.
Il est intéressant de constater que, parfois, les gens ont du mal à reconnaître ce bonheur intérieur. Comme l’esprit est déjà très paisible, ils sautent cette étape et arrivent à la suivante. C’est seulement quand, au cours d’une retraite, l’enseignant le leur fait remarquer, qu’ils prennent conscience qu’ils ne savent pas vraiment ce qu’est la joie de la pratique. Il faut alors qu’ils reviennent en arrière et fassent un nouvel essai.
Il est triste que nous vivions généralement dans cet état sans joie. Que nous méditions ou pas, nous devrions tous connaître ce sentiment de bonheur intérieur, parce que c’est un état d’être où nous ne ressentons absolument aucune négativité, aucune peur, aucune angoisse, aucune inquiétude, aucune répulsion, aucun rejet ; il n’y a pas de futur, pas de passé, seulement l’instant présent. On peut trouver cet état dans la vie quotidienne (et beaucoup de gens en sont conscients et le connaissent bien) par l’intermédiaire des contacts sensoriels. On voit, par exemple, un beau coucher de soleil et on sent son cœur se réjouir ; ensuite le soleil se couche, le bonheur disparaît progressivement et on reste avec l’impression que ce bonheur était dû à quelque chose d’extérieur… alors on va essayer d’assister à un maximum de couchers de soleil ! Cela peut aussi se passer au bord de l’océan : on regarde les vagues, on se sent heureux et on pense que c’est lié à l’océan, alors on prend goût à s’asseoir devant l’océan. Il est possible que cette expérience de bonheur se reproduise souvent dans ces mêmes conditions mais elle n’est pas liée au coucher de soleil ni aux vagues de l’océan ni à aucune autre circonstance extérieure. Elle est due à l’état d’esprit intérieur qui a lâché toute pensée à propos d’hier et de demain, toute pensée d’aversion pour ceci et de désir pour cela. Et ce lâcher-prise des pensées est survenu parce que nous nous sommes arrêtés, nous nous sommes posés un moment, et nous nous sommes laissé totalement absorber par les contacts sensoriels.
Mais les contacts sensoriels sont de courte durée. C’est ainsi. Nos sens ne peuvent pas les soutenir longtemps. Par conséquent, le sentiment de bonheur qu’ils peuvent générer est de courte durée malgré tout ce que nous faisons pour le réitérer.
Pendant cette retraite, nous avons l’occasion de simplement nous asseoir et de rester absorbés aussi longtemps que possible dans le silence et le calme : un jour ou deux, c’est bien ; une heure ou deux, c’est bien ; une minute ou deux – selon vos possibilités. Cela dépendra de votre capacité à fixer votre attention sur un point unique. C’est le troisième facteur qui reste avec nous : d’abord un sentiment agréable, ensuite la joie et, enfin, l’attention sur un point unique.
Nous faisons alors personnellement la preuve que la paix se trouve en nous. La paix et toute la vérité du monde se trouvent uniquement en nous. Nous avons peut-être du mal à les atteindre mais, si nous lâchons tout le reste, nous y parvenons.
Le troisième jhāna : le contentement
Le second jhāna consiste à faire l’expérience du bonheur intérieur. Au début, c’est un sentiment de joie qui peut être très intense mais ensuite il se calme et devient plus équilibré. Il reste joyeux mais c’est une joie paisible, pas de l’euphorie. Le sentiment intérieur est que « tout va bien en moi ». C’est un bonheur plus fort que ce que l’on peut ressentir quand on regarde un coucher de soleil, mais il est de la même veine.
L’esprit reprend régulièrement conscience que la méditation n’a pas pour but d’éveiller des sensations intérieures de bonheur, même si c’est bien agréable. Tout esprit intelligent sait ou sent qu’il peut aller plus loin, trouver plus et mieux. Le Bouddha n’a même pas imaginé que l’on puisse s’attacher à ces états de bonheur et s’arrêter là ; il n’en a jamais parlé. Avec ses propres mots, il a dit que toute personne intelligente saurait, sans aucun doute, qu’elle peut aller beaucoup plus loin sur cette voie, que ces sentiments agréables sont encore relativement grossiers et qu’il doit y avoir quelque chose de plus profond à atteindre.
Donc, toujours concentré sur un point unique, on lâche la sensation agréable (physique) et le sentiment intérieur de bonheur (émotionnel), et l’esprit se pose. Il est satisfait parce qu’il a obtenu la sensation de bonheur qu’il voulait ; il est paisible, sans désir.
Il est important de souligner que tous les autres sentiments, moins agréables, resurgissent dès que l’on quitte cet état de méditation. Mais on a mis le pied dans la place ; on a vu une lumière au bout du tunnel et il ne fait aucun doute que, dès lors, on va suivre cette lumière.
Donc le sentiment de plein contentement est dépourvu de désir et, quand on sort de cette méditation, une chose est claire : être libre de tout désir est la seule façon d’en finir avec dukkha. En d’autres termes, on est en mesure de prouver la première Noble Vérité.
Quand le Bouddha était assis sous l’arbre de la Bodhi où il a trouvé l’Éveil, dans la ville que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Bodhgaya, au nord de l’Inde, il a pratiqué les jhāna, d’abord du premier au huitième puis du huitième au premier. Ensuite, il a formulé ce qu’il a compris lors de son Éveil pour pouvoir le partager avec d’autres : les Quatre Nobles Vérités qui constituent le moyeu de la « roue du Dhamma ». La première Noble Vérité dit que dukkha existe, que l’insatisfaction règne dans ce monde. La seconde Vérité dit qu’il n’y a qu’une seule cause à cela : le désir.
Ici nous avons l’occasion de prouver la véracité de cette affirmation. En effet, dans le troisième jhāna, on ne ressent aucun désir parce que l’on a obtenu ce que l’on voulait ; on est donc en paix. Lorsqu’on en sort, on en prend très clairement conscience. Ensuite, on a ce que j’appelle « l’expérience comprise ». Si on a seulement l’expérience, c’est très agréable mais insuffisant. Il faut que notre compréhension la complète. Et c’est très facile puisqu’il s’agit de notre propre expérience : c’est notre mangue, nous l’avons goûtée, nous en connaissons le goût. Nous n’avons aucun désir, nous sommes parfaitement satisfaits et, par conséquent, nous ne ressentons aucune forme de souffrance : pas de douleur, pas d’inquiétude, rien que la paix.
Quand on atteint cet état d’esprit la première fois, il est possible qu’une pensée arrive : « Oh, c’est formidable ! Comment en suis-je arrivé là ? » Bien sûr, cela met un terme à la concentration. Il est normal, au début, quel que soit le stade de jhāna que l’on atteigne, que l’on ait une pensée d’émerveillement qui met fin à l’expérience. Mais, avec de l’exercice, l’esprit s’habitue et finit par accepter cet état comme une manière ordinaire de méditer, comme une manière ordinaire d’être, et il commence à oublier qu’il n’a pas toujours été ainsi… jusqu’à ce que quelque chose de vraiment terrible se produise. Il arrive alors que l’on se mette en colère ou que l’on soit perturbé. On perd son équilibre intérieur et on se retrouve comme avant.
Ce que je veux dire par là, c’est que, bien que les jhāna créent des états extraordinaires de conscience élevée et qu’ils soient une voie nécessaire, ils n’apportent pas une purification totale. Ils parviennent à couper les mauvaises herbes mais ils ne les déracinent pas. Une personne qui pratique les jhāna peut encore être perturbée et se mettre en colère. Pour éliminer cela, nous avons besoin de la vision pénétrante. C’est la raison pour laquelle, lorsque nous sortons de tous ces états de jhāna, nous devons les utiliser pour mieux nous connaître et nous comprendre.
Avant de quitter un état de jhāna
Si vous atteignez le premier jhāna (sensation agréable) ou le second (sentiment de joie) ou le troisième (contentement), ou simplement un bon état de méditation, dans tous les cas, avant d’ouvrir les yeux, il y a deux choses très importantes à se rappeler.
Premièrement, observer la dissolution de cet état méditatif agréable, ce qui vous permet d’avoir une expérience personnelle et directe de l’impermanence. Il est très important de passer par cette étape parce que notre tendance est de toujours essayer d’ignorer la nature impermanente des phénomènes et même de la nier constamment. Pas verbalement, bien sûr ; nous ne disons pas que l’impermanence n’existe pas, mais nous la nions en repoussant toute occasion d’en prendre pleinement conscience. Nous ne voulons rien savoir.
Même ceux qui travaillent auprès de personnes en fin de vie se débrouillent souvent pour oublier qu’ils vont mourir eux-mêmes. Ils ne veulent pas penser à des choses soi-disant désagréables. Nous devons donc faire un effort délibéré pour ne pas ignorer toutes les manifestations de l’impermanence. Et, plus nous serons prêts à les voir clairement, plus il nous sera facile de ne pas être perturbés par les événements qui se produisent, en nous ou autour de nous, parce que nous avons conscience que tout est impermanent, que rien ne dure, que tout change continuellement. Il est facile de le concevoir intellectuellement mais, quand on réagit émotionnellement à cette réalité, la vie devient difficile.
Le Bouddha a dit, dans sa première Noble Vérité, que la souffrance est partout mais il n’a pas dit que la vie devait être douloureuse pour autant, bien au contraire ! C’est l’une des choses que les gens ne comprennent pas bien à propos des enseignements du Bouddha. Certains se disent : « Ah, j’ai déjà assez de problèmes comme cela. Je n’ai pas besoin d’un enseignement qui proclame que la vie est pleine de souffrance, de chagrin et de lamentations. Je préférerais quelque chose de plus léger et de plus joyeux. » Mais c’est une interprétation tout à fait inexacte. En réalité, dès que nous acceptons le fait que dukkha existe partout, universellement, nous en sommes libérés, nous n’avons plus à en souffrir. Nous comprenons que c’est ce qui est et c’est tout. Si nous souffrons, c’est parce que nous résistons à cet état de fait. Il ne nous plaît pas, nous n’en voulons pas. Nous allons essayer de trouver un moyen d’y échapper. Mais, comme c’est impossible – du moins de manière durable – dukkha réapparaît.
Par contre, si on se dit : « Très bien. Il y a dukkha sur le plan physique, mental et émotionnel mais je ne suis pas obligé de rester ici à le subir », nous comprenons que la souffrance est une expérience universelle et qu’il n’y a pas de raison qu’elle nous affecte sur un plan personnel. Le trait de génie du Bouddha a été de nous enseigner cela.
Bien sûr, il y a moyen de trouver le bonheur intérieur grâce aux absorptions méditatives mais, comme vous le savez et comme vous pouvez le constater, ce bonheur ne durera pas non plus ; il est impermanent, comme tout le reste. Nous pouvons le recréer à volonté mais, après la retraite, combien de temps allons-nous y consacrer ?
Donc, avant la fin de la méditation, on prend conscience que tous les niveaux d’existence sont empreints d’insatisfaction. Notre souffrance personnelle peut alors disparaître comme une bulle d’air. Tout cela n’a pas vraiment de sens ; nous ne sommes pas obligés de souffrir. Ensuite, chaque fois que nous voyons en nous quelque chose d’impermanent, cela renforce la compréhension de notre nature changeante, de notre existence temporaire, et de notre absence de substantialité puisque tout bouge constamment.
Alors, n’oubliez pas : que vous ayez pratiqué les jhāna au niveau un, deux ou trois, que la méditation ait été très concentrée ou très agitée, voyez son impermanence : maintenant le jhāna est parti, la concentration est partie, l’agitation est partie – quelle qu’ait été la qualité de cette méditation, elle s’est envolée et autre chose l’a remplacée.
La seconde chose à faire est de retracer votre cheminement. Tant que vous ne serez pas complètement entraîné sur la voie de la méditation, vous ne savez pas d’avance si votre assise va être réussie ou pas ; c’est un peu une question de chance… mais ce n’est pas ainsi que l’on médite. Bien sûr, c’est normal au début mais, quand on s’engage davantage dans la pratique, on développe plus de capacités et on doit retracer le cheminement de sa méditation pour savoir dans quelle direction on a orienté son esprit.
Je tiens à dissiper un autre malentendu généralisé à ce propos. La plupart des gens pensent qu’en méditation, les choses doivent arriver d’elles-mêmes mais ce n’est pas le cas. C’est à nous d’orienter l’esprit, comme l’a clairement indiqué le Bouddha quand il a enseigné les jhāna. Nous orientons l’esprit du premier au second jhāna, puis du second au troisième, et ainsi de suite. Nous n’attendons pas que les choses se produisent par hasard. C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir des instructions.
Donc, la seconde chose à évoquer à la fin d’une méditation, c’est le cheminement parcouru. Si la méditation a été particulièrement agitée, repensez-y et essayez de repérer ce qui a pu produire ce résultat : peut-être avez-vous trop mangé ou pas assez, trop dormi ou pas assez ; peut-être la posture n’était-elle pas correcte au niveau du dos ou des jambes ; peut-être étiez-vous agité par des pensées qui n’avaient pas lieu d’être à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, revenez sur ce cheminement et retrouvez la cause du manque de concentration. Si vous la trouvez, vous aurez le bon sens de l’éliminer à la prochaine assise.
De la même manière, si votre méditation était bien concentrée ou si vous avez atteint un jhāna, retrouvez ce qui a induit cet état. C’est peut-être quelque chose qui remonte à plus loin que l’assise elle-même : des pensées spirituellement élevées quand vous étiez dans votre chambre ; un sentiment de mettā1 envers vous-même au moment où vous vous êtes assis pour méditer ; une nouvelle posture qui vous permet de mieux sentir la position du dos ou de la tête… Il y a beaucoup de petits facteurs qui peuvent grandement améliorer les choses. Le plus important étant, bien entendu, la détermination d’en finir avec toutes les pensées qui nous agitent et nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est.
Ces deux choses doivent donc être bien vues avant d’ouvrir les yeux : l’impermanence et ce qui a causé la concentration ou l’agitation de l’assise.
Le quatrième jhāna : paix et détente
La dernière des absorptions méditatives matérielles est, bien sûr, la plus profonde. Elle est aussi un peu plus difficile à atteindre – du moins au début parce qu’après, tout cela semble très ordinaire. Si on a pu ouvrir la porte du château, il n’y a aucune raison que l’on ne puisse pas pénétrer dans toutes ses pièces.
On peut comparer le quatrième jhāna à l’impression de tomber dans un puits ou de se noyer dans l’océan et d’être prêt à s’abandonner. C’est un engagement absolu. Sans engagement absolu dans la voie spirituelle et dans la pratique méditative, il est très difficile de s’abandonner ainsi. Cet abandon de soi est un lâcher-prise momentané de l’identité personnelle. L’observateur qui était assez présent dans les trois premiers jhāna – celui qui intervient de temps en temps pour dire : « Oh, c’est formidable ! » et perturbe le processus d’approfondissement – est quasiment absent ici. En réalité, il est toujours là mais il est très fin, très léger.
Si on utilise l’analogie de la chute dans un puits, on peut imaginer qu’il y a différentes étapes car le puits est de plus en plus profond. C’est seulement quand on arrive au fond du puits, que l’on pénètre dans le quatrième jhāna. À ce moment-là, on est coupé de tous les sons extérieurs, on n’entend plus rien.
Un jour, le Bouddha méditait au bord d’une rivière et, quand il est sorti de sa méditation, il a vu des centaines de chariots tirés par des bœufs qui venaient de traverser la rivière tout près de lui en causant probablement un vacarme épouvantable. À ce moment-là, un ascète s’est approché du Bouddha et s’est vanté de ses prouesses de méditant, racontant il avait pu rester concentré tout au long d’un terrible orage accompagné de tonnerre et d’éclairs. Le Bouddha lui a répondu que lui-même n’avait rien entendu pendant que des centaines de chariots traversaient la rivière.
Cet état de concentration correspond à l’aboutissement du quatrième jhāna. Cependant, il y a des niveaux intermédiaires où l’on entend les sons comme si on était assis sous un dôme de verre, c’est-à-dire qu’ils sont étouffés et de moins en moins perceptibles.
Mais attention ! Parfois les méditants arrivent au quatrième jhāna et, pour vérifier où ils en sont, se posent la question : « Est-ce que j’entends quelque chose ? » [Rires] Surtout ne faites pas cela sous peine de perdre toute concentration ! Si vous entendez, c’est bien ; si vous n’entendez rien, c’est bien aussi.
Avec le quatrième jhāna, on ressent une paix profonde ; si profonde que l’esprit n’est plus à même de dire : « Voilà ce qu’est la paix. » Tout ce qu’il sait, c’est que rien ne le préoccupe ; il est totalement au repos. Ensuite, quand on quitte ce jhāna de paix profonde, on réalise que, pendant l’absorption méditative, le « moi » était probablement absent. Il devient alors évident que, sans le « moi », la vie serait beaucoup plus paisible et on ressent parfois très fortement la détermination de pratiquer jusqu’au bout, jusqu’au moment où le « moi » finira par lâcher prise et admettre qu’il n’est qu’une illusion.
Analogies
Je vais maintenant évoquer pour vous les analogies que l’on trouve dans les Commentaires2 pour décrire ces quatre états d’absorption méditative.
- Une personne marche dans le désert. Elle a très soif et n’a aucune provision. Ceci correspond à l’état d’une personne assise en méditation, dont l’esprit vagabonde dans toutes les directions, et qui a soif de paix.
- Après avoir longtemps marché, elle aperçoit au loin une oasis et se réjouit de savoir que sa détresse va bientôt être soulagée. Ceci correspond au premier jhāna, quand une sensation agréable apparaît et que l’on comprend que méditer peut être autre chose que se battre contre des douleurs ou essayer de distinguer la nature de ses pensées. On ressent de l’exaltation.
- La personne s’approche, se tient debout devant la nappe d’eau et la regarde. Ceci correspond au second jhāna : la joie apparaît parce que le soulagement est à portée de main. Il y a encore de l’exaltation dans cette joie.
- Ensuite, la personne se penche pour boire et là, elle est satisfaite et se sent en paix parce qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait. C’est le troisième jhāna : contentement et paix.
- Enfin, elle se dirige vers l’arbre le plus proche, s’allonge à l’ombre et se repose. C’est le quatrième jhāna : on a obtenu ce que l’on voulait, il n’y a plus rien à faire, on peut se reposer en paix. Ce dernier jhāna doit être l’aboutissement d’une progression naturelle.
Pour pratiquer les jhāna, il faut toujours qu’il y ait une progression naturelle. Il arrive parfois qu’une personne ait une expérience spontanée d’un état de jhāna sans rien savoir des jhāna, parfois même sans avoir médité. Elle va d’abord s’enthousiasmer mais, quand elle cherchera à comprendre ce qui lui est arrivé, elle ne trouvera peut-être pas de réponse. Elle risque alors d’être perturbée ou bien elle essaiera de répéter l’expérience mais sans succès.
Il faut qu’il y ait une progression dans l’avancée des jhāna. On va du premier au huitième et puis on apprend à redescendre du huitième au premier. Quand on sait faire cela, on peut « jouer avec les jhāna », c’est-à-dire aller dans n’importe quel jhāna comme on veut, quand on veut et y rester aussi longtemps qu’on le désire. Qui plus est, on comprend toujours très exactement ce qui s’est passé pendant l’absorption méditative – c’est essentiel.
Les jhāna sont accessibles à tous
Quel que soit le niveau que l’on finira par atteindre, chaque pas sur cette voie est bénéfique. Il est intéressant de savoir que tout le monde en est capable. Bien sûr, certains esprits sont devenus tellement agités au cours de la vie qu’ils ne pourront pas entendre les explications nécessaires. D’autres souffrent d’une malformation congénitale – dans ce cas, je ne sais pas. Mais pour un esprit dit « normal », c’est toujours possible. C’est même la manière la plus naturelle de fonctionner pour l’esprit ; c’est ainsi qu’il peut retourner à sa source au lieu d’être absorbé et « infiltré » par ce que le monde lui impose.
Voyez comment nous fonctionnons au quotidien : nous sommes sans cesse absorbés par toutes sortes de pensées. Si ces pensées étaient la réalité de la vie, on les retrouverait chez tous les êtres humains. Mais est-ce que les gens qui vivaient il y a trois cents ans pensaient aux mêmes choses que nous ? Non. Par contre, ils avaient, comme nous aujourd’hui, des pensées liées à leur état d’esprit et à leurs ressentis. Voilà les choses qui comptent. Toutes les autres pensées ne sont rien de plus que des décors de cinéma en carton-pâte, sans substance. Si nous pouvons nous en libérer, si nous sommes capables d’aller à la source de l’être qui est en nous, nous découvrons que la vie prend du sens et une direction. Nous n’avons plus besoin de demander aux autres ce que nous sommes censés faire ; nous le savons parce que nous sommes en contact avec « ce qui sait » en nous.
Pour en arriver là, il faut trouver le calme ; sans cela, c’est impossible parce que « ce qui sait » est constamment perturbé par les exigences du monde extérieur. Mais les jhāna nous donnent la capacité, la compétence, qui permet de pénétrer dans le calme.
Je pense que chacun sait, au fond de lui, que la vie est plus vaste qu’il n’y paraît, qu’elle ne se limite pas à gagner son pain et à remplir ses obligations. Chacun se languit de quelque chose de plus profond mais transpose cette aspiration en voyageant, en prenant des vacances ou en nageant dans l’océan. Mais ce n’est pas ainsi que l’on comblera ce besoin intérieur.
La méditation et les jhāna sont accessibles à tous. Je peux vous assurer qu’ils ne sont réservés ni à des génies spirituels ni à des ascètes coupés du monde ni à des personnes ayant médité plus de vingt ans. Oubliez ces sornettes ! Si vous voulez les pratiquer, vous le pouvez. Vous n’atteindrez peut-être pas tous les niveaux, votre pratique ne sera peut-être pas excellente, mais il est certain que vous y arriverez dans une certaine mesure. Et quand on y parvient, ne serait-ce qu’un peu, on trouve la clé et on sait où est la porte ; on sait que, si on la maintient entrouverte en pratiquant encore, elle ne se refermera pas. On aura donc fait un premier pas. N’est-ce pas ce qu’il y a de plus important quand on commence ?
1 Bienveillance, amitié.
2 Les Commentaires sont des écrits canoniques qui proposent une interprétation des enseignements du Bouddha.