Le Dhamma de la Forêt |
La plupart des gens ont tendance à blâmer quelque chose ou quelqu’un pour tout ce qui leur arrive de mal selon eux. Il y a ceux qui s’en prennent aux autres et ceux qui préfèrent s’en prendre à eux-mêmes mais, dans les deux cas, cette attitude n’apporte rien de bon et certainement aucune paix pour l’esprit. Ce qui peut nous aider, c’est comprendre ce qui se passe en chaque être humain en connaissant les tendances sous-jacentes (anusaya) qui nous habitent. Si nous comprenons que chacun de nous a ces tendances, nous serons peut-être moins enclins à blâmer, à être perturbés ou vexés, et davantage portés à accepter les choses avec équanimité. Nous serons également plus disposés à travailler sur ces points négatifs si nous prenons conscience de leur existence en nous.
Les tendances sous-jacentes sont plus subtiles que les cinq obstacles (pañca nīvarana) : les obstacles sont évidents et nous les percevons clairement. Il y a le désir des sens : avoir envie de choses agréables. Et puis la négativité : se mettre en colère, se laisser perturber. La paresse et la léthargie : n’avoir aucune énergie (la paresse se réfère au corps et la léthargie à l’esprit). L’agitation et l’inquiétude : être toujours mal à l’aise, jamais tranquille. Le doute et le scepticisme : ne pas savoir de quel côté se tourner. Ces cinq attitudes sont faciles à discerner chez soi et chez les autres. Par contre, il est plus difficile de mettre le doigt sur les tendances sous-jacentes, or elles sont la source cachée des obstacles. Pour nous en débarrasser, il faut une vigilance aiguë et beaucoup de discernement.
Quand on a déjà travaillé sur les cinq obstacles en soi et que l’on a réussi à se défaire de leurs aspects les plus grossiers, on peut commencer à travailler sur les tendances sous-jacentes. Le mot « sous-jacent » est très parlant : les racines de ces tendances sont profondément enfouies en nous et donc difficiles à voir et à éliminer.
Les deux premières tendances ressemblent aux obstacles du désir sensoriel et de la négativité puisqu’il s’agit du plaisir des sens et de l’irritation qui sont à leur origine. Même quand le désir des sens a été abandonné pour une grande part et que la colère a disparu, la prédisposition à la recherche du plaisir et à l’irritation demeure.
La sensorialité fait partie de tout être humain. Elle apparaît sous forme d’attachement à nos réactions quand nous voyons, entendons, goûtons, sentons, touchons ou pensons à quelque chose. Nous nous intéressons et nous attachons à ce que nous ressentons car nous n’avons pas encore compris que les objets des sens ne sont que des phénomènes impermanents qui apparaissent et disparaissent. Tant que cette vision profonde des choses ne domine pas, nous accordons de l’importance aux impressions qui nous arrivent par les sens. Nous sommes attirés par elles et cherchons à y trouver du plaisir. Quand les sens jouent encore un rôle important chez quelqu’un, la recherche du plaisir est présente. L’être humain est fait de sens. Dans les Écritures bouddhiques, il est dit des Nobles Éveillés qu’ils ont « pacifié leurs sens ». Le Discours sur l’Amitié Bienveillante (Karaniyametta Sutta) décrit le pratiquant idéal comme quelqu’un dont « les sens sont apaisés ». Dans de nombreux discours, le Bouddha a dit que se libérer du désir sensoriel est la voie vers le nibbāna.
La recherche du plaisir des sens en tant que partie intégrante de l’être humain doit être transcendée par de gros efforts et c’est chose impossible sans la vision pénétrante, si on se contente de l’admettre intellectuellement : « En effet, rechercher le plaisir des sens n’est pas utile. Je vais l’abandonner ». Il faut voir clairement, par une expérience directe et profonde, que les contacts sensoriels n’ont en eux-mêmes aucune valeur intrinsèque. Il s’agit seulement du rapprochement d’un organe sensoriel (les yeux, les oreilles, le nez, la langue, la peau, l’esprit) avec un objet (visuel, auditif, gustatif, olfactif, tactile ou mental) et d’une prise de conscience (le fait de voir, d’entendre, de goûter, de sentir, de toucher ou de penser) pour former un contact sensoriel. C’est tout ce qui se produit. Tant que l’on réagit à ces contacts comme s’ils avaient de l’importance, on dit que la sensorialité est présente. Quand la sensorialité est présente, il y a inévitablement irritation ; les deux vont de pair. En effet, la recherche du plaisir des sens est satisfaite quand le contact sensoriel est agréable et l’irritation apparaît quand le contact sensoriel est déplaisant ou cesse d’être agréable. Cela n’engendre pas nécessairement colère, cris, fureur, haine ni même résistance. C’est juste une irritation qui apparaît sous forme de contrariété, de malaise et d’agitation. Cela tient au fait que nous sommes des êtres humains dotés de sens.
La recherche du plaisir sensoriel et l’irritation ne disparaissent qu’au niveau de l’anāgāmī (« celui qui ne reviendra plus »). Il s’agit de la troisième et dernière étape avant l’Éveil total : on ne revient pas dans cette sphère humaine ; on atteint le nibbāna dans les « demeures pures ». Même le sotāpanna (« celui qui entre dans le courant ») et le sakadāgāmī (« celui qui ne reviendra qu’une seule fois »), c’est-à-dire ceux qui en sont à la première et à la seconde étape vers l’Éveil, sont encore la proie de dukkha, de la recherche du plaisir sensoriel et de l’irritation qui s’ensuit inévitablement.
Si on s’imagine que l’impulsion qui engendre la recherche du plaisir ou l’irritation est extérieure à soi, c’est que l’on n’a pas encore commencé à voir le chemin. Pour pouvoir entreprendre le travail sur nous-mêmes, il est nécessaire de bien comprendre que nos réactions ne dépendent que de nous. Si nous ne voyons même pas comment elles sont générées, comment pourrions-nous agir ? Ces réactions se produisent constamment, sans interruption, de sorte que nous avons d’innombrables occasions de prendre conscience de notre monde intérieur.
Devenir conscient ne veut pas dire être aussitôt capable de se libérer de ses réactions. Il faut aussi que nous voyions pleinement la futilité des réactions négatives et que nous fassions l’effort d’en découvrir la cause. Il est facile de voir que la recherche du plaisir sensoriel et l’irritation sont les tendances sous-jacentes qui engendrent le désir des sens et la négativité. Mais ce regard doit s’ouvrir sur plus d’acceptation et de tolérance envers nos propres difficultés et celles des autres. Si c’est effectivement ce qui se produit pour tout le monde, tout le temps, quelles raisons avons-nous d’être contrariés ? La seule chose à faire est de travailler avec ce qui est, l’utiliser comme objet de contemplation (kammatthāna) et d’introspection. Il est très enrichissant d’utiliser nos difficultés comme outils de purification.
Nos tendances et les obstacles sur la voie sont interconnectés. Si nous sommes capables de diminuer l’un, les autres deviennent moins gênants, perdent de leur force et ne nous effraient plus autant. En général, les gens ont peur de leurs propres réactions, c’est pourquoi ils se sentent souvent menacés : ils ont moins peur de la réaction de l’autre personne que de la leur. Ils ne sont pas sûrs d’eux, craignent de devenir agressifs, de se mettre en colère et de ternir ainsi l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.
Avoir une image de soi est très préjudiciable parce que cette image est basée sur l’illusion de la permanence. Tout change constamment, y compris nous-mêmes, alors qu’une image de soi suppose une permanence, une stabilité. Nous pouvons être avides de plaisirs sensoriels un moment et être quelqu’un d’irritable l’instant suivant. Parfois nous nous sentons bien et, à d’autres moments, nous sommes tendus et nerveux. Alors, lequel sommes-nous ? Avoir une image de soi crée un concept de permanence qui ne peut absolument pas être fondé sur les faits. Cela nous empêche de voir suffisamment clair en nous pour découvrir nos tendances sous-jacentes car nous serons aveugles à ce qui ne correspond pas à cette image.
La troisième tendance sous-jacente est le doute ou l’hésitation. Si on a des doutes, on hésite : « Que vais-je faire ensuite ? » On doute d’avoir suivi la voie juste, on doute de ses propres capacités et de la façon de procéder. À cause de ces hésitations, on ne fait pas bon usage de son temps : on le gaspille ou bien on s’engage inutilement dans trop d’activités. Douter signifie que l’on n’a pas de vision intérieure pour être guidé et qu’on est obsédé par l’incertitude. Le doute et l’hésitation habitent notre cœur à cause d’un sentiment d’insécurité. Nous avons peur de l’insécurité. Mais il n’y a aucune sécurité nulle part. La seule sécurité que l’on puisse trouver est dans le nibbāna.
Peur et insécurité dans le cœur engendrent doute et hésitation. Si nous apprenons à les reconnaître et à les lâcher quand ils apparaissent, à ne leur accorder aucune attention, nous avancerons beaucoup plus facilement et nous pourrons accomplir bien davantage.
Le doute et l’hésitation sont abandonnés dès « l’entrée dans le courant ». Celui qui atteint ce premier stade de l’Éveil ne doute plus car il a personnellement fait l’expérience d’une réalité inconditionnelle, totalement différente de la réalité relative dans laquelle nous vivons. Il peut maintenant avancer tout droit sans crainte ni inquiétude. On ne peut pas douter d’une expérience directe. Si on dit à un jeune enfant: « Ne touche pas au feu, tu risques de te brûler », il y a des chances qu’il le touche quand même. Mais, après s’être brûlé et en avoir souffert, il ne le touchera certainement plus jamais. L’expérience a effacé tout doute et toute hésitation.
La quatrième tendance sous-jacente est la vision erronée des choses qui consiste à rapporter à soi tout ce qui se produit. Cela arrive constamment et il est facile de le vérifier car tout le monde se comporte ainsi. Très peu de gens sont capables de s’en rendre compte et de se dire : « Ce n’est qu’un phénomène mental ». Ce qu’ils se disent, c’est : « Je pense ». Quand ils ont mal quelque part, très peu se diront : « Ce n’est qu’une sensation désagréable ». Ils penseront plutôt : « Je me sens très mal » ou « J’ai affreusement mal ». Cette façon de s’identifier à tout ce qui se passe est une réaction due à une tendance sous-jacente si profondément inscrite en nous que seuls de gros efforts pourront lui faire lâcher prise.
Se libérer de cette vision erronée du « moi » ne signifie pas simplement comprendre intellectuellement qu’il n’y a pas de vrai « moi ». Ce qu’il faut, c’est un regard intérieur assez profond pour voir cet ensemble corps-esprit comme un simple agglomérat de phénomènes physiques et mentaux qui n’appartient à personne. Le premier pas sur la voie de l’Éveil – « l’entrée dans le courant » – est fait lorsque le « moi » est ainsi vu pour ce qu’il est réellement. Cependant, on n’abandonne complètement la notion de « moi » qu’au niveau de l’Arahant, le pleinement Éveillé.
Ensuite arrive la tendance sous-jacente de la « fierté » (mana). Dans ce contexte, ce mot signifie avoir une certaine conception de soi ; par exemple, être un homme ou une femme, jeune ou vieux, beau ou laid. Nous avons aussi une conception de ce que nous voulons, sentons, pensons, savons, possédons et de ce que nous pouvons faire. Toute cette conceptualisation crée un sentiment de possessivité personnelle et nous devenons fiers de ces possessions : nos connaissances, nos capacités, nos sentiments, le fait d’être quelqu’un de spécial. Cette fierté est souvent très profondément enfouie en nous et, pour la déceler, une sérieuse introspection est nécessaire. Ceci est dû au fait que presque tout notre être est impliqué dans cette identification. Quand nous nous disons : « Cherchons à déraciner ce concept qui me fait croire que je suis une femme », la réponse est souvent : « Mais bien sûr que je suis une femme ! » Mais tant que « je suis » femme, homme, enfant, stupide, intelligent ou quoi que ce soit, ce « je suis » est loin du nibbāna. Si je me conceptualise en quoi que ce soit, c’est cela même qui bloque la voie.
Cette tendance sous-jacente à la « fierté » n’est complètement éradiquée qu’au niveau de l’Arahant. Il n’y a pas de lien direct évident entre l’un des cinq obstacles et cette tendance mais la conception d’un « moi » et la vision erronée du « moi » sont les principales manifestations de l’illusion, c’est-à-dire la cause première de tous les poisons du mental.
Ensuite arrive la tendance sous-jacente de l’attachement à l’existence. Il s’agit de notre instinct de survie, vouloir continuer à exister, refuser d’abandonner, ne pas être prêt à mourir aujourd’hui. Nous devons apprendre à être prêts à mourir à tout moment – non pas souhaiter mourir mais y être prêts. Souhaiter mourir, c’est l’autre aspect du même attachement à l’existence ; c’est essayer de se débarrasser de l’existence parce que nous trouvons la vie trop difficile. Par contre, être prêt à mourir à tout moment signifie que l’attachement au fait d’être une personne, et d’être ici pour le prouver, a été abandonné car il a été clairement vu comme une conception erronée. À ce moment-là, la fausse notion du « moi » est éliminée.
L’attachement à l’existence crée un syndrome de dépendance. Nous voulons que tout aille bien pour nous et nous sommes fâchés quand ce n’est pas le cas. Cela engendre irritation et recherche du plaisir sensoriel. Nous oublions souvent que nous ne sommes que des invités sur cette planète, que notre visite est limitée et qu’elle peut prendre fin à tout moment. L’attachement à la vie nous crée à tous beaucoup de difficultés parce qu’il nous projette dans le futur de sorte que nous ne pouvons pas être présents. Or, si nous ne vivons pas dans le présent, nous passons complètement à côté de la vie. Il n’y a pas de vie dans le futur ; il n’est qu’idées, conjectures, espoirs et souhaits. Si nous voulons vraiment être vivants et faire l’expérience des choses telles qu’elles sont, nous devons être ici et maintenant, présents à chaque instant. Cela implique que nous lâchions l’attachement à ce qui va nous arriver dans le futur, en particulier l’inquiétude par rapport à la mort. Exister dans l’instant suffit. Être capable d’abandonner cet attachement signifie lâcher le futur. C’est alors seulement que l’attention sera forte et stable. Il y aura une véritable présence attentive et une connaissance claire.
Quand on s’attache à l’existence, on croit toujours que quelque chose de meilleur peut se produire si nous attendons assez longtemps, mais cela va à l’encontre de la notion d’effort. L’effort ne peut être accompli que maintenant car qui sait ce que demain apportera ?
La dernière des sept tendances sous-jacentes est l’ignorance ou, plus précisément, l’ignorance des Quatre Nobles Vérités. Le Bouddha a dit que l’ignorance est le point de départ de la chaîne de cause à effet qui nous entraîne dans le cycle incessant de la naissance et de la mort. L’ignorance est le contraire de la sagesse. Dans ce contexte, cela signifie que nous refusons de voir la réalité, de comprendre que toute notre souffrance vient de nos désirs, aussi nobles soient-ils. Si nous persistons à ignorer les deux premières Nobles Vérités, sans parler de la troisième qui est synonyme de nibbāna, nous restons prisonniers de la souffrance. Notre tendance sous-jacente à l’ignorance aboutit à une vision erronée d’un « moi », à la conception même d’un « moi », qui est le lien entre toutes les tendances sous-jacentes. Sans cette ignorance, il n’y aurait pas de besoin de plaisirs sensoriels ni d’irritation, pas d’hésitation ni de doute, pas de vision fausse, pas de fierté ni d’attachement à l’existence.
Il est très utile de prendre conscience de la tendance sous-jacente qui nous crée le plus de difficultés et d’y concentrer toute notre attention. Comme elles sont toutes liées entre elles, en réduire une permettra de réduire les autres à des proportions plus facilement gérables.
Voir ces tendances en soi nécessite de tourner un regard très attentif vers l’intérieur, ce qui implique temps et solitude. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire en bavardant avec des amis. Mais, si l’esprit est clair, on peut le faire en méditation ou en contemplation.
La contemplation est un complément appréciable de la méditation, une aide importante, toujours dirigée vers une vision intérieure profonde, tandis que la méditation peut parfois être simplement orientée vers le calme et la tranquillité. Contempler signifie regarder au fond de soi pour voir ce qui y règne : « Qu’est-ce qui me fait réagir ? » Avec beaucoup d’honnêteté, en se souvenant de ses propres tendances sous-jacentes et en sachant que tout le monde les porte en soi, on peut se demander : « Comment se manifestent-elles en moi ? » Une fois que l’on a trouvé une réponse à cette question, on peut continuer à contempler ainsi : « Que puis-je faire pour me débarrasser de cette tendance particulière ou, au moins, la minimiser ? » Il est important de consacrer chaque jour du temps à la contemplation. Si on a passé une journée entière sans introspection, on ne peut pas espérer tourner facilement le regard vers l’intérieur au moment de la méditation. Méditation et contemplation sont complémentaires et se développent en parallèle.