Le Dhamma de la Forêt

METTĀ

Ayya Khema


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Enseignement dispensé par Ayya Khema à Santa Fe, New Mexico, Etats-Unis, en avril1992.


Les quatre vertus suprêmes [mettā, l’amour inconditionnel ; karuna, la compassion ; mudita, se réjouir du bonheur des autres ; upekkhā, la sérénité] constituent une partie essentielle de la pratique spirituelle car elles sont le moyen de purifier nos réactions intérieures. La première s’appelle mettā, en Pali, et on traduit généralement ce mot par « bienveillance » ou « amitié bienveillante ». Je ne suis pas convaincue que ce soit la meilleure traduction. Elle est correcte, il n’y a rien de faux, mais ces termes n’ont pas le même impact que le mot « amour ». Je vais donc utiliser le mot « amour » pour parler de mettā et je vais essayer de vous montrer ce que ce mot et le sentiment qu’il recouvre signifient vraiment.

L’amour n’est pas ce que nous voyons à la télévision ou dans les films qui se terminent par « et ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps » – ou pas. Il ne s’agit pas d’une personne spéciale apparue par hasard ou tombée du ciel ou de tout autre idée qu’un cinéaste peut avoir. Cela, c’est ce que notre société a choisi d’appeler « amour » et les gens y ont cru sans chercher à voir ce qui se cachait derrière. Certaines personnes n’ont pas été très heureuses en « amour » – je dirais que c’est le cas de la plupart des gens – parce que l’amour n’a rien à voir avec tout cela.

Ce qui nous manque, c’est l’effort et la détermination nécessaires pour voir que ces idées fantaisistes ne sont pas du tout de l’amour. Le Bouddha a appelé ce sentiment « l’ennemi proche » de l’amour. L’ennemi opposé de l’amour est la haine, tout le monde le sait et ce n’est pas difficile à comprendre ; mais l’ennemi proche de l’amour est l’attachement et toutes nos histoires de contes de fée – ces contes de fée que la plupart des gens souhaitent voir se réaliser un jour – ne parlent en réalité que de cela. Quand nous découvrons que le conte de fée ne se prête pas à la réalité, il nous reste plusieurs options : être en colère, comme c’est le cas de beaucoup ; essayer encore deux, trois ou quatre fois de trouver le « véritable amour » ; ou bien perdre toutes nos illusions et ne plus rien avoir à faire avec l’amour qui a été si décevant – nous essayons alors de nous enfermer pour qu’il ne s’approche plus de nous. Mais caché sous toutes ces réactions se trouve toujours un vaillant espoir : l’espoir que quelqu’un apparaîtra un jour pour nous prouver que cette forme d’amour existe vraiment. Inutile d’ajouter que c’est ridicule ; inutile de préciser que cela ne fonctionne pas. Tout le monde le sait et pourtant il reste ce petit espoir : « Peut-être ferai-je mieux la prochaine fois maintenant que j’ai appris ma leçon. » Mais c’est la façon d’aborder la question qui est totalement fausse, voilà pourquoi cela ne marche pas. A l’origine, il y a une erreur de pensée et une compréhension erronée du caractère de nos émotions.

Regardons cela de près et voyons ce que le Bouddha voulait vraiment dire quand il parlait d’amour. Il en a parlé à de nombreuses occasions et ce sentiment sous-tend tous ses enseignements. Il a trouvé l’Eveil à trente-cinq ans, ce qui signifie qu’il ne lui restait plus rien à faire, et pourtant il a enseigné tous les jours jusqu’à sa mort, à l’âge de quatre-vingts ans. Pourquoi ? Pour la simple raison qu’il avait tant d’amour et de compassion pour la souffrance que ressentent tous les êtres, qu’il voulait partager sa compréhension qui permet de soulager et d’éliminer toute cette souffrance. Les enseignements reposent donc sur le fondement de l’amour, que le Bouddha en parle explicitement ou pas. Voyons maintenant comment il l’expliquait.

Au lieu d’« amitié bienveillante », nous pouvons traduire le mot mettā par « amour inconditionnel », ce qui résume probablement mieux ce qu’il représente. Quand nous observons la forme d’amour dont nous avons parlé plus haut – qui s’accompagne toujours d’attachement – il est facile de voir que c’est une émotion qui nous avilit. En effet, sous son influence, nous ne considérons dignes de notre amour qu’une, deux ou trois personnes… Tout l’amour dont nous sommes capables se limite à cela. Nous sommes six milliards d’êtres humains sur cette planète, alors pourquoi nous abaisser en n’aimant qu’une, deux ou trois personnes ?! Et ce n’est pas tout. Le vrai problème réside dans le fait que, puisque nos sentiments sont fondés sur l’attachement, nous devons absolument garder ces quelques personnes si nous voulons ressentir la moindre forme d’amour. Nous avons donc peur de les perdre, peur que la mort nous les arrache, que ces êtres chers ne nous aiment plus, qu’ils s’éloignent ou que tout autre changement se produise. Or cette peur déforme notre amour : il ne peut plus être pur parce qu’il s’accroche.

La peur est toujours liée à la haine. Cela ne veut pas dire que nous haïssons ces quelques personnes qui partagent notre vie, mais nous haïssons l’idée que nous risquons de les perdre. Nous sommes donc incapables de donner, le cœur ouvert, sans attendre qu’une certaine personne soit également là pour recevoir. Ainsi, nos sentiments sont toujours dépendants et, tant que nous sommes dépendants, nous ne sommes pas libres. Cette forme d’amour est condamnée dès le départ et nous le savons tous. Il est possible de transformer l’attachement en quelque chose d’autre mais la plupart des gens n’en sont pas capables. Certains y parviennent mais ils sont l’exception.

En réalité, l’amour est quelque chose de très différent. De même que l’intelligence est une qualité de l’esprit, l’amour est une qualité du cœur. Nous ne sommes pas intelligents seulement au moment où il faut solutionner une équation mathématique ardue ; nous ne sommes pas seulement intelligents quand il s’agit d’établir des rapports logiques ; l’esprit reste intelligent, quoi que nous fassions. Il en va de même pour l’amour : la qualité aimante du cœur reste en nous qu’il y ait ou pas, en face de nous, une personne à aimer. Mais cette qualité du cœur a besoin d’être développée.

Dans notre société, l’intelligence de l’esprit est cultivée dès l’instant où l’enfant comprend ce que disent ses parents. Il est clair que nos institutions d’apprentissage, depuis la maternelle jusqu’au plus haut niveau d’études universitaires, cultivent toujours les qualités de l’esprit. Celles-ci sont très prisées, elles payent bien, généralement, et peuvent même attirer les honneurs et la gloire. Par contre, peu ou pas d’institutions de ce monde enseignent la qualité de cœur qu’est l’amour ; nous devons l’apprendre seuls. Très peu de gens sont même capables d’en faire preuve, sans parler de l’enseigner. Nous n’avons pas de maternelle pour cela, pas plus que de collèges, lycées ou universités spécialisées en amour. Cet entraînement n’est disponible à aucun prix. Il a pourtant rendu des gens très célèbres mais il ne paye pas dans la monnaie du monde ; c’est probablement là que se situe le problème. Cependant, une fois que nous avons constaté que les choses matérielles et tout ce qui nous attire tant ne peut jamais nous donner pleine et réelle satisfaction, il est raisonnable de se tourner vers autre chose. Or, l’amour est l’une des directions que nous devons absolument envisager.

Nous avons tous en nous la capacité d’aimer, c’est certain, nul n’en est dépourvu, mais nous l’avons déformée de toutes sortes de façons – j’en ai déjà mentionné certaines. Nous avons été déçus de voir que celui ou celle que nous avions choisi(e) ne nous aimait pas et nous avons décidé de ne plus aimer personne ; ou bien une personne en qui nous avions confiance nous a trahis et nous décidons de ne plus aimer. Ces décisions se prennent dans l’esprit, pas dans le cœur. Toutes les décisions se prennent dans l’esprit mais, quand cette décision est prise dans l’esprit, nous sommes capables de fermer notre cœur et, quand cela se produit, nous ne sommes plus qu’à moitié vivants. Pourquoi nous faire tant de mal ? A nouveau, nous nous rendons dépendants de la bonne volonté et de l’amour des autres. Nous ne devons dépendre que d’une seule chose : de notre propre bonté et de notre propre capacité à aimer. C’est déjà assez difficile à mettre en place sans aller se préoccuper de ce que font ou pensent les autres. En réagissant aux autres, nous nous investissons constamment dans leurs gestes, leurs paroles et leurs pensées. Pourquoi ? Ce n’est absolument pas nécessaire. Nous avons déjà bien assez à faire avec nous-mêmes.

En nous investissant dans ce que les autres font, disent ou pensent, nous ne laissons pas non plus assez de place à l’introspection. Nous sommes trop occupés à regarder ce qu’ils nous font, alors que le problème n’est pas là. Les autres ne peuvent nous atteindre que si nous leur permettons de le faire. Si nous ne le permettons pas, que peuvent-ils nous faire ? Si quelqu’un se met en colère contre vous et que vous en êtes perturbé, vous avez permis à cette personne de pénétrer dans votre être. Si, par contre, vous voyez que la colère lui appartient, tout ce dont vous avez besoin, c’est de compassion pour sa colère. Voilà tout !

Si nous voulons vraiment savoir ce qu’est l’amour, nous devons prendre conscience que l’amour ne dépend pas du fait qu’une personne soit digne d’être aimée. Pour trouver une personne qui soit totalement et absolument digne d’être aimée, il faut aller vers un Arahant, un être éveillé. Mais quand on n’est pas éveillé soi-même, il est impossible de reconnaître un Arahant. On ne reconnaît que ce que l’on connaît en soi, rien de plus. Si quelqu’un très en colère entre dans une pièce, même s’il ne dit pas un mot, nous savons qu’il est en colère parce que nous avons, nous-mêmes, déjà été en colère. Mais si une personne parfaitement éveillée entre dans la pièce, qu’elle parle ou pas, nous n’en saurons rien. Comment pourrions-nous le savoir ? Les Eveillés ne portent pas de badge, ils n’ont pas de halo autour de la tête ni quoi que ce soit de ce genre… Nous ne pouvons donc pas trouver, dans notre monde, une personne parfaitement digne d’être aimée. Et nous, sommes-nous parfaitement et absolument dignes d’être aimés ? Rechercher cela est une cause perdue et nous rend la vie très difficile parce que nous cherchons quelque chose d’extérieur à nous avant d’accepter de donner nous-mêmes de l’amour.

Chercher quelqu’un qui voudrait être aimé est tout aussi ridicule parce que l’amour est un sentiment qui relie les gens les uns aux autres. C’est vrai pour tout le monde. Tout le monde aimerait avoir une relation d’amour avec une autre personne mais ce que nous recherchons principalement, c’est quelqu’un qui nous aime et c’est la chose la plus absurde qui soit au monde parce que cet amour appartient à l’autre personne. La seule raison pour laquelle nous aimons tant cela, c’est que cela prouve quelque chose ; cela prouve que nous sommes dignes d’être aimés même si tout le reste indique le contraire. Cette forme d’amour est donc le meilleur propulseur d’ego que nous puissions trouver, c’est pourquoi nous la recherchons. Par contre, sur la voie spirituelle, elle est tout à fait inutile ; alors, si c’est cela que nous recherchons, nous risquons d’être déçus, de ne trouver personne. C’est la première chose qui peut se produire. Nous pouvons aussi trouver quelqu’un mais qu’est-ce que cela nous rapportera ? L’amour sera dans le cœur de l’autre personne. Nous daignerons peut-être le retourner, bien sûr, mais là encore, nous serons dépendants du fait que l’autre continue à nous aimer ou pas et, si l’autre décide de ne plus nous aimer, ce sera une tragédie : nous aurons le sentiment de ne plus mériter d’être aimés.

Voilà, en résumé, toute l’histoire des relations dites « amoureuses ». Nous savons tous que cela ne fonctionne pas, alors pourquoi ne pas changer radicalement d’approche ? La raison est très simple, bien sûr. Comme nous n’y voyons pas clair, nous avons besoin d’un génie spirituel comme le Bouddha pour nous montrer le chemin. Très peu de gens dans ce monde ont les capacités voulues pour trouver le chemin tout seuls. Il en existe toujours quelques-uns mais ils sont très, très rares. La plupart d’entre nous a besoin qu’on lui montre le chemin.

Si nous cessons de chercher quelqu’un qui nous aime, nous pouvons aussitôt retourner la situation et commencer à chercher des gens à aimer. Et comme il y a tellement de gens partout, nous n’en manquerons pas ; ils sont constamment disponibles. Chacun d’entre nous a constamment l’occasion d’être en contact avec des gens – c’est une occasion quotidienne d’apprendre à aimer. Il n’est pas trop difficile d’éprouver des sentiments amicaux envers des gens à peu près acceptables, mais ce n’est pas suffisant si nous voulons vraiment développer cette qualité du cœur qui peut ensuite devenir pour nous une zone de sécurité intérieure. La peur est une condition humaine mais elle est grandement allégée si nous trouvons en nous la certitude que nous saurons ouvrir notre cœur, quoi qu’il arrive. C’est un fondement de sécurité tellement fort et qui diminue tellement la peur, que tout notre être intérieur en est transformé. Chaque personne que nous rencontrons est un nouveau défi, un défi à aimer. Celles qui sont désagréables, en particulier, sont le plus grand défi. Si nous voulons vraiment travailler sur l’épanouissement du cœur, c’est là que l’occasion nous est donnée.

Cela ne fonctionne pas toujours, c’est évident. Cela fonctionne pour un Arahant – le mot « Arahant » désigne aussi un saint, alors, bien sûr, c’est un peu loin de nos activités habituelles – mais nous pouvons essayer, et tel est le défi auquel nous faisons face au quotidien. Les personnes que nous trouvons difficiles, qui nous barrent la route, qui s’opposent à nous, sont celles pour lesquelles nous devons trouver un moyen d’ouvrir notre cœur et les aimer malgré toutes ces difficultés. Bien sûr, il y aura des jours où vous serez persuadé que vous n’y arriverez pas et, qu’au contraire, vous devenez de plus en plus négatif. Vous abandonnerez peut-être, à ce moment-là, mais pas en blâmant l’autre personne. Vous pouvez reculer et abandonner en disant : « Je ne suis pas assez entraîné, je n’y arrive pas, je vais essayer autrement ». Nous devons essayer longtemps mais il n’est pas indispensable que nous réussissions avec tout le monde. Par contre, il est indispensable d’essayer avec tout le monde. Le plus difficile, c’est parfois avec les gens qui nous sont proches parce que nous les connaissons mieux et parce qu’ils ont beaucoup plus d’occasions de nous perturber puisque nous vivons parmi eux. De plus, comme nous cherchons un bouc émissaire, le plus proche est le plus évident. Ceci rend la vie très difficile.

Il y a une autre façon d’aborder les choses : en regardant nos propres défauts, nos propres problèmes, et en réalisant que ce qui nous gêne chez les autres est également en nous. Notre entourage, notre environnement, est comme un miroir. Nous ne saurions pas ce que l’autre personne a si nous ne connaissions pas déjà ce problème. Il se peut aussi que nous ayons pratiqué assez longtemps pour avoir dépassé certaines de ces difficultés en nous. Dans ce cas, si nous les reconnaissons chez les autres, elles ne nous dérangent plus. Tout ce dont nous avons besoin alors, c’est d’un peu de compassion pour la personne qui y travaille encore (ou pas). Mais, tant que ces traits de caractère nous dérangent beaucoup chez les autres, nous pouvons être sûrs qu’ils existent également chez nous.

Nous devrions être très reconnaissants de cette occasion d’apprendre sur nous-mêmes en nous voyant comme les autres nous voient. Il est très difficile de se voir soi-même clairement parce que l’image miroir ne peut venir que des autres. Mais il est très utile de la voir et ensuite d’utiliser cette compréhension de l’autre ou des choses que nous n’aimons pas chez l’autre, pour nous étudier nous-mêmes. « Est-ce que je me comporte comme cela moi aussi ? Est-ce que je parle comme cela ? Est-ce que j’agis comme cela ? » Nous devons essayer de retrouver ces mêmes choses en nous mais sans y attacher de jugement. Si nous commençons à nous condamner ou à condamner les autres pour nos erreurs, nous n’arrêterons jamais. C’est tout à fait inutile, d’autant qu’en superposant blâme et jugement à un sentiment négatif, on ne fait qu’ajouter de la négativité. Or, ce qu’il faudrait, c’est se libérer de la négativité ; alors, au lieu de condamner ce qui ne va pas chez les autres, nous l’observons en nous, nous l’acceptons et nous le changeons.

Plus nous développons ce sentiment d’amitié envers nous-mêmes, sentiment de contentement et de satisfaction par rapport à tout ce que nous entreprenons dans notre cœur, plus il est facile d’aimer les autres. L’amour doit venir de notre cœur. Par conséquent, s’il n’y a pas d’amour envers nous-mêmes, pas de compréhension pour nos difficultés, comment pourrions-nous aimer les autres ? Nous croyons toujours que nous aimons mais il s’agit d’un amour exigeant, qui veut quelque chose en retour – pas forcément de l’amour, d’ailleurs, mais quelque chose : une attitude, un comportement, une qualité de relation qui réponde à nos attentes. Il y a une exigence. Or, tant que nous exigeons quelque chose, même quelque chose de très subtil, notre amour ne peut pas être pur. L’amour ne peut être pur que s’il est offert gratuitement. Très souvent, dans les relations amoureuses, on trouve aussi cette absurdité qui consiste à déterminer si l’autre nous aime autant que nous l’aimons. Autrement dit, nous mettons l’amour sur une petite balance et nous voyons si elle s’équilibre ; et, si notre côté est un peu plus lourd, nous en retirons un peu pour rétablir l’équilibre !

Telles sont les absurdités auxquelles la nature humaine est sujette et dont nous pourrions bien nous passer car elles rendent la vie beaucoup plus difficile que nécessaire. La première « noble vérité » énoncée par le Bouddha est que la souffrance existe. La difficulté existe. La vie n’est pas censée être sans la moindre difficulté, parce que la souffrance est notre meilleur professeur. En fait, c’est notre seul maître. Si vous dites à n’importe quel enseignant : « J’en ai assez, je rentre chez moi », il vous dira : « Je regrette que tu t’en ailles mais si c’est ce que tu ressens, bon retour chez toi ». Mais si vous dites cela à la souffrance, si vous lui dites : « Bon, cela suffit maintenant, je rentre chez moi », elle vous répondra : « Très bien, je te suis ». C’est donc le plus sûr des maîtres, toujours présent, on peut compter sur lui. Dans notre relation aux autres, il arrive que nous souffrions beaucoup. Parfois, tout se passe bien mais, d’autres fois, il y a beaucoup de souffrance. Si nous avons beaucoup souffert, nous nous accoutumons tellement à la souffrance que tout notre être intérieur est en réaction et nous n’essayons plus rien de nouveau – ce qui, bien sûr, est une grave erreur. Sur la voie spirituelle, nous devons toujours essayer quelque chose de nouveau. En fait, suivre une voie spirituelle exige beaucoup de courage car cela revient à jeter le vieux sans vraiment savoir en quoi consiste le neuf. Si nous n’avons pas ce courage, nous ne pouvons pas nous engager sur cette voie parce que les vieilles habitudes doivent être jetées par la fenêtre aussi vite que possible – ou, plus précisément, jetées aux ordures.

Notre travail de purification du cœur réside dans nos toutes rencontres de la journée, en particulier, avec des êtres humains. Il n’est guère difficile d’aimer un petit oiseau qui est entré par erreur dans notre chambre et que nous essayons de faire sortir – pauvre petit oiseau, joli petit oiseau. Mais si quelqu’un arrive dans notre chambre et s’installe pour bavarder alors que nous avons envie de dormir, il faut un peu plus de détermination pour lui donner de l’amour. C’est avec les êtres humains que nous avons besoin de travailler. C’est une occasion qui nous est constamment donnée à tous et il n’y a pas d’excuse pour y échapper parce que c’est vraiment là le sens de notre vie. C’est un cours d’éducation pour adultes. Nous nous sommes déjà posé la question : « Que suis-je censé faire de ma vie ? » Eh bien, c’est très simple : c’est un cours d’éducation pour adultes. C’est là tout le sens de la vie. Si nous allions encore à l’école, nous aurions des examens à passer, n’est-ce pas ? A l’école, en général, les enseignants ont la gentillesse de nous prévenir de la date de l’examen et même, parfois, du sujet, pour que nous puissions bûcher et essayer d’apprendre autant de choses que possible sur ce thème. Eh bien, nous avons tout le temps des examens dans la vie de tous les jours mais personne ne nous prévient de la date ni du sujet, de sorte que nous devons constamment être prêts. Et, de même qu’à l’école, si nous échouons à l’examen, nous devons suivre le cours à nouveau et repasser l’épreuve. La prochaine fois, au lieu d’avoir affaire à Pauline, ce sera à Marie, ou bien à John au lieu de Tom mais, quoi qu’il en soit, il faudra réapprendre la même leçon. Alors, au lieu d’être non préparés au moment où ces examens arrivent, la meilleure chose à faire, c’est utiliser notre vie quotidienne comme un laboratoire d’études et voir ce que nous pouvons apprendre de chaque nouvelle rencontre.

Mais, pour bien faire, nous devons pratiquer l’attention, la pleine conscience – sans cela, rien ne se passe. La pleine conscience, c’est l’attention que nous portons à nous-mêmes et qui nous donne une idée de ce qui se passe en nous. Quand on la pratique régulièrement, elle devient une habitude et, à partir de là, nous saurons toujours ce qui se passe en nous ; nous saurons toujours si c’est utile ou, au contraire, source de problème ; et nous serons toujours capables de changer cela si nécessaire.

C’est là un aspect important de l’amour. Il y a un autre aspect qui consiste à comprendre que l’amour est la base, le fondement d’une vie paisible. Nous croyons toujours (si nous prenons la peine d’y penser) que la paix est l’absence de guerre, quand les gens ne s’entretuent pas. Bien sûr, c’est une forme de paix, mais ce n’est pas la paix dont nous parlons, la paix intérieure que nous recherchons profondément. Il y a toujours une guerre quelque part ; les armes n’ont pas cessé de tirer depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Il n’y a pas longtemps, on s’entretuait en Yougoslavie, près de notre Centre en Allemagne. Il y a toujours des gens qui tirent et parfois c’est nous qu’ils visent. Quel est le sens de tout cela ? Peu importe. C’est la paix intérieure qui fait toute la différence ; c’est dans ce ressenti intérieur que nous vivons. Nous ne vivons pas dans les événements extérieurs – ceux-là ne sont que des déclencheurs.

L’une des formules qu’il est important de connaître et de se rappeler – vous pouvez même l’accrocher au-dessus de votre lit ou dans un endroit où vous la verrez souvent –, c’est « Ne pas blâmer le déclencheur ». Là dehors, il n’y a que des déclencheurs, des provocations. Cultiver l’amour inconditionnel signifie que nous avons trouvé, en nous, une zone de paix ; nous avons trouvé une zone non polluée ; nous avons trouvé un sentiment de sécurité qui nous accompagnera quoi qu’il arrive. Mais cela, c’est le résultat. Le travail dans ce sens doit se faire jour après jour, instant après instant.

Parallèlement, nous avons également besoin de prendre pleinement conscience que nous n’avons que cet instant présent à notre disposition. Le passé est passé, irrévocablement. Nous pouvons en retirer des leçons, voir ce que nous aurions pu faire différemment et que nous ferions différemment aujourd’hui – mais c’est tout. Quant au futur, c’est un espoir, une prière, mais il n’existe pas. Quand il existe, nous l’appelons « présent ». Demain n’arrive jamais ; quand il arrive, c’est aujourd’hui. Si vous avez étiqueté vos pensées en méditation, vous avez pu constater qu’elles ont souvent trait au futur. C’est un mécanisme de fuite : le présent n’est pas assez agréable, alors je vais faire quelque chose à l’avenir. C’est le même mécanisme de fuite que l’on retrouve dans les films, la télévision, les romans… nous en avons fait un véritable art. Mais cela ne nous aide pas car cette fuite ne peut être que temporaire. Quand nous en avons fini de penser à l’avenir – et ces pensées changent très vite – nous nous retrouvons au point de départ. Par contre, si nous développons dans notre cœur la capacité d’aimer – capacité que nous avons tous et que nous pouvons tous développer – nous pouvons être très heureux dans le présent. Et, quand on est heureux dans le présent, on médite aussi très bien car on ne peut méditer que dans le présent. Impossible d’observer une respiration déjà passée ou une respiration qui n’est pas encore arrivée ; on ne peut observer que la respiration qui a lieu maintenant. Les horloges digitales ont un mécanisme qui nous montre à merveille comment chaque instant passe : un petit « bip » et c’est fini ; et puis un autre « bip » et un autre… Et pourtant, c’est seulement maintenant que nous pouvons vivre. Le futur est un processus de la pensée, de même que le passé, tandis que vivre, c’est maintenant, à cet instant. C’est la seule vie que nous aurons jamais. Si nous pensons au futur, nous y pensons maintenant. Par conséquent, tout ce qui nous aidera à vivre notre vie dans l’instant présent est de la plus grande valeur. La plus belle expérience de vie que nous puissions créer pour nous-mêmes, c’est ressentir de l’amour dans notre cœur.

Quand il nous est facile d’aimer les autres, il nous est également facile d’avoir foi et confiance. Et avoir foi et confiance rend la méditation facile ; tandis que s’il nous est difficile d’ouvrir notre cœur, ces choses-là nous sont difficiles. D’un autre côté, si nous ressentons beaucoup d’aversion ou de haine, c’est tellement douloureux que nous savons qu’il va nous falloir faire quelque chose. C’est le revers de la médaille. Ceux qui ont le cœur plus ouvert ont plus de facilité à méditer mais, comme il y a toujours quelque chose à aimer, à moins que l’on ne pratique longtemps, on a tendance à vouloir obtenir ce que l’on aime, de sorte que cet amour est lié à l’avidité. Et, avec la promesse de bonheur qui s’y attache, ceux qui ont beaucoup d’avidité ont souvent du mal à pratiquer. Quant à ceux qui sont habités par l’aversion ou la haine, ils ont plus de mal à trouver la voie de la méditation mais, comme ils souffrent beaucoup, ils sont déterminés à faire quelque chose pour s’en sortir. Ainsi, les deux attitudes ont leurs avantages et leurs inconvénients. Celui qui a beaucoup de négativité, de ressentiment et d’agitation sait qu’il peut faire quelque chose et, dans la plupart des cas, il va pratiquer avec diligence pour vraiment changer les choses. Il faut souligner toutefois que cette pratique diligente doit être mue par une claire compréhension, que les ressentiments, la négativité et les résistances qui nous agitent sont des obstacles fabriqués uniquement par l’esprit, qu’ils n’ont d’autre réalité que celle que nous leur accordons.

S’il y a une personne dans votre entourage que vous n’aimez pas ou qui vous pose problème, mettez simplement cette personne face à vous, mentalement, pendant un instant. Demandez-vous maintenant si votre voisin a un problème avec cette personne. Non, aucun ! Il ne s’y intéresse pas du tout. Vous voyez donc qu’il s’agit d’un obstacle fabriqué par votre esprit, qui n’a aucun fondement dans la réalité. Quand nous pourrons nous rappeler cela, nous comprendrons que c’est à nous et à personne d’autre que nous faisons du mal en réagissant ainsi ; nous nous rendons la vie très difficile. Le monde entier fonctionne ainsi ; tout le monde se complique ainsi la vie et il ne semble pas y avoir de bonne raison qui justifie cette attitude. Pourquoi donc nous rendons-nous la vie si difficile ? On dirait que nous voulons constamment prouver une chose impossible à prouver. Très souvent, nous voulons prouver que nous avons raison, que nous savons mieux que les autres. Parfois, nous voulons montrer que nous sommes capables de faire la distinction entre les personnes aimables et celles qui ne le sont pas. Mais pourquoi vouloir prouver quoi que ce soit ? Qu’y a-t-il à prouver ? Ne voulons-nous pas simplement être heureux ? Ce désir de prouver sans cesse quelque chose ne nous permettra jamais d’être heureux parce qu’il y aura toujours quelqu’un qui tentera de prouver le contraire.

Ce que nous pouvons faire, par contre, c’est nous souvenir que suivre un chemin spirituel signifie lâcher prise. Lâcher quoi ? Avant tout, très important, lâcher toutes nos opinions, tous nos préjugés. Moins nous en avons, plus il nous est facile de pratiquer, facile de méditer et facile d’aimer. Car, si nous avons des opinions arrêtées et des préjugés sur les gens – et nous en avons tous, bien sûr – ce sera probablement dans les deux sens, positif et négatif, de sorte que notre amour ne pourra pas être pur.

L’amour que nous avons dans le cœur est la qualité la plus pure que nous puissions imaginer et c’est ce qui nous relie non seulement aux autres mais à l’existence toute entière. Il nous relie à tout ce qui nous entoure : à la nature, aux autres espèces comme les animaux, à toute chose, dans une totalité qui ne connaît ni barrière ni servitude. C’est le début de la liberté. Sans cela, nous ne serons jamais libres. A New York, il y a une statue de la liberté mais, si nous voulons vraiment être libres, c’est en nous que nous trouverons la liberté. Elle est à notre disposition mais nous devons y travailler chaque jour. C’est très intéressant d’y travailler pendant que nous sommes dans un cours de méditation où les gens ressentent de l’attirance ou de l’aversion les uns pour les autres, sans même que personne ne parle. C’est un phénomène très intéressant qui se produit à chaque fois. Observez-le et étudiez-le en vous. Est-il possible que j’ouvre mon cœur sans avoir le moindre point de vue, la moindre opinion sur quelqu’un ? Que je me contente de ressentir la chaleur de ce lien, ce sentiment d’affection, d’acceptation globale, ce sentiment que nous sommes tous dans le même bateau en même temps ? Nous partageons tous cette intimité – nous partageons tant de choses sans jamais y penser – et, si nous ne nous aimons pas, nous faisons tanguer le bateau… et comme il tangue ! Nous respirons le même air – impossible de vivre sans cela. Nous partageons la même terre pour marcher et faire pousser notre nourriture. Nous partageons la même souffrance de vouloir être quelqu’un et surtout de vouloir « être ». Nous partageons la même souffrance du déclin, de la maladie et de la mort. Nous partageons tout… sauf l’amour.

Sainte Thérèse d’Avila, l’une des grandes mystiques chrétiennes du Moyen-âge, disait à ses religieuses : « Pensez moins et aimez plus » et ces paroles ont été reprises par de nombreux maîtres spirituels mais personne n’écoute. Pourtant, cela fait partie de la voie ; c’est pourquoi nous pratiquons la méditation de l’amour inconditionnel. C’est l’une des méthodes du Bouddha pour favoriser la croissance spirituelle. La méthodologie nous aide mais elle ne suffit pas. L’amour est en nous. C’est un sentiment que nous pouvons cultiver et développer jusqu’à nous voir comme faisant partie de tout ce qui nous entoure. Si je n’aime pas tout ce qui m’entoure, il est évident que je ne peux pas non plus aimer cette partie-ci. Alors, que suis-je en train de faire ? Je vis dans la haine ou dans l’indifférence. Si je suis incapable d’aimer tout ce qui m’entoure, les gens, la nature et tout le reste, je me perds moi aussi dans ce manque d’amour. C’est ainsi que vivent la plupart des gens dans ce monde : perdus dans un manque d’amour.

Nous commençons délibérément toutes les méditations d’amour inconditionnel par nous-mêmes. Beaucoup de personnes trouvent difficile de s’aimer elles-mêmes – peut-être parce qu’elles se connaissent trop bien… ce qui signifie qu’elles se jugent. Nous n’avons pas à nous juger, seulement à nous aimer. Nous ne sommes pas obligés de nous aimer et de nous juger en même temps. Nous pouvons commencer par aimer cette manifestation de l’existence universelle que nous appelons « moi » et ensuite, si nous voulons vraiment changer des choses, nous pouvons trouver ce qui a besoin d’être changé mais il ne faut pas mélanger les deux, mélanger nos défauts avec l’amour que nous nous portons ; ce sont deux choses qui n’ont rien à voir entre elles. Mais, comme nous les confondons en nous, nous les confondons aussi chez les autres : ils sont bien gentils mais… ils ont aussi tous ces défauts qui ne sont guère agréables ; ou bien nous considérons qu’ils sont bien parce qu’ils font quelque chose que nous faisons aussi, parce qu’ils sont en accord avec nos idées. Tout cela est inutile. Il s’agit d’une voie complètement différente : la voie de l’esprit. C’est là que l’esprit se montre à son avantage ; c’est là que nous faisons la différence entre ce que nous trouvons utile et ce qui ne l’est pas. Mais le cœur n’a rien à voir avec cela. Le cœur doit simplement aimer, non évaluer. Et quand nous sommes capables de faire la différence entre les jugements habituels et simplement aimer, sans évaluer, c’est un très grand pas en avant.

Un autre pas important est fait quand nous voyons non seulement que nous partageons tout mais aussi que nos propres difficultés ont besoin d’être traitées avec compassion. Cessez de vous dire : « J’aurais dû le savoir », « Je pourrais faire mieux » ; ou encore : « C’est de la faute des autres ». Ayez plutôt de la compassion. La compassion est une clé indispensable pour ouvrir la porte de l’amour. Les deux sont très liés et même interchangeables. L’ennemi opposé de la compassion est, bien sûr, la cruauté mais son ennemi proche est la pitié. Nous ne devons pas pleurer sur nous-mêmes ou sur les autres. Nous devons avoir de l’empathie, pas de la pitié. « Com » signifie « avec » et « passion » signifie « sentiment » : avec sentiment, empathie. Pleurer sur nous-mêmes ou sur les autres ne fait qu’augmenter, qu’empirer la souffrance. La compassion pour soi va donc de pair avec l’amour de soi. Certaines personnes ont du mal à entrer en contact avec leurs sentiments, non parce qu’elles ne ressentent rien – tout le monde a des sentiments – mais parce qu’elles ont barricadé leur cœur derrière un mur, une barrière, voire même dans un coffre fort en acier. Cela arrive pour différentes raisons mais, la plupart du temps, parce qu’elles ont vécu une situation qui n’a pas tourné comme prévu. Toutes les situations de la vie qui ne tournent pas comme prévu ne sont rien d’autre que des occasions d’apprendre.

C’est justement le sens de ce cours d’éducation pour adultes qu’est la vie – rien d’autre. C’est pour cela que nous sommes ici. C’est comme cela que nous devons utiliser cette précieuse renaissance humaine, avec toute la souffrance qu’elle implique mais aussi tous les plaisirs. Ces leçons de la vie nous permettent d’apprendre à faire face aussi bien à la souffrance qu’au plaisir, à un niveau tout à fait différent, sans la moindre attitude de jugement. Nous ne sommes pas venus dans cette vie pour être engagés comme juges et jurés. Personne ne nous a donné cette fonction – nous l’avons endossée tout seuls ! Et cette fonction n’est même pas agréable : d’une part, elle ne rapporte rien et, en plus, elle nous rend la vie difficile. Mais nous pouvons cesser d’être juges et jurés à tout moment – ou, en tout cas, essayer d’arrêter. Dès qu’on y arrive un peu, on constate qu’il est beaucoup plus facile d’aimer.