Le Dhamma de la Forêt





Mes premiers mois auprès d'Ajahn Chah

Ajahn Liem

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Ajahn Liem, successeur d’Ajahn Chah au monastère de Wat Nong Pah Pong, raconte en 1991,
aux moines et novices de ce monastère, les expériences qu’il a vécues à son arrivée, en 1969.


Les principaux enseignements du Bouddha sont vraiment très vastes mais nous pouvons les considérer simplement comme des moyens habiles ou des outils pour pratiquer. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur les vertus spirituelles de mon vénérable maître, Ajahn Chah, à partir de 1969 et jusqu’à la fin de sa vie. C’est en 1969 que je m’en suis remis à lui en devenant son disciple. Quand on est encore trop faible pour ne s’appuyer que sur soi, que l’on n’a pas assez de force mentale pour s’aider soi-même, on a besoin de trouver quelqu’un sur qui s’appuyer. Ainsi donc, je m’en suis complètement remis à Ajahn Chah, cette année-là, non seulement en m’aidant des enseignements et des conseils qu’il dispensait, mais aussi en bénéficiant des lieux – ce monastère, qu’il dirigeait de telle sorte qu’il soit pour nous source d’inspiration et de motivation dans notre pratique. Je suis arrivé cette année-là, juste avant la retraite des pluies, après une recherche pénible et parsemée d’obstacles.

Jusque-là, j’avais suivi une voie plutôt insatisfaisante et sans but précis. Maintenant j’aspirais vraiment à changer d’orientation pour être en accord avec les principes transmis par le Bouddha. J’avais cherché des maîtres de la Tradition de la Forêt dans de nombreux endroits, en me demandant ce que je voulais vraiment faire de ma vie. J’avais eu l’occasion de voir ce qui se vivait dans le monde avec les gens de ma famille : ils se fourvoyaient sans cesse dans les mêmes problèmes et je ne voyais pas comment les choses pouvaient s’améliorer. En constatant que leur vie était noyée dans la confusion et l’illusion, j’avais compris que je devais essayer de mener la vie d’un moine pour réussir à mettre fin à de telles situations.

J’ai alors essayé de trouver un enseignant, un maître ou, au moins, d’étudier les différentes méthodes généralement disponibles dans les communautés où je vivais. Avec mes amis moines, j’ai commencé à étudier les Écritures, en particulier l’Abhidhamma1 et j’ai acquis pas mal de connaissances dans ce domaine. Comme ce texte est fondé sur des principes et des faits très clairs, sa structure générale se prête bien à l’étude. Lorsqu’on l’a assimilé, on peut facilement en parler. Cependant, pour ma part, même quand j’ai été capable de bien parler de l’Abhidhamma, j’étais toujours dans la confusion la plus profonde et dans un état d’esprit bien loin de la libération. Mes études m’avaient laissé un sentiment de flou et j’étais vidé de toute énergie. Constatant que cet état n’était pas en accord avec mes aspirations, j’ai décidé de venir ici, dans la province d’Ubon.

Juste avant, j’étais allé à Wat Pah Sung Noen pour me former à la méditation. L’abbé, Ajahn Mee était un maître de méditation mais il était déjà assez âgé. Quand je suis arrivé à son monastère, dans la province de Korat, il m’a dit que sa condition physique se détériorait très vite et qu’il ne pourrait pas me donner d’enseignements. Il a ajouté que je devrais chercher un autre lieu où je rencontrerais peut-être un bon maître. Je suis resté auprès de lui quelque temps et puis je suis venu à Ubon. Là, j’ai entendu parler de la réputation d’Ajahn Chah et j’ai eu envie de jeter un coup d’œil à son monastère.

Quand j’ai rencontré Ajahn Chah pour la première fois et que je suis allé lui rendre hommage, j’ai vu le monastère, avec ses règles de conduite, et j’en ai été très content et inspiré. Je me suis dit : « Voilà ce que sont les vraies normes de la pratique ». Je suis retourné chez mon ancien maître pour prendre congé et lui rendre mes obligations pour qu’il n’ait pas à se préoccuper davantage de ce que j’allais faire. Il a écrit une lettre me transférant à Ajahn Chah comme preuve que je n’étais pas un vagabond essayant de fuir après avoir commis un quelconque délit.

En lisant cette lettre, Ajahn Chah a dit : « Voyons d’abord comment se passe ta pratique, puisque tu es venu ici avec l’intention de pratiquer. Nous ne nous connaissons pas ; je ne sais pas qui tu es ni si tu as des problèmes particuliers. » Mais il m’a permis de rester et m’a alloué un kouti2, de sorte que j’avais un endroit pour m’abriter du soleil et de la pluie. Il faut dire que ce kouti était très éloigné des autres et qu’il n’avait aucune commodité, de sorte que je devais marcher assez loin quand j’avais besoin d’aller aux toilettes. À cette époque, il y avait très peu de toilettes à Nong Pah Pong, seulement deux ou trois pour une quarantaine de moines et novices. Cette année-là, si je me souviens bien, quarante-sept moines ont passé la retraite des pluies à Nong Pah Pong et je n’en connaissais aucun. En fait, je ne m’intéressais à personne. Il me semblait que tous ces moines étaient venus faire ce qu’ils avaient à faire pour progresser dans leur pratique en solitaire, donc je ne me suis pas intéressé à eux. Je ne connaissais même pas leur nom ; cela ne me concernait pas. Tout ce que je souhaitais, c’était accomplir mes tâches et mes obligations, et puis suivre les instructions de pratique et les observances. Voilà ce qui m’inspirait et me motivait.

Au moment de l’entrée dans le Vassa3, Ajahn Chah a donné des conseils et des enseignements pour nous guider dans notre pratique. Tous les moines étaient désireux d’améliorer leur comportement et de changer leurs habitudes. Ajahn Chah nous encourageait à travailler sur nous-mêmes tandis que nous accomplissions nos tâches et nos obligations communautaires. Il nous faisait faire toutes sortes de travaux d’entretien et de pratique. À cette époque, à Wat Nong Pah Pong, le septième et le quatorzième jour du cycle lunaire, toutes les feuilles devaient être balayées. Le balayage était une obligation à laquelle nul ne pouvait échapper. Nous devions finir en deux heures. Il faut dire que la surface du monastère n’était pas aussi étendue qu’aujourd’hui ; elle couvrait environ l’espace qu’il y a devant notre salle de méditation4 actuelle. Nous balayions simplement depuis la sala jusqu’au hall des ordinations. Il n’y avait pas beaucoup d’arbres et ceux qu’il y avait étaient petits, donc c’était vite fait.

À quatre heures de l’après-midi, une cloche appelait moines et novices à se retrouver pour méditer ensemble. Généralement, pour ces temps de méditation, Ajahn Chah arrivait trente ou soixante minutes plus tôt et commençait à méditer. Ces assises étaient une chose que j’étais heureux de faire. J’étais bien motivé, d’autant que j’avais déjà pris l’habitude de pratiquer la méditation une fois par jour pendant au moins une heure ou un peu plus. Je m’asseyais donc en méditation. Je m’asseyais mais je n’en retirais pas grand-chose car mon esprit préférait généralement vagabonder dans toutes les directions. Il ne se posait jamais et ne cessait de produire des pensées. Malgré tout, j’arrivais dans la salle de méditation avant les autres, de même qu’un autre moine, Ajahn Maha Samran. Nous commencions tous deux à méditer avant l’heure. Ajahn Maha Samran arrivait environ quinze ou vingt minutes avant la cloche et je faisais de même, jour après jour. Il était bon de s’asseoir avant que la cloche sonne. Nous n’avions plus aucune tâche à accomplir, de sorte que, à partir du moment où nous nous asseyions (entre quatre heures et quatre heures et demie) jusqu’au début des récitations du soir, nous disposions d’un peu plus de deux heures, ce qui était parfait. Parfois garder si longtemps la posture assise me faisait un peu mal mais je n’y prêtais pas attention. Tout ce qui m’intéressait, c’était de continuer à m’entraîner tout le temps.

Je n’avais aucune attirance pour les boissons chaudes ou les tisanes5 qui étaient offertes de temps en temps. Elles stimulent les intestins et devoir aller aux toilettes la nuit pouvait être assez compliqué. Je n’en avais aucune envie, de sorte que je ne me joignais pas aux autres quand ils en prenaient. Après les récitations du soir, j’allais directement à mon kouti. Je n’avais pas beaucoup de contacts avec mes compagnons dans la vie monastique et je n’en souhaitais pas vraiment. Je me disais : « Je préfère retourner à mon kouti, le lieu qui m’a été assigné. » Je n’allais jamais ailleurs, au kouti des autres moines, par exemple ; je restais simplement dans le mien. Quand je quittais le kouti, c’était pour aller dans la salle de méditation et quand j’en sortais, c’était pour retourner au kouti, sauf pour aller aux toilettes ou les nettoyer. C’est tout ce que je faisais, jour après jour. J’aimais bien ne pas parler avec les autres car, en retour, ils n’essayaient pas de bavarder avec moi. Cela me donnait un sentiment de liberté. Je me coupais ainsi de tous les problèmes qui peuvent naître des contacts sociaux. Personne ne recherchait ma présence et j’avais ainsi l’occasion de pratiquer seul, tranquillement.

Les tâches quotidiennes de nettoyage et de maintenance des habitations du monastère étaient généralement accomplies après le repas qui se terminait vers dix heures du matin. Retourner à mon kouti tout de suite après avoir quitté le réfectoire et commencer à le nettoyer était une occasion agréable de me détendre et me changer les idées. Cela permettait aussi de dépasser la torpeur qui vient souvent après manger. En fait, je ne mangeais pas autant que les autres et je finissais généralement avant eux. Je trouvais que manger beaucoup engendrait l’un des classiques obstacles à l’attention quand on est en méditation : mollesse et inertie pour le reste de la journée. Alors je mangeais juste ce dont mon corps avait besoin. Cela permet de se sentir léger, détendu et plein d’énergie.

J’essayais de garder mon kouti aux normes de maintenance instaurées par la règle monastique mais sans plus. J’avais une bouilloire remplie d’eau potable, un crachoir, mes vêtements de moine et mon bol – c’est tout. En ce temps-là, il n’y avait pas encore beaucoup de routes ni de circulation. Tout ce que l’on entendait, c’était un camion qui traversait régulièrement le village de Bahn Glang vers deux ou trois heures du matin. C’était le signal du lever car nous n’avions pas de réveil. Sans réveil, les moines étaient amenés à développer une vigilance de tous les instants. Ils devaient écouter les bruits d’animaux, comme le coq de forêt ou les oiseaux de nuit, pour deviner l’heure. Il arrivait parfois que l’on se trompe : croyant qu’il était trois heures du matin, on se levait à deux heures ou même à une heure et on commençait simplement sa journée à cette heure-là, sans retourner se coucher. Cela créait un sentiment de diligence dans la pratique et soutenait l’essence de la vie monastique qui exige que l’on soit présent à son propre esprit, jour et nuit. Même si je pratiquais ainsi, il m’arrivait parfois encore de me sentir peu sûr de moi ; inquiétudes et pensées critiques refaisaient surface. Ces choses arrivent quand on manque d’expérience. Si je laissais mon attention s’échapper, je ne me sentais pas à la hauteur. Alors, avant de m’endormir, j’établissais fermement mon attention et je me préparais à me réveiller. Ensuite, dès que j’avais conscience d’être éveillé, je me levais immédiatement. C’est une excellente pratique qui nous libère de la dépendance au réveil. Il faut entretenir le sentiment très simple d’être prêt à faire les choses au moment voulu, sans hésitation, sans préférence. Chaque jour, je consacrais au moins une heure ou une heure et demie à méditer en marchant. En me basant sur la lumière du soleil, je ne m’arrêtais que lorsque mon ombre tombait directement sur mes pieds. De telles pratiques ont éveillé ma motivation pour maintenir seul les observances d’entraînement, mes propres pratiques quotidiennes et la routine du monastère.

Au bout d’un certain temps de cette vie à Wat Pah Pong, j’ai entendu Ajahn Chah donner un enseignement sur les trois caractéristiques de l’existence que sont aniccā (l’impermanence, le changement), dukkha (la souffrance ou l’insatisfaction) et anattā, (le non-soi ou impersonnalité). Il disait qu’il était bon de contempler ces trois caractéristiques parce qu’elles contrebalançaient les trois vipallasa-dhamma (distorsions des perceptions, pensées et opinions) et les erreurs de jugement que l’on peut faire en méditation quand on a des visions (nimitta). Les nimitta peuvent créer de la confusion dans l’esprit des gens, les éloigner de la réalité, et les faire dévier des enseignements et de la voie juste. Pendant plus d’une heure, Ajahn Chah a développé ce thème et donné des conseils appropriés. Vers vingt heures, lorsque nous nous sommes dispersés pour retourner à nos koutis, je me suis dit : « Les trois caractéristiques sont de bons principes pour en faire le fondement de sa pratique. C’est une bonne base. Quoi qu’il advienne, je vais enraciner mon travail dans la conscience des trois caractéristiques. »

C’est ainsi que j’ai pris la ferme décision de pratiquer la méditation sans interruption. Après les tâches quotidiennes, à l’heure où nous nous retrouvions, je méditais. De retour à mon kouti, je posais mes affaires personnelles et je méditais. Un agréable sentiment d’isolement s’est développé. Quand il y avait des sons, je les entendais en les considérant simplement comme des sons. Les réactions émotionnelles habituelles ont cessé de proliférer. Je commençais à avoir l’impression qu’il n’y en avait plus – en tout cas, c’était le sentiment que j’avais. L’attention – dans le sens d’une claire conscience que les choses se produisent selon des causes et des conditions – était bien présente mais je restais centré sur la pensée que cette expérience n’avait rien de sûr, que tout pouvait changer, que d’autres expériences pouvaient se produire. C’est cette attitude que j’ai maintenue avec une totale présence d’esprit.

Pour ce qui concerne la routine quotidienne, j’avais la même détermination : si je devais me reposer ou dormir, je le faisais, mais quand il était temps de se lever, je me levais immédiatement. À un certain moment, j’ai adopté une pratique particulière : j’alternais mes heures de sommeil et de veille. Comme j’avais l’habitude de me coucher à 22h, je passais à 20h, par exemple, puis je me relevais à 23h ou à 1h du matin. D’autres fois, je me couchais à 1h du matin et je me relevais à 3h. Je m’entraînais à lâcher prise, encore et encore, à ne pas m’enliser dans des façons de faire, de ne pas m’habituer à prendre du repos ni à trouver du plaisir dans le sommeil. Je ne me permettais même pas l’excuse que cette pratique pouvait être mauvaise pour ma santé. Je savais où je voulais en venir et je pratiquais en conséquence jusqu’à sentir clairement la détermination en moi, au point de pouvoir dire : « Aujourd’hui, je dormirai deux ou trois heures » et ne pas même dépasser cette durée de dix ou vingt minutes. En général, je me réveillais environ cinq minutes avant ou après l’heure dite.

C’était un bon entraînement. S’exercer ainsi permet de se sentir pleinement conscient dans la pratique. En fait, cette année-là, tout s’est très bien passé. J’ai pu faire tout cela sans trop me préoccuper du monde extérieur. Je ne sentais pas le besoin de rencontrer des gens, pas même les personnes dont j’avais été proche – parents ou amis ; je n’y pensais pas. J’étais aussi détaché que quelqu’un qui n’aurait aucune famille, pas d’amis, pas de mère ni de père ; comme quelqu’un qui n’a plus rien dans ce monde et se contente d’exister en se reposant uniquement sur lui-même tout le temps. Je ne sais pas comment ces soucis ont disparu de mon esprit au point de devenir de lointains souvenirs mais c’était une bonne occasion de m’entraîner complètement seul, jour et nuit, alors j’ai continué ainsi.

Je n’allais pas souvent voir Ajahn Chah dans son kouti. Souvent, après les récitations du soir, certains moines et novices allaient le retrouver pour lui rendre hommage. On m’a rapporté qu’il demandait parfois où j’étais, mais malgré tout, je n’y allais jamais. Je voyais que, la plupart du temps, si les moines allaient le voir, c’était pour avoir des contacts pour être proches de lui, et je ne pensais pas que c’était une bonne chose. Pour moi, la manière juste de se rapprocher d’Ajahn Chah était de mettre en application les modes de comportement et de pratique qu’il enseignait. Donc j’allais très peu le voir, en vérité. Parfois il demandait : « Où est donc passé ce moine venu d’ailleurs ? Je ne le vois jamais ici. » Je savais qu’il posait la question mais je n’essayais pas d’entrer en contact avec lui pour autant. Je préférais me reposer sur ma propre motivation à pratiquer. Je me disais : « Pourquoi suis-je venu ici ? Qu’est-ce que je veux vraiment ? Est-ce que je veux être ami avec un maître et être proche de lui ? » En vérité, j’étais venu parce que je voulais pratiquer. L’endroit était parfaitement propice à l’isolement, alors je devais continuer à pratiquer de cette façon. Si les gens pensaient que j’étais distant et inamical, cela ne me gênait pas. Tout ce que je savais, c’était que pratiquer ainsi était pour moi une obligation, un devoir que je devais accomplir. D’ailleurs, c’était ce que nous voulions tous faire, au départ.

Ma pratique s’est développée régulièrement, tout au long du deuxième et du troisième mois de la retraite des pluies. Au début du deuxième mois, certaines choses se sont produites qui semblaient très positives – en fait, elles ne l’étaient qu’en partie. J’ai remarqué que, parfois, je me sentais bien et, d’autres fois, je me sentais mal. Alors je me suis demandé : « Pourquoi y a-t-il toujours ces états de bien et de mal ? » À force de me poser la question, j’ai compris que, si on souhaite que les choses se passent d’une certaine manière, on les juge « bonnes » et, dans le cas contraire, on les dit « mauvaises ». Est-il possible que seules les choses que l’on aime soient justes et que toutes les autres soient fausses ? Je me suis posé ces questions et j’ai regardé au fond de moi pour savoir ce qu’était vraiment le désir. La façon dont s’expriment les désirs est caractérisée par ces ressentis de « bon » et de « mauvais ». Ce sont donc eux qui donnent naissance au désir. J’en ai donc conclu : « Pourquoi se préoccuper de ces ressentis ? On devrait plutôt s’engager à ne pas du tout s’y intéresser. La seule chose dans laquelle on devrait s’investir, c’est la pratique qui consiste à simplement être présent et conscient en toutes circonstances. » Telle est la devise que j’ai soutenue et appliquée sans cesse.

Au début du deuxième mois, toutes les expériences se sont mises en place : je voyais mes attitudes mentales et je savais dans quel état d’esprit j’étais, qu’il soit positif ou négatif. Je voyais le lien entre les états d’esprit et l’esprit, et je voyais le lien entre l’esprit et les états d’esprit. C’est ainsi que j’ai compris que l’esprit est une chose et que les états d’esprit en sont une autre. Quand on peut distinguer ce que l’on ressent, séparer les états d’esprit de ce qu’est l’esprit et, connaître et voir ainsi que son esprit et ses états d’esprit sont deux choses différentes, on voit « ce qui sait », ce qui reconnaît l’esprit et qui reconnaît les états d’esprit. Cela m’a permis de vivre tout ce qui se passait en étant pleinement éveillé ; je me sentais conscient et vigilant quand je dormais et quand j’étais réveillé. J’étais témoin de ce que je vivais, seul avec moi-même. Ce n’est pas comme si j’avais cherché à m’enfuir quelque part ou que j’étais distant. C’est plutôt que je suivais continuellement tout ce qui se passait, que les choses soient agréables ou désagréables. C’est ainsi que je le voyais. Je ne considérais pas cette expérience comme particulièrement « bonne » ; j’avais simplement le sentiment que ce que je faisais était assez bien pour me permettre de rester vigilant – c’est tout.

Cette expérience m’a rappelé un passage du Dhammapada qui m’avait fait une forte impression quand je l’avais étudié pour les examens sur le Dhamma. J’en ai souvent parlé dans le passé. J’ai appris beaucoup d’autres passages mais celui-ci me revient très facilement à l’esprit :

« Ceux qui domptent leur esprit
Seront libérés de l’emprise de Mara. »

Comment se libère-t-on de l’emprise de Mara ? En observant l’esprit. C’est exactement ce que je pensais, alors j’ai observé de près mes différents ressentis. En parallèle, je continuais à poser mon attention sur un objet de concentration – je ne négligeais pas la pratique du samādhi. Il est nécessaire de maintenir aussi un objet de concentration. Je n’avais rien cherché de plus compliqué que l’observation de l’inspiration et de l’expiration. Observer le souffle a un impact sur l’esprit : il lui permet de dépasser les pollutions mentales et l’avidité. J’observais mon objet de concentration et j’observais les états par lesquels passait l’esprit, aussi bien les états sains que les états d’esprit négatifs. Il y avait la connaissance claire de l’objet de méditation et la connaissance des états d’esprit. Les deux étaient réunis et ne se séparaient pas, que je sois en train de marcher, assis, debout ou couché. Cette expérience de pleine conscience était toujours présente.

Il y avait parfois aussi des états d’abattement et de découragement – cela faisait partie de l’expérience. Je me disais : « N’avoir aucun obstacle à affronter est impossible dans ce monde ; tout ne peut pas toujours être facile. Il faut supporter ces difficultés. Quoi qu’il advienne, il faut endurer et se reprendre. Il n’y a pas d’autre moyen. » J’essayais donc de me souvenir de cela et d’endurer patiemment. Il m’arrivait d’être dépassé par les entraves (nivarana). Elles étaient assez fortes. Je me sentais un peu comme un ballon de football dans lequel on tape d’un côté puis de l’autre. Quand le coup de pied était fort, tout allait trop vite et je n’arrivais pas à voir les choses clairement. L’esprit continuait à proliférer dans toutes les directions : il pensait au travail, aux activités ménagères, à la tournée d’offrande de nourriture. L’esprit était dans cet état-là mais je ne m’en inquiétais pas plus que cela. Je constatais simplement qu’il en était là et je m’en tenais à ma compréhension selon laquelle il ne s’agissait que d’états d’esprit qui apparaissent, durent un moment puis disparaissent. Je les considérais comme des expériences, des symptômes que l’esprit affichait. En constatant l’effet que ces états d’esprit avaient sur l’esprit, je me disais : « Voilà ce que le Bouddha voulait dire quand il déclarait : ‘L’esprit est ainsi’. L’esprit doit exprimer le bon et le mauvais ; on ne peut pas le blâmer pour autant. On ne peut pas dire qu’il est tout mauvais ni qu’il est tout bon. »

Je continuais donc à observer tout avec attention. S’il survenait quelque chose qui était vraiment au-delà de ma capacité d’endurance, je me disais : « C’est encore aniccā, dukkha, anattā ». Si on ne peut plus lutter, on se dit simplement : « Aniccā, dukkha, anattā » et on lâche tout, on laisse les choses être ce qu’elles sont. C’est ce que je faisais. Parfois c’était bien, dans la mesure où je me sentais inspiré par cette patience et cette endurance qui m’habitaient. Mais je n’élaborais pas ; je considérais simplement que cela faisait partie de la lutte incessante entre être capable de supporter et ne pas l’être. Ensuite, quand on a pu maintenir cette pratique pendant un certain temps, sans discontinuer, avec constance et détermination, tout commence à prendre du sens.

Il m’arrivait d’avoir des sensations très fortes de piti (joie et félicité), aussi bien quand je marchais que lorsque j’étais assis ou couché. Je savais que cela ne signifiait pas grand-chose, même si ce ressenti de bonheur et de joie pouvait durer toute une journée et toute une nuit, quelle que soit ma posture. Je ne crois pas m’être laissé fourvoyer par ces sentiments agréables. Je rétablissais régulièrement mon attention et, comme l’avait dit Ajahn Chah dans ses enseignements, je dirigeais cette attention vers les principes des Trois Caractéristiques. J’avais une bonne mémoire et je pouvais parfaitement me rappeler ses paroles. D’ailleurs, c’est aussi ce que j’avais appris dans le contexte de mes études du Dhamma et de l’Abhidhamma. Je savais, au fond de moi, que ces principes devaient vraiment être pris comme points de référence ; c’est le terrain sur lequel il faut se tenir lorsque de telles batailles sont menées. J’ai donc utilisé ces principes des Trois Caractéristiques comme critères pour évaluer le bonheur que l’on ressent dans ce type d’expériences. Je me disais aussi que le bonheur n’est jamais que du bonheur et qu’il est sujet au changement, comme tout le reste.

Pendant cette période, il n’y avait aucun état d’esprit lié aux désirs des sens ou éveillé par les contacts sensoriels. Cela ne se produisait tout simplement pas. J’étais comme un arbre immobile en l’absence de vent – complètement paisible en lui-même. Mes yeux étaient simplement des yeux et mes oreilles étaient simplement des oreilles ; les vagues de la sensualité n’avaient aucun impact sur eux. Je les prenais comme des fonctions spécifiques de l’esprit. Je n’y réagissais pas fortement et je n’accordais pas d’importance particulière à leurs caractéristiques.

Je continuais à pratiquer ainsi mais je m’autorisais aussi quelque repos. Cependant, quand je me reposais, je n’avais pas vraiment l’impression de me reposer. Je me sentais constamment sur le qui-vive. Au bout d’un certain temps, le sentiment de bonheur que j’avais eu pendant des jours et des jours, a fini par changer lui aussi. Parfois je ne sentais rien du tout et je me disais que c’était peut-être la voie de la libération. Ensuite, cela a tourné à la souffrance et au découragement ; tout me paraissait sombre, comme quand on avance dans le noir et qu’on ne trouve pas son chemin. Malgré tout, je maintenais une présence consciente. Juste cela. Que je sois debout, assis, en train de marcher ou couché, la souffrance était présente. Je ne sais pas d’où elle venait ni pourquoi elle se manifestait, mais je me demandais continuellement : « Qu’est-ce que cette souffrance ? » Finalement, en appliquant le principe que j’avais utilisé avant, lorsque je ressentais de la joie et du bonheur, je me suis dit : « Puisque cette souffrance est apparue, elle doit finir par disparaître ». Avec cette pensée, j’ai continué à être attentif à tout ce qui se produisait pendant encore un jour ou deux et puis c’est passé. Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer, alors j’ai juste considéré cela comme une expérience en soi. Cela faisait partie du va-et-vient de la lutte pour le pouvoir, alors je l’ai accepté comme telle. Pendant tout ce temps, à aucun moment je n’avais négligé la routine monastique ni les tâches et les devoirs quotidiens qui m’incombaient. Ils étaient mon refuge.

En continuant à pratiquer ainsi, des transformations se sont produites d’elles-mêmes, la plupart du temps autour de 16h ou 17h – on dirait que les choses changent quand on sent que la journée se termine et que la nuit approche. Le changement arrive d’un seul coup, instantanément. Mais je ne l’ai pas pris comme quelque chose de spécial, seulement comme le résultat de la pratique. Je ne pensais à personne et, au monastère, il ne se passait rien, donc les choses ne pouvaient être apparues en lien avec une personne ou une chose extérieure. Je vivais dans un réel isolement et je continuais à pratiquer. Quand je sentais de la souffrance, je la regardais, je la suivais, je l’observais ; je savais à quel instant elle apparaissait, je savais quand elle était présente – mais, à aucun moment, je ne me laissais croire qu’il s’agissait de quelque chose de spécial. Je la considérais tout simplement comme une expression de la souffrance – une souffrance qui était apparue et qui se devait de disparaître du fait de sa nature impermanente. J’en arrivais au point d’avoir l’impression de ne me maîtriser qu’à moitié. Je me demandais si je devenais fou mais c’était impossible puisque j’étais pleinement conscient. J’ai donc continué à pratiquer ainsi tout seul.

C’est alors qu’Ajahn Chah annonça que moines et novices ne seraient plus obligés de participer aux récitations du matin et du soir, ajoutant que ce temps devait dorénavant être consacré à la pratique. Cela arrivait juste à point pour moi. Il n’y avait plus d’activités communautaires hormis l’eau : en ce temps-là, nous devions aller au puits ensemble, tirer de l’eau et la rapporter. En accomplissant cette tâche, je ne parlais jamais à personne. L’heure venue, nous prenions simplement les seaux et les bâtons, nous nous aidions à tirer l’eau du puits, puis nous la transportions pour remplir les cruches dans les toilettes et les réservoirs d’eau potable. Ensuite, j’allais me laver à l’un des points d’eau et puis je continuais à méditer en marchant ou assis.

Parfois, pendant que je méditais en marchant, il commençait à pleuvoir et j’étais tenté de m’arrêter mais je me disais : « La pluie n’a qu’à tomber, moi je continue à marcher. Les choses se mouillent mais elles sèchent après. On ne devrait même pas accorder une pensée au fait qu’il pleuve ou qu’il fasse beau. » Je ne sais pas d’où me venait cette foi. Je ne m’inquiétais absolument pas de ce qui pouvait m’arriver. J’étais totalement engagé et heureux de ce que je faisais. L’intérêt et la motivation étaient toujours présents. Je n’essayais pas d’éviter d’éventuels obstacles. Quand je méditais en marchant, je ne me posais pas de questions et je n’analysais rien. Généralement, pour cette pratique, je ne portais pas mon vêtement du dessus à la manière formelle, seulement la petite tunique que l’on porte sur une épaule (angsa). Mais, de temps en temps, je mettais la tenue complète, par crainte de ne pas respecter les normes : le vêtement du dessus (civorn) plus le manteau plié (sanghati) sur l’épaule.

À ce stade de la pratique, un autre changement se produisit. En termes classiques, on pourrait décrire cela comme vipassanupakilesa : des expériences trompeuses pour la vision profonde. Il y eut en moi, pendant des jours et des nuits, un sentiment de joie immense et une lumière radieuse. Cette lumière n’est pas comme celle du soleil ni comme aucune source de lumière ; c’est quelque chose que l’on ressent en soi comme un profond rayonnement. Je ne me suis pas laissé emporter en pensant que j’étais devenu quelqu’un de spécial. Je considérais simplement ce qui se passait comme une expérience qui arrivait spontanément du fait de la pratique. Ce sont des choses qui arrivent. Donc, en ce qui me concerne, j’ai décidé de rester attentif et de ne pas m’égarer en m’identifiant à ceci ou cela. Si on commence à se croire important, suite à de telles expériences, on risque fort de devenir fou. C’est ce qui arrive à certains méditants, à ce stade. Ils commencent à se sentir différents, supérieurs ; il leur arrive de considérer tous les autres comme inférieurs à eux. Je savais que c’était un risque, alors j’étais résolu à demeurer pleinement présent et conscient, et à ne pas me laisser emporter par des tentations, par la tendance à se donner de l’importance. Je me répétais constamment : « De telles expériences, une fois apparues doivent forcément disparaître. » Je restais attentif à cela et je me concentrais ainsi sur tout ce que je vivais, de jour comme de nuit. De telles expériences peuvent se produire. Le Bouddha leur a même donné un nom : vipassanupakilesa. Elles se produisent toujours dans le cadre de vipassana. Il semble que, lorsqu’on entre dans la sphère de vipassana, on est forcé de passer aussi par vipassanu. C’est comme ça. Mais je ne me suis pas égaré ni laissé tromper. Je ne me suis pas fait des illusions sur moi-même. Tout ce que j’ai vu, c’est une situation qui apparaissait, durait puis changeait. Et je maintenais toujours les tâches de la routine quotidienne. La plupart du temps, quand je m’asseyais en méditation, je ne restais pas très longtemps. À ce stade, je dépassais à peine une heure. Cela semblait convenir à mon corps car je n’avais jamais le moindre problème physique, aucune douleur ni autre symptôme frustrant. Quand on n’a pas de problème de santé, on peut pratiquer tout à son aise. Je ne me suis pas senti supérieur du fait de ce qui se passait dans ma pratique. J’accomplissais mes tâches comme d’habitude, en restant toujours un peu à l’écart et silencieux. J’observais mon esprit et mes ressentis, exactement comme avant. J’étais conscient d’être à l’écoute de moi-même, toujours prêt à voir ce qui se passait en moi, non seulement quand j’étais réveillé mais aussi dans mon sommeil.

Tandis que je pratiquais ainsi, sans jamais baisser la garde, un autre changement se produisit. Je me suis retrouvé dans un espace bas et sombre avec le sentiment d’être à nouveau attaqué. Des poussées de désir sexuel arrivaient de temps en temps. Hormis les observer quand elles arrivaient, je n’avais pas d’autre outil pour affronter ces symptômes. Les sensations se déployaient mais je n’ai pas laissé la crainte et l’inquiétude m’envahir pour autant. Je suis simplement resté vigilant et très prudent. Quoi qu’il arrive, il faut toujours rester sur ses gardes, attentif et méfiant, comme si on observait un animal sauvage. On reste assis sans bouger, calme, tandis que les animaux sauvages ne cessent de courir dans tous les sens. J’étais toujours sur le qui-vive, méfiant de la situation, de sorte que je restais complètement éveillé et parfaitement conscient. En fait, sur le plan physique, c’était assez épuisant parfois. Je me sentais faible et fatigué. J’avais le sentiment de ne pas avoir la latitude de me détendre. Mais je persévérais dans la pratique.

Et puis les choses ont encore changé – elles changeaient perpétuellement, de toute façon. Certaines questions me sont venues à l’esprit. Je me suis demandé soudain : « Cette pratique – quel est son but ? » La réponse qui est arrivée m’a abasourdi car elle semblait venir tout droit du silence : « Cette pratique ? Inutile de poser la question. Nous pratiquons pour pratiquer. » Voilà comment la réponse est arrivée. Ces mots exprimaient quelque chose sous une certaine forme et il n’y avait rien d’autre à dire. La réponse était là, c’était tout… le problème s’est envolé. Quand je me suis levé le matin, j’ai repris mes tâches et suivi la routine monastique. Je n’ai jamais abandonné le travail communautaire. Quand un nouveau jour se levait, je faisais ce que j’avais à faire.

Et puis un autre changement est encore intervenu, une expérience d’un genre nouveau à laquelle je ne m’attendais pas. Quelque chose s’est passé qui m’a donné énormément d’énergie. Mon esprit me paraissait fort et mon corps léger. Quand je marchais, je n’avais pas l’impression de marcher ; quand j’étais assis, je n’avais pas l’impression d’être assis. Le corps semblait incroyablement léger. Là encore, je n’ai pas considéré cela comme quelque chose de spécial – et il est probable que ça ne l’était pas. Si je devais qualifier cette expérience en termes classiques, il ne s’agissait peut-être de rien de plus que des aspects de piti. En effet, le Bouddha évoque plusieurs formes de manifestations de piti. Donc je ne m’inquiétais pas trop de ce qui se passait. Je n’avais pas le sentiment que je devais l’analyser. Je faisais ce que je faisais, tout simplement, en me disant que c’était ce qui se produisait dans mon expérience. On peut l’exprimer ainsi : en toute situation, on peut avoir un certain ressenti et, le lendemain, ce ressenti sera différent. Et, effectivement, le jour suivant, tout a encore changé. Il y a eu beaucoup de changements ; le bonheur et la souffrance alternaient de manière chaotique, de sorte que, ressentant un certain bonheur un jour et une certaine souffrance un autre jour, je ne savais pas ce que signifiaient ce bonheur ni cette souffrance. Dire qu’ils avaient une cause précise serait impossible. Il n’y avait que des ressentis en mouvement.

Ce jour-là, je pratiquais la méditation en marchant, comme les autres jours. Le soir est venu, le soleil s’est couché et le son des cigales a annoncé la tombée de la nuit. Je n’avais pas de lampe de poche, seulement des allumettes et des bougies pour m’éclairer le soir. Dans mon kouti, il n’y avait pas grand-chose en dehors de mes robes, mon bol et un vêtement de bain. C’était à peu près tout, à l’exception, peut-être, de deux ou trois bougies au cas où j’aurais voulu méditer en marchant dehors ou pour toute autre raison urgente. J’ai décidé de méditer assis et en marchant, de pratiquer la concentration comme je l’avais fait tous les jours jusque-là.

Avant de me coucher, je me suis assis pour me détendre un peu, et j’ai eu le sentiment que j’étais constamment en train d’observer ce qui se passait. Ce soir-là, j’étais physiquement très fatigué, épuisé. Mes membres étaient douloureux et on aurait dit que mes pieds étaient contusionnés. J’ai donc pris le temps de me reposer en méditation pour donner un peu de vacances à mon esprit. Je me suis assis en toute équanimité et c’est exactement ce qui s’est passé : une fois assis, je n’ai plus rien ressenti du tout, exactement comme quelqu’un dépourvu de pensée. Il n’y avait que la sensation d’être assis, assis avec rien, aucune pensée du tout, exclusivement tourné vers la présence consciente. Le corps semblait très léger – léger dans le corps, léger dans l’esprit. Ce qui se produisait donnait le sentiment d’être dans un certain état… que je ne pourrais même pas qualifier « d’agréable ». C’était simplement quelque chose qui se passait. La sensation, dans le corps, était fraîche et apaisante. Comme si mon cerveau ou ma tête, plutôt, était fraîche. J’avais l’impression d’être complètement vide, rafraîchi et léger. Cela a duré toute la nuit et toute la journée suivante, quelle que soit ma posture : assis, debout, en marche ou couché. En fait, j’étais complètement indifférent à tous les sentiments que j’avais pu éprouver jusque-là dans ma vie. L’aversion, la colère et l’amour, par exemple, ou encore les images et proliférations mentales, la vision positive ou négative des choses – tout cela n’existait pas. J’étais dans un état d’équanimité. Je ne ressentais rien qui ressemble à de l’attirance ou de l’aversion. Je ne pouvais même pas dire si c’était bien ou pas bien. Tout ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que c’était une occasion de voir comment on se sent quand on ne juge pas les choses en termes de bon et de mauvais. Les phénomènes conditionnés du corps physique sont identifiés comme de simples phénomènes du monde matériel (rupa-dhamma) qui finissent par atteindre le stade où ils se désintègrent et se dissolvent. L’esprit pensant, ce que nous appelons sankhara ou proliférations mentales, ne se manifeste pas du tout. Il ne reste que la faculté de voir, voir les choses selon leur réalité. Tout ce qui se manifeste apparaît tel que c’est vraiment. Voir les choses telles qu’elles sont en vérité, c’est en finir avec les problèmes.

Cette expérience a duré continuellement. Depuis ce jour, je n’ai jamais vu apparaître des sentiments de bonheur ou de souffrance, pas plus que le moindre signe d’aversion. Il n’y a que l’expérience d’être dans son état naturel. Vivre légèrement et silencieusement. Être à l’aise dans son esprit. C’est ainsi qu’est l’esprit, sans qu’on ait besoin de le forcer. Je n’ai rien forcé ; il s’agit purement et simplement d’un vécu. Je reconnais que cet état d’être est apparu et s’est manifesté du fait de la pratique. Mais je ne me considère en aucune manière comme bon, supérieur ou spécial. Je vois ceci comme une manifestation des vertus du Dhamma en conséquence de certaines actions. Quand on laisse les choses remonter à leur cause originelle, on comprend les manifestations physiques selon ce qui se passe dans la réalité – autrement dit : apparition au début, changement au milieu et désintégration à la fin. C’est ainsi que je considère ma propre forme et celle des autres êtres. Je comprends que voir les choses de cette manière, c’est « avoir la vision du Dhamma ». Lorsque l’on voit les choses comme étant Dhamma, il n’y a pas de proliférations mentales (sankhara). Il n’y a pas d’activité des sankhara et aucune apparition d’objets mentaux liés au monde. Je comprends cela comme la vérité, la justesse ou une expression du calme et de l’isolement de ma propre expérience. Mais je ne m’attache pas à cet état et je ne m’y identifie pas non plus, en aucune façon. C’est simplement ce que j’ai fait dans ma pratique.

Cette expérience se poursuit encore à ce jour. Elle se manifeste comme le sentiment d’être relié à la connaissance ou de vivre dans le Dhamma – rien d’autre. Pendant deux ou trois ans, j’ai senti dans mon corps, en continu, une sorte de fraîcheur et de tranquillité qui venait d’elle-même. Je ne m’y attendais pas et je n’en ai rien fait de particulier. Je me disais que je ferais bien de laisser ces choses-là suivre leur cours karmique. Quand on voit les choses ainsi, quelle que soit la direction qu’elles prennent, on peut les laisser suivre leur propre cours. Inutile d’interférer en projetant, en arrangeant ou en recherchant toutes sortes de résultats. Les choses se déroulent à leur façon et il faut considérer tous leurs fruits comme le résultat de ces processus. Si le karma qui en résulte doit être utile pour le monde, il est indispensable qu’il soit le fruit d’une action saine. Voilà ce que je soutiens, même si je préfère ne pas trop y penser.

S’il y a une raison pour que vous changiez de lieu, maintenez tout de même la voie qui vous relie à l’état originel et ne développez pas de réactions virulentes. Pratiquez sans rien forcer par vous-même ; agissez plutôt en harmonie avec le Dhamma. Autrement dit, ne permettez pas que des préférences et des préjugés interviennent et vous influencent. Maintenez le principe d’être toujours conscient de vous-même. Voyez si des préjugés apparaissent ; regardez les autres et la société qui vous entoure de manière totalement impartiale : voyez les choses avec équanimité, agissez avec équanimité et ne vous exprimez pas en termes de « j’aime » et « je n’aime pas ». Ainsi pourront naître des sentiments et des expériences très favorables pour vivre dans le Dhamma. Une telle attitude est réellement excellente.

Depuis cette époque, je n’ai pas passé beaucoup de temps à penser à la pratique. Je vis simplement au jour le jour. Chaque fois qu’Ajahn Chah m’a dit d’aller ici ou là, j’y suis allé parce que je voulais lui montrer ma gratitude. Il m’avait soutenu et je voulais lui rendre sa générosité de mon mieux. Tant que la situation karmique que je vivais le permettait, je voulais faire ma part. Après la retraite des pluies de 1969, il ne m’a envoyé nulle part. Je suis simplement resté ici jusqu’au moment où il a recruté tous les moines et les novices pour aller à Wat Tham Saeng Phet. « Recruter » est vraiment le mot qui convient. Ajahn Chah a dit que tous ceux qui avaient assez de force devaient aller aider à construire ce nouveau lieu de pratique. Lorsque lui-même y est allé pendant un mois ou deux, j’ai saisi l’occasion d’aller aider moi aussi. Par la suite, Ajahn Chah m’a envoyé à divers autres endroits et j’ai toujours cédé à sa demande. Je ne suis allé nulle part pour suivre mes envies, donc je n’ai jamais été confronté à des problèmes. De toute façon, je n’aurais pas su ce qui pouvait aider le Sangha ou bénéficier au bouddhisme à une échelle plus vaste, donc je suivais simplement ses indications. En 1970, il m’a envoyé à Wat Sra Tong, au Laos avec trois autres moines : un laotien, un thaïlandais et un novice de Songlkhla. Deux d’entre eux ne sont plus moines aujourd’hui. J’ai aimé être au Laos. En plus d’aider à l’organisation, l’entretien et la réparation des constructions du monastère, j’ai donné des enseignements aux laïcs. À la fin de la retraite des pluies qui a suivi, j’ai reçu une lettre d’Ajahn Chah me demandant de rentrer mais je n’ai pas pu le faire tout de suite, seulement au bout d’un certain temps, quand l’occasion s’est présentée. Par la suite, Ajahn Chah ne m’a plus envoyé nulle part, de sorte que je suis resté à Wat Pah Pong depuis lors. Cela m’a permis d’aider Ajahn Chah bien qu’en réalité, je ne l’ai pas aidé tant que cela. Tout ce que je faisais, c’était maintenir les règles monastiques habituelles (korwat).

À présent, ma condition physique est arrivée à un certain âge, de sorte que je choisis parfois de me retirer tranquillement. La plupart du temps, je ne me joins pas aux autres moines pour guider les récitations ou accomplir d’autres fonctions de ce type. Selon moi, ces activités quotidiennes doivent dépendre de l’effort individuel de chaque moine. Bien sûr, je pourrais tout de même méditer avec vous mais il me semble, à présent, que cela vous empêcherait de devenir plus autonomes. Souvent on se dit : « Si le maître ne fait pas ces choses-là, je ne les ferai pas non plus. » Mais vous devriez vous demander : « Pourquoi arrêter la pratique simplement parce que le maître n’est pas là ? » Ajahn Chah lui-même ne guidait pas la méditation très souvent. Parfois oui, mais pas toujours. Bien sûr, dans un sens il est bon de s’appuyer sur un enseignant et de le laisser nous guider mais, d’un autre côté, ce n’est pas bon. Une telle pratique repose uniquement sur la foi et une certaine crainte de l’enseignant. Ce n’est pas la sorte de foi qui nous soutient et nous rend capable de dépendre de nos propres vertus. Mieux vaut orienter sa pratique vers le type de foi qui permet de développer la confiance en soi. On y parvient en accomplissant ses fonctions monastiques de manière systématique, indépendamment des difficultés que l’on peut rencontrer. Les difficultés dépendent, en fait, de votre force. Quand on n’est pas fort, on rencontre beaucoup de problèmes mais, plus la force se développe, plus les difficultés diminuent. On voit bien, par exemple, que pendant les périodes où notre foi est grande et où nous sommes satisfaits de notre pratique, les obstacles ne sont pas un problème et il n’y a pas d’entraves. Mais, dès que notre foi faiblit, tout nous paraît deux fois plus difficile ; nous avons l’impression que rien ne va pouvoir nous aider.

Dans cette pratique, nous avons vraiment besoin de nous entraîner tout seuls. Si nous devons nous appuyer sur l’enseignant, il faut le faire en adoptant ses méthodes et ses standards. Nous devons prendre ces standards et les faire nôtres pour qu’ils deviennent des pratiques régulières pour nous. Je fais simplement allusion ici à l’observance du programme des activités journalières mais pour ce qui concerne notre attitude envers ces activités, nous avons besoin de maintenir une attention pleine et entière. Que cette attention devienne pour nous un principe fondamental. Pourtant, notre mémoire (sañña) étant ce qu’elle est, il peut arriver que nous oubliions d’être attentifs ou que notre esprit se laisse obscurcir. C’est normal. Laissons cela se produire mais gardons notre présence d’esprit en alerte et parfaitement vigilante.

Je dirais que, si nous pouvons rester aussi attentifs, nous faisons l’expérience de patibhana, l’esprit vif, l’une des facettes de la vision pénétrante. Cela peut être un excellent refuge pour nous, ne serait-ce que pour nous permettre de remettre les choses en question par nous-mêmes. Remettre en question ces pensées qui ne cessent d’apparaître et qui nous trompent en nous faisant croire que nous avons un problème. C’est comme lorsque quelqu’un s’approche de nous d’un air menaçant : nous pouvons lui faire face et lui demander de s’expliquer. Avec attention et vigilance, nous pouvons nous remettre en question et tâcher de comprendre ce qui se passe en nous. On peut chercher à le comprendre et on peut aussi y mettre un terme. C’est ainsi : quand les problèmes arrivent, laissez-les vous donner eux-mêmes la solution. Entrez dans la paix et le calme, et les choses parleront d’elles-mêmes. Si un problème est apparu, il peut aussi être résolu. Quand les obstacles se présentent, ils peuvent être surmontés. Voilà comment on doit considérer les choses. Les solutions sont là. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de solutions. Comme l’a dit le Bouddha : « Partout où règne l’obscurité, la lumière existe aussi obligatoirement. » Nous devons regarder les choses de cette manière. Si la lumière n’existait pas du tout, le Bouddha n’aurait pas enseigné. Si personne ne pouvait réussir à se libérer, le Bouddha n’aurait pas fait l’effort d’enseigner ni de guider les gens. À ceux qui ne sont pas bons, il enseigne la bonté. À ceux qui ne savent pas, il enseigne la connaissance. Je vous demande de bien comprendre les choses ainsi. N’attendez pas, ne dépendez pas complètement des autres. Ce n’est pas la voie juste. Il faut pouvoir compter sur soi-même. Entraînez-vous à être autonomes.

Que les problèmes des autres soient leur affaire. Que notre condition physique soit simplement ce qu’elle est. Essayons de ne pas résister à nos limites physiques. Si notre corps est faible ou montre des signes de détérioration, considérons cela comme naturel. Nous savons comment fonctionne le corps, alors réagissons en conséquence. Nous nous adaptons et nous nous entraînons à faire de nouveaux ajustements chaque fois que c’est nécessaire. Mais nous devons toujours maintenir la connaissance et la compréhension – la véritable connaissance que l’on développe jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’apparaisse la sagesse, comme il est dit à travers le mot « Bouddha », l’Éveillé ou « Bouddho », « Ce qui sait ». Après, tous les différents problèmes finissent par disparaître ; on ne connaît plus aucune sorte de souffrance ni d’inconvénient. Tout ce qui reste, c’est la liberté. On ressent la liberté d’être son propre et son unique refuge.

Bien sûr, le corps continue à dépendre des circonstances extérieures. Il n’existe pas de liberté absolue dans ce sens ; le corps continue à dépendre de la nature ; il a besoin de certaines conditions pour le soutenir, selon son âge. Mais il s’agit là d’une autre question. Si on ne voit pas que la condition physique est une question à part, c’est qu’on ne l’a pas encore comprise. Il est important que nous fassions la distinction entre ces deux aspects. Tout le reste dépend de notre potentiel spirituel (parami), de notre degré d’énergie. Si notre force spirituelle a mûri et atteint une certaine complétude, elle trouvera un moyen de s’extérioriser, de se révéler, de s’exprimer. C’est comme un œuf dont la coquille se brise au moment où la température est juste. Un œuf de poule fertilisé et couvé correctement s’ouvre juste au moment où la température nécessaire est atteinte. À ce moment-là, le poussin casse la coquille et sort. C’est ainsi que les choses se passent. Le poussin franchit les limites qui le contraignaient et l’entravaient. Il perce l’épaisse coquille, casse l’enveloppe et sort. De la même manière, nous devons défaire ce qui nous retient et nous libérer selon un processus tout à fait évident qui culminera dans le fait de devenir son propre maître.

Lorsque nous considérons la pratique de cette façon, nous pouvons être sûrs d’une chose : si nous continuons vraiment et sincèrement à faire l’effort de nous entraîner, il ne peut y avoir que la libération au bout du chemin. Voilà pourquoi le Bouddha a loué l’entraînement, le comportement et la pratique. C’est grâce à cette pratique que le véritable Dhamma existe encore aujourd’hui, en contrepartie du monde. Sans cet entraînement, le véritable Dhamma ne pourrait rester établi dans le monde. Il en va de même au niveau individuel : tant que l’honnêteté et la sincérité nous habitent, la vérité finira par se manifester. Sans honnêteté ni sincérité, il n’y a pas de vérité. Voilà pourquoi le Bouddha a fait l’apologie de l’effort dans la pratique. Cela s’applique à nous tous : si ce potentiel de perfection existe, nous ne pouvons pas dire que nous ne sommes pas prêts. Nous sommes tous prêts : chaque personne, chaque moine, absolument tout le monde est bien équipé mais chacun devra accomplir sa tâche en avançant tout seul. Considérez votre potentiel spirituel (parami), considérez vos capacités (indriya), et observez sans interruption tout ce dont vous faites l’expérience. Votre attention est-elle continue ? Suit-elle tout ce qui se passe ? Si ce n’est pas le cas, n’essayez pas de la forcer ; ces choses ne peuvent pas être forcées.

L’histoire du Vénérable Ananda montre clairement le problème qui naît lorsque l’on force la pratique pour se saisir d’un but. Ananda avait investi beaucoup d’efforts dans la pratique mais il était poussé par la force du désir, à cause de la prédiction du Bouddha selon laquelle il atteindrait, lui aussi, l’état d’Arahant. Gardant cela à l’esprit, le désir a pris le pas sur la pratique. Dans tout ce qu’il faisait il suivait la voie de ceux qui sont dominés par l’avidité. Il ne pratiquait pas en utilisant la force de la pleine conscience ni le lâcher-prise, de sorte que de nombreux obstacles l’ont submergé jusqu’à ce qu’enfin il soit trop faible, physiquement épuisé, et qu’il décide de s’accorder un repos. La simple pensée d’avoir un corps trop faible pour méditer lui a fait abandonner son désir d'Éveil et lâcher ses efforts. À l’instant où il s’est penché pour s’allonger, son ressenti a changé. Il a pu se détendre et lâcher son attachement à tout ce qu’il tenait comme important. C’est ainsi qu’il a atteint un état de liberté. Il fallait simplement qu’il laisse les choses être ce qu’elles étaient, qu’il lâche le désir d’atteindre un but – désir motivé par l’avidité. Cette avidité l’avait accompagné tout au long. Quand il a pu la déposer, il n’est rien resté d’autre. Il a ressenti un état de pureté, de luminosité, de clarté et de liberté totalement plein et entier. Méditer sur cette histoire, même si elle nous vient des textes classiques, peut nous servir d’analogie, de parabole, dans notre pratique.

Voilà donc comment nous devons tous pratiquer : en continu. Si nous pratiquons continuellement, notre méditation montrera d’elle-même des signes de progrès et de développement. Nous pouvons comparer cela à un travail de maintenance et d’entretien. Nous avons le devoir d’entretenir les standards de la pratique en accomplissant nos tâches continuellement, pour que cela devienne une pratique totale. Cela fera naturellement naître certaines vertus, notamment la force et l’énergie. Cette expérience nous permet de voir par nous-mêmes qu’il s’agit là de samma-patipada, la pratique totale, parfaite. Si nous continuons à pratiquer ainsi, il arrive un jour, un moment où, nous aussi, nous devons finir par arriver à destination. Si nous n’arrêtons pas d’avancer, sans nous arrêter, c’est inévitable. Mais, pour cela, nous devons aspirer très clairement à la libération.



1  Litt. « la doctrine spéciale ». C’est la dernière partie des textes canoniques, le Tipitaka. Elle est consacrée à des exposés psychologiques et philosophiques basés sur les enseignements du Bouddha.

Petite hutte dans la forêt où les moines peuvent dormir et méditer en solitaire.

Le début de la retraite des pluies qui va de la pleine lune de juillet à celle d’octobre, soit 3 mois lunaires.

4  Ou sala, comme il est dit plus bas.

Le samor et le makam-bom, par exemple. Ce sont des tisanes de la médecine traditionnelle thaïlandaise qui facilitent la digestion et qui sont riches en minéraux et en vitamines. Ces boissons sont une exception à la règle des moines de ne pas manger après midi.