Le Dhamma de la Forêt


Questions et Réponses

avec Ajahn Liem


Extrait du livre intitulé No worries

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Ces entretiens avec des moines, des nonnes et des laïcs, ont eu lieu au monastère Bodhivana, en Australie, lors du séjour qu’Ajahn Liem y a fait en mai 2004.


Question : Quand on utilise le mot « Bouddho » pour pratiquer la méditation, doit-on le prononcer à voix haute ?

Cela n’a pas d’importance. Si on est seul, on peut le dire à voix haute mais, en groupe, ce n’est pas nécessaire.

Quand on inspire, on répète la syllabe « boud- » et quand on expire, « -dho ». Ce que l’on répète, c’est un nom dans une langue que les gens respectent (le pāli) et cela engendre des sentiments positifs. « Bouddho » signifie : « Ce qui sait et qui est éveillé ». Ce mot se réfère à un réveil, comme lorsqu’on a fini de dormir. Quand on reprend conscience, que l’on se lève et que l’on commence à avoir toutes sortes d’impressions sur ce qui nous entoure, on utilise la faculté de connaissance et d’éveil.

On peut aussi choisir une autre méthode : concentrer son esprit avec une pleine conscience et être attentif aux états mentaux qui se présentent, les observer de façon à développer une certaine compréhension de sa propre activité mentale. Le Bouddha a dit qu’observer son esprit est gage de sécurité. On l’observe pour se libérer des pièges de Māra. Dans ce contexte, « Māra » fait référence à certains sentiments que nous ressentons dans notre esprit et que nous appelons nos « humeurs ». Le Bouddha a dit :

Ye cittam saññamessanti mokkhanti mārabandhanā

Celui qui est attentif à son esprit est libre des pièges de Māra. (Dhammapada 37)



Q : J’ai entendu dire que vous aviez assisté à des crémations au crématorium de Melbourne. Quelles réflexions pourraient nous être utiles à ce propos ?

On peut prendre ce que l’on voit dans un crématorium comme thème d’auto-questionnement. Par exemple : « Aujourd’hui on a brûlé cette personne mais nul ne sait qui on brûlera demain. Peut-être moi ? » Ce sont de bonnes questions parce qu’elles nous apprennent à faire face aux réalités de la vie. Quand surgiront les événements inévitables que la vie nous apporte, nous ne serons pas perturbés.

Le Bouddha a dit qu’il était bon de visiter des lieux de crémation pour ne pas s’égarer dans les plaisirs et les distractions au point d’être victime de la passion. Nous regardons ce qui peut aider à diminuer la force de nos désirs et de nos aversions. Nous regardons les crémations pour amenuiser l’illusion de notre propre importance : « C’est moi, c’est à moi », etc. Se remettre ainsi en question peut apporter un certain degré de paix à l’esprit.



Q : Est-il possible que de telles réflexions sur la mort nous dépriment ? A-t-on besoin d’être guidé par un maître pour le faire ? Sinon comment éviter de tomber dans la dépression ?

Au début, il est possible que de telles réactions apparaissent mais, une fois que l’on s’est habitué à pratiquer cette contemplation sur une longue période de temps, les choses changent.

Cela me rappelle l’époque où, jeune homme, je retrouvais mes amis. Tout le monde avait l’air de bien s’amuser comme le font les jeunes gens mais, s’il m’arrivait d’aborder le sujet de la mort, il était évident que personne ne voulait en parler. Ils s’enfuyaient tous pour éviter le sujet !

Les gens ne veulent pas regarder en face les choses comme la mort. Ils ne veulent pas se sentir concernés ; c’est comme si cela portait malheur. Mais quand je soulevais le sujet, c’était pour le leur rappeler, pour les rendre conscients de la mort. Dans la province de l’Isan d’où je viens, au nord-est de la Thaïlande, on organise une cérémonie pour les défunts qui s’appelle « la fête de la bonne maison ». Cette cérémonie a pour but de nous rappeler à la réalité de la vie.



Q : Je vous vois assis là, souriant, détendu, de bonne humeur mais si je tourne mon regard vers moi, je vois que je suis toujours dans la souffrance et que je n’arrive pas à sourire. Est-ce parce que je n’ai pas encore pratiqué le Dhamma correctement ?

Vous seul pouvez le savoir … Cependant, la pratique a probablement besoin d’être soutenue pour se raffermir. Ensuite, s’il y a plus de force, les choses se dénouent d’elles-mêmes.



Q : Peut-on dire qu’une partie de la pratique est comme escalader une montagne – ce qui est fatigant, bien sûr – mais une fois que l’on a atteint le sommet, toute la lassitude disparaît ?

Oui, c’est probablement comme cela. Ajahn Chah citait souvent un proverbe local : « Si vous grimpez à un arbre, ne traînez pas, n’hésitez pas, ne faites pas marche arrière. Si vous escaladez une montagne, avancez lentement et progressivement. »



Q : Y a-t-il moyen de ressentir toujours de la joie quand on pratique ou faut-il qu’il y ait aussi de la souffrance ?

Si on prend un repas, le but est d’être rassasié. Si nous ne nous arrêtons pas de manger, nous sommes sûrs d’être rassasiés. Pendant que nous mangeons, nous avons encore le désir de nous libérer de la faim mais si nous continuons à manger, la faim disparaîtra.



Q : Même si nous souffrons encore pendant que nous pratiquons, nous développons aussi certainement de bonnes qualités. Que conseillez-vous ? Quelles qualités devrions-nous développer ?

Il y a toutes sortes de qualités mais, quelle que soit la forme qu’elles prennent, elles doivent avoir un seul et unique but : nous soutenir afin que nous n’ayons pas à souffrir. Le Bouddha a appelé cette vertu puñña [mérite, vertu, karma positif].

Quelles sont les qualités comprises dans puñña ? Entre autres : soutenir et aider les autres. Par exemple, si nous sommes témoins d’un accident, en voyage, nous pouvons apporter de l’aide. En aidant les autres, nous développons mettā [bienveillance envers tous les êtres]. Ainsi on offre aussi quelque chose aux autres. De nos jours, en Thaïlande, les gens ont peur de porter secours lors d’un accident. Autrefois les gens étaient honnêtes et on pouvait leur faire confiance mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Maintenant, si quelqu’un porte secours à un accidenté sans réfléchir et s’il n’y a pas de témoins, il peut se retrouver accusé d’avoir lui-même causé l’accident. C’est pourquoi les gens sont devenus méfiants. C’est le symptôme d’une société en mutation où les gens ne font plus confiance à leurs voisins. Mais aider les autres est une façon de développer la bonté et le soutien mutuel.

S’abstenir de faire le mal, ne pas s’aventurer sur ce que l’on appelle « la voie des désastres de l’enfer » est aussi une façon de créer des sentiments positifs. En réalité, toutes les choses que les êtres humains ont inventées et créées sont censées apporter de bonnes choses mais si elles sont mal utilisées, elles deviennent dangereuses et peuvent faire du mal. Des drogues comme la morphine ou la caféine, par exemple, sont très répandues. Si elles sont utilisées à mauvais escient, les gens peuvent devenir fous et leur système nerveux être déséquilibré. Il est important que nous fassions la différence entre ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Le Bouddha avait certainement de bonnes raisons quand il nous a demandé de nous abstenir des choses qui engendrent le conflit ou l’agressivité, et d’être déterminés à bien agir. C’est une question d’intention.

Le tout début de l’entraînement sur la Voie du Bouddha est la pratique de sīla [bonne conduite morale, comportement éthique]. Ensuite, on développe la pratique de la méditation en maintenant une attention continue, notamment en étant attentif à toutes les postures du corps. Enfin, il faut mener sa vie avec discernement et sagesse.

L’autre jour, j’ai parlé du fait que nous dépendions de l’énergie électrique dans notre vie quotidienne. Quand nous utilisons la lumière électrique, nous devons être attentifs et conscients de ce que nous faisons (car l’électricité peut être dangereuse). Si elle est utilisée avec sagesse et discernement, l’énergie électrique est très bénéfique et très utile ; nous pouvons en retirer des bienfaits et l’utiliser comme nous le souhaitons. Mais cela dépend d’une pratique correcte.



Q : Je voudrais poser une question sur mettā en tant que pratique de méditation. Je crois savoir que les maîtres de Thaïlande n’en parlent pas beaucoup alors qu’elle est très populaire en Occident. Qu’en pensez-vous ?

La raison pour laquelle les maîtres de Thaïlande ne parlent pas de mettā en tant que pratique spécifique de méditation vient du fait que l’on considère que la perfection de sīla entraîne automatiquement la pratique de mettā. Bienveillance et comportement moral vont de paire parce qu’un comportement juste et bon nous amène tout naturellement sur une voie sans conflits.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier d’ajouter uppekkhā, l’équanimité, à mettā. Si la bienveillance manque d’équanimité, elle n’est pas complète, et il se peut qu’elle ne se développe pas correctement dans la pratique.

Attention aussi à ne pas confondre mettā avec « amour » et à ne pas faire un amalgame des deux. Vous souvenez-vous de ce moine anglais qui était resté près de 20 ans disciple d’Ajahn Chah et qui a eu trop de « mettā » pour une amie handicapée ? Il a quitté la communauté monastique pour l’épouser … et aujourd’hui ils sont séparés, je crois, n’est-ce pas ?



Q : Puis-je vous demander des conseils pour diminuer le désir sensuel ?

Au niveau le plus grossier, le désir sensuel est stimulé par la nourriture. Si on peut agir sur ce facteur, le désir sera moins fort mais pas au point de disparaître complètement. Par contre, il aura suffisamment diminué pour que l’on puisse l’observer et l’étudier. Mais si je poursuis sur ce terrain, je vais me mettre à dos toutes les grandes chaînes d’alimentation ! [Ajahn Liem rit.]



Q : La nourriture thaïlandaise est-elle particulièrement dangereuse ?

Quelle que soit la nourriture, si on mange trop, il y a danger. Les principes donnés par le Bouddha sont : connaître le juste équilibre et la quantité appropriée. On appelle cela bhojhane mattaññutā : connaître la juste quantité de nourriture.



Q : Est-ce que réfléchir à l’impermanence, à la souffrance et au non-soi selon la technique qui éveille la véritable sagesse est différent de notre compréhension ordinaire ?

Oui, c’est différent. Si la réflexion est assez profonde, tout s’arrêtera. Même si elle n’est pas aussi profonde que cela pour le moment, elle est tout de même utile pour stimuler notre mémoire (saññā) et permettre d’approcher la véritable sagesse.



Q : Mais si notre connaissance est seulement liée à la mémoire … ?

C’est utile aussi. C’est comme quand nous connaissons bien une carte. Connaître une carte est utile.



Q : Je voudrais parler des sankhāra qui apparaissent et disparaissent dans l’esprit – la colère, par exemple. La vue d’une certaine personne peut suffire à éveiller ma colère. Quand cette personne s’en va, la colère disparaît mais si, des années plus tard, je la revois, la colère revient – et puis elle cesse à nouveau. Que faire dans des situations comme celle-ci où la colère revient régulièrement ? On dirait qu’elle reste présente dans le cœur …

En réalité, nous n’avons pas à maîtriser ou à essayer d’empêcher quoi que ce soit d’apparaître. Nous devons seulement demeurer conscients de nous-mêmes en permanence.

Les émotions comme celle-ci sont des visiteurs qui s’arrêtent au passage pour nous voir. Mais elles peuvent être dangereuses, c’est pourquoi nous devons y faire attention. Mais, comme l’a dit le Bouddha, les choses qui apparaissent finissent aussi par disparaître.



Q : Il n’est donc pas nécessaire de chercher à comprendre pourquoi nous nous mettons en colère ou d’y penser trop ? Est-ce que nous devons seulement observer que la colère, après être apparue, finit par disparaître ?

Enfin … il faut tout de même nous appliquer un peu à pratiquer la méditation !

C’est comme quand on travaille – on a aussi besoin de se reposer de temps en temps. Si le travail se combine avec le repos, on crée un bon équilibre. Nous ne devons pas manquer d’attention dans nos activités. Nous devons nous entraîner à développer la paix de l’esprit, de temps en temps, pour être de plus en plus capables de nous détendre. Mais le fondement de votre méditation ne doit pas être le désir ni le besoin. Continuez à pratiquer la méditation régulièrement jusqu’à ce qu’elle fasse partie de vos habitudes.



Q : Il m’arrive d’avoir des rêves très précis d’événements futurs, comme des accidents ou autres mauvaises nouvelles. Devrais-je m’en préoccuper, en parler ou garder cela pour moi ?

Il faut garder ce genre de choses pour soi. Si d’autres personnes sont concernées, il n’est pas bon de leur en parler, notamment parce que même si les messages sont parfois très clairs, d’autres fois ils peuvent ne pas l’être.

Les rêves font partie des sankhāra, ils sont un débordement de l’esprit. Peut-être parlent-ils de l’avenir ; parfois ils sont exacts, parfois non. Il y a des erreurs. Nous pouvons les considérer comme une forme de connaissance et les observer, mais nous ne devons pas trop nous y attacher.



Q : J’ai entendu des gens parler de leurs visions de deva et de toutes sortes de choses quand ils méditent. Pour quelqu’un qui est nouveau dans la pratique et n’a pas beaucoup d’expérience, est-il important de croire à ces visions ?

Ces phénomènes sont un obstacle au développement du samādhi ; il faut en être bien conscient.

La façon correcte de pratiquer est, bien entendu, de pratiquer la méditation samādhi où que vous soyez, mais sans pousser trop loin. Il faut laisser assez d’espace pour que les sensations extérieures continuent à être perçues et pratiquer en développant la modération.

Cette pratique doit être soutenue par certains facteurs que le Bouddha a appelés « accomplissement des qualités du Dhamma » (gunasamāpatti). Le premier facteur de soutien est la modération grâce à sīla [un comportement sain et moral] ; le second est la motivation ou l’intention. Motivation ou intention signifie être animé d’un sentiment honnête et pur lié à une aspiration et une détermination sans faille.

Le premier facteur, la modération de sīla, est lié à notre relation aux « portes des sens » car c’est aux portes des sens que tanhā, le désir, apparaît et c’est également là qu’il disparaît. Le désir apparaît en fonction des choses agréables et attirantes que les yeux voient, que les oreilles entendent, que le nez sent, que la langue goûte, ou que le corps touche. Nous pratiquons la modération par rapport aux réactions d’attirance ou d’aversion qui apparaissent dans notre esprit au moment de ces contacts, de façon à ne pas les laisser prendre le contrôle de l’esprit.

Il faut, à ce moment-là, déployer une détermination particulière car, une fois que le plaisir et l’aversion sont apparus dans l’esprit, ils s’y installent et on ne peut plus les arrêter. Ils deviennent des états d’esprit à part entière et tout ce que nous pouvons encore faire, c’est les observer jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Le fait d’aimer quelque chose est une forme de kāmatanhā, [désir sensuel], tandis que l’aversion est une forme de vibhavatanhā, [désir de ne pas exister ou de ne pas posséder]. Nous devons observer sur quels chemins ces sentiments nous mènent. Les attirances sont trompeuses, illusions, et nous nous laissons emporter par le plaisir ou l’amusement qu’elles engendrent. Elles stimulent le désir et les envies mais nous pouvons les maîtriser quand nous modérons nos actions physiques. Nous pouvons les mettre de côté.

L’autre facteur est également dangereux. Motivation et intention de pratiquer peuvent devenir un véritable obstacle. Au départ, nous venons tous à la pratique avec un esprit plein de foi et le sentiment que nos aspirations sont satisfaites. Mais, à un certain moment, cette satisfaction diminuera et, automatiquement, l’insatisfaction grandira jusqu’au jour où nous serons découragés, fatigués et dégoûtés. Il est normal qu’il y ait des moments de découragement dans la pratique. C’est comme au travail : quand nous nous sentons forts, nous disons que nous sommes capables d’accomplir notre tâche mais, quand nous sommes fatigués, nous disons que nous n’en pouvons plus. Ainsi vont les choses.

Dans notre pratique, nous devons constamment être attentifs, observer et nous poser des questions : « Pourquoi ces états d’esprit arrivent-ils ? » Peut-être ne serons-nous pas en mesure de les arrêter mais ce que nous pouvons faire, c’est concentrer notre attention dessus quand ils se présentent. Ainsi nous pratiquons au moins la vigilance par rapport à ces facteurs qui nous mènent à l’erreur et au danger. De cette manière, le sentiment d’être étouffé, déprimé ou prisonnier dans un espace étriqué qui ne nous laisse aucune liberté diminuera et nous serons détendus dans la modération.

Le troisième facteur de soutien de la pratique est bhojhane mattaññutā [connaître la juste quantité de nourriture à consommer]. En fait, c’est dans tous les aspects de notre vie que nous devons être capables d’évaluer la juste quantité des choses. Si nous avions l’habitude de vivre dans un environnement où nous pouvions satisfaire tous nos désirs, la situation dans laquelle nous nous retrouvons ici pour pratiquer [dans un monastère] doit certainement paraître étriquée. Nous allons ressentir toutes sortes de sensations désagréables, notamment la faim et la soif, mais de telles expériences nous permettent de connaître et de comprendre ces choses. Certaines fois, ce que nous ressentons est tout à fait normal pour le corps : il produit de l’urine et des excréments, donc il a des réactions de soif et de faim ; il n’y a là rien d’inquiétant. Bien sûr, tout ce à quoi nous ne sommes pas habitués nécessite une certaine adaptation qui peut prendre du temps mais c’est faisable. Quand le corps finit par s’habituer à un nouveau mode de vie, celui-ci n’a plus rien d’inquiétant.

Cependant, ces doutes et ces inquiétudes sur les conditions de vie au monastère sont souvent un gros problème pour les moines nouvellement ordonnés. C’est pourquoi dans « les quatre dangers pour les nouveaux moines », le Bouddha nous met en garde : ne soyez pas quelqu’un qui est obnubilé par la pensée de son estomac et ne soyez pas quelqu’un qui ne supporte pas les difficultés.

Le quatrième facteur de soutien de la pratique est jāgariyānuyoga [dévotion à l’état de veille]. Ce facteur est lié au maintien de la vigilance : on suit l’esprit et on maintient la clarté de l’esprit. Cela signifie être attentif, ne pas laisser les mauvaises tendances se manifester. Le mot « mauvais » se réfère à toutes ces choses en nous qui obscurcissent et salissent l’esprit, et que nous ne connaissons que trop bien. Le Bouddha a enseigné ce principe de dévotion à l’état de veille pour que nous prenions conscience de tous les éléments malsains qui agitent l’esprit. En même temps, il faut que nous développions délibérément les qualités saines de l’esprit – et nous savons certainement très bien ce que sont ces qualités.

Les qualités saines de l’esprit doivent être soutenues de toutes sortes de manières pour éviter que n’apparaissent des sentiments de découragement, de fatigue ou de résignation. Ceux-ci apparaîtront peut-être quand même. Quand le manque de motivation et le découragement surgissent, il faut leur faire face, les affronter et les repousser. Nous devons nous en protéger. Vous n’êtes pas les seuls. J’ai moi-même dû en passer par là et, pour être bref, je vous dirais simplement que j’ai failli tout abandonner ! Mais nous devons nous souvenir que nous sommes dans une étape d’apprentissage, que nous avons encore besoin de nous entraîner et que tout cela prend du temps. On ne s’adapte pas à de nouvelles conditions de vie en quelques secondes. Il est naturel qu’il faille du temps pour tout.

Les deux derniers « dangers pour un nouveau moine » (après « être obnubilé par son estomac » et « être incapable d’affronter les difficultés ») sont : l’engouement pour les plaisirs sensoriels ou rechercher toujours plus de bonheur et, enfin, le danger dont nous devons tous être conscients, quel que soit notre sexe : les relations hommes-femmes.



Q : Lors d’une précédente occasion, vous avez parlé des plaisirs sensuels et vous les avez comparés à du feu dans le cœur. Si nous observons avec attention, nous voyons les effets néfastes des désirs sensuels, leur impermanence, le fait qu’ils n’ont rien de tangible ni de durable. Si nous réfléchissons souvent à ces vérités (à chaque fois que nous sommes exposés aux plaisirs des sens), est-il possible de voir ces dangers à l’instant même où la sensation agréable apparaît ?

Si notre attention est bien développée, il devrait être possible de les voir.

Les sensations agréables font partie de ce que le Bouddha appelait lokadhammā, les dhamma du monde. Ces phénomènes dominent le monde. Ceux qui sont agréables engendrent ce que le monde appelle « bonheur » et ceux qui sont désagréables engendrent ce que le monde appelle « souffrance ». Mais du point de vue de celui qui comprend le danger des dhamma du monde, tous ces phénomènes n’engendrent que de la souffrance. Rien dans tout cela ne ressemble au bonheur. Il y a seulement dukkha [la souffrance] qui apparaît, et seulement dukkha qui disparaît. Celui qui voit cela comprend le monde d’une manière qui rend évidentes les caractéristiques de l’existence : il réalise l’impermanence de l’existence à tout moment et se désintéresse peu à peu du monde. Dans ce contexte, « se désintéresser » signifie que l’on a conscience qu’il n’y a rien en ce monde qui soit constant ou sûr, rien sur quoi s’appuyer.

Que comprennent les huit dhamma du monde, tels qu’ils apparaissent dans les écrits du bouddhisme ? Vous le savez certainement très bien. Il s’agit de la richesse et des possessions qui, quand on les obtient, s’appellent « gains » et qui deviennent « pertes » quand on les perd. Vis-à-vis de la société il y a les louanges que nous recevons des gens qui nous apprécient et les critiques de ceux qui ne nous apprécient pas. Les huit dhamma du monde sont donc : gain et perte de la richesse ; réussite sociale ou célébrité et perte de celle-ci ; louange et critique ; et bonheur et souffrance.

En fait, nous pouvons ramener les huit dhamma du monde à deux : bonheur et malheur. Mais l’ariya puggala, l’Etre Noble [qui a atteint l’un des quatre niveaux d’Eveil] qui vit selon les vérités naturelles de l’existence et voit les choses dans cette perspective, dirait : il n’y a rien d’autre que dukkha qui apparaît et rien d’autre que dukkha qui disparaît. Il n’y a rien en ce monde qui soit constant ou sûr, rien sur quoi s’appuyer. Ainsi, l’ariya puggala ressent de la lassitude et du désintérêt pour les choses du monde – et c’est tout ; c’est ainsi que c’est vécu.



Q : Et si l’on pratique jusqu’à atteindre le degré d’Eveil ultime, est-ce uppekkhā, l’équanimité, qui apparaît quel que soit le type de contact sensoriel – agréable ou désagréable ?

Si nous atteignons le bout de la pratique, en termes de ressenti sensoriel ou en termes de vie en société, nous ne ressentons plus d’attirance ni d’aversion. « Homme » ou « femme » deviennent des aspects de la réalité conventionnelle ; il n’y a plus d’aspiration à des objets de plaisir sensoriels. Ce que l’on ressent, c’est que toutes ces attirances et ces aversions n’existent tout simplement plus.

Par contre, il y a beaucoup d’autres phénomènes que l’on peut découvrir à ce moment-là. Par exemple, on ressent une grande fraîcheur dans le système nerveux au niveau du cerveau. Le ressenti du contact n’est pas du type qui occasionne des vagues au niveau de l’esprit. Il y a une sensation que l’on pourrait appeler « ni agréable ni désagréable ». C’est une réalité de la nature qui est très pure. Cela signifie aussi que, bien que l’on voie de ses propres yeux ce que les autres appellent « beauté », il n’y a rien de beau là-dedans – mais pas dans un sens négatif, simplement il n’y a rien. C’est une expérience de vacuité – un peu comme si tout était vide. C’est la vacuité d’une manière qui nous donne le sentiment de ne pas être touché ou concerné. De même, on ne se sent plus obligé de réagir à ce qui arrive ou de l’empêcher. Il reste simplement ce sentiment d’absolue vacuité.

Mais il ne s’agit pas d’indifférence, pas comme si on ignorait totalement ce qui se passe autour de soi. C’est une forme d’indifférence dans le sens où on a le sentiment qu’il y a déjà bien assez de tout, on a déjà tout ce qu’il faut et il n’y a rien à ajouter.

Après cela, il ne reste qu’à fonctionner en bougeant son corps de manière adéquate, comme, par exemple, s’allonger quand on a besoin de se reposer. On ne s’allonge pas par désir mais seulement parce que c’est une façon de détendre les tensions physiques du corps. Quand c’est le moment de se reposer, on peut se reposer sans tomber dans la lourdeur de la torpeur ou de la paresse.

Il en va de même quand on est réveillé. On sait vraiment être en état d’éveil quand on est réveillé. Et quand on dort, on a conscience de dormir. Le sommeil est une méthode que le corps utilise mais, sur le plan de l’esprit, la conscience est toujours présente. C’est comme le proverbe qui dit : « Dormir quand on est éveillé et être éveillé quand on dort » !



Q : Au moment où l’on a une sensation agréable, saññā [mémoire ou perception] apparaît et nous dit que cette sensation agréable est désirable. C’est un mécanisme automatique tant que nous ne sommes pas capables de porter notre attention à temps sur les contacts sensoriels. Est-ce bien saññā qui nous dit que cette sensation est désirable ?

Il faut arriver à vous mettre dans une situation qui ne soit pas contrôlée par la force du désir. Nous pratiquons pour pratiquer, pas parce que nous désirons quelque chose.

Examinons les choses liées à la pratique que nous pouvons voir par nous-mêmes. Cela nous ramènera peut-être en arrière dans le temps mais nous en tirerons des indications pour notre pratique. Prenez le Vénérable Ananda, par exemple, le compagnon et serviteur du Bouddha. Vos études vous ont certainement appris ce qui s’est passé une fois que le Bouddha a quitté son corps. Le Vénérable Ananda a évoqué une image, un souvenir (saññā ārammana) qui lui venait du Bouddha lui-même. Le Bouddha lui avait dit qu’il serait capable d’atteindre le bout de la pratique dans cette vie. Lorsque le premier Concile fut prêt à se réunir, le Vénérable Ananda, se souvenant parfaitement de cela, multiplia ses efforts. Il ne cessait de marcher en méditation, s’épuisant complètement à la poursuite de son désir d’Eveil jusqu’à ce que, finalement il se résigne et abandonne tout espoir d’obtenir ce qu’il désirait. Il se dit que le Bouddha avait seulement voulu l’encourager par bonté. Mais, à l’instant même où il se détendit et abandonna son désir, il tomba naturellement dans un état où il n’y avait plus de désir de quoi que ce soit. Ce fut une expérience de paix et de silence et, finalement, il fut libéré de toute impureté de l’esprit.

Quel que soit l’activité que nous entreprenons poussés par le désir et l’envie, elle sera insatisfaisante par certains côtés. Dans notre travail, nos instructions nous viennent de notre activité elle-même. C’est comme quand nous plantons un arbre : notre tâche consiste simplement à creuser un trou, planter l’arbre, recouvrir les racines de terre, donner de l’engrais et arroser. Le développement de l’arbre et sa croissance, ce sont ses affaires ; nous n’y avons aucune part. Il y a une limite à notre responsabilité.

Ainsi, dans notre pratique, quand nous disons qu’il faut « tout donner », cela signifie laisser les choses être telles qu’elles sont. Nous ne souhaitons pas que quelque chose soit comme ceci ou ne soit pas comme cela. La pratique concerne le cours naturel des choses. Progrès ou accomplissement – ces choses-là arrivent automatiquement. Penser que l’on est génial ou le meilleur, ou avoir n’importe quelle perception de soi, signifie que quelque chose ne va pas dans la pratique.

N’oublions pas qu’il existe une règle selon laquelle le Bouddha interdit aux moines de proclamer qu’ils ont atteint des états de conscience élevés même si c’est vrai. Le Bouddha ne voulait pas que les choses évoluent dans une direction qui ne soit pas juste. Ces proclamations sont la porte ouverte à des ennuis tout à fait déplacés.

Pourquoi ne pas voir les choses différemment pour une fois ? Dites-vous que là où se trouve la saleté, se trouve aussi la propreté. Si on retire la saleté d’un endroit, il devient propre. De même, là où se trouve la souffrance, se trouve aussi l’absence de souffrance.

En 1971, j’ai passé la saison des pluies avec Ajahn Sumedho. Les jours de lessive, les moines lavent leurs vêtements dans de l’eau où ont bouilli des morceaux de bois de Jaca. Ajahn Sumedho n’avait pas encore l’habitude de laver ses vêtements de cette façon. Tout en lavant, il demanda : « Mais où va la saleté ? La saleté est encore là. » [Ajahn Liem rit. Cette façon traditionnelle qu’ont les moines de laver leurs vêtements consiste à les faire tremper dans de l’eau bouillante colorée par le marron du bois de Jaca. Il s’agit en fait d’une nouvelle teinture du vêtement à chaque lavage. On ne rince pas d’eau sale et on n’essore pas avant d’étendre.] Bien que le vêtement soit encore sale, sa couleur devient très belle !

C’est précisément là où nous sentons se manifester le désir que nous trouverons le non-désir. Il faut simplement observer très attentivement.



Q : Est-ce ce que le Bouddha veut dire quand il dit que nous avons en nous tout ce dont nous avons besoin pour pratiquer et pour voir le Dhamma ? Devons-nous seulement faire l’effort d’essayer de pratiquer pour voir ?

Le développement doit suivre un principe que le Bouddha a donné comme ligne directrice, principe qu’il a trouvé approprié pour voir la vérité : le principe de l’ariyavamsa, « la lignée des Nobles Etres ». Le Bouddha définit les membres de l’ariyavamsa comme ceux qui sont toujours satisfaits de ce qu’ils ont ou de ce qu’ils reçoivent. Ils sont heureux et aisément satisfaits.

Nous savons tous ce que signifie « se contenter de peu » : il est inutile de trop se charger. Etre aisément satisfait signifie avoir une juste appréciation de ce qu’il y a et de ce qui se présente. Un membre de l’ariyavamsa vit dans la modération et la retenue car tel est le principe de base du moine. A l’époque du Bouddha, le Vénérable Assaji personnifiait ce comportement : nous pouvons le prendre comme maître et modèle pour le principe de la modération. [C’est le comportement paisible et mesuré du Vénérable Assaji qui a inspiré Sariputta à devenir, à son tour, disciple du Bouddha.]

J’utilise moi-même ce principe. Je le trouve très bénéfique. Il nous aide à développer de nouvelles habitudes qui empêchent les actions erronées et les défauts de se manifester. De plus, le principe de retenue et de modération nous évite de désirer tout ce qui risquerait de nous piéger et de nous asservir.

Avoir retenue et modération est quelque chose de très beau. Cela dénote de bonnes manières qui sont agréables à voir. Quand on y réfléchit, il est dit que le Bouddha est né dans la caste des rois et des guerriers, un monde où les bonnes manières et l’étiquette sont très importantes. Ce qu’un roi ou un guerrier faisait était censé être impeccable.

En réalité, tout cela revient toujours à l’attention et à la présence consciente, à être capable de discerner immédiatement les choses qui se présentent dans la vie. En général, les gens jugent les choses de manière globale ; ils appellent « bon » tout ce qui leur paraît agréable et le reste est « mauvais ». Nous ressentons tous de l’attirance pour certaines choses. Parfois on accepte même de faire quelque chose de mal ou qui va causer du tort aux autres pour les obtenir. Est-ce vraiment une bonne manière de se conduire ? Il faut réfléchir à ces choses-là.

Notre comportement dépend de notre état d’esprit et de nos émotions. Cela devient très évident à certaines occasions ; par exemple quand on ressent du désir et de l’amour ou bien de la jalousie, de la colère et de l’aversion. Si ces émotions sont clairement perçues, elles sont l’outil parfait pour nous permettre d’étudier, d’observer et d’apprendre. Si nous nous laissons submerger par ces émotions, où sera notre outil de travail pour y mettre fin, pour les déraciner et les empêcher de réapparaître ? Nous devons utiliser une méthode pour travailler sur les émotions et, en fait, tout cela revient à kammatthāna (les techniques classiques de méditation), la pratique qui consiste à se connaître et à connaître ses états d’esprit. Quand nous utilisons les méthodes kammatthāna, aucun sentiment malsain n’apparaît.

Par exemple, dans la contemplation des différentes parties du corps, nous utilisons « asubha » – ce qui n’est pas beau ou qui répugne – comme outil. Peut-être que cette pratique ne nous plaît pas au début mais, au bout d’un certain temps, nous constatons que c’est une méthode très utile pour se libérer des problèmes liés à la sexualité et au désir. C’est un processus de changement et d’ajustement – comme quand on lave un tissu sale avec du détergent et qu’on le rend dans l’état où on veut qu’il soit. Voilà pourquoi on a besoin des méthodes de kammatthāna.

La pratique peut se faire dans toutes les postures : debout, assis, en marchant ou allongé. A chaque fois qu’un certain ressenti apparaît, nous appliquons notre objet de méditation pour l’observer et l’étudier en profondeur. C’est comme quand quelque chose n’est pas égal ou pas droit et qu’il faut l’égaliser ; ou comme quand on utilise des matériaux bruts pour construire une maison : les matériaux bruts ne sont pas parfaits au départ, il faut les mettre un peu en forme d’abord.

Donner forme à notre pratique et l’ajuster de cette manière jusqu’à ce que nous atteignions le but visé est parfois difficile et compliqué. Mais ce n’est pas au-delà de nos possibilités. Si c’était au-delà de nos possibilités, le Bouddha ne l’aurait pas enseigné.

Le Dhamma est un enseignement que les êtres humains sont censés voir, censés comprendre. Quels sont les êtres qui trouvent l’Eveil ? Les humains. Quels sont les êtres qui mettent fin à la souffrance ? Les humains. Voilà ce qu’il faut se dire.

Là où se trouve le bonheur, se trouve la souffrance ; là où se trouve la souffrance, juste là, se trouve la paix. C’est ainsi. Nous devons observer longuement, faire un effort pour le comprendre. En fait, je dirais que simplement observer suffit. Si vous l’avez vu, il n’y a rien à voir. Si vous le regardez, cela va de soi. Tout ce qui se produit aura pour fonction de nous donner l’occasion de développer la compréhension.

Nous devons observer les choses à la manière dont on observe les animaux sauvages dans la jungle pour voir comment ils vivent et comment ils se comportent. Comme ils sont très timides et facilement effarouchés, les animaux de la jungle essaient généralement de se cacher ; ils ne tiennent pas à ce que les humains connaissent leurs habitudes et leur mode de vie. De ce fait, quand nous pénétrons dans la jungle, nous devons faire très attention à ne pas effrayer ces animaux. Nous devons faire en sorte qu’ils ne nous voient pas. Si nous comprenons comment il faut aborder la situation, les animaux finiront par nous montrer leur nature et leurs habitudes.

Dans notre pratique de kammatthāna, c’est le même processus : nous devons observer constamment et ce que nous avons observé finira par révéler sa nature de lui-même. Nous finirons par voir nos faiblesses. Nous serons capables de lâcher ce qui doit être lâché, comme le Bouddha l’a dit. Nous devons focaliser notre attention sur dukkha et finir par vraiment connaître sa nature.