Le Dhamma de la Forêt |
S’accepter
Puisque vous êtes là pour demander pardon, je ne vais pas soulever de vieux problèmes car ces choses-là sont derrière nous. En fait, il n’y a pas grand-chose à régler entre nous mais une cérémonie officielle comme celle-ci est utile au niveau de votre pratique personnelle. Elle a un effet sur votre attitude, au fil des années, tandis que vous travaillez à entraîner votre esprit. Généralement, ce type de rituel permet aussi de renforcer le samana-dhamma – les vertus du contemplatif. Si vous maintenez toujours le respect du samana-dhamma, vous poserez les fondements d’une pratique des enseignements du Bouddha qui ne tombera ni dans la négligence ni dans le laisser-aller. Même si les conditions dans lesquelles vous pratiquez changent, un sentiment constant de fraîcheur et d’aisance grandira en vous. A partir de là, si votre intérêt et votre bonne volonté sont sincères, la paix intérieure se développera automatiquement. Faire l’effort d’améliorer sa conduite va de paire avec la croissance de la maturité. L’un des enseignements clés que le Bouddha utilise pour nous encourager à pratiquer le Dhamma est Viriyena dukkhamacceti, ce qui signifie : « La souffrance peut être dépassée grâce à l’effort ». Ces mots s’appliquent à tout un chacun, pas seulement à une élite.
Dans notre pratique, nous devons constamment nous souvenir qu’au départ nous sommes tous comme des enfants – nous ne pouvons pas commencer par être des adultes. Au départ, nous ne sommes pas encore purifiés et nous tombons sans cesse dans des états de confusion mentale. Nous vivons dans l’obscurité, comme un lotus qui n’a pas fleuri et dépend encore de la vase pour grandir : quand nous venons au monde, nous ne sommes pas encore complètement mûrs, prêts, entiers ; nous portons encore le fardeau de nombreux obstacles à vaincre ; nous connaissons le bonheur et la souffrance, le bien et le mal, le juste et le faux. Il est naturel, pour une personne non éveillée, qui a encore « de la poussière dans les yeux », d’en passer par là. Il est impossible qu’une telle personne connaisse la lumière et la clarté qui apparaissent quand on est libéré de la souffrance et de toutes ses implications. Au début, il y a toujours des difficultés, il faut toujours qu’il y ait de la souffrance – c’est tout simplement naturel.
C’est comme vivre dans l’obscurité. Vivre dans l’obscurité n’a rien d’agréable ; il y a toujours un sentiment de malaise et d’inconfort. Dans cet état, nous ne sommes pas encore libérés de la dépendance, nous ne sommes pas encore totalement accomplis. Nous ressentons encore un peu de bonheur et un peu de souffrance de temps en temps, une certaine satisfaction et puis de l’insatisfaction. Nous n’avons pas encore transcendé le monde des phénomènes conditionnés, nous ne sommes pas encore en sécurité. Nous allons et venons dans le samsāra, cette ronde sans fin de naissances et de morts. Parfois les situations de la vie sont bonnes, parfois mauvaises, et nous ne franchissons pas facilement les hauts et les bas. Tant que nous n’aurons pas atteint le but ultime de notre pratique, il est tout à fait naturel qu’il en soit ainsi.
Chacun a la bonté en soi, chacun a la perfection et la pureté en soi. Il est certain que chacun de nous possède au moins quelques traits de caractère qui pourraient être stimulés de façon à être utiles à la pratique. Alors développez ces traits de caractère jusqu’à la perfection ! C’est comme les flammes d’un incendie : là où les flammes s’élèvent, il n’y avait pas de feu auparavant ; mais une fois qu’elles sont allumées et nourries, les flammes sortent de l’obscurité jusqu’à ce qu’un véritable feu brûle ici-même. Il en va de même pour nous : chacun d’entre nous vient de l’obscurité, vient de l’état d’enfant où il manque de force, n’est pas encore prêt – et naturellement, c’est déconcertant. Qu’un état de ce niveau engendre une confiance totale et une clarté absolue est tout à fait impossible.
Se voir
En général, notre esprit adore se laisser emporter par des choses drôles. Si nous constatons que nous avons toujours envie de nous amuser, que nous trouvons cela important et que nous y sommes attachés, le Bouddha recommande de nous enraciner dans une attitude de vigilance. L’hilarité est un boulet qui peut nous entraîner sur la voie de la bêtise. Quand nous sommes enthousiasmés par quelque chose, que nous en sommes fous, nous pouvons commettre toutes sortes d’erreurs. Que ce soit caché ou au vu de tous, c’est toujours pareil : c’est vraiment comme si on était ivre.
Les gens deviennent ivres de leur corps en s’imaginant qu’il n’est pas menacé par la maladie, la douleur ou la fièvre. Ils croient que leur corps ne va pas mourir, qu’il ne va pas se désintégrer et disparaître. Ils refusent d’envisager cette possibilité mais ce déclin se produira quand même car notre corps physique est, en réalité, un phénomène conditionné qui dépendra toujours de la nature des éléments qui le composent. Pourtant, nous nous plaisons à croire que notre corps sera toujours en pleine santé, fort, intouché par la douleur et la maladie. Nous voulons continuer à le voir ainsi, tel que nous le connaissons aujourd’hui, comme s’il était capable de vaincre toutes les situations. Mais le Bouddha a dit que, s’il y a la lumière, il y aura l’obscurité ; s’il y a la chaleur, il y aura le froid – c’est ainsi que vont les choses. C’est pourquoi tout état de bonne santé, de confort ou de bien-être peut se dégrader d’un jour à l’autre, ou même d’un instant à l’autre, et passer à un état de mal-être et de déclin, se détériorer et disparaître selon sa nature. Mais si nous entretenons une vision réaliste du corps, si nous restons conscients qu’il est dans sa nature de se détériorer, nous ne serons pas perturbés par son déclin. Nous ne considèrerons pas le corps comme quelque chose de très important, nous n’y serons pas attachés et nous ne nous identifierons pas à lui.
Le Bouddha appelait toutes les idées erronées que nous nous faisons à propos du corps sakkāyaditthi : croire que le corps est soi, que nous et les gens qui nous entourent sommes notre corps, que notre corps nous appartient. Le Bouddha nous incite à nous rappeler que rien, absolument rien, ne nous appartient vraiment ou est « nous ». En considérant les choses sous cet angle, nous cesserons de nous attacher aux choses. L’attachement est la racine de l’importance que l’on donne au « soi ».
Plus nous nous considérons comme importants, plus nous avons tendance à développer des sentiments négatifs, à souffrir, pour finalement prendre la voie qui fait sombrer dans l’obscurité. C’est ainsi que nous flottons au long du cycle de la naissance et du devenir. Le Bouddha a vu qu’il s’agissait là de la source de toutes les formes de souffrance : colère, avidité ou idées erronées apparaissent ; désir, aversion et ignorance s’éveillent. Tous ces états d’existence engendrent souffrance et malheur.
Quand nous analysons et observons notre « personnalité », nous constatons qu’elle consiste en ce que l’on appelle des nāmadhamma ou phénomènes mentaux. Ces phénomènes mentaux ne sont pas « nous » non plus ; ils n’ont rien de personnel. Notre « personnalité » consiste simplement en certains états parmi toute une panoplie de différents états mentaux possibles (les dhammāramanā). Ne la considérez pas comme étant « vous » ou vous appartenant en aucune façon. Voyez-la à la lumière des dhammāramanā qui apparaissent tous seuls de manière naturelle et puis disparaissent de la même manière – exactement comme l’obscurité arrive de manière naturelle et repart tout aussi naturellement, et comme la lumière éclaire à sa manière naturelle et cesse de même. Tous ces états apparaissent et disparaissent.
Les états mentaux apparaissent puis disparaissent, qu’il s’agisse d’états agréables ou désagréables. Nous appelons tous ces états les dhamma du monde. Ce sont des particularités qui dominent le cœur et l’esprit des êtres qui vivent dans le monde. Quand nous verrons les dhamma du monde simplement comme des phénomènes naturels, nous ne tomberons pas dans l’erreur qui consiste à croire que nous sommes heureux quand nous ressentons de la joie ou que nous souffrons quand nous ressentons de la peine. Pas plus que nous ne croirons à notre propre bonté ou méchanceté. Nous verrons toutes ces choses mais nous saurons que ce ne sont que des aspects du Dhamma. Chacune de ces caractéristiques n’est que l’un des nombreux états possibles du Dhamma. Elle n’a rien de spécial en elle-même.
Les sentiments ne sont que des sentiments, le bonheur n’est que du bonheur, la souffrance n’est que de la souffrance – rien de plus. Une fois apparus, tous ces sentiments finissent par disparaître. Nous sommes conscients que nous ne « sommes » pas heureux ou malheureux ; nous cessons de nous intéresser à nos émotions. Ce ne sont que les caractéristiques d’objets mentaux qui apparaissent – point final. Les dhamma du monde apparaissent et disparaissent selon leur propre logique. Au bout du compte, si nous ne leur accordons pas d’intérêt, si nous ne les nourrissons pas en leur donnant de l’importance, ils cessent d’exister.
Toutes les fantaisies que fabrique notre mental, les sankhāra, peuvent être considérées de la même manière. Les sankhāra sont des états de prolifération mentale qui viennent nous déranger en permanence car nous leur donnons de l’importance et nous les nourrissons. Alors, bien sûr, ils continuent à nous provoquer, à nous défier et, par conséquent, nous sommes sujets à des hauts et des bas, et nous sommes dans la confusion la plus totale. Nous n’avons aucune liberté. Nous ne sommes pas un refuge pour nous-mêmes, pas même une seconde, et tout cela parce que nous donnons de l’importance à ces états d’esprit.
Le Bouddha nous enseigne qu’il faut bien voir que les sankhāra sont des états qui ne sont ni permanents ni constants. Nous ne devons surtout pas croire qu’ils vont durer toujours. Leur caractéristique est justement que, étant apparus, ils doivent disparaître.
Et, pour en revenir au corps physique, voyez que les phénomènes conditionnés sont seulement des aspects des éléments (terre, eau, feu et air) – donc, au final, rien d’autre que la nature.
S’observer
Le but de notre pratique nous fait désirer avoir une parfaite compréhension du Dhamma et nous sentir pleinement accomplis. Mais, pour le moment, nous devons nous entraîner pour être pleinement à la hauteur de ce que nous ressentons. Cela signifie développer sati, l’attention, et la claire vision des choses.
Habituellement, dans notre comportement, nous partons de nos émotions et nous les laissons nous mener par le bout du nez, exactement comme les gens dans le monde qui pensent que leurs humeurs sont ce qui compte le plus. Mais les émotions et les humeurs sont des illusions qui nous trompent. Elles sont perfides : parfois elles nous entraînent sur une bonne voie et parfois sur une mauvaise. Suivre nos humeurs peut facilement tourner à notre désavantage. Nous devons nous faire guider par des états d’esprit supérieurs plutôt que par les émotions et les humeurs. Pourquoi ne pas laisser ce qui est « éveillé » en nous nous guider comme une bénédiction ? Laissons l’Eveillé – le Bouddha – marcher devant nous. Que « Bouddha » soit l’essence de ce qui nous fait avancer, qu’il soit notre ligne directrice. Quoi que nous fassions, il y aura toujours des émotions mais notre pratique consiste à laisser « Ce qui sait » – les qualités d’éveil et de connaissance en nous – nous guider. De cette manière, il n’y a plus de danger, ces états d’esprit ne sont plus un obstacle. Nous sommes sur nos gardes.
Etre en paix
Permettons aux différentes humeurs et émotions qui nous viennent d’être simplement ce qu’elles sont. Ainsi, nous nous entraînons à être vraiment présents à nous-mêmes. Nous entraînons ce « moi » à s’asseoir et à vraiment être là, à être debout et être vraiment là, à marcher et être vraiment là, jusqu’au moment où, à chaque instant et dans chaque posture, nous pourrons dire que nous sommes pleinement présents et conscients. Nous sommes pleinement présents à travers la paix que nous ressentons. C’est très différent de l’excitation vibrante que l’on ressent quand on se laisse emporter par le plaisir et l’amusement. Au contraire, être pleinement vivant, c’est quelque chose qui naît de la paix du cœur et de l’esprit. Si la paix est là, nous sommes dans un état qui nous permet de nous adapter à tout ce qui peut survenir et d’être toujours en phase et en harmonie. Nous percevons les choses correctement et notre compréhension est juste parce que les impulsions mentales (sankhāra) sont apaisées. Il n’y a pas de pensées qui partent dans tous les sens ; nous sentons que les sankhāra sont au calme. Quelles que soient les opinions qui nous sont exposées, nous ne nous engageons pas dans des discussions.
Dans nos relations avec le monde et la société, nous serons certainement estimés par les personnes intelligentes et ouvertes qui apprécient la paix mais, même si elles nous estiment, nous ne devons pas nous réjouir pour autant, nous ne devons pas en être flattés car, au fond, les louanges ne sont que le produit de l’ignorance de la personne qui les exprime – rien de plus. Nous n’avons pas à aimer ni à rejeter quoi que ce soit. Les louanges ne sont que ce qu’elles sont. Nous ne devons pas les rechercher à tout prix et en devenir esclaves. Si nous maintenons la paix en nous, rien ne peut nous faire de mal. Même si certaines personnes nous blâment, nous critiquent ou nous condamnent, si elles nous rendent suspects aux yeux des autres par méchanceté, nous demeurons en paix quoi qu’il arrive. Nous maintenons aussi cette paix face aux états mentaux que nous ne souhaitons pas avoir, qui ne nous plaisent pas. Ces états mentaux eux-mêmes ne peuvent pas nous faire de mal ni nous causer de tort. Si on nous critique, ce n’est qu’une critique et rien de plus. Au bout de compte, tout finit par se dissoudre naturellement et par passer. A ce moment-là, les dhamma du monde ne peuvent plus nous dominer car nous n’avons plus que paix dans le cœur.
Quand nous sommes debout, que nous marchons, que nous sommes assis, quand nous dormons et quand nous nous levons, il n’y a que cela. Quand nous sommes en relation avec les gens et les choses du monde qui nous entoure, nous pouvons le faire d’une manière qui soit bénéfique pour tous. Nous ne nous éloignons pas de la voie juste, nous n’allons pas à la dérive. Nous nous comportons comme des personnes capables de laisser les choses être ce qu’elles sont, comme des samana, des ascètes qui ne sont liés à rien. C’est ainsi que nous nous entraînons et c’est ainsi que nous trouvons vraiment la paix. Nous éveillons la paix à chaque instant de sorte que, quand nous serons en société, notre attitude sera toujours délicate et paisible.
Je dirais que voir les choses ainsi permet de comprendre la façon dont nous devons laisser les choses être Dhamma ; cela nous donne une idée de ce que signifie être nous-mêmes Dhamma. Si nous sommes vraiment Dhamma, nous n’avons plus de problème avec les choses extérieures, le monde des formes et des phénomènes conditionnés, avec la vie en société et les objets qui nous entourent. Ils ne nous perturbent plus. Il n’y a plus de confusion, plus de bonheur, plus de souffrance, plus d’excitation, plus de chagrin. Il n’y a rien qui engendre des sentiments de négativité ou d’aversion. Tout s’écoule naturellement, du fait de la force contenue dans cet état de paix. Tout se dissout grâce au pouvoir de la paix. Rien n’est vraiment important, il n’y a rien à gagner, rien de vraiment essentiel ou intéressant. Tout ce qui nous attirait quand nous étions encore « des enfants » ne nous intéresse plus. Rien, dans ce monde, n’a le pouvoir de nous écraser, rien ne peut nous faire dévier. Ne pas échouer en cela est vraiment une bonne chose, une chose pour laquelle nous pourrions accepter des louanges… mais il n’y a personne pour recevoir ces louanges. Les louanges s’adressent à elles-mêmes, tout comme le nom et les qualités du Bouddha que nous récitons ensemble, « les Neuf Qualités du Bouddha ». La louange est intrinsèquement présente en elle-même.
Etre pur en soi
On peut dire que les gens qui n’ont pas de problème, qui ne connaissent pas dukkha, sont libérés des kilesa, ces parasites de l’esprit. En réalité, ils vivent avec eux mais ils n’en sont plus les victimes. L’attention que nous accordons aux kilesa vient de notre vision erronée des choses. Si la vision est juste, on se moque complètement des parasites du mental. Ils sont ce qu’ils sont et rien de plus. Cela ne veut pas dire que l’on n’a plus à rien faire avec le monde ou la société ni que l’on ne s’exprime plus par le langage. On continue à entretenir des relations avec les autres mais sans risque de problème ou de difficulté car rien dans notre attitude n’ouvre la voie à la moindre colère.
Il n’y a aucune colère – c’est comme une eau qui ne contiendrait aucune particule de saleté. L’eau est libre de toute particule de saleté tant qu’on n’y mélange rien pour la rendre boueuse. Même si on nous défie ou on nous provoque, nous ne nous sentons pas agités car l’eau de notre cœur est claire. Il n’y a pas de particules de saleté en nous qui pourraient la rendre boueuse. Nous préservons la bonté de notre cœur. La louange ne peut l’entamer, pas plus que la critique. Nous ressentons toujours cette pureté intérieure et nous seuls pouvons savoir que cette pureté existe.
Il arrive que nous nous demandions d’où vient cette pureté. Elle vient tout simplement de l’impureté, tout comme la paix vient de l’agitation et le bonheur vient de la souffrance. S’il y a souffrance, il faut aussi qu’il y ait bonheur. L’obscurité ne peut apparaître que parce que la lumière existe et la lumière apparaît du fait de l’obscurité. C’est ainsi que nous la percevons.
Donc, le fait de voir son propre esprit, de protéger son propre esprit, développera la connaissance et la vision juste des choses telles qu’elles sont réellement. Quand on connaît l’esprit, on voit l’esprit ; on voit l’esprit dans l’esprit, exactement comme il est dit dans la troisième partie du Mahāsatipatthāna Sutta. Le Bouddha montre que l’esprit est simplement l’esprit et nous encourage à toujours voir l’esprit « avec ardeur, détermination et pleine conscience, ayant repoussé le désir des sens et la souffrance par rapport au monde ».
Quand on est pleinement attentif, on ne peut pas être sous le joug des dhamma du monde. Quand on vit sa vie en pleine conscience, on sent que l’on est toujours prêt et dispos, que la perfection est en soi, dans un espace de pureté, libre de toute négativité.
S’ouvrir
Malheureusement pour la plupart, nous risquons souvent de nous dire que nous en sommes encore à un stade où ces nouvelles qualités n’ont pas encore été établies. Eh bien, si elles ne sont pas encore présentes d’habitude, nous pouvons faire en sorte qu’elles deviennent habituelles. Ce n’est pas si difficile à réaliser ; ce n’est pas un bien grand problème de poser des fondations pour pouvoir démarrer.
Par exemple, par rapport aux problèmes sociaux qui nous entourent, nous développons une attitude de tolérance ou, du moins, nous maintenons une attitude de lâcher-prise et de générosité. Le fait de demeurer généreux, ouvert et tolérant va nous aider à cultiver notre attention puisque, quand le mécontentement apparaît, nous nous disons : « Eh bien, c’est cela vivre en communauté ! » C’est comme ma langue qui touche parfois mes dents quand je parle – c’est normal. Nous nous contentons de reconnaître que, quand on cohabite, ce n’est pas toujours la parfaite harmonie.
Bien sûr, ce genre de choses arrive souvent dans la vie mais nous savons pardonner, nous savons lâcher et nous savons nous ouvrir à la critique. Quand on vit dans une communauté comme celle-ci, on doit trouver le moyen de communiquer avec les autres de façon à ce que cette cohabitation mène à la paix et aille dans la direction de l’harmonie. Nous appelons cela pavāranā. Pavāranā, c’est donner à ceux qui partagent notre vie l’occasion de nous critiquer, leur donner « la liberté d’expression » comme on dit aujourd’hui. Cela donne l’occasion de s’ouvrir mais aussi d’apprendre à écouter et à accepter les opinions et les sentiments d’autrui. Que leur façon de voir soit juste ou fausse, elle sera toujours instructive. Si nous pouvons enrichir notre vie commune de cette ouverture offerte par le pavāranā, il n’y aura plus rien pour stimuler le sentiment de notre propre importance ou nous bloquer derrière des retranchements. Quand on a ces qualités, on peut suivre sa voie et néanmoins créer un sentiment de communauté en vivant ensemble dans la paix et la joie.
Quand on vit en société, entouré des objets du monde, il est inévitable que l’on passe par des hauts et des bas mais cela n’empêche pas de cohabiter harmonieusement. A cause même de ces hauts et ces bas, nous devons toujours garder à l’esprit que rien n’est sûr. Nous devons vivre en accord avec les principes de base de la réalité : rien n’est sûr, tout est insatisfaisant au final, et rien n’est personnel. Nous vivons dans l’incertitude mais nous nous fabriquons des certitudes. Tout change mais, dans ce changement même, il y a une forme de stabilité. L’insatisfaction est là mais la satisfaction l’est également. Nous avons le sentiment que rien n’est personnel mais en même temps l’impression qu’un « moi » existe. Amata, le Dhamma qui ne meurt pas, est également présent ici-même. Quand nous voyons clairement l’impermanence et que nous vivons en étant toujours prêts à y faire face, nous pouvons voir la réalité de ce qui est permanent. C’est comme la mort : elle contient en elle ce qui ne meurt pas.
Nous observons. Quand nous arrivons à voir les choses sous cet angle, un sentiment de paix profonde apparaît. Une paix totale, dans tous les domaines : paix par rapport aux plaisirs des sens, paix par rapport aux envies, paix dans les états mentaux, paix face aux louanges et aux critiques, paix face au bonheur et à la souffrance.
Etre un refuge pour soi-même
Avec le temps, vous serez capables de maintenir une attention et une présence constantes à ce qui est. Finalement, grâce à une pleine attention et une claire compréhension des phénomènes physiques et mentaux tels qu’ils sont réellement, vous arriverez à ce que l’on appelle paccupana dhamma, la nature de l’instant présent, et celle-ci prendra de plus en plus de place dans votre esprit. L’esprit ne s’égarera plus dans le passé et le futur, il ne s’intéressera plus aux choses passées ou à venir, il se moquera complètement que les choses tournent comme ceci ou comme cela – tout ce qui existe, c’est l’instant présent. Votre état d’esprit sera comme une flamme quand le vent s’est calmé : la flamme ne bouge pas, elle est droite et elle rayonne de la lumière dans toutes les directions, tout comme nous quand nous sommes pleinement présents.
Peu importe que nos yeux soient ouverts ou fermés, peu importe notre posture, à tout moment nous avons le sentiment d’être un refuge pour nous-mêmes. C’est un état qui arrive de lui-même, nous ne l’avons pas forcé. Le sentiment qui apparaît ressemble un peu à ce que l’on appelle obhāsa, l’une des vipassana-ūpakkilesa – ces illusions mentales qui peuvent naître d’une belle méditation –, ce qui peut porter à confusion. Nous avons conscience d’une vive lumière ou d’un rayonnement tandis que nous ressentons que nous sommes un refuge pour nous-mêmes et nous nous sentons heureux – mais pas de ce bonheur qui égare. C’est l’essence même du bonheur, qui ne se préoccupe pas de savoir s’il est temps de se reposer ou de se coucher, qui ne se préoccupe pas de savoir quoi faire et quand. Et ce sentiment est toujours présent ; c’est le sentiment d’être éveillé en permanence, de jour comme de nuit ; même quand le corps s’endort, il s’endort dans cet état.
Une telle expérience de félicité peut durer un jour ou deux et puis elle peut changer mais le changement n’est pas comme d’habitude car le bonheur de cette expérience n’est pas le bonheur habituel né de choses que l’on aime ou que l’on n’aime pas. C’est la joie et le ravissement que le Bouddha appelle pīti, une joie ininterrompue jour et nuit, que l’on soit réveillé ou endormi. Rien ne peut se comparer à ce bonheur. Il vient de ce que l’on voit clairement comment les choses apparaissent et disparaissent de manière parfaitement naturelle. Si l’on pratique cela pendant de longues périodes, l’instant présent peut également passer à un extrême absolu de souffrance. Mais nous maintenons l’attention éveillée en pensant : « Oh ! Cette souffrance est vraiment de la souffrance ». Voilà le regard d’attention que nous posons dessus. Nous voyons et nous observons en gardant clairement à l’esprit que, puisque cette souffrance est apparue, elle cessera nécessairement. En fait, voir la souffrance sous cet angle peut même être amusant. Nous maintenons l’observation : « Souffrance toute la journée, souffrance toute la nuit. Oh ! » On peut avoir envie de pleurer mais il ne sert à rien de pleurer. On peut avoir envie de rire, mais il ne sert à rien de rire. Il n’y a que la souffrance sous sa forme authentique.
Voilà ce que l’on peut ressentir quand on s’observe vraiment soi-même. De toute façon, au bout d’un certain temps, les choses changeront. Parfois nous repasserons à des sentiments de bonheur au bout d’un jour ou deux et là, c’est à nouveau la joie : debout, en marchant, assis, c’est le bonheur – même en faisant les tâches quotidiennes car elles font aussi partie de notre pratique. Après le travail, on peut reprendre la posture de méditation assise et établir une attention soutenue. Les choses changent d’elles-mêmes et pourtant il y a la paix, il y a la fraîcheur et le calme. Nous ne nous préoccupons pas de notre corps ; le corps nous paraît léger, comme s’il n’y avait pas de « moi », pas de « soi ». Le soi se dissout dans une légèreté totale. C’est une expérience rafraîchissante et apaisante. Les sankhāra sont calmés, toutes les fabrications mentales ont cessé. Les hauts et les bas, les « j’aime ceci » et « je n’aime pas cela » ont disparu.
Nous ne pouvons pas forcer de telles expériences ; elles sont le produit naturel de notre entraînement et suivent la voie des enseignements du Bouddha. Il nous a enseigné qu’il fallait observer, voir comment nous fonctionnions et nous connaître. Et puis maintenir cette connaissance claire jour et nuit, que l’on soit réveillé ou endormi, et savoir par soi-même, sans cesse, jusqu’à vraiment « voir ». Exactement comme le dit le petit proverbe thaïlandais :
Aujourd’hui, comme vous êtes venus me voir en signe de respect, je voudrais vous dire que, en tant que personne, je n’accorde pas trop d’importance à ces cérémonies mais je reconnais qu’elles sont une belle expression de la relation qui nous unit dans cette vie communautaire. Pour l’instant je n’ai plus de réflexions à partager avec vous pour vous accompagner dans le voyage intérieur. Puissent ces paroles servir à votre compréhension d’une manière ou d’une autre. Votre écoute est une occasion de nous relier les uns aux autres – puissions-nous également travailler ainsi à notre pratique.