Face
à la douleur
Ajahn Mahā Boowa
Traduit par Jeanne schut
Extrait
du livre intitulé Arahattamagga, « la
Voie de l’Arahant ».
Ce
texte est la suite de la première partie du livre que nous avions
intitulée : « Réapprendre à méditer ».
A
partir de là, j’accélérai mes efforts. C’est à cette époque
que je commençai à rester assis en méditation toute la nuit, du
crépuscule jusqu’à l’aube. Une nuit, alors que je tournais mon
attention vers l’intérieur, comme d’habitude, le citta,
ayant déjà développé une ferme base de stabilité, entra
facilement en samādhi.
Tant qu’il se reposa là, calmement, il resta inconscient des
sensations corporelles extérieures mais quand, plusieurs heures plus
tard, je sortis du samādhi,
je commençai à les ressentir pleinement. Au bout d’un moment, mon
corps fut harcelé par une douleur si atroce qu’elle était à
peine supportable. Le citta
fut soudain ébranlé et sa base de stabilité s’effondra
complètement. Le corps tout entier était rempli d’une douleur si
extrême qu’il en tremblait.
C’est
ainsi que commença le combat au corps à corps qui me rapporta la
vision pénétrante d’une importante technique de méditation.
Jusqu’à l’apparition, cette nuit-là, de cette terrible douleur,
je n’avais pas pensé à essayer de méditer assis toute la nuit,
je n’avais pas pris de résolution dans ce sens. Je pratiquais
simplement la méditation, comme je le faisais normalement mais,
quand la douleur commença à me submerger, je me dis : « Hé !
Que se passe-t-il là ? Je dois faire mon possible pour
comprendre cette douleur dès ce soir. » Je pris donc le vœu
solennel de ne pas me lever jusqu’au lendemain à l’aube,
advienne que pourra. J’étais déterminé à investiguer la nature
de la douleur jusqu’à la comprendre clairement et distinctement.
Il faudrait que je creuse en profondeur mais j’étais prêt à
mourir, s’il le fallait, pour découvrir la vérité sur la
douleur.
La
sagesse commença à aborder ce problème sérieusement. Avant de me
retrouver coincé dans cette impasse, je n’avais jamais imaginé
que la sagesse pouvait être aussi tranchante et incisive. Elle
s’attela à la tâche, tournant sans cesse autour de la source de
la douleur tout en l’explorant avec la détermination d’un
guerrier qui n’accepte ni le retrait ni la défaite. Cette
expérience me convainquit que, dans les moments de véritable crise,
la sagesse apparaît pour relever les défis. Nous ne sommes pas
condamnés à demeurer ignorants à jamais ; quand nous sommes
vraiment acculés, nous trouvons nécessairement un moyen de nous en
sortir. C’est ce qui m’arriva cette nuit-là. Alors que j’étais
riveté et submergé par une atroce douleur, l’attention et la
sagesse allèrent tout simplement creuser dans les sensations
douloureuses.
La
douleur commença comme des flammes sur le dos de mes mains et de mes
pieds mais c’était encore supportable. Quand elle atteignit son
apogée, le corps tout entier se consumait de douleur. Tous les os et
toutes les articulations qui les relient étaient comme de l’huile
sur le feu qui embrasait mon corps. J’avais l’impression que tous
mes os se désintégraient, que mon cou allait sauter et ma tête
tomber par terre. Quand toutes les parties du corps font mal en même
temps, la douleur est si intense que l’on ne sait pas comment
trouver un espace assez long pour respirer.
Cette
crise ne laissa pas d’autre alternative à l’attention et la
sagesse que de creuser dans la douleur à la recherche de l’endroit
précis où elle était la plus sensible. L’attention et la sagesse
cherchèrent et investiguèrent jusqu’à trouver le point où la
douleur était la plus intense, essayant de l’isoler pour le voir
plus clairement. « D’où vient cette douleur ? Qui
ressent cette douleur ? » Elles posèrent la question en
passant en revue chaque partie du corps et constatèrent que chacune
restait en accord avec sa propre nature intrinsèque : la peau
était peau, la chair était chair, les tendons étaient tendons, et
ainsi de suite. Ils étaient tous conformes à ce qu’ils avaient
été depuis le jour de ma naissance. Par contre, la douleur est
quelque chose qui va et vient avec le temps ; elle n’est pas
toujours là à la manière de la peau et de la chair. D’ordinaire,
la douleur et le corps semblent être complètement imbriqués l’un
dans l’autre mais le sont-ils vraiment ?
En
me concentrant sur l’intérieur, je pouvais constater que chaque
partie du corps était une réalité physique. Ce qui est réel
demeure réel. Tandis que je recherchais la masse de douleur
physique, je vis qu’un point était plus douloureux que tous les
autres. Si la douleur et le corps ne font qu’un et si toutes les
parties du corps ont la même réalité, pourquoi la douleur
était-elle plus forte à un point qu’à un autre ? J’essayai
donc de séparer et d’isoler chaque aspect. A ce stade de
l’investigation, l’attention et la sagesse étaient
indispensables. Elles devaient balayer les zones douloureuses puis
tourner autour des plus intenses, sans cesser de séparer la
sensation du corps. Ayant observé le corps, elles reportaient
aussitôt leur attention à la douleur puis au citta.
Ces trois éléments – le corps, la douleur et le citta
– sont les principes majeurs de cette exploration.
Bien
que la douleur physique fût, évidemment, très forte, je pouvais
constater que le citta
demeurait calme et n’en était pas affecté. Quel que fût le degré
de malaise dont souffrait le corps, le citta
n’en était ni affligé ni perturbé. Cela m’intrigua.
Normalement, les kilesa
se joignent à la douleur et cette alliance fait que le citta
est perturbé par la souffrance du corps. Cette constatation
encouragea la sagesse à chercher à comprendre la nature du corps,
la nature de la douleur et la nature du citta
jusqu’à ce que les trois soient clairement perçus comme des
réalités séparées, chacun vrai dans sa propre sphère naturelle.
Je
vis clairement que c’était le citta
qui définissait la sensation comme étant douloureuse et
déplaisante. Sans cela, la douleur n’était qu’un phénomène
naturel qui se produisait. Elle n’était pas une partie intégrante
du corps et elle n’était pas non plus intrinsèque au citta.
Lorsque ce principe me fut absolument clair, la douleur disparut en
un clin d’œil. A cet instant, le corps était simplement le corps,
une réalité nettement séparée ; la douleur était simplement
une sensation et, en un éclair, cette sensation avait disparu dans
le citta ; et dès
que la douleur eut disparu dans le citta,
celui-ci fut conscient que la douleur avait disparu. Elle disparut
simplement, sans laisser la moindre trace.
En
plus de cela, le corps tout entier disparut de la conscience. A ce
moment-là, je n’avais aucune conscience claire du corps. Il ne
restait qu’une conscience simple et harmonieuse, toute seule. C’est
tout. Le citta était
si incroyablement affiné qu’il en était indescriptible. Il
savait, c’est tout. Un état intérieur de conscience profondément
subtil était omniprésent. Le corps avait complètement disparu.
Bien que ma forme physique fût encore assise en méditation, j’en
étais complètement inconscient. La douleur, elle aussi, avait
disparu. Il ne restait absolument aucune sensation physique. Seule la
nature connaissante essentielle du citta
demeurait. Toute pensée s’était arrêtée ; l’esprit ne
formulait pas la moindre pensée. Quand la pensée cesse, pas le
moindre mouvement ne dérange la tranquillité intérieure. Immobile,
le citta reste
parfaitement établi dans sa solitude.
Du
fait de la puissance de l’attention et de la sagesse, la douleur
brûlante qui avait ravagé mon corps avait complètement disparu.
Mon corps lui-même avait disparu de ma conscience. Seule existait
cette présence connaissante qui semblait suspendue dans les airs.
Elle était totalement vide mais, en même temps, elle vibrait de
conscience. Du fait que les éléments physiques n’agissaient plus
sur le citta, celui-ci
n’avait plus conscience de l’existence du corps. Cette présence
connaissante était une conscience pure et solitaire qui n’était
liée à rien du tout. Elle était merveilleuse, majestueuse,
véritablement éblouissante.
Ce
fut une expérience incroyable, stupéfiante. La douleur avait
complètement disparu. Le corps avait disparu. La seule chose qui
n’avait pas disparu était une conscience si fine et subtile que je
ne puis la décrire. Elle était apparue, c’est tout ce que je peux
dire. C’était un état d’être intérieur vraiment
extraordinaire. Dans le citta,
il n’y avait aucun mouvement, pas la moindre petite vague. Il resta
totalement absorbé pendant un certain temps puis il bougea un peu en
commençant à se retirer du samādhi.
Il y eut quelques petites vagues et puis il retrouva tout son calme.
Ces
petites vagues arrivent naturellement d’elles-mêmes, ce n’est
pas un acte délibéré car toute intention ramènerait aussitôt le
citta à son état
normal de conscience. Quand le citta
a été suffisamment absorbé dans la tranquillité, il commence à
bouger. Il a conscience qu’une petite vague l’agite puis cesse.
Quelques instants plus tard, il s’agite encore légèrement et cela
s’arrête aussitôt. Mais peu à peu, les mouvements sont de plus
en plus fréquents. Il me fut évident alors que, lorsque le citta
s’unit à la base même du samādhi,
il ne se retire pas d’un seul coup. Le citta
ne bougea que très légèrement d’abord, ce qui signifie qu’un
sankhāra s’était
brièvement formé mais avait disparu avant de devenir intelligible.
Il avait légèrement ébranlé la stabilité du citta
mais avait ensuite disparu. Cela se produisit plusieurs fois et de
plus en plus fréquemment, jusqu’à ce que le citta
finisse par revenir à une conscience ordinaire. Je repris alors
conscience de ma présence physique mais la douleur était absente.
Au début, je ne ressentis rien mais, peu à peu, la douleur commença
à réapparaître.
Cette
expérience renforça la solide base spirituelle de mon cœur d’une
certitude inébranlable. J’avais réalisé quelque chose de
primordial concernant la douleur : la douleur, le corps et le
citta sont tous des
phénomènes séparés et distincts. Mais, à cause de cet
obscurcissement mental que sont les concepts erronés, nous en
faisons un amalgame. Cette ignorance obscurcit le citta
comme un poison insidieux, contamine nos perceptions et déforme la
vérité. La douleur est simplement un phénomène naturel qui se
produit de lui-même. Mais quand nous nous en saisissons et en
faisons un brûlant mal-être, elle devient immédiatement brûlante
du fait que nous la percevons nous-mêmes ainsi.
Au
bout d’un moment, la douleur réapparut. Je dus donc y faire face à
nouveau – pas question de battre en retraite. J’explorai les
sensations douloureuses en profondeur, les étudiant comme je l’avais
fait auparavant. Mais cette fois, je ne pus utiliser les mêmes
techniques d’investigation qui avaient donné de si bons résultats.
Les techniques employées dans le passé n’étaient plus adaptées
à l’instant présent. Pour faire face aux événements intérieurs
au fur et à mesure qu’ils se présentaient, j’avais besoin de
nouvelles tactiques que l’attention et la sagesse devaient déployer
et tailler sur mesure pour les circonstances présentes. La nature de
la douleur était toujours la même mais la tactique devait s’adapter
à la nouvelle situation. Même si je les avais utilisées avec
succès auparavant, je ne pouvais pas remédier à la situation
présente en m’attachant à des techniques d’investigation
dépassées. Il fallait des techniques fraîches et innovantes, à
découvrir dans le feu de l’action pour répondre aux circonstances
de l’instant présent. L’attention et la sagesse se remirent au
travail et, en peu de temps, le citta
s’unit une fois de plus à la base même du samādhi.
Au
cours de cette nuit-là, cette union se produisit trois fois mais, à
chaque fois, je dus engager un véritable combat au corps à corps.
Après la troisième fois, l’aube se leva et mit fin à cette
bataille décisive. Le citta
en émergea fort, exalté et libéré de toute peur. La peur de la
mort disparut cette nuit-là.
Les
sensations douloureuses sont des phénomènes qui apparaissent
naturellement et dont l’intensité varie constamment. Tant que nous
n’en faisons pas un problème personnel, elles ne dérangent pas
particulièrement le citta ;
en elle-même, la douleur ne signifie rien, de sorte que le citta
n’en est pas affecté. Le corps physique non plus ne signifie rien
en lui-même et il ne confère aucune signification aux sensations ni
à soi – à moins, bien sûr, que le citta
ne lui accorde une signification erronée et utilise la souffrance
qui en découle pour se brûler lui-même. Les conditions extérieures
ne sont pas réellement responsables de notre souffrance, seul le
citta peut la créer.
En
me levant, ce matin-là, je me sentis incroyablement intrépide et
audacieux. Je m’émerveillai de la nature extraordinaire de mon
expérience. Rien de comparable ne s’était jamais produit dans ma
méditation auparavant. Le citta
avait complètement coupé ses liens avec tous les objets
d’attention, s’unifiant à l’intérieur avec un véritable
courage. Il s’était unifié en cette tranquillité majestueuse du
fait de mes investigations approfondies et laborieuses. Quand il s’en
était retiré, il était encore plein d’une bravoure pleine
d’audace qui ignorait la peur de la mort. Désormais, je
connaissais les bonnes techniques d’investigation ; j’étais
donc certain de ne pas avoir peur la prochaine fois que la douleur
apparaîtrait. Après tout, ce ne serait qu’une douleur présentant
les mêmes caractéristiques ; le corps physique serait le même
corps qui m’avait accompagné jusque-là ; et la sagesse
serait la même faculté que celle utilisée auparavant. C’est pour
cette raison que je me sentais ouvertement téméraire, ne craignant
ni la douleur ni la mort.
Une
fois que la sagesse avait pris conscience de la véritable nature de
ce qui meurt et de ce qui ne meurt pas, la mort était devenue
quelque chose de très ordinaire. Une fois que les cheveux, les
ongles, les dents, la peau, la chair et les os sont réduits à leur
forme élémentaire, ils sont simplement l’élément terre. Depuis
quand l’élément terre meurt-il ? Quand ils se décomposent
et se désintègrent, que deviennent-ils ? Toutes les parties du
corps retournent à leurs propriétés d’origine, comme le font les
éléments air et feu. Rien n’est annihilé. Ces éléments se sont
simplement regroupés pour former une forme dans laquelle s’est
installé le citta.
Celui-ci, grand maître de l’illusion, entre dans cette forme et
l’anime puis en porte tout le poids en s’identifiant à elle :
« C’est moi, je suis ce corps, il m’appartient. »
Portant seul tout ce poids, le citta
accumule des sommes infinies de douleur et de souffrance, se brûlant
à ses propres images erronées.
C’est
le citta qui est le
véritable coupable, pas l’amalgame des éléments physiques. Le
corps n’est pas une entité hostile dont les constantes
fluctuations menaceraient notre bien-être. C’est une réalité
séparée qui change naturellement en fonction des conditions qui lui
sont inhérentes. Ce n’est que lorsque nous nous faisons de fausses
idées à son sujet qu’il devient un poids que nous devons porter.
C’est exactement pour cela que nous souffrons de la douleur
physique et de l’inconfort. Le corps physique ne nous crée aucune
souffrance, c’est nous qui nous la créons. C’est ainsi que je
découvris clairement qu’aucune condition extérieure ne peut nous
causer de souffrance. C’est nous qui ne comprenons pas bien les
choses et cette mauvaise compréhension allume le feu de la douleur
qui brûle notre cœur et notre esprit.
Je
compris clairement que rien ne meurt. Il est certain que le citta
ne meurt pas ; en fait, il devient plus accentué. Plus nous
étudions les quatre éléments et nous les subdivisons en leurs
propriétés originelles, plus le citta
apparaît clair et distinct. Alors où peut-on trouver la mort ?
Et qu’est-ce qui meurt ? Les quatre éléments – la terre,
l’eau, le feu et l’air – ne meurent pas. Quant au citta,
comment pourrait-il mourir ? Il devient au contraire plus
évident, plus conscient et plus clairvoyant. Cette nature
connaissante essentielle ne meurt jamais, alors pourquoi a-t-elle si
peur de la mort ? Parce qu’elle s’abuse elle-même. Depuis
une éternité elle se trompe elle-même en croyant à la mort alors
qu’en réalité rien ne meurt.
Alors,
quand la douleur apparaît dans le corps, nous devons prendre
conscience qu’il ne s’agit que d’une sensation et de rien
d’autre. Ne la définissez pas en termes personnels, ne croyez pas
que c’est quelque chose qui vous arrive. La douleur a assailli
votre corps depuis le jour de votre naissance. La douleur que vous
avez ressentie en sortant du ventre de votre mère a été terrible ;
ce n’est qu’en survivant à un tel tourment que les êtres
humains naissent. La douleur a toujours été là depuis le début et
elle n’est pas prête à faire demi-tour ni à changer de nature.
La douleur physique a toujours les mêmes caractéristiques de base :
elle apparaît, dure un certain temps et puis disparaît. Apparition,
durée, disparition – rien de plus.
Observez
de près les sensations douloureuses qui apparaissent dans le corps
de façon à les voir clairement pour ce qu’elles sont. Le corps
lui-même n’est qu’une forme physique, la réalité physique que
vous connaissez depuis votre naissance. Mais quand vous croyez que
vous êtes votre corps et que votre corps a mal, vous ressentez de la
douleur. En mettant sur le même plan le corps, la douleur et la
conscience qui les perçoit, ces trois choses s’amalgament en une :
votre corps douloureux. La douleur physique apparaît à cause d’un
dysfonctionnement corporel. Elle apparaît en lien avec un aspect du
corps mais elle n’est pas elle-même un phénomène physique. La
prise de conscience du corps et des sensations dépend du citta,
c’est lui qui peut les reconnaître. Mais quand celui qui peut les
reconnaître les voit de manière erronée, l’inquiétude à propos
de la cause physique de la douleur et de son intensité apparente
fait que la douleur émotionnelle apparaît. Non seulement la douleur
fait mal mais elle indique aussi qu’il y a quelque chose qui ne va
pas en vous – votre corps. A moins de bien faire la distinction
entre ces trois réalités séparées, la douleur physique causera
toujours une détresse émotionnelle.
Le
corps est simplement un phénomène physique. Nous pouvons croire ce
que nous voulons à son propos mais cela ne changera rien aux
principes fondamentaux de vérité. L’existence physique est l’une
de ces vérités fondamentales. Quatre propriétés élémentaires –
la terre, l’eau, le feu et l’air – s’amalgament dans une
certaine configuration pour former ce que l’on appelle « une
personne ». Cette présence physique peut être identifiée
comme un homme ou une femme, on peut lui donner un nom et un statut
social mais, en essence, ce n’est qu’un rūpa
khandha : un agrégat physique.
Regroupées ensemble, toutes les parties constituent un corps humain,
une réalité physique distincte, et chaque partie séparée fait
partie intégrante de cette unique réalité fondamentale. Les quatre
éléments se regroupent de nombreuses façons différentes. Dans le
corps humain, nous parlons de la peau, de la chair, des tendons, des
os, etc. mais ne faites pas l’erreur de prendre ces parties pour
des réalités séparées simplement parce qu’elles ont des noms
différents. Voyez-les toutes comme une réalité essentielle :
l’agrégat physique.
Quant
aux sensations, elles forment aussi un agrégat et existent dans leur
propre sphère. Elles ne font pas partie du corps physique pas plus
que le corps n’est sensation ; il ne joue pas un rôle direct
dans la douleur physique. Ces deux khandha
– corps et sensations – sont plus prééminents que les khandha
de la mémoire, de la pensée et de la conscience sensorielle. En
effet, comme ces derniers disparaissent à peine apparus, ils sont
beaucoup plus difficiles à voir. Les sensations, par contre, durent
un certain temps avant de disparaître. De ce fait, elles ressortent,
ce qui les rend plus faciles à isoler pendant la méditation.
Concentrez-vous
directement sur les sensations douloureuses quand elles apparaissent
et efforcez-vous de comprendre leur véritable nature. Affrontez le
défi courageusement. N’essayez pas d’éviter la douleur en
posant votre attention ailleurs et résistez à la tentation de
souhaiter que la douleur disparaisse. Le but de l’investigation
doit être la recherche d’une véritable compréhension.
Neutraliser la douleur n’est qu’un sous-produit de la claire
compréhension des principes de vérité. On ne peut considérer cela
comme le but premier de l’investigation, sinon on créera les
conditions pour qu’apparaisse une tension émotionnelle encore plus
grande quand le soulagement que l’on espère ne se matérialisera
pas. Une endurance stoïque face à la douleur n’apportera aucun
résultat non plus, pas plus que se concentrer uniquement sur la
douleur à l’exclusion du corps et du citta.
Pour obtenir les justes résultats, l’investigation doit inclure
les trois facteurs et cette investigation doit toujours être directe
et clairement orientée vers son objectif.
Le
Bouddha nous a appris à étudier les choses en profondeur de façon
à voir que toute douleur n’est qu’un phénomène qui apparaît,
dure un peu et puis disparaît. Ne vous y attachez pas ! Ne
considérez pas la douleur en termes personnels, comme une partie
inséparable de qui vous êtes, car cela irait à l’encontre de la
véritable nature de la douleur. Cela nuirait aussi aux techniques
utilisées pour mieux comprendre la douleur, empêchant la sagesse de
prendre conscience de la réalité des sensations. Ne vous créez pas
de problèmes là où il n’y en a pas. Voyez la vérité quand elle
apparaît à chaque instant de douleur, observez-là tandis qu’elle
dure un peu et puis disparaît. Voilà à quoi se résume la douleur.
Quand
vous avez utilisé l’attention et la sagesse pour isoler la
sensation douloureuse, tournez votre attention vers le citta
et comparez la sensation à ce qui est conscient de cette sensation
pour voir si les deux sont réellement inséparables. Ensuite tournez
votre attention et comparez le citta
et le corps physique de la même manière : sont-ils identiques
en quoi que ce soit ? Concentrez bien votre attention sur chacun
d’eux et ne lui permettez pas de s’évader de l’objet
d’investigation en cours ; maintenez-la fermement fixée
dessus. Par exemple, focalisez toute votre attention sur la douleur
et analysez-la jusqu’à comprendre toutes ses caractéristiques
particulières. Ensuite, tournez votre attention sur le citta
et efforcez-vous de voir distinctement sa nature connaissante. Les
deux sont-ils identiques ? Comparez-les. Les sensations et ce
qui est conscient des sensations sont-ils un ? Y a-t-il la
moindre chance qu’ils le soient ? Et le corps ? A-t-il
des caractéristiques communes avec le citta ?
Ressemble-t-il aux sensations ? Ces trois objets d’observation
ont-ils suffisamment de choses en commun pour être assimilés à une
seule et même chose ?
Le
corps est une matière physique – comment pourrait-il être comparé
au citta ? Le
citta est un phénomène
mental, une conscience qui sait, qui connaît. Les éléments
physiques qui constituent le corps n’ont aucune conscience
intrinsèque, ils ne sont absolument pas capables de connaître quoi
que ce soit. Les éléments que sont la terre, l’eau, le feu et
l’air ne connaissent rien ; seul l’élément mental – le
manodhātu – a la connaissance. Dans ce
cas, comment pourrions-nous mettre sur le même plan la nature
connaissante essentielle du citta
et les éléments physiques du corps ? De toute évidence, ce
sont des réalités distinctes.
Les
mêmes principes sont valables pour la douleur. Elle n’a aucune
conscience intrinsèque, aucune capacité de connaître. La douleur
est un phénomène naturel qui apparaît en liaison avec le corps
mais elle n’a aucune conscience de l’existence du corps ni
d’elle-même. Les sensations douloureuses ont pour base physique le
corps – sans le corps, elles ne pourraient pas se produire – mais
elles n’ont aucune réalité physique propre. Les sensations qui
apparaissent en lien avec le corps sont interprétées de telle sorte
qu’il devient impossible de les distinguer de la zone du corps qui
est touchée. Ainsi, corps et douleur sont amalgamés et il semble
que ce soit le corps lui-même qui souffre. Nous devons remédier à
cette réaction instinctive en examinant de près d’une part, les
caractéristiques de la douleur en tant que phénomène sensoriel et,
d’autre part, les caractéristiques purement physiques de la partie
du corps où cette douleur est ressentie intensément. L’objectif
est de clairement déterminer si oui ou non l’endroit physique –
l’articulation du genou, par exemple – montre les
caractéristiques qui sont associées à la douleur. Quelle forme et
quelle position ont-elles ? Les sensations n’ont ni forme ni
position ; elles sont simplement ressenties ; le corps, par
contre, a une forme, une couleur, un teint et les sensations
ressenties ne l’affectent pas en cela. Il demeure comme il était
avant que la douleur ne l’ait agressé. La substance physique n’est
pas altérée par la douleur parce que la douleur, étant une réalité
séparée, n’a pas d’action directe sur lui.
Par
exemple, quand un genou ou un muscle fait mal, le genou et le muscle
ne sont que ligaments, os et chair. En eux-mêmes, ils ne sont pas
douleur. Bien que la douleur y loge, ils gardent leurs
caractéristiques spécifiques. Le citta
sait bien cela mais parce que la clarté de sa connaissance est
obscurcie par l’ignorance, il conclut automatiquement que la
douleur ne fait qu’un avec les os, les ligaments et les muscles qui
constituent l’articulation du genou. Du fait de cette même
ignorance fondamentale, le citta
considère que le corps dans tous ses aspects fait partie intégrante
de son être. Ainsi la douleur se confond maintenant avec le
sentiment d’être. « Mon genou me fait mal. Je souffre. Mais
je ne veux pas de cette douleur. Je veux qu’elle disparaisse. »
Ce désir de se libérer de la douleur est un kilesa
qui augmente le niveau de malaise en transformant la sensation
physique douloureuse en une souffrance émotionnelle. Plus la douleur
est forte, plus le désir de s’en débarrasser grandit, ce qui
conduit à une plus grande détresse émotionnelle. Ces facteurs se
nourrissent les uns des autres. C’est ainsi qu’à cause de notre
ignorance nous permettons à dukkha
de nous écraser de son poids.
Pour
pouvoir distinguer que la douleur, le corps et le citta
sont trois réalités séparées, nous devons les remettre chacun
dans une juste perspective, une perspective qui leur permette de
flotter librement au lieu de les amalgamer. Tant qu’ils sont liés
entre eux comme faisant partie de nous, il n’y a pas de perspective
indépendante et, par conséquent, aucune possibilité de les
séparer. Tant que nous insisterons pour considérer la douleur en
termes personnels, il sera impossible de sortir de cette impasse.
Quand les khandha et
le citta sont
amalgamés, il n’y a plus d’espace de manœuvre. Mais quand nous
les étudions en profondeur au moyen de l’attention et de la
sagesse, que nous allons de l’un à l’autre, que nous les
analysons et comparons leurs caractéristiques particulières, nous
remarquons des différences bien nettes entre eux. Nous sommes alors
en mesure de voir clairement leur véritable nature : chacun
existe par lui-même en tant que réalité séparée. Il s’agit là
d’un principe universel.
Tandis
que la profondeur de cette réalisation pénètre dans notre cœur,
la douleur commence à diminuer et finit par disparaître. En même
temps, nous prenons conscience du lien fondamental qui existe entre
la sensation de douleur et le « moi » qui s’en saisit.
Ce lien est établi depuis l’intérieur du citta
puis s’étend vers l’extérieur pour inclure la douleur et le
corps. Le ressenti même de la douleur émane du citta
et de son profond attachement au moi, lequel entraîne l’apparition
d’une douleur émotionnelle en réponse à la douleur physique. Si
nous demeurons pleinement conscients tout au long de notre
investigation, nous pouvons suivre la sensation de douleur vers
l’intérieur jusqu’à sa source. Tandis que nous concentrons
dessus toute notre attention, la douleur que nous étudions commence
à se rétracter et à se retirer progressivement vers le cœur. Une
fois que nous avons définitivement compris que c’est en réalité
l’attachement créé par le cœur qui fait que nous ressentons la
douleur comme un problème personnel, la douleur disparaît. Elle
peut disparaître complètement, ne laissant derrière elle que la
nature connaissante essentielle du citta.
Il se peut aussi que la manifestation externe de la douleur reste
présente mais, comme l’attachement émotionnel a été neutralisé,
on ne la ressent plus comme douloureuse. C’est un ordre de réalité
différent du citta et
les deux ne sont pas amalgamés. Puisque, à ce moment-là, le citta
a cessé de s’attacher à la douleur, toute connexion a été
coupée. Ce qui reste, c’est l’essence du citta,
sa nature connaissante, sereine et paisible, au milieu de la douleur
des khandha.
Quelle
que soit l’intensité de la douleur à ce moment-là, elle ne
pourra absolument pas affecter la sérénité du citta.
Une fois que la sagesse a réalisé clairement que le citta
et la douleur étaient tous deux réels mais réels à leur manière
différente, les deux choses n’ont plus d’impact l’une sur
l’autre. Le corps est simplement un agrégat de matière physique.
Le corps qui était là quand la douleur faisait rage est le même
que celui qui est là quand la douleur s’est apaisée ; la
douleur n’affecte pas la nature du corps et le corps n’affecte
pas la nature de la douleur. Quant au citta,
c’est la nature qui sait que la douleur apparaît, dure un peu et
puis cesse ; mais le citta,
la véritable essence connaissante, n’apparaît pas et ne disparaît
pas comme le font le corps et les sensations. La présence
connaissante du citta
est l’unique constante stable.
De
ce fait, la douleur – quelle que soit son intensité – n’a
aucun impact sur le citta.
On peut même sourire quand la douleur fait rage parce que le citta
est distinct. A tout moment, il sait ce qui est ressenti mais il
n’interfère pas avec les sensations, de sorte qu’il ne souffre
pas.
Ce
niveau est atteint grâce à une application intensive de l’attention
et de la sagesse à la sensation première de douleur. C’est une
étape où la sagesse développe le samādhi.
Du fait que le citta a
complètement examiné tous les aspects jusqu’à les comprendre
parfaitement, il atteint toute la puissance du samādhi
à ce moment. Il s’unit à lui avec une audace et une subtilité si
profondes qu’elles défient toute description. Cette clarté de
conscience extraordinaire est le fruit de l’analyse complète et
exhaustive qui a été menée et puis du fait de s’en être retiré.
D’ordinaire, quand le citta
s’appuie sur la force de la méditation du samādhi
pour se fondre dans un état de calme concentré, il devient calme et
tranquille. Mais cet état de samādhi
n’a rien à voir avec la subtilité et la profondeur que l’on
atteint quand on fait usage de la puissance de la sagesse. A chaque
fois que l’attention et la sagesse s’engagent dans un
corps-à-corps contre les kilesa
et triomphent, la nature du calme atteint est absolument
spectaculaire.
Telle
est la voie de ceux qui pratiquent la méditation dans le but de
pénétrer jusqu’à la vérité des cinq khandha
en utilisant la douleur physique comme objet premier d’observation.
Cette pratique constitua la base de mon intrépidité dans la
méditation. Je vis, avec une clarté indiscutable, que la nature
connaissante essentielle du citta
ne pourrait jamais être annihilée. Même si tout le reste devait
être complètement détruit, le citta
demeurerait parfaitement détaché. J’avais réalisé cette vérité
avec une absolue clarté quand l’essence connaissante du citta
était restée seule, complètement dégagée de tout le reste. Il
n’y avait plus que cette présence connaissante qui ressortait et
m’émerveillait de sa splendeur. Le citta
lâche le corps, les sensations, les souvenirs, les pensées et la
conscience sensorielle et pénètre dans un calme pur qui lui est
propre et qui n’a aucun lien avec les khandha.
A ce moment-là, les cinq khandha
ne fonctionnent absolument pas en lien avec le citta.
En d’autres termes, le citta
et les khandha
existent indépendamment les uns des autres parce qu’ils ont été
complètement séparés grâce aux efforts persévérants de la
méditation.
Ce
résultat crée un sentiment d’émerveillement et de stupéfaction
qui ne peut se comparer à rien de ce que nous avons vécu
jusqu’alors. Le citta
reste suspendu dans une paix sereine pendant un long moment avant de
revenir à une conscience normale. De retour, il se relie aux khandha
comme avant mais demeure absolument convaincu qu’il vient
d’atteindre un état de calme extraordinaire, complètement isolé
des cinq khandha. Il
sait qu’il a vécu un état spirituel tout à fait extraordinaire
et cela ne s’effacera jamais.
Du
fait de cette conviction inébranlable qui s’inscrivit dans mon
cœur suite à mon expérience, conviction qu’aucun doute ne
pouvait plus atteindre, je repris ma pratique de la méditation
samādhi avec sérieux.
Cette fois ma détermination était encore plus forte et j’avais
l’impression que la certitude de mon cœur m’attirait comme par
un aimant vers l’absorption profonde. Le citta
n’était pas long à s’unir dans le calme et la concentration du
samādhi comme avant.
Bien qu’il ne me fût pas encore possible de libérer complètement
le citta de l’invasion
des cinq khandha, mes
efforts et ma persévérance pour atteindre les niveaux les plus
hauts du Dhamma avaient décuplé.