Le Dhamma de la Forêt


La méditation sur le corps

Ajahn Mahā Boowa


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Extrait du livre intitulé Arahattamagga Arahattaphala, la Voie de l’Arahant. Ce texte est la suite des deux parties du livre que nous avions intitulées : « Réapprendre à méditer » et « Face à la douleur ».

Quelle que soit la profondeur du samādhi et aussi continue que soit cette pratique de méditation, elle ne constitue pas une fin en soi. Le samādhi ne met pas un terme à la souffrance. Par contre, c’est un tremplin idéal pour lancer l’assaut final aux kilesa [les pollutions du mental] qui sont la cause de toute souffrance. Le calme et la concentration profonde engendrés par le samādhi sont une excellente base pour le développement de la sagesse.

Le problème, c’est que le samādhi est si paisible et agréable que, sans s’en rendre compte, le méditant développe une dépendance envers cette pratique. C’est ce qui m’est arrivé : pendant cinq ans, j’ai été dépendant de la tranquillité du samādhi au point de croire que cette tranquillité était l’essence du nibbāna [l’Eveil]. Ce n’est que lorsque mon maître, Ajahn Mun, m’a forcé à prendre conscience de mon erreur, que j’ai été capable de passer à la pratique du développement de la sagesse.

A moins qu’il ne soit utilisé comme support au développement de la sagesse, le samādhi peut faire dévier le méditant du chemin qui mène à la fin de la souffrance. Tous ceux qui s’efforcent d’approfondir leur pratique de samādhi devraient être conscients de ce risque. Dans la pratique, le rôle principal du samādhi est de soutenir et de nourrir le développement de la sagesse. Il est parfaitement adapté à cette tâche car un esprit calme et concentré est pleinement satisfait et ne recherche pas de distractions extérieures. Quand la présence consciente est ancrée dans le samādhi, les pensées ne se tournent pas vers les formes, les sons, les saveurs, les odeurs et les sensations tactiles. Le calme et la concentration sont les aliments naturels de l’esprit. Une fois rassasié de sa nourriture favorite, l’esprit ne s’égare pas dans des pensées oiseuses ; il est parfaitement prêt à entreprendre le type de réflexion appliquée et d’investigation qui constitue la pratique du développement de la sagesse. Par contre, si l’esprit n’est pas encore stabilisé, s’il est toujours attiré par les stimulations sensorielles, s’il a envie de suivre toutes les pensées et les émotions qui passent, son travail d’investigation n’aboutira jamais à la véritable sagesse. Il se contentera de développer des pensées verbeuses, des hypothèses et des spéculations qui seront des interprétations de la réalité : sans fondement, uniquement basées sur ce qui aura été appris et retenu. Au lieu de mener à la sagesse et à la cessation de la souffrance, ce vagabondage des pensées devient samudaya, cause première de souffrance.

Dans la mesure où la focalisation précise et intériorisée du samādhi complémente à merveille le travail d’investigation et de contemplation de la sagesse, le Bouddha nous a enseigné qu’il était bon de commencer par développer le samādhi. Un esprit qui ne se laisse pas distraire par les pensées et les émotions périphériques est capable de se concentrer exclusivement sur tout ce qui peut apparaître dans le champ de sa conscience et d’approfondir ces phénomènes à la lumière de la vérité sans qu’interviennent suppositions et spéculations. C’est un principe important. L’investigation avance facilement, avec fluidité et perspicacité. Telle est la nature de la véritable sagesse : investigation, contemplation et compréhension sans aucune interférence de distractions ou de conjectures.

La pratique de la sagesse commence avec le corps humain, ce composant le plus rudimentaire et le plus visible de notre identité personnelle. Le but de la pratique est de pénétrer la réalité de sa véritable nature. Notre corps est-il ce que nous avons toujours cru : une partie intégrante et importante de qui nous sommes ? Pour évaluer cette hypothèse, nous devons étudier le corps en détail en observant mentalement chacune des parties qui le constituent, une portion du corps après l’autre, un élément du corps après l’autre. Nous devons chercher la vérité de ce corps que nous croyons si bien connaître en le regardant sous des angles différents.

Commencez avec les cheveux, les poils, les ongles, les dents et la peau ; ensuite continuez avec la chair, le sang, les muscles et les os ; enfin disséquez les organes internes un par un jusqu’à ce que le corps soit entièrement mis en pièces. Analysez ce tas de morceaux disparates pour en comprendre clairement la nature.

Visualisez chaque partie, chaque organe de ce corps du mieux que vous le pouvez et demandez-vous : « Y a-t-il là quoi que ce soit de beau ou d’attachant ? » Faites un tas avec les cheveux, un autre avec les ongles et les dents. Faites de même avec la peau, la chair, les muscles et les os. Quel tas mérite d’être un objet d’attachement ? Regardez-les de près et répondez en toute honnêteté. Arrachez la peau et faites-en un tas devant vous. Où y a-t-il la moindre beauté dans cet amas de tissu, cette fine couche qui recouvre la viande et les entrailles ? Toutes ces parties séparées constituent-elles, une fois regroupées, une « personne » ? Une fois la peau retirée, qu’y a-t-il à admirer dans le corps humain ? Hommes, femmes – nous sommes tous pareils ! Pas une once de beauté dans ce corps humain. Ce n’est qu’un sac de chair, de sang et d’os qui réussit à tromper tout le monde en éveillant le désir.

Le devoir de la sagesse est de révéler cette tromperie. Examinez la peau attentivement. La peau est le grand mystificateur. Parce qu’elle enveloppe le corps, c’est elle que nous voyons toujours. Mais qu’enveloppe-t-elle ? Elle enveloppe la chair animale, les muscles, les fluides et la graisse. Elle enveloppe le squelette avec les tendons et les ligaments. Elle enveloppe le foie, les reins, l’estomac, les intestins et tous les organes internes. Nul n’a jamais prétendu que le contenu du corps était beau et désirable, digne d’admiration, de passion et de convoitise. En sondant le corps, sans peur ni hésitation, la sagesse met à jour la vérité toute simple du corps. Ne vous laissez pas abuser par un fin voile de peau écaillée. Arrachez-la et voyez ce qu’il y a dessous. C’est la pratique de la sagesse.

Pour vraiment constater la vérité de tout cela par vous-même, d’une manière claire et précise qui ne laisse place à aucun doute, vous devez être très persévérant et très diligent. Ne faire cette pratique de méditation qu’une fois ou deux ou de temps en temps ne sera pas suffisant pour obtenir des résultats concluants. Vous devez aborder cette pratique comme si elle était la tâche de votre vie, comme si rien au monde n’importait hormis l’analyse sur laquelle vous travaillez en ce moment. Le temps ne doit pas compter ; le lieu ne doit pas compter ; le bien-être et le confort ne doivent pas compter. Quel que soit le temps que cela prendra ou la difficulté que cette tâche représentera, vous devez vous en tenir constamment à cette contemplation du corps jusqu’à ce que le moindre doute et la moindre incertitude à son propos soient éliminés.

La contemplation du corps doit habiter chaque souffle, chaque pensée, chaque mouvement jusqu’à ce que l’esprit en soit complètement imprégné. Il ne faudra rien moins qu’un engagement total pour obtenir un regard authentique et pénétrant sur la vérité du corps. Quand cette méditation est pratiquée avec une intense détermination, chaque partie du corps observée devient une sorte de carburant qui nourrit les flammes de l’attention et de la sagesse. Attention et sagesse deviennent alors un brasier qui consume le corps humain, une partie après l’autre, tandis qu’elles examinent la vérité des phénomènes avec une intensité brûlante. Voilà ce que signifie tapadhamma.

Concentrez-vous intensément sur les parties du corps qui vous attirent le plus, celles qui vous paraissent les plus réelles. Utilisez-les comme des pierres à aiguiser pour affûter votre sagesse. Mettez-les à jour en les mettant en pièces jusqu’à ce que leur nature repoussante vous apparaisse clairement. La méditation asubha consiste à poser un regard pénétrant sur l’aspect repoussant du corps humain. Il s’agit de la condition naturelle du corps : il est, par nature, sale et répugnant. En essence, l’ensemble du corps est un cadavre vivant et malodorant, un égout plein de détritus en décomposition. Seule la fine couverture de la peau rend cette vision présentable. Nous nous laissons tous berner par l’enveloppe extérieure qui cache une réalité fondamentalement répugnante. Le simple fait de retirer la peau révèle la véritable nature du corps.

Par comparaison à la chair et aux organes internes, la peau semble attrayante mais examinez-la de plus près. La peau est faite d’écailles, elle se plisse et se ride, elle exsude de la transpiration, de la graisse et des odeurs agressives ; nous devons la frotter tous les jours simplement pour la garder propre. En quoi est-ce attirant ? Et cette peau est fermement attachée à la chair qu’elle recouvre et donc inextricablement liée à l’intérieur repoussant. Plus la sagesse perce le corps à jour, plus il apparaît répugnant. Depuis la peau jusqu’aux os, il n’y a rien d’agréable à voir.


Quand elle est bien pratiquée, la contemplation du corps est intense et l’effort mental qui l’accompagne est incessant de sorte que, au bout d’un certain temps, l’esprit commence à se fatiguer. C’est le moment d’arrêter et de se reposer. Quand les méditants qui sont engagés dans la contemplation du corps à plein temps font une pause, ils reviennent à la pratique de samādhi qu’ils ont développée et maintenue avec tant d’assiduité. En retrouvant la paix et la concentration profonde du samādhi, ils demeurent dans un calme total ; aucune pensée, aucune visualisation ne vient déranger le citta [le cœur-esprit]. La tâche consistant à sonder le corps et à y réfléchir avec sagesse est provisoirement écartée pour permettre à l’esprit de se détendre complètement dans la sérénité. Une fois l’esprit imprégné de la tranquillité du samādhi, il se retire de lui-même, se sentant revigoré, rafraîchi et prêt à s’attaquer de nouveau aux rigueurs de la contemplation du corps. C’est ainsi que le samādhi soutient le travaille de la sagesse en le rendant plus efficace et plus incisif.

Dès que l’esprit se retire du samādhi, l’investigation du corps reprend. A chaque fois que vous observez avec attention et sagesse, l’investigation doit se faire dans l’instant présent. Pour être pleinement utile, chaque nouvelle approche doit être fraîche et spontanée – qu’elle ne soit pas une copie des précédentes ! Il est extrêmement important de demeurer à tout moment dans l’immédiateté exclusive de l’instant présent. Oubliez tout ce que vous avez appris, oubliez ce qui s’est passé la dernière fois que vous avez pénétré dans le domaine du corps. Concentrez simplement votre attention de manière nette et directe sur l’instant présent et n’observez qu’à partir de cette perspective-là. Finalement, c’est cela que signifie « être attentif ». L’attention observe l’esprit dans le présent, permettant ainsi à la sagesse une focalisation nette et précise. Les choses que nous avons apprises sont conservées dans notre mémoire et, en tant que connaissances mémorisées, elles devraient être écartées, faute de quoi elles se feront passer pour de la sagesse, alors qu’en réalité c’est le présent qui imite le passé. Si on permet à ce qui est mémorisé de remplacer l’immédiateté de l’instant présent, la sagesse authentique ne peut pas apparaître. Faites donc très attention à éviter cette tendance quand vous pratiquez.

Continuez à sonder la nature du corps et à l’analyser, encore et encore, en utilisant autant de perspectives que votre sagesse pourra en découvrir, jusqu’à devenir expert dans tous les aspects possibles de la contemplation du corps. Cette compétence développée apporte une vision pénétrante claire et précise qui va directement à l’essence de l’existence naturelle du corps. Le regard du méditant sur le corps en sera transformé. On peut atteindre un niveau de maîtrise tel que le corps des gens semble se décomposer en de multiples parties dès que le regard se pose dessus. Quand la sagesse atteint une parfaite maîtrise de la pratique, nous ne voyons que de la chair, des muscles et des os là où nous voyions autrefois une « personne ». Le corps tout entier apparaît comme une masse rouge et visqueuse de tissus bruts. La peau disparaît en un éclair et la sagesse pénètre rapidement tous les recoins intérieurs du corps. Qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, la peau – généralement considérée comme tellement attirante – est tout simplement ignorée. La sagesse pénètre immédiatement à l’intérieur où un répugnant mélange d’organes et de fluides remplit toutes les cavités.

La sagesse est capable de pénétrer la vérité du corps avec une clarté absolue. L’aspect attirant du corps disparaît complètement. Désormais, à quoi pourrait-on s’attacher ? Quel pourrait être l’objet de notre convoitise ? Qu’y a-t-il dans le corps qui vaille la peine que l’on s’y attache ? Et où est donc la « personne » dans ce tas de chair crue ? Les kilesa ont tissé une toile mensongère autour du corps, de sorte que nous sommes trompés par des perceptions de beauté humaine et agités par des pensées de désir charnel. La vérité, c’est que l’objet de ce désir est un trompe-l’œil, une supercherie absolue. Car, en réalité, quand il est vu clairement avec sagesse, le corps, de par sa nature-même, repousse le désir. Quand cette supercherie est exposée à la lumière de la sagesse, le corps humain apparaît dans tous ses répugnants détails comme une vision horrible. Quand il est vu avec une clarté absolue, l’esprit s’en écarte instantanément.

Les clés du succès de cette pratique sont la persévérance et la résolution. Soyez toujours diligents et vigilants quand vous appliquez l’attention et la sagesse à cette tâche. Ne vous contentez pas d’un succès partiel. A chaque fois que vous étudiez le corps, allez jusqu’au bout de cette investigation, jusqu’à sa conclusion logique ; ensuite reformez l’image du corps tout entier dans votre esprit et reprenez tout le processus.

Tandis que vous avancerez de plus en plus profond dans le corps, ses différents composants commenceront peu à peu à se désintégrer et à tomber sous vos yeux. Suivez le processus de désintégration avec beaucoup d’attention. Voyez chaque détail et concentrez votre sagesse sur la nature instable et impermanente de cette forme que le monde considère avec tant de fascination. Que votre sagesse intuitive commence le processus de désintégration du corps et voyez ce qui se passera alors. C’est la dernière étape de la méditation sur le corps.

Suivez les conditions naturelles de désagrégation tandis que le corps se décompose et revient à son état élémentaire originel. La désagrégation et la destruction sont la voie naturelle de toute vie organique. Au bout du compte, chaque chose est réduite aux éléments qui la constituent, puis ces éléments se dispersent. La sagesse joue le rôle de destructeur ; elle imagine, pour le regard de l’esprit, le processus de désagrégation et de décomposition. Concentrez-vous sur la désintégration de la chair et d’autres tissus mous en observant comment ils se décomposent lentement jusqu’à ce qu’il ne reste rien d’autre que des os disjoints. Reconstruisez ensuite le corps et recommencez l’investigation. A chaque fois, la sagesse intuitive met le corps en pièces puis le restaure mentalement à sa condition première pour recommencer.

Cette pratique est une forme intense d’entraînement mental ; elle nécessite un haut niveau de capacités et de force mentale. Le résultat est le reflet de la puissance et de l’intensité de l’effort fourni. Plus la sagesse a été efficace, plus l’esprit devient lumineux, clair et fort. La clarté et la force de l’esprit semblent n’avoir aucune limite ; sa rapidité et son agilité sont stupéfiantes.

A ce stade, les méditants sont motivés par un profond sentiment d’urgence car ils commencent à réaliser le mal causé par l’attachement à la forme humaine. Le danger latent est clairement vu. Alors qu’auparavant ils étaient attachés au corps comme à un objet de grande valeur, digne d’admiration, voire d’adoration, ils ne voient plus en lui aujourd’hui qu’un tas d’os pourrissants et ils en sont complètement dégoûtés. Grâce au pouvoir de la sagesse, un corps mort en décomposition et un corps vivant et respirant sont devenus un seul et même cadavre. Il n’existe plus la moindre différence entre eux.

Vous devez mener cette investigation sans cesse, y entraîner l’esprit jusqu’à savoir faire un parfait usage de la sagesse. Evitez toute forme de spéculation ou de supposition. Ne vous laissez pas détourner de votre tâche en pensant à ce que vous « devriez » faire ou à ce que les résultats « pourraient » signifier. Concentrez-vous simplement sur la vérité de ce que la sagesse révèle et laissez la vérité parler d’elle-même. La sagesse saura suivre la voie juste et comprendra clairement les vérités qu’elle révèle. Et quand la sagesse sera pleinement convaincue de la vérité de tout aspect du corps, elle abandonnera naturellement son attachement pour cet aspect. Quel que soit le degré d’intensité avec lequel il a poursuivi cette investigation, l’esprit se sent pleinement satisfait une fois que la vérité se manifeste avec une certitude absolue. Quand la vérité d’une facette de la méditation sur le corps est réalisée, il n’y a rien de plus à chercher dans cette direction. L’esprit se déplace alors pour examiner une autre facette et puis une autre jusqu’à ce que, finalement, tout doute soit éliminé.

Quand on travaille ainsi, que l’on sonde de plus en plus profondément la nature inhérente du corps tout en maintenant une focalisation intense sur l’instant présent, un état de conscience élevé doit être maintenu – et l’intensité de cet effort finit par se faire sentir. Quand la fatigue apparaît, le méditant expérimenté sait d’instinct que le moment est venu de reposer l’esprit en samādhi. Il cesse aussitôt tout aspect de l’investigation pour se concentrer sur un objet unique. Il se libère de toute tâche et entre dans la paix fraîche, calme et revigorante du samādhi. Dans ce sens, le samādhi est une pratique complètement distincte. Aucune pensée d’aucune sorte ne vient agiter la nature connaissante essentielle du citta tandis qu’il se repose paisiblement dans cette concentration sur un objet unique. Quand le citta est ainsi absorbé dans une paix totale, le corps et le monde extérieur disparaissent momentanément de la conscience. Une fois le citta pleinement reposé, il revient de lui-même à une conscience normale. Comme quelqu’un qui a mangé un bon repas puis s’est reposé, l’attention et la sagesse sont rafraîchies et prêtes à retourner au travail avec une énergie renouvelée. Délibérément, la pratique du samādhi est alors écartée et la pratique de la sagesse est restaurée. Ainsi le samādhi est un parfait complément à la sagesse.

Il est très important de travailler sur le corps. La plupart de nos désirs y sont liés. Si nous regardons autour de nous, nous voyons un monde aux prises avec le désir sexuel et plein d’adoration pour la forme corporelle. En tant que méditants, nous devons affronter le défi que représente notre sexualité, laquelle provient d’une profonde soif de gratification sensorielle. Pendant la méditation, cette pollution mentale est le plus grand obstacle à notre avancement. Plus nous creusons profondément dans le corps, plus cela nous devient évident. Aucune autre forme de pollution mentale ne cause autant de résistance ni exerce autant de pouvoir sur l’esprit que le désir sexuel. Dans la mesure où ce désir est ancré dans le corps humain, le fait de mettre au jour sa véritable nature fera progressivement relâcher l’attachement tenace de l’esprit au corps.

La méditation sur le corps est le meilleur antidote contre l’attirance sexuelle. Le degré de succès de cette pratique se mesure au degré de diminution du désir sexuel dans l’esprit. Pas à pas, la sagesse démasque la réalité du corps tout en découpant et en détruisant, l’un après l’autre, les profonds attachements. Le résultat est un état d’esprit de plus en plus libre et ouvert. Pour en comprendre pleinement le sens, le méditant doit prendre lui-même conscience de ce résultat. Il ne serait pas bon que j’essaie de le décrire car cela ne conduirait qu’à des suppositions inutiles. Le résultat qui apparaît dans l’esprit du méditant est unique car il est en lien avec le caractère et le tempérament de chacun. Concentrez simplement toute votre attention sur les causes pratiques et laissez les conséquences de cet effort apparaître à leur guise. Quand elles apparaitront, vous le saurez avec une clarté indéniable. C’est là un principe naturel.

Quand la méditation sur le corps atteint le stade où la raison et le résultat s’intègrent pleinement à la sagesse, on devient complètement absorbé par ces méditations de jour comme de nuit. C’est vraiment extraordinaire. La sagesse se déplace dans le corps à une telle vitesse et avec une telle agilité, elle est tellement perfectionnée dans ses techniques d’investigation, qu’elle semble entrer, sortir et se faufiler dans tous les coins et les recoins du corps pour en découvrir la vérité. A ce stade de la pratique, la sagesse commence à faire surface automatiquement, à se manifester de manière vraiment habituelle. Comme elle est rapide et perçante, elle peut rattraper les plus subtiles des pollutions mentales et démanteler les plus fortes d’entre elles. A ce niveau-là, la sagesse est audacieuse et aventureuse. Elle est comme un torrent de montagne qui se jette dans un canyon étroit : rien ne peut freiner son cours. La sagesse se précipite pour affronter toute velléité de désir et d’attachement de la part des pollutions mentales. Comme celles-ci sont tenaces, le combat de la sagesse contre le désir sexuel ressemble à une véritable guerre ; c’est pourquoi seule une stratégie sans compromis permettra de remporter la victoire. Il n’y a qu’une manière de s’y prendre : livrer un combat définitif – et le méditant le saura d’instinct.

Quand la sagesse commence à maîtriser le corps, elle modifie constamment ses techniques d’investigation pour ne pas tomber dans les griffes des pollutions mentales. La sagesse essaie de toujours garder une tête d’avance sur elles, recherchant constamment de nouvelles ouvertures possibles et réajustant constamment ses tactiques : parfois elle met l’accent sur quelque chose de différent, parfois elle poursuit de subtiles variations de technique.

Tandis que ces capacités d’investigation se développent de plus en plus, arrive un moment où tout attachement à son propre corps et à celui des autres semble avoir disparu. En vérité, il y a encore un résidu d’attachement qui est simplement dissimulé, qui n’a pas été complètement éliminé. Faites bien attention à cela ! On peut avoir l’impression que tout attachement a disparu mais, en réalité, la force de la pratique les cache à la vue. Alors ne soyez pas trop contents de vous ; continuez à entretenir votre arsenal d’attention, de sagesse et de persévérance pour affronter le défi. Placez tout le tas de parties du corps devant vous mentalement et concentrez-vous dessus intensément. Voilà votre corps. Que va-t-il lui arriver ? A ce stade, la sagesse est tellement rapide et aiguisée qu’elle va décomposer et désintégrer ce corps sous vos yeux à toute vitesse. A chaque fois que vous étalerez ainsi mentalement devant vous votre corps ou celui de quelqu’un d’autre, la sagesse s’empressera de le décomposer et de le détruire – c’est devenu une habitude.

A la fin, quand la sagesse a atteint un maximum d’efficacité à pénétrer jusqu’au cœur de la nature répulsive du corps, il faut placer tout le tas répugnant de chair, de sang et d’os devant vous et vous demander : « D’où vient cette sensation de répulsion ? Quelle en est la véritable source ? » Concentrez-vous sur cette vision écœurante qui est devant vous et voyez ce qui se passe. Vous vous rapprochez maintenant de la vérité. A ce stade crucial de cette pratique d’asubha, vous ne devez pas permettre à la sagesse de désintégrer le corps. Fixez l’image répugnante clairement dans votre esprit et observez de près pour détecter tout mouvement dans la sensation de répulsion. Vous avez ressenti du dégoût : où cette sensation prend-elle sa source ? Qu’est-ce qui fait dire que la chair, le sang et les os sont répugnants ? Ils sont ce qu’ils sont ; ils existent tels que la nature les a faits. Qui donc fait surgir des sensations de révulsion à leur vue ? Fixez votre attention là-dessus. Où va aller ce dégoût ? Où qu’il aille, préparez-vous à le suivre.

La phase décisive de la méditation sur le corps est arrivée. C’est là que la cause profonde du désir sexuel est déracinée une fois pour toutes. Tandis que vous vous concentrez exclusivement sur le dégoût inspiré par la pratique d’asubha, votre sensation de répulsion face à l’image devant vous va lentement et progressivement se contracter vers l’intérieur jusqu’à être complètement absorbée par l’esprit. D’elle-même, sans qu’on l’y pousse, elle va reculer dans l’esprit et retourner à sa source originelle. C’est le moment décisif dans la pratique de la contemplation du corps, le moment où un verdict définitif est prononcé quant à la relation entre le kilesa du désir sexuel et son objet premier, le corps physique. Quand la présence connaissante de l’esprit absorbe complètement la réaction de répulsion, en intériorisant cette sensation, une profonde réalisation se fait jour : c’est l’esprit qui produit des sensations de répulsion et c’est l’esprit qui produit des sensations d’attirance ; c’est l’esprit seul qui crée la laideur et l’esprit seul qui crée la beauté. Ces qualités n’existent pas vraiment dans le monde physique extérieur. L’esprit projette simplement ces attributs sur les objets qu’il perçoit et puis se berne lui-même en croyant qu’ils sont effectivement beaux ou laids, attirants ou repoussants. En réalité, l’esprit passe son temps à créer des images très élaborées – des images de soi et des images du monde extérieur ; ensuite il se laisse piéger par sa propre imagerie, se faisant croire qu’elle est réelle.

A ce moment-là, le méditant comprend la vérité avec une certitude absolue : c’est l’esprit lui-même qui génère l’attirance et la répulsion. Le sujet d’investigation – le tas de chair, de sang et d’os – n’a rien de répugnant en soi. Intrinsèquement, le corps humain n’est ni dégoûtant ni attirant. C’est l’esprit qui imagine ces sensations et les projette sur les images qui sont devant lui. Une fois que la sagesse a percé cette tromperie à jour de manière parfaitement claire, l’esprit abandonne aussitôt toute perception extérieure de beauté et de laideur pour se tourner vers l’intérieur et se concentrer sur la source de ces concepts. L’esprit est lui-même l’auteur et la victime de ces conceptions erronées, le trompeur et le trompé. Rien d’autre que l’esprit ne peint des images de beauté et de laideur. Ainsi, les images répugnantes sur lesquelles le méditant s’est concentré en tant qu’objets extérieurs et séparés de lui, sont absorbées dans l’esprit où elles se fondent avec la répulsion créée par l'esprit. En fait, les deux ne font qu’une seule et même chose. Quand cette prise de conscience survient, l’esprit abandonne toute image extérieure, il abandonne toute forme extérieure et, ce faisant, il abandonne toute attirance sexuelle.

L’attirance sexuelle est enracinée dans les perceptions que nous avons du corps humain. Quand la véritable base de ces perceptions est mise au jour, elle mine complètement leur validité. Dès lors, ce que nous considérions comme « les choses extérieures » s’effondre et notre attachement à ces choses cesse de lui-même. L’influence trompeuse de l’attirance sexuelle qui a dominé l’esprit pendant des millions d’années, le piégeant dans l’attachement à la naissance et donc dans la mort, ce désir insidieux est maintenant anéanti. L’esprit est désormais au-delà de son influence. Il est libre.


Je vous demande de considérer ces explications comme des lignes directrices pour avancer sur la voie et non comme une leçon à mémoriser par cœur. J’hésite toujours à donner trop de détails de crainte que mes étudiants ne prennent mes paroles à la lettre et n’aient une idée préconçue de la nature de la vérité qu’ils recherchent. Mes paroles, telles quelles, ne vous apporteront pas l’Eveil. Seule l’attention vigilante fermement ancrée dans l’instant présent mène directement à la vérité. Ne projetez jamais une image préconçue de la vérité ; ne théorisez pas et ne spéculez pas sur la pratique de la méditation ; et ne vous appropriez pas les connaissances que vous gagnerez en écoutant ou en lisant ceci, croyant comprendre la véritable nature du corps et de l’esprit. Seul un regard clair et pénétrant dirigé par l’attention, approfondi par la sagesse et poursuivi avec diligence pourra révéler cette vérité.

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N.B. Notons que la méditation sur le corps, telle que mentionnée par le Bouddha dans le Satipatthana Sutta et pratiquée dans les monastères de forêt thaïlandais, comporte d’autres aspects : l’attention à la respiration, l’attention aux postures (assis, debout, couché, en marchant), l’attention aux mouvements, ainsi que deux autres sujets de contemplation : la mort (avec visualisation de la décomposition du corps) et les quatre éléments (prise de conscience que toutes les parties du corps sont constituées des éléments terre, eau, air et feu, à l’image de la nature).

Comme le dit le Vénérable Ajahn Maha Boowa, la méditation asubha a pour but de révéler l’aspect repoussant du corps, principalement pour permettre de lâcher notre attachement au désir et au plaisir sexuels. Ajahn Maha Boowa s’adressait à des moines et des nonnes respectant le vœu de célibat, pour lesquels abandonner ce type de désir est d’une importance majeure.

Cependant, quand le méditant finit par voir que le corps n’a rien d’intrinsèquement repoussant ni attirant, poursuivre la méditation sur le corps lui permet, peu à peu, de prendre conscience qu’il n’est pas ce corps.

Lorsque l’identification au corps disparaît, toutes les peurs liées à l’attachement au corps comme étant soi, s’effritent et disparaissent ; le corps sera peut-être agressé (par la douleur, etc.) mais on n’a pas le sentiment d’être « soi-même » victime de cette agression.

Selon les Maîtres de la Forêt, cette libération de l’identification au corps est un passage obligé sur la Voie – il doit nécessairement précéder l’investigation de l’esprit et des objets de l’esprit.