Le Dhamma de la Forêt |
Dhammapada 82
De même que saddha et pañña, viriya et samadhi se complètent. La spécificité de viriya est de faire avancer les choses, tandis que celle du samadhi est le non-faire avec sagesse.
Le verset du Dhammapada ci-dessus parle de la sérénité claire et profonde qui peut apparaître lorsque l’on reçoit des enseignements authentiques. Cette image correspond bien à la façon dont nous pourrions envisager le développement du samadhi. En particulier pour ceux dont l'approche habituelle de la pratique est principalement orientée vers la source (voir In Any Given Moment, Annexe I) [4], développer samadhi ne consiste pas tant à apaiser l'esprit qu'à permettre à l’esprit de retrouver la paix intérieure : nous ne « faisons » pas samadhi, nous « permettons » au calme de se rétablir.
Lorsque nous nous essayons à la méditation pour la première fois, nous recevons généralement des instructions précises sur ce qu'il faut faire et ne pas faire. Lorsque je donne des instructions de méditation aux débutants, je les encourage généralement à compter leurs expirations. Nous sommes tellement habitués à toujours faire quelque chose pour arriver quelque part, que commencer par « ne pas faire » est peut-être trop demander. Cependant, il me semble particulièrement important que les étudiants en méditation apprennent très tôt que l'attitude avec laquelle ils abordent la pratique sera déterminante dans le résultat de leurs efforts. Si leur rapport à la pratique est une attitude inculquée par une culture de consommation, de sorte qu'ils se sentent en droit d'obtenir les résultats qu'ils désirent comme et quand ils le souhaitent, ils risquent de ne pas beaucoup avancer sur ce chemin. Je ne dis pas que tout le monde devrait adopter une approche orientée vers la source et que la pratique orientée vers un objectif ne sera pas productive – c’est évidemment possible pour certains – mais il est bon de savoir que, si les efforts pour apaiser l’esprit ne fonctionnent pas, on peut ajuster la façon de s’y employer. Appliquer une attention focalisée sur le comptage des respirations, par exemple, nous donne une idée de ce qui est possible ; cette technique peut nourrir la foi et nous motiver. Cependant, une fois que nous prenons conscience du potentiel de paix intérieure qui est en nous, nous devons être très attentifs à la façon dont nous nous engageons dans les exercices spirituels.
Le genre d'attitude que nous devons avoir pour discipliner l'attention est semblable à celui du jardinier qui oriente ses haricots verts [5] de sorte qu’ils suivent le cadre qu'il a érigé. Le jardinier guide délicatement les haricots pour qu'ils poussent dans une certaine direction ; ainsi, ils recevront un maximum de soleil et seront faciles à cueillir une fois mûrs. Le jardinier a bien conscience que, s'il ne fait pas attention, il endommagera les jeunes pousses tendres. Il sait aussi qu'avec suffisamment d'eau, de chaleur et de temps, les pousses produiront d'elles-mêmes des haricots. Il n'essaie pas de les faire pousser de force – ce n'est pas au jardinier d’obliger le plant à produire des haricots.
Personnellement, j'ai découvert que lorsque j'abordais la pratique avec une attitude effort-gain, mon esprit s’agitait davantage au lieu de se calmer. J'ai passé de nombreuses années à essayer d'apaiser mon esprit parce que je croyais que c’était ce que les enseignants me disaient de faire. Finalement, quand j'ai compris que certains n’avaient pas autant de difficultés que moi, j'ai accepté de revoir mon approche. En y réfléchissant bien, il m’est apparu que les enseignants ne prônaient pas tous un type d'effort orienté vers un objectif – c'est simplement moi qui avais interprété ainsi ce qu'ils disaient.
Si je devais me comparer à ce que je crois être le degré de samadhi obtenu par certains autres méditants, je dirais que mon esprit part dans tous les sens, que mon samadhi est une catastrophe. Cependant, ce serait une évaluation inconsidérée. Il est vrai que mon esprit n'est pas aussi calme que je le voudrais, mais il ne part pas dans tous les sens. Il y a un ressenti de retenue qui apporte un degré de clarté que je n'avais pas autrefois. Avec cette clarté accrue vient une capacité à contempler la vie, et c'est ce qui m'intéresse vraiment. Je ne suis pas attiré par « rendre l'esprit paisible » ; je préfère savoir guider l'attention de telle manière qu’elle fait pencher l'esprit vers le calme, et ce calme invite à un approfondissement de l’investigation. Cette approche du développement de samadhi est peut-être mieux décrite comme un effort pour arrêter de perturber l’esprit, arrêter de prendre parti et lâcher l'habitude compulsive de juger.
La plupart des approches de la méditation proposées dans les centres bouddhistes occidentaux viennent de monastères asiatiques. Ces enseignements ont émergé d'esprits conditionnés de façon très différente du nôtre. Comparer avec désinvolture une culture à une autre est bien sûr inutile et irrespectueux, mais ignorer à quel point nos cultures sont différentes et quelles sont les conséquences de ces différences serait naïf. Les conséquences d’une éducation dans la culture judéo-chrétienne, où l'accent est mis sur la compétition et la comparaison, sont très différentes de celles d’une éducation dans une culture bouddhiste traditionnelle où la loi du karma et de la renaissance est acceptée, et où la culpabilité et la haine de soi sont des concepts quasiment inexistants.
Depuis de nombreuses années maintenant, dans ma pratique de la méditation, je réfléchis à notre tendance compulsive au jugement en observant comment l'esprit conditionné prend parti pour ou contre, et en observant comment un sentiment confus de « moi » est entretenu par ce processus. J'entends souvent des méditants parler de leur pratique sur un ton très critique. Certains ont pratiqué pendant de nombreuses années et fait des efforts admirables mais, comme ils ne voient toujours pas à quel point l'esprit de jugement compulsif sape leurs efforts – lorsqu’ils réagissent bien ou mal aux circonstances de leur vie – ils ne reçoivent pas les fruits de leurs efforts. Ils sont dépendants du devenir – de bhava.
Deux fois par an, dans notre monastère, nous nous réunissons pour une évaluation des risques d'incendie. L'un des risques majeurs qu'il convient d'évoquer régulièrement lors de ces réunions est la surcharge des câbles électriques. Ces câbles sont de plusieurs types : certains sont utilisés pour faire fonctionner une lampe ou un ordinateur portable mais ne doivent jamais être utilisés pour une bouilloire ou un radiateur. D'autres sont conçus pour supporter une charge plus lourde et sont utilisés pour faire fonctionner des appareils plus gourmands en énergie. Si on utilise le mauvais type de câble, il existe un risque réel de déclencher un incendie. Dans la vie spirituelle, il est nécessaire d’évoquer régulièrement les efforts présomptueux des méditants qui s’acharnent à atteindre des états d'esprit élevés. Sans modestie ni contentement, leurs efforts héroïques peuvent conduire à une surcharge du système nerveux et, malheureusement, provoquer parfois un effondrement. Beaucoup s’engagent sur cette voie de pratique spirituelle avec des aspirations saines mais ne reçoivent malheureusement pas les instructions adéquates pour développer une attitude juste. Nos aspirations sont une forme d'énergie et cette énergie peut nous emmener soit dans une direction d'équilibre et de bien-être accrus, soit vers plus de confusion. Nous ferions bien de nous souvenir de l'enseignement que le Bouddha a donné à la nonne Mahapajapati : il lui a rappelé que la modestie et le contentement sont deux indicateurs d'une pratique juste.
Nous avons forcément été affectés par la culture de consommation et de cupidité dans laquelle nous avons grandi. Je recommande de placer dans un endroit où vous les verrez facilement les mots « contentement » et « modestie », ou tout autre mot qui pourrait vous aider à contrebalancer les effets du consumérisme effréné. Aborder le développement du samadhi avec une attitude pleine d'avidité égocentrique nous expose à une grande déception ou pire : cela peut semer des graines de mécontentement au plus profond de notre cœur.
Si vous avez goûté au samadhi et que vous en devenez avide, il est possible que cela vous rende très susceptible et que vous ne vouliez plus rien écouter de ce que l’on peut vous dire : vous devenez gonflé de suffisance. Lorsque la pratique se déroule de manière équilibrée, on ressent inévitablement une sensibilité accrue – mentalement, émotionnellement et physiquement. Cependant, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, avoir plus d’ouverture et de sensibilité ne signifie pas nécessairement que l’on soit automatiquement plus calme et plus équilibré. En fait, on risque de se sentir plus exposé et inquiet. Le temps qu'il faudra pour que l’on soit à l’aise avec cette ouverture et cette sensibilité accrues dépendra probablement du degré de tension et de déséquilibre que l’on avait au départ. Ce que j’essaie de dire c’est que, aussi tentante que puisse paraître la sérénité du samadhi, il n'est pas toujours vrai que plus on le développe, mieux c'est. Le samadhi doit être considéré comme un médicament que l’on utilise intelligemment pour atteindre un certain bien-être. Mais, comme avec un médicament, on peut en abuser et créer des habitudes de dépendance. Si vous constatez que vous avez toujours une avidité irrépressible de résultat quand vous pratiquez la méditation, essayez de penser à la façon dont vous tiendriez un enfant nouveau-né : avec douceur, délicatesse et amour.
Une autre approche du calme mental – à laquelle nous pourrions nous préparer en la contemplant à l'avance – peut venir avec la maladie. Il y a quelques années, un ami et fréquent visiteur de nos monastères a contracté la maladie de Lyme [6]. Comme cela arrive souvent, sa maladie est longtemps restée ignorée. Une fois diagnostiquée, il a fallu de nombreux mois avant qu'il puisse dire qu'il se sentait à peu près normal à nouveau. Il m'a expliqué alors qu'à un certain stade de sa maladie, il n'avait même pas assez d'énergie pour se lever le matin. Dans cet état d'affaiblissement, il y avait eu une période où il était tellement vidé d'énergie que même l'effort requis pour maintenir le sentiment d’un moi personnel lui était impossible. Il m’a dit comment, lorsqu'il a atteint ce stade, le moi individuel a disparu ; il ne restait que la perception d'une vaste conscience et un immense sentiment d’unité – sans aucune peur. Il s’est dit que si son dernier souffle était arrivé, tout irait bien. Cet ami avait médité pendant de nombreuses années avant de tomber malade, nous pouvons donc supposer que ce n'est pas par hasard s’il a vécu cette expérience qui a changé sa vie.