Le Dhamma de la Forêt


La sagesse du samadhi


Ajahn Paññavaddho



Traduction de Jeanne Schut



Ajahn Paññavaddho fut l’un des premiers moines bouddhistes anglais à vivre et pratiquer au Hampstead Vihara auprès de Kapilavaddho Bhikkhu dans les années 1960. Plus tard, il s’installa au monastère de forêt d’Ajahn Maha Boowa, Wat Pah Baan Taad, et devint l’un de ses proches disciples les plus respectés. Dans le passage suivant, il souligne clairement l’importance de la pratique de samadhi (la concentration) comme base indispensable à l’approfondissement de la sagesse.



Quand on entraîne son esprit, il est indispensable de développer la sagesse. Malheureusement, cela ne peut pas se faire directement, simplement parce qu’on le souhaite. Il se peut qu’il y ait des gens doués d’une sagesse innée mais ils ne pourront ni l’exprimer ni en faire bon usage s’ils n’ont pas assez de présence et d’attention pour l’entretenir et la diriger. La sagesse ne se limite pas à la pensée intellectuelle ; elle est d’un tout autre ordre et ne peut apparaître qu’à partir d’un état de calme intérieur. Par conséquent, la première chose à faire quand on entraîne son esprit, c’est trouver un état de calme.

Samadhi, l’état de calme que l’on atteint grâce à la pratique de la méditation, a plusieurs niveaux selon le degré d’absorption du citta dans l’objet de méditation. Le mot citta signifie l’esprit, le cœur ou la conscience ; c’est le pivot central d’une personne, tandis que tout le reste, y compris les cinq khandha [corps, sensations, perceptions, formations mentales et conscience sensorielle], est secondaire. Pratiquement tout le monde doit développer la pratique de samadhi pour pouvoir atteindre la sagesse et un état de bonheur qui dépasse ce qui est normalement possible dans ce monde. Une fois le samadhi atteint, la voie est ouverte à la sagesse.

Développer samadhi peut être exprimé ainsi :

Normalement, le cœur et l’esprit sont affamés et cherchent en permanence à être satisfaits. La seule façon qu’ils connaissent d’obtenir satisfaction, c’est la voie des sens, dans le monde, parce que c’est ce qu’on leur a appris. Ils veulent ceci, recherchent cela, regardent ceci, écoutent cela, et ainsi de suite, à longueur de temps. Ce processus continue sans cesse mais ce que le cœur et l’esprit obtiennent de cette quête dans le monde n’assouvit jamais leur faim ; au contraire, ils ont tendance à en demander toujours plus. Malgré toutes ces tentatives, ils sont toujours affamés.

Mais voilà : la manière de satisfaire le cœur et l’esprit n’est pas de se tourner vers le monde mais d’aller dans la direction opposée. Il faut éloigner l’attention des stimulations sensorielles, des souvenirs et des pensées – pensées discursives ou vagabondes – et ne laisser pratiquement rien à quoi se raccrocher. On va ainsi permettre à l’attention de se poser uniquement sur l’objet de méditation, c’est-à-dire l’observation de la respiration ou encore la répétition d’un mot comme « Bouddho ». C’est la seule chose que l’on donne à l’esprit, la seule ancre à laquelle se retenir.

Au début, c’est très difficile car l’esprit continue à vagabonder et à passer d’une idée à l’autre mais, avec une pratique assidue, il s’habitue et commence à s’intéresser à ce qui se passe. Quand l’intérêt s’éveille, l’esprit a moins tendance à s’évader. Vous avez certainement déjà remarqué ce phénomène dans votre travail : on vous donne une tâche que vous n’avez pas envie de faire au départ mais, quand vous vous y appliquez, elle commence à devenir intéressante et, ensuite, ce travail n’est plus aussi déplaisant ou difficile et vous pouvez l’accomplir sans trop de peine.

Il en va de même avec la pratique de la méditation. Au début, c’est une tâche ardue mais, une fois que vous vous y plongez, l’intérêt s’éveille et, plus l’intérêt s’éveille, plus l’esprit s’absorbe dans la pratique. Quand il devient absorbé, les choses extérieures s’effacent tout naturellement, l’esprit plonge directement vers l’intérieur et, quand il va à l’intérieur et qu’il y reste, il en retire une paix profonde ; l’esprit s’épanouit intérieurement et se sent pleinement satisfait. Quand il sort de cet état, il n’a plus le désir de rechercher des stimulations extérieures parce qu’il est déjà comblé. Il est prêt à rester où il est, en paix.

Quand il se retire de cet état d’absorption, l’esprit est rassasié, satisfait, comme après un bon repas ; il est également souple et malléable. Cet état peut être avantageusement utilisé pour développer la sagesse car les principaux obstacles au développement de celle-ci sont momentanément dissipés. Au lieu d’être agité, oscillant et vagabond, l’esprit est dans un état propice à l’investigation ; il peut aller très, très loin en profondeur. C’est le chemin de la sagesse et cette sagesse donne des résultats.

Dans la vie ordinaire, il est possible d’avoir une vision pénétrante et de développer une bonne compréhension des choses en utilisant la raison et la pensée discursive. Nous avons parfois le sentiment que ces éclairs de compréhension sont profonds et importants car ils révèlent peut-être des choses sur la vie et les gens que nous n’avions jamais réalisées auparavant. Pourtant, quand nous y repensons, nous constatons que cette compréhension n’a guère d’effet sur nous en profondeur ; elle reste à la surface. Ce que nous avons compris est peut-être tout à fait juste mais cela ne change ni notre nature ni le regard que nous portons sur les choses.

Prenons un exemple : le type de compréhension qui change vraiment notre nature, c’est comme lorsqu’un enfant voit quelque chose de brûlant – comme un morceau de charbon incandescent – et le ramasse. Il le fera une fois mais pas deux ! Il apprend vite et la leçon reste en lui car elle l’a marqué. Cette sorte de sagesse ne se perd pas facilement. La sagesse vers laquelle nous tendons est d’une nature beaucoup plus subtile et ne peut être obtenue que si nous avons posé des fondements avec la pratique de samadhi. En samadhi, l’esprit et le cœur sont paisibles, ouverts et tout ce qui sera pénétré par la sagesse pénètrera au plus profond de l’être.

En temps normal, le cœur et l’esprit sont entièrement recouverts de toutes sortes de saletés, complètement enveloppés, au point que rien ne peut y pénétrer ; mais, quand samadhi est développé, le cœur et l’esprit sont facilement accessibles. Ils sont complètement ouverts et quel que soit le degré de sagesse qui s’éveille, elle pénètre directement dans le cœur et l’esprit. Dès lors, cette sagesse produit des effets en donnant des résultats. Ces effets peuvent être tout à fait extraordinaires, même faire changer de vieilles habitudes très facilement.

Les choses qui bloquent la sagesse, qui sont comme « des grains de sable dans les rouages », sont appelées kilesa ou pollutions mentales. Elles enveloppent l’esprit et le cœur et empêchent le calme de les pénétrer. Voilà ce dont nous devons essayer de nous débarrasser et que nous devons apprendre à reconnaître. Nous pouvons dire, de manière générale, que les kilesa sont l’avidité, l’aversion et l’ignorance de la réalité des choses, mais il y a des tas d’autres pollutions mentales qui naissent de celles-ci. Elles ont des ramifications infinies et nous jouent des tours à l’infini ; elles nous piègent de toutes sortes de manières.

Je vais vous donner un exemple. Vous êtes assis en méditation et une pensée apparaît – quelque chose de pas très positif. Vous pouvez vous en apercevoir et vous dire : « Ah ! J’ai vu cette pensée. Les kilesa n’ont pas réussi à m’avoir, cette fois ! » Alors vous vous félicitez et, tandis que vous vous félicitez, vous ne voyez pas que c’est un autre kilesa qui est en train de vous piéger !

Voilà le genre de pièges que nous jouent sans cesse les kilesa. Nous devons apprendre à les reconnaître et à leur faire face avec une claire compréhension. Il ne faut surtout pas minimiser l’importance des kilesa, croire qu’ils sont juste « épinglés sur nous », en quelque sorte, car ils sont, en réalité, profondément enfouis dans notre cœur et notre esprit. Ce sont eux qui causent tous les problèmes du monde et rien d’autre. Les bombes atomiques ne se lancent pas toutes seules, il faut des gens pour le faire ; les balles ne sortent pas des fusils s’il n’y a pas quelqu’un pour appuyer sur la gâchette. Eh bien, ce qui actionne tout cela, chez les gens, à tout moment, ce sont justement les kilesa.

Tous les maux du monde viennent donc des kilesa. Ils sont très habiles, pleins de ressources et toujours présents. Ils sont pleins de ressources parce qu’ils vivent dans le cœur (ou le citta) de chacun et prennent sa place. Ils utilisent son intelligence inhérente pour poursuivre leurs propres objectifs.

Les kilesa sont dans le cœur et l’esprit mais c’est aussi là que se trouve le Dhamma. Tout est mélangé et selon les circonstances, l’un ou l’autre prend le dessus. Comme ces kilesa habitent le cœur et l’esprit en permanence, ils s’expriment constamment sous forme d’actions, de paroles et de pensées. En fait, nous pourrions dire que l’individu moyen s’exprime presque entièrement au travers de ses kilesa. Ce n’est pas comme s’ils étaient parfois présents et parfois non ; ils sont présents tout le temps, obscurcissant notre regard, faussant notre compréhension des choses. Notre impression première du monde, des gens, de nous-mêmes, de la religion et de toutes sortes d’autres choses est complètement faussée car elle est toujours soumise à la funeste influence des kilesa.

C’est pour cette raison que tout ce que nous faisons dans la vie ordinaire est, dans une certaine mesure, faux ou mauvais. Nous ne pourrons rien faire à la perfection tant que nous ne nous serons pas débarrassés des kilesa. Cependant, nous ne devons tout de même pas trop nous inquiéter à ce propos car, même si tout ce que nous faisons est faux, il y a deux directions que nous pouvons prendre : l’une est mauvaise et l’autre est bonne. Ce que nous devons apprendre, c’est comment toujours choisir la bonne direction, même si elle est loin d’être parfaite et qu’elle est encore obscurcie par les kilesa.

Si nous prenons la bonne direction, les kilesa s’affaiblissent et la pure compréhension qui les mine se renforce. Par contre, si nous prenons la mauvaise direction, nous nous fourvoyons et nous nous attachons de plus en plus aux choses, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun espoir d’y voir clair un jour. Regardez les gens qui agissent mal et voyez ce qu’ils deviennent ! Ils deviennent rudes et grossiers, ils ne comprennent rien à ce qui est fin et profond. C’est parce que leurs kilesa grandissent à toute vitesse et qu’ils vont toujours dans la mauvaise direction. Ceux qui prennent la bonne direction trouvent le bonheur, comme s’il y avait une aura de bonheur autour d’eux à tout moment. Ils ne se préoccupent pas des choses et ne s’inquiètent pas à tout propos, comme la plupart des gens. Pour eux, le monde n’est pas un endroit désagréable et les problèmes du monde ne les touchent pas vraiment parce qu’ils sont bons à l’intérieur. Les problèmes du monde sont en réalité des problèmes en nous-mêmes, tandis que les complications extérieures ne sont que des événements qui se produisent. C’est dans notre propre état intérieur que tous les problèmes existent, de sorte que, si nous réussissons simplement à nous soigner nous-mêmes, tous les soucis et les problèmes reculeront à l’arrière-plan.

Quant aux détails sur ce que vous devriez faire, vous savez déjà ce que signifie la pratique de la méditation. Essayez donc de persévérer dans la technique qui fonctionne le mieux pour vous. En ce qui concerne la sagesse, il est bon de l’utiliser dans le sens de la réflexion, voir comment les choses fonctionnent dans le monde et dans notre vie. Au fil du temps, il y aura inévitablement des conséquences même s’il faut parfois beaucoup de temps pour que cela pénètre en profondeur. Autrement dit, réfléchir à de bons sujets à la manière normale peut développer la sagesse mais seulement très lentement car il faut beaucoup de temps pour pénétrer à l’intérieur en profondeur. De manière générale, il n’y a guère d’alternative : la sagesse passe par le développement de samadhi.