Nani Bala Barua est née le 25 mars 1911, dans un village à l’est du Bengale, près de la frontière birmane. La région du Chittagong est renommée pour son mélange de traditions religieuses. Hindous, musulmans et bouddhistes y vivent côte à côte en parfaite harmonie. La culture bouddhiste de cette région est peut-être la seule à abriter encore une large communauté descendant en droite ligne de l’époque du Bouddha.
La famille de Nani appartient au clan des Barua du Bengale, descendants des premiers bouddhistes d’Inde. Même si la pratique de la méditation avait quasiment disparu au moment de sa naissance, de nombreuses familles observaient encore les rituels et coutumes bouddhistes. Parmi elles, son père, Purnachandra Barua et sa mère, Prasanna Kumari
Nani était l’aînée de six enfants. Elle était très proche de ses frères et sœurs et c’était la préférée de toute la grande famille. Elle avait un lien tout particulier avec sa mère qui, comme elle, avait la peau claire et une très petite taille. Plus tard, en évoquant sa mère, elle disait qu’elle était calme et douce, tandis que son père était un homme de principes qui ne tolérait que ce qu’il considérait juste. Cependant, malgré ses manières sévères, Nani entretenait avec lui une relation pleine d’affection.
La tradition du dana (générosité) était régulièrement pratiquée dans leur foyer. Ses parents faisaient des offrandes aux moines bouddhistes, aux brahmines hindous et à tous ceux qui demandaient la charité. Ce sont eux qui ont enseigné à la jeune fille le sens de la générosité : quand on offre quelque chose, on ne fait pas de distinction ; on donne à tous de la même manière.
Dès l’enfance, Nani fit preuve d’un immense intérêt pour les rituels bouddhistes. Elle aimait aller dans les temples et se mettre au service des moines. Normalement on éloignait les enfants des moines quand ceux-ci venaient quêter leur nourriture mais, du fait de son extrême fascination, on lui permettait, exceptionnellement, de leur offrir de la nourriture, de leur laver les pieds et de s’asseoir auprès d’eux quand ils mangeaient.
Nani était une enfant assez solitaire qui ne recherchait pas la compagnie des autres enfants. Elle jouait souvent à la poupée mais, ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était fabriquer de petites statues du Bouddha. Alors que la plupart des petites filles indiennes jouaient à faire semblant de cuisiner, elle préparait des offrandes de nourriture et ramassait des fleurs qu’elle prétendait offrir au vrai Bouddha. Elle fabriquait un petit autel et imitait les cérémonies religieuses. La maison des Barua était proche d’un lac et à l’une des extrémités du lac se trouvait une petite pagode aux couleurs vives. Nani s’y rendait souvent pour y porter ses offrandes. Plus tard, elle disait que cette dévotion lui était venue tout naturellement, qu’elle n’avait en aucun cas été poussée par ses parents.
Non seulement Nani ne s’intéressait pas à la cuisine mais elle n’avait presque jamais envie de manger. Il était rare que sa mère réussisse à la persuader de s’asseoir à table pour prendre un repas normal. Nani préférait manger un fruit ou un biscuit. Elle demandait souvent à ses parents ébahis : « Vous avez faim ? Mais c’est quoi, la faim ? »
Par contre, son appétit de connaissances était insatiable. La coutume du village n’encourageait pas les filles à aller à l’école mais il était impossible de l’en éloigner. Même quand elle était malade et supposée rester à la maison, elle se sauvait pour aller en classe. Souvent, le soir, elle restait assise à table avec son père et lui posait des questions sur ce qu’elle étudiait à l’école, même s’il était rare que les enfants aient des devoirs à faire à la maison.
A cette époque, en Inde, l’enfance des jeunes filles se terminait très tôt. Celles qui allaient à l’école en étaient retirées à la fin des études primaires. Suivant les normes de sa culture, Nani devait être mariée avant le début de sa menstruation. C’est ainsi qu’à l’âge de douze ans, on lui fit quitter l’école pour épouser un homme de vingt-cinq ans. Son fiancé, Rajani Ranjan Barua, était un ingénieur du village voisin de Sighalta. Comme le voulait la tradition, après la cérémonie du mariage Nani fut immédiatement envoyée vivre chez sa belle-famille. Ses parents lui manquaient terriblement et, ce qui n’arrangea rien, au bout d’une semaine, son mari dut repartir en Birmanie où l’attendait son travail. Nani resta seule auprès de beaux-parents exigeants qui lui faisaient très peur. On l’autorisait à aller rendre visite à ses parents de temps en temps mais ses beaux-parents la ramenaient très vite chez eux.
Après deux tristes années, à l’âge de quatorze ans, Nani fut mise sur un bateau faisant cap sur Rangoon où elle devait commencer une nouvelle vie, dans un pays étranger, auprès d’un homme qu’elle n’avait connu qu’une semaine. En descendant du bateau, la timide jeune fille de la campagne fut choquée par son nouvel environnement. Rangoon était une ville bruyante, étrange, peuplée d’une mer de visages inconnus et où l’on parlait une langue qu’elle ne comprenait pas. Au début, elle pleura souvent car elle se sentait très seule, se languissait de ses parents et avait le mal du pays.
La vie de femme mariée lui posa aussi des problèmes. Certes, elle avait bien été instruite par sa mère et ses tantes sur la façon de tenir une maison mais personne ne lui avait dit le moindre mot à propos des relations intimes d’un couple. Ce fut son époux qui s’en chargea et la jeune fille fut à la fois choquée, troublée et terriblement gênée. La première année de sa vie d’épouse, elle était terrorisée par son mari. Cette année-là, Rajani se comporta toujours avec douceur et compréhension, sans jamais s’imposer à elle. Finalement, un sentiment de confiance se tissa entre eux et Nani finit par le considérer comme quelqu’un d’unique et de bon. Dans les années qui suivirent, ils tombèrent profondément amoureux l’un de l’autre et Nani dit plus tard que Rajani avait été son premier maître.
Il n’y avait qu’une seule ombre à leur bonheur, une ombre douloureuse. Traditionnellement, on attend de toute jeune femme indienne qu’elle porte un enfant, de préférence un fils, dès la première année de son mariage. Mais les années passaient et Nani n’était toujours pas enceinte. Elle alla voir des médecins et des guérisseurs mais personne ne comprenait pourquoi elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle en conçut une grande honte et beaucoup de chagrin. Heureusement Rajani resta attentionné, aimant et patient, sans jamais la bousculer ni lui reprocher de ne pas concevoir d’enfant.
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Nani et Rajani étaient activement engagés dans la communauté bouddhiste de Rangoon. Ils observaient les cinq préceptes : s’abstenir de tuer et de nuire ; ne pas prendre ce qui n’a pas été librement offert ; pas d’inconduite sexuelle ; pas de mensonges et pas de drogue ou d’alcool. Ils récitaient également tous les jours les Soutras (enseignements du Bouddha), parrainaient deux fêtes bouddhistes par an et faisaient des offrandes aux moines de leur quartier. Ils étaient surtout connus pour leur générosité car ils payaient les frais de scolarité des enfants de familles démunies et accueillaient chez eux des sans-abri.
Dès le jour où elle était arrivée à Rangoon, Nani avait manifesté un fort désir de méditer. Même si les filles n’étaient généralement pas initiées à la méditation, elle ne cessait de demander à Rajani la permission d’apprendre mais il répondait chaque fois qu’elle devait attendre d’être plus vieille. En effet, la tradition indienne veut que la pratique spirituelle soit repoussée vers la fin de la vie, quand les obligations professionnelles et familiales ont été remplies.
Nani ne parlait pas le birman mais elle se débrouilla pour poursuivre son éducation bouddhiste dans son pays d’adoption. Dès qu’elle pouvait mettre la main sur un livre religieux en bengali, elle le lisait et l’étudiait toute seule. Pour les autres livres, elle faisait appel à Sunil, son neveu de treize ans, qui traduisait les textes bouddhistes classiques du birman au bengali. Sunil était très impressionné par l’application et la mémoire exceptionnelle de sa tante qui retenait absolument tout ce qu’il lui lisait. (Des années plus tard, elle fit toute une batterie de tests psychologiques et on découvrit que son niveau d’intelligence était tout à fait exceptionnel.)
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Après plus de vingt ans, Nani conçut finalement un enfant. Elle avait trente-cinq ans quand elle eut la joie de mettre au monde une petite fille. Malheureusement, au bout de trois mois l’enfant tomba malade et mourut. Accablée de chagrin, Nani développa une maladie de cœur.
Quatre ans plus tard, une nouvelle grossesse la combla de bonheur. Cette fois encore, l’enfant était une fille qu’elle appela Dipa. C’est à ce moment-là qu’on commença à la surnommer « Dipa Ma », c’est-à-dire « mère de Dipa ». Et comme Dipa signifie « lumière », le nouveau nom de Nani signifiait aussi « Mère de Lumière ».
Dipa était une petite fille en parfaite santé quand sa mère tomba à nouveau enceinte – cette fois du garçon tant attendu. Mais le bébé mourut à la naissance, ce qui plongea à nouveau Dipa Ma dans un chagrin inconsolable. En désespoir de cause, elle demanda à nouveau l’autorisation d’apprendre la méditation pour la soulager de sa peine mais, cette fois encore, son mari répondit qu’elle était trop jeune. Elle menaça de s’enfuir, suite à quoi Rajani et plusieurs voisins commencèrent à la surveiller de près. Mais cette précaution s’avéra vite inutile. En effet, terrassée par l’hypertension, Dipa Ma n’était même plus capable de quitter sa chambre. Elle resta alitée pendant plusieurs années. Tout au long de cette période, elle s’attendait à être emportée par la mort d’un jour à l’autre. Pendant ce temps, Rajani s’occupait seul de sa femme et de la petite Dipa tout en continuant son travail d’ingénieur très prenant. Mais le poids trop lourd de toutes ces obligations finit par avoir raison de lui. Un soir de 1957, en rentrant du travail, il dit à sa femme qu’il ne se sentait pas bien. Quelques heures plus tard, il mourait d’une crise cardiaque.
En l’espace de dix ans, Dipa Ma avait perdu deux enfants, son mari et sa santé. A quarante-six ans, elle se retrouvait veuve avec une fille de sept ans à élever toute seule. Ses parents étaient morts tous les deux, son pays natal était très loin, et elle était accablée de chagrin et de doutes.
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A cette époque la plus sombre de sa vie, le Bouddha lui apparut en rêve comme une présence lumineuse. D’une voix douce, il récitait une strophe du Dhammapada, des mots qu’il avait prononcés pour consoler un père qui pleurait la mort de son fils :
Quand Dipa Ma se réveilla, elle sentit que son esprit était clair et calme. Elle savait qu’elle devait apprendre à méditer, quel que soit son état de santé. Elle avait compris le conseil du Bouddha : si elle voulait une véritable paix, elle devait pratiquer la méditation jusqu’à ce qu’elle se libère de tout attachement et de tout chagrin.
Certes, Dipa Ma avait accompli des rituels bouddhistes toute sa vie mais elle ne savait pas grand-chose de ce qu’impliquait la pratique de la méditation. Pourtant, intuitivement, elle était attirée par cette voie ancienne qui promettait la libération de la souffrance.
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Dipa Ma fit le nécessaire pour aller au Centre de méditation kamayut de Rangoon. Elle fit cadeau à sa voisine tout ce que son mari lui avait laissé – sa propriété, ses bijoux et tous ses biens matériels – en disant : « Je vous prie de prendre tout ce que j’ai et de l’utiliser pour veiller sur ma fille. » Elle pensait ne jamais revenir. « Si je dois mourir, se disait-elle, autant que ce soit au Centre de méditation ».
La première retraite de Dipa Ma ne se déroula pas comme prévu mais elle ne renonça pas à pratiquer la méditation. Armée des instructions de base qu’elle avait reçues lors de sa courte retraite, elle médita patiemment chez elle pendant plusieurs années dès qu’elle en trouvait le temps. Elle commença à reprendre confiance, à croire qu’elle finirait par avoir une autre occasion d’aller en retraite.
Cette occasion se présenta quand elle apprit qu’un ami de la famille et enseignant du bouddhisme, Anagarika Munindra, vivait dans un Centre de méditation proche de chez elle… Munindra l’encouragea à aller à Thathana Yeiktha, le Centre de méditation où lui-même approfondissait sa pratique sous la tutelle du Vénérable Mahasi Sayadaw, le moine, érudit et maître de méditation le plus célèbre de tout le pays. Dipa Ma se voyait offrir là une opportunité extraordinaire : apprendre d’un grand maître, guidée par un ami de la famille dans sa langue maternelle. A la même époque, sa sœur Hema débarqua en Birmanie avec sa famille, de sorte que Dipa pouvait désormais aller vivre chez sa tante, son oncle et ses cousins pendant que sa mère serait au Centre de méditation.
Dipa Ma partit pour sa seconde retraite dans une tout autre disposition d’esprit que la première fois. Très vite, sa pratique s’approfondit considérablement. Elle franchit rapidement les étapes classiques de la « progression de la vision pénétrante » dont on dit qu’elles précèdent l’Eveil, selon les enseignements de la tradition du bouddhisme Theravada. …
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