Le Dhamma de la Forêt


Liberté et discipline 

Ajahn Sundara 


Traduit de l’anglais par Romain Robert et Valérie Melsion

http://www.dhammadelaforet.org/


Lorsque le Bouddha enseigna la première Noble Vérité, il dit que prendre refuge dans l’existence humaine est une expérience insatisfaisante. Si l’on s’attache à ce corps voué à la mort, on est sûr de souffrir. Ne pas avoir ce que l’on veut apporte la souffrance – il est assez facile de s’en rendre compte. Avoir ce que l’on ne veut pas peut aussi être source de souffrance. Mais en cheminant plus loin sur les traces du Bouddha, on réalise que même le fait d’avoir ce que l’on désire apporte la souffrance ! C’est le début du chemin qui mène à l’Éveil. 

Quand nous réalisons que le fait d’avoir ce que l’on veut dans le monde matériel est également insatisfaisant, nous commençons à devenir plus matures. Dorénavant, nous ne sommes plus des enfants, espérant trouver le bonheur en assouvissant tous nos désirs ou en fuyant la douleur. 

Nous vivons dans une société qui vénère la gratification des désirs. Mais la plupart d’entre nous ne sommes pas vraiment intéressés par cette simple gratification, car nous savons intuitivement que ce n'est pas le but de l’existence humaine. 

Je me souviens que, plusieurs années auparavant, j’essayais de comprendre ce que je pensais être la vérité, mais sans avoir aucune notion sur le sujet. Je savais, dans un sens, que c’était quelque chose au-delà de mes pensées et de mes émotions, quelque chose qui transcendait ce monde de naissance et de mort. 

Au fur et à mesure que le temps passait, le désir de vivre une vie fondée sur la vérité et la réalité devenait la chose la plus importante. Comme j’essayais d’harmoniser mes pensées, mes sentiments et mes aspirations afin d’arriver à être en paix, je devins consciente qu’il y avait quelque chose entre mon esprit et mes aspirations. Il semblait qu’il y avait un énorme abîme entre eux et c’est cela que j’appelais « le moi », l’ego, ce corps avec ces cinq sens. À ce moment-là, je n’avais même pas réalisé que l’enseignement bouddhiste présentait les êtres humains avec un sixième sens : l’esprit, la base sur laquelle les pensées apparaissent. 

L’esprit et le corps sont une réserve d’énergie. Je me rendais compte que, selon la façon dont je les utilisais, mon énergie fluctuait. Ma façon de ressentir et de comprendre la vie semblait être aussi dépendante de la clarté de mon esprit et, à son tour, cette clarté était très conditionnée par le degré d’énergie disponible. J’avais hâte de découvrir comment vivre sans gaspiller cette énergie inutilement. 

La plupart d’entre nous n’avons pas été élevés selon un mode de vie très axé sur la discipline. Dans ma famille, je fus élevée dans une atmosphère qui favorisait une certaine liberté d’expression. Mais suivre ses caprices et ses envies, faire ce que l’on veut quand on veut, n’apporte pas, à vrai dire, beaucoup de sagesse à notre vie ni beaucoup de compassion ou de sensibilité. En réalité, cela nous rend plutôt égoïstes. Malgré le fait que mes parents ne m’aient pas inculqué un sens profond de la discipline, j’appréciais, dans ma jeunesse, la beauté d’être en vie, son harmonie et l’importance de ne pas la gâcher. Cependant, l’idée de vivre avec retenue et discipline était étrangère à mon conditionnement.

Quand je découvris la méditation et la pratique de Vipassana en particulier, cela me parut une introduction bien plus facile à la discipline que de suivre des préceptes moraux ou des commandements. Nous avons souvent tendance à regarder de manière alarmante tout ce qui pourrait nous contraindre et toute convention qui pourrait limiter notre liberté. La plupart d’entre nous arrivons donc à la discipline à travers la méditation. En regardant sincèrement la façon dont nous nous relions au monde des sens, nous finissons par voir comment tout est interconnecté. Le corps et l’esprit s’influencent constamment l’un l’autre. 

Nous connaissons bien le plaisir inhérent à la gratification de nos sens, quand nous écoutons de la musique inspirante ou que nous regardons un beau paysage, par exemple. Mais remarquez comment, dès que nous nous attachons à l’expérience, le plaisir est gâché. C’est un sentiment qui peut être très douloureux et, bien souvent, le monde sensoriel nous mène à la confusion. Mais, avec l’attention, nous arrivons à avoir une vision pénétrante de la nature éphémère de nos expériences sensorielles et nous commençons à mieux connaître le danger de s’accrocher à ce qui fluctue et change. Nous réalisons alors à quel point il est ridicule de s’attacher à ce qui est fugace. Et grâce à cette réalisation, nous devenons naturellement réticents à gaspiller notre énergie à suivre les choses sur lesquelles nous avons peu de contrôle et dont la nature est de disparaître.

Comprendre le danger de suivre aveuglement nos sens, les désirs qui leur sont rattachés et les objets de ces mêmes désirs, est un aspect de la discipline. La compréhension amène naturellement la mise en application de cette discipline. Nous ne pratiquons pas la retenue des sens comme une fin en soi, mais parce que nous savons que les désirs sensoriels n’apportent nullement la paix et ne nous conduisent pas au-delà de l’identification à notre esprit et à notre corps.

Lorsque nous vivons dans un monastère, nous devons suivre les huit préceptes. Les cinq premiers nous enseignent ce qu’est l’action juste et la parole juste : s’abstenir de tuer, de voler, de toute activité sexuelle, de mentir et de prendre de la drogue et de l’alcool. Les trois suivants nous apprennent la renonciation, tel que s’abstenir de manger après une certaine heure, de danser, de chanter, de jouer des instruments de musique, de s’embellir et de dormir sur un lit haut et luxueux. Certains de ces préceptes peuvent paraître inappropriés de nos jours. Qu’appelons-nous ‘un lit haut et luxueux’ aujourd’hui par exemple ? Combien d’entre nous dorment dans un lit à baldaquin ? Ou pourquoi le fait de danser, de chanter ou de jouer d’un instrument n’est-il pas autorisé comme pratique spirituelle ? Lors de l’ordination en tant que nonne ou moine, nous prenons davantage de préceptes et apprenons à vivre avec une restriction encore plus grande. Renoncer à l’argent, par exemple, nous rend physiquement et totalement dépendants des autres. Ces normes peuvent sembler très étranges dans une société qui vénère l’indépendance et l’autonomie matérielle. Mais ces lignes de conduite prennent leur sens quand elles sont intégrées à notre pratique de méditation. Elles deviennent alors une source de réflexion et nous permettent de comprendre leur sens profond. Nous découvrons qu’elles nous aident à affiner notre conduite personnelle et à développer une profonde attention à la fois à nos activités physiques et mentales, et à notre rapport à la vie. De cette manière, quand nous regardons dans notre cœur, nous pouvons voir clairement les résultats et conséquences de nos actes physiques, verbaux et mentaux. 

Suivre cette discipline nous ralentit également et nous demande d’être très patients avec nous-mêmes et envers les autres. Nous avons généralement tendance à être impatients. Nous aimons obtenir les choses immédiatement, oubliant que la plus grande partie de notre développement et de notre épanouissement vient du fait d’accepter que ce corps et cet esprit humains sont loin d’être parfaits. Une chose est sûre : nous portons en nous le résultat de nos actions passées dont il n'est pas facile de se libérer. 

Par exemple, quand nous contemplons le précepte de s’abstenir de paroles incorrectes, nous avons l’opportunité d’apprendre à ne pas créer davantage de kamma avec nos mots et d’éviter que cela devienne une autre source de douleur et de souffrance pour nous-mêmes autant que pour les autres. 

La parole juste (samma-vaca) est l’un des préceptes les plus difficiles parce que nos mots peuvent révéler nos pensées et nous mettre dans une situation vulnérable. Aussi longtemps que nous gardons le silence, cela n’est pas trop difficile. Nous pouvons même paraître plutôt sages jusqu'à ce que nous commencions à parler. Ceux d’entre vous qui ont participé à des retraites se souviennent peut-être d’avoir redouté de recommencer à parler. C’est tellement bon, n’est-ce pas, de simplement rester en silence les uns avec les autres ? Il n’y a pas de dispute, pas de conflit. Le silence est un grand pacificateur ! 

Quand nous commençons à parler, c’est une tout autre histoire ! Désormais, nous ne pouvons plus nous leurrer. Nous avons tendance à nous identifier fortement à nos pensées, donc, notre parole, expression directe de celles-ci, devient également un problème. Mais, à moins que nous apprenions à parler de façon plus habile, nos mots continueront à nous faire du mal et à faire du mal aux autres. À vrai dire, les paroles elles-mêmes ne sont pas tant le problème ; c’est plutôt leur source. Quand l’attention vigilante est présente, il ne reste plus de traces. Parfois, nous avons des propos qui ne sont pas très judicieux et, par la suite, nous recherchons une manière plus appropriée de nous exprimer. Mais si l’on parle avec attention, à cet instant précis, l’image que l’on a de soi-même et qui est profondément ancrée en nous disparaît ou du moins s’atténue. 

Sur le chemin de la pratique, la discipline prend tout son sens. Lorsque vous commencez à entrer en contact avec l’énergie brute de votre être et celle de la colère, de l’avidité, de la stupidité, de l’envie, de la jalousie, des désirs aveugles, de la fierté et de la vanité, vous devenez très reconnaissant d’avoir quelque chose qui puisse contenir tout cela. Regardez simplement l’état de notre planète ; c’est un bon sujet de réflexion sur le résultat pitoyable dû au manque de discipline et causé par l’avidité, la colère et l’ignorance qui sont contenues et nourries en nous. 

Donc, pour être capable de contenir notre énergie dans le cadre d’une discipline morale, nous avons besoin d’être très attentifs et très prudents car la plus profonde tendance de notre esprit est de s’oublier. Nous nous oublions nous-mêmes ainsi que le but ultime de notre vie. A la place, nous nous encombrons de détails qui ne peuvent nous donner entière satisfaction ni nourrir notre cœur. Suivre cette discipline nécessite de l’humilité car, tant que nous sommes immatures et que nous suivons nos impulsions, elle paraît nous réprimer, nous entraver et, en conséquence, au lieu d’être une source de liberté, elle semble nous emprisonner.

Nous avons de la chance d’avoir l’opportunité de pratiquer et de réaliser que nos actions, nos paroles ou nos désirs ne sont pas ultimement ce que nous sommes. Au fur et à mesure que la méditation s’approfondit, la nature impermanente de tous les phénomènes devient plus claire. Nous devenons de plus en plus conscients de l’aspect éphémère de nos actions, de nos paroles et des sentiments qui leur font écho. Nous commençons à avoir un aperçu de ce qui est toujours présent dans notre esprit mais qui reste néanmoins hors d’atteinte. Cette qualité de présence est toujours disponible et n’est pas vraiment affectée par nos interactions sensorielles. 

Quand cette qualité d’attention est cultivée et devient continue, nous commençons à avoir une relation plus saine avec notre énergie, les contacts sensoriels et le monde des sens. Nous découvrons que notre attention vigilante est, en fait, une forme de protection. Sans elle, nous sommes simplement à la merci de nos pensées et des désirs qui nous aveuglent. Ce refuge de l’attention et le développement de la discipline nous empêchent de tomber dans des états mentaux douloureux et même infernaux. 

Un autre aspect de la discipline est l’attention fondée sur la sagesse et une utilisation judicieuse du monde matériel. Notre contact immédiat avec le monde physique se fait par l’intermédiaire du corps. Quand nous apprenons à avoir un rapport sain avec le monde matériel, nous prenons alors soin des racines de notre vie. Nous faisons ce qui est nécessaire afin que notre corps et notre esprit s’harmonisent. C’est le résultat naturel de la discipline. Doucement, nous devenons une magnifique fleur de lotus qui représente la pureté et qui pousse hors de l’eau tout en étant nourrie par ses racines vivant dans la boue. Vous avez peut-être remarqué comment le Bouddha est souvent représenté assis sur une fleur de lotus qui symbolise la pureté du cœur humain. À moins que nous créions cette fondation de la moralité qui prend racine dans le monde de notre vie quotidienne, nous ne pouvons pas vraiment nous élever ou grandir comme la fleur de lotus. Nous nous fanons, tout simplement. 

Dans la vie monastique, l’utilisation saine des quatre nécessités vitales –les habits, la nourriture, le toit et les médicaments – est une réflexion quotidienne qui est extrêmement utile car l’esprit est résolu à oublier, à mal interpréter ou à prendre les choses pour acquises. Ces quatre nécessités vitales sont une partie essentielle de notre vie. C’est un devoir pour nous, monastiques, de prendre soin de nos robes. Nous devons les raccommoder, les repriser, les laver et nous rappeler que nous n’en avons qu’un jeu et que ces robes sont venues à nous grâce à la générosité d’autrui. C’est la même chose avec la nourriture. Nous vivons d’aumônes ; chaque jour, les gens nous offrent un repas parce que nous ne pouvons pas conserver la nourriture pour le lendemain. Par conséquent, notre réflexion quotidienne avant le repas nous rappelle que nous ne pouvons pas manger sans penser attentivement à ce don. En tant que monastiques, nous contemplons également l’importance de l’endroit dans lequel nous vivons. Vous pouvez ne pas aimer la couleur des murs de votre chambre, mais la réflexion « cette pièce est seulement un toit sur ma tête pour une nuit » nous aide à relativiser nos besoins physiques. Nous considérons aussi que, sans le don de ces nécessités vitales, nous ne pourrions pas mener cette vie. Cette réflexion nourrit donc un sentiment de gratitude dans le cœur. 

Prendre soin du monde matériel et de ce qui nous entoure est une partie essentielle dans la discipline de l’esprit et du corps, et dans notre pratique du Dhamma. Si nous sommes incapables de nous occuper de ce qui nous touche directement, comment pouvons-nous prétendre nous occuper des vérités ultimes ? Si nous n’apprenons pas à ranger notre chambre chaque jour, comment pouvons-nous gérer les complexités de notre esprit ? 

Réfléchir sur de simples choses – telles que prendre soin de l’endroit dans lequel on vit et ne pas abuser de nos possessions matérielles – est très important. Naturellement, il est plus difficile d’agir de la sorte quand on a un certain contrôle sur le monde matériel et que l’on peut utiliser de l’argent pour acheter ce que l’on veut car on peut facilement penser sans réfléchir : « Oh ! J’ai perdu ceci ou j’ai cassé cela, peu importe ! Je m’en procurerai un autre. » 

Un autre aspect de la discipline est le moyen d’existence juste. Pour un moine ou une nonne, il y a une longue liste d’activités dans lesquelles on ne devrait pas s’impliquer, telles prédire l'avenir ou participer à des affaires politiques, etc. Je peux de plus en plus en apprécier la valeur en voyant que, dans les endroits où le Sangha s’implique dans des problèmes du monde, cela mène des moines à posséder des objets luxueux ou à devenir même de riches propriétaires. 

Le moyen d’existence juste est un aspect du Noble Octuple Sentier qui couvre un large éventail d’activités telles que ne pas tromper, insinuer, rabaisser ; ne pas s’impliquer dans le trafic d’armes, d’êtres vivants, de viande, d’alcool et de poison, en tant que laïques. Ces lignes de conduite demandent une considération attentive de la façon dont nous voulons passer notre vie et du genre de profession ou de situation dans lesquelles nous voulons être impliqués.

Les réflexions sur les préceptes, les nécessités vitales, les moyens d’existence juste et la discipline de notre esprit et de notre corps constituent les conditions sur lesquelles se bâtit la discipline ultime. Celle-ci représente notre totale dévotion à la Vérité, au Dhamma et à l’aspiration constante de notre cœur à aller au-delà de notre vie égocentrique. Parfois, nous ne pouvons pas dire ce dont il s’agit mais, avec la pratique de la méditation, nous pouvons être réellement en contact avec cette réalité, avec le Dhamma en nous. Tous les chemins spirituels et les disciplines spirituelles sont des conditions favorables et des moyens de maintenir en vie cette aspiration à réaliser la Vérité en notre cœur. C’est vraiment leur but.