Le Dhamma de la Forêt



Commentaire sur l’Anapanasati Sutta (MN 118)

L'enseignement du Bouddha sur l’attention à la respiration

Traduit et commenté par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/


Contexte

Le Bouddha s’adresse à une vaste assemblée de moines qui, après trois mois de retraite intensive, ont fait de grands progrès dans la pratique. Il leur dit : « Soyez encore plus diligents. Ce que vous n’avez pas atteint, vous pouvez l’atteindre. Ce que vous n’avez pas réalisé, vous pouvez le réaliser. Je vais rester ici, à Savatthi, jusqu’au jour de la pleine lune, à la fin du quatrième mois de la retraite. »

Stimulés par cette situation exceptionnelle, les moines les plus avancés poursuivent avec ardeur leur enseignement aux plus jeunes, qui finissent tous par faire « des progrès considérables ».

Il est donc bien clair que, malgré son apparente simplicité, cet enseignement n’a rien de « basique ». En prononçant des mots comme : « il sait », « je libère mon esprit » ou « je contemple la nature non née et non morte de tout phénomène », le Bouddha sait que cela fait écho, chez ses auditeurs, à des enseignements très profonds déjà entendus.


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Texte et commentaires


« Comment développer et pratiquer régulièrement la méthode de l’attention à la respiration afin que la pratique porte ses fruits et soit source de grands bienfaits ? Voici, moines : le pratiquant va dans la forêt ou au pied d’un arbre dans un endroit désert ; il s’assied dans la posture du lotus, le corps posé et le dos droit, l’attention établie devant lui. Lorsqu’il inspire, il sait qu’il inspire ; lorsqu’il expire, il sait qu’il expire.

Être attentif signifie aussi être ouvert et intéressé par ce qui se présente, sans résistance et sans chercher à tout contrôler.

  1. En inspirant longuement, il sait : ‘J’inspire longuement’. En expirant longuement, il sait : ‘J’expire longuement’.

  1. En inspirant brièvement, il sait : ‘J’inspire brièvement’. En expirant brièvement, il sait ‘J’expire brièvement’.

  1. J’inspire et je suis conscient de tout mon corps. J’expire et je suis conscient de tout mon corps’. Ainsi pratique-t-il.

Pour être conscients du corps, nous posons l’attention sur tous les ressentis qui nous parviennent, tant de l’extérieur que de l’intérieur. Depuis l’extérieur, des sons parviennent aux oreilles (l’attention est au niveau des tympans) ; il y a aussi la température ambiante que l’on ressent au contact des parties exposées du corps, le contact des vêtements… À l’intérieur, nous avons conscience du contact des fessiers avec le coussin ou la chaise, du contact des mains entre elles ou sur les genoux, des jambes repliées ou des pieds posés au sol… Tous ces ressentis sont comme des « reliefs » qui attirent l’attention ici et là.

  1. J’inspire et j'apaise mon corps tout entier. J’expire et j'apaise mon corps tout entier’. Ainsi pratique-t-il.

Il s’agit d’aplanir les ressentis précédemment mis en relief. On peut imaginer une caresse, un voile ou une couverture très douce qui va effacer les différences de ressentis dans le corps. On utilise le va-et-vient du souffle pour aplanir peu à peu les sensations. Tout se retrouve lisse, léger, agréable. Si certains ressentis sont inconfortables, voire douloureux, on poursuit l’action bénéfique du va-et-vient de la respiration jusqu’à ce que le corps tout entier soit apaisé.

  1. J’inspire et je me sens joyeux. J’expire et je me sens joyeux’. Ainsi pratique-t-il.

Pourquoi me sentirais-je joyeux/joyeuse en cet instant ? Parce que j’ai découvert, dans l’étape précédente, que grâce à l’application de l’attention au rythme délicat de la respiration, je peux agir sur mes ressentis physiques. L’implication est immense, notamment au niveau des ressentis désagréables ou douloureux.

Nous baignons dans cette joie jusqu’à sentir qu’elle commence à s’évaporer avec la venue de pensées.

  1. J’inspire et je me sens heureux. J’expire et je me sens heureux’. Ainsi pratique-t-il.

Lorsque la joie soulève toutes sortes de pensées, on constate que celles-ci perturbent la paix obtenue précédemment. Avec l’aide de la respiration, on revient au ressenti pur de la joie et on la laisse se poser délicatement, de la même façon que l’on a apaisé le corps, c’est-à-dire en la distillant doucement. Elle va progressivement prendre une tonalité plus sereine, plus équilibrée, traduite ici par le mot « bonheur ».

  1. J’inspire et je suis conscient de mes formations mentales. J’expire et je suis conscient de mes formations mentales’. Ainsi pratique-t-il.

Inutile d’évoquer délibérément des pensées. Les pensées qui accompagnaient l’exubérance de la joie se sont apaisées mais d’autres ont inévitablement surgi avec le plaisir de la sérénité obtenue, au moins en arrière-plan. Après en avoir pris conscience, on les observe tout le temps nécessaire, jusqu’à constater la vitesse à laquelle les pensées apparaissent et disparaissent. On plonge dans ce rythme incroyablement rapide. L’observation se poursuit jusqu’à une profonde prise de conscience, non seulement de la rapide apparition et disparition des formations mentales mais aussi de leur nature conditionnée et impersonnelle : « Je n’ai pas convoqué ces pensées. Elles sont produites par le mental suite à toutes sortes de causes et de circonstances. » On laisse pénétrer en nous cette révélation, à savoir l’insubstantialité de toutes les formations mentales.

  1. J’inspire et je calme mes formations mentales. J’expire et je calme mes formations mentales’. Ainsi pratique-t-il.

Comme précédemment pour le corps, nous nous rapprochons de la respiration pour apporter de l’apaisement à l’esprit. Nous constatons que nous pouvons apaiser les pensées et toutes les formes de fabrications mentales en les aplanissant délicatement au rythme de la caresse de l’inspiration et de l’expiration. C’est, là encore, une immense victoire, en particulier quand on est habitué aux vagabondages de l’esprit et aux pensées obsessionnelles.

  1. J’inspire et je suis conscient de mon esprit. J’expire et je suis conscient de mon esprit’. Ainsi pratique-t-il.

Le moment est venu de faire la différence entre les formations mentales qui sont « les objets » de l’esprit et l’esprit lui-même (la grande révélation vécue par Ajahn Chah). L’esprit est l’écran blanc sur lequel se projettent les pensées. Une fois les formations mentales apaisées, nous prenons conscience du fait que la réelle nature de l’esprit est d’être « pur et lumineux », comme l’a déclaré le Bouddha. Nous restons dans cet état aussi longtemps que possible. Si un certain « état d’esprit » apparaît, nous en prenons conscience et nous le laissons s’évanouir paisiblement.

  1. J’inspire et je rends mon esprit heureux. J’expire et je rends mon esprit heureux’. Ainsi pratique-t-il.

Comme pour l’étape 5, ce bonheur est la conséquence naturelle de l’étape précédente. Ici, nous avons conscience du pouvoir que nous avons sur nos états d’esprit. Après avoir apaisé les formations mentales, nous restons dans un état de grande sérénité, dans une quasi-vacuité. C’est une révélation extraordinaire et nous nous en réjouissons avec une immense gratitude pour les enseignements. Nous avons fait directement l’expérience de la fin de la souffrance. Nous vivons le facteur d’éveil de la Joie.

  1. J’inspire et je concentre mon esprit. J’expire et je concentre mon esprit’. Ainsi pratique-t-il.

Nous restons à l’écoute soutenue de la vastitude d’un esprit heureux car essentiellement libre de formations mentales. Pour mieux y parvenir, nous posons l’attention sur un point unique, que ce soit au bord des narines, au niveau de la poitrine ou au niveau de l’abdomen. En cas d’apparition de phénomènes mentaux, la respiration, devenue très fine à ce stade, permet d’y revenir délicatement.

  1. J’inspire et je libère mon esprit. J’expire et je libère mon esprit’. Ainsi pratique-t-il.

Le calme de l’esprit étant maintenant bien établi, nous pouvons lâcher le « metteur en scène », le moi qui a tout régi jusqu’ici. L’attention et la respiration ont été suffisamment affinées, le moi peut se retirer. On ressent ce lâcher-prise du moi comme une immense ouverture dans un vaste silence. L’esprit est finalement libéré de tous les obstacles. Mais, si ceux-ci reviennent encore – doute, somnolence, agitation – on oriente l’attention vers la finesse de la respiration et on suit consciemment et tranquillement quelques allers-retours du souffle jusqu’à retrouver confiance dans cet état de paix : « Oui, c’est possible et je suis en train de le vivre. Il s’agit simplement de l’accueillir tranquillement et d’y demeurer quelque temps. »

  1. J’inspire et j’observe la nature impermanente de tous les phénomènes. J’expire et j’observe la nature impermanente de tous les phénomènes’. Ainsi pratique-t-il.

De quels phénomènes peut-il s’agir quand on se retrouve dans une telle vastitude silencieuse ? En vérité, cette « vastitude silencieuse » n’est qu’une apparence encore grossière. Nous laissons donc la délicatesse de l’attention se diriger là où elle le souhaite en l’accompagnant de cette brève intention : voir l’impermanence. Elle va nous amener à une chose ou une autre : sensation physique, vague flou de pensées en arrière-plan ou, tout simplement, ressenti de la respiration. Là, nous observons l’extrême rapidité avec laquelle tout disparaît à peine apparu. Nous restons à observer ce phénomène d’apparitions et de disparitions instantanées au microscope, jusqu’à en être positivement émerveillés.

  1. J’inspire et j’observe la disparition progressive du désir. J’expire et j’observe la disparition progressive du désir’. Ainsi pratique-t-il.

La conséquence parfaitement naturelle d’une réelle et profonde observation de l’impermanence de tous les phénomènes, est la disparition du désir. Y a-t-il le moindre sens à désirer quoi que ce soit, sachant que tout, absolument tout, change et disparaît ? Un regard grossier, une vision à court terme, nous empêchaient de le voir. Mais, au fil de cette contemplation, la notion de temps s’efface pour laisser la place à une vision plus globale. Cette fois, aussi bien le désir que l’aversion (le désir que les choses soient autres que ce qu’elles sont) disparaissent progressivement. Sensation de liberté. On se souvient de ces paroles du Bouddha : « Rien ne mérite que l’on s’y attache », et on en perçoit la profonde vérité.

  1. J’inspire et je contemple la nature non née et non morte de tout phénomène. J’expire et je contemple la nature non née et non morte de tout phénomène’. Ainsi pratique-t-il.

Comme le Bouddha l’a longuement et clairement exposé dans le Paticcasamuppada, tous les phénomènes sont interdépendants et se conditionnent mutuellement. Autrement dit, rien n’apparaît du néant. Du fait de cette interaction permanente, nous sommes inéluctablement reliés à tout ce qui nous entoure : situations, personnes, environnement, etc. Nous ne faisons qu’un avec tout et tous. C’est la fin de l’illusion d’une vie séparée, d’un être séparé, d’une souffrance personnelle. C’est la fin de l’égocentrisme et, par voie de conséquence, l’ouverture à la bienveillance et à la compassion.

Le Paticcasamuppada démontre également que le moi, avec toutes ses souffrances, naît uniquement de notre identification aux ressentis physiques et émotionnels. Après cette méditation, nous savons que, si l’identification a eu lieu – ce qui est « normal » au début –, il s’agit d’une erreur. Nous ne devons pas confondre le corps et les sensations, pas plus que l’esprit et les objets de l’esprit. Nous avons aussi appris que toutes les souffrances causées par cette erreur peuvent être apaisées par la pratique de la méditation, tandis que la connaissance, fruit de cette pratique, peut être transposée dans le quotidien.

Cette étape requiert une contemplation profonde et prolongée.

  1. J’inspire et je contemple le lâcher-prise. J’expire et je contemple le lâcher-prise’. Ainsi pratique-t-il.

Cette fois le lâcher-prise est beaucoup plus profond qu’à l’étape 12. Il ne s’agit plus seulement d’avoir lâché les tensions du corps et les pensées qui encombraient l’esprit. Nous avons une perception de plus en plus claire de la révélation du Bouddha concernant les Quatre Nobles Vérités : nous avons reconnu la souffrance du corps et de l’esprit, et compris qu’elle était due à notre interprétation erronée des phénomènes physiques et mentaux. Nous avions cru à leur réalité absolue, à leur durée, à leur permanence, et nous nous y sommes identifiés, de sorte que nous avons laissé libre court à l’attachement et à l’aversion. Maintenant, nous savons que cette vision des choses était erronée et nous savons que nous pouvons mettre fin à la souffrance ainsi occasionnée en voyant la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire impermanente et impersonnelle.

En attendant de disparaître complètement, le petit « moi » se libère de ses peurs et de son égocentrisme. La vision de l’unité de tous les phénomènes correspond à la Compréhension Juste de l’Octuple Sentier. Nous baignons dans la contemplation du lâcher-prise, et la joie sereine qui l’accompagne est le fruit de la connaissance et de la sagesse.


Le Bouddha conclut l’exposé de cette pratique d’une richesse exceptionnelle en rappelant que, pour porter des fruits et être source de grands bienfaits, elle doit être « pratiquée et développée régulièrement selon ces instructions. » Ne faisons pas l’impasse sur cette recommandation essentielle en suivant nos propres désirs et inclinations.


Conseil pratique

Si, à une certaine étape, les instructions proposées par le Bouddha ne correspondent pas à la réalité de nos ressentis, nous devons absolument revenir à l’étape précédente et l’approfondir jusqu’à ce que la conséquence naturelle de cette pratique nous mène à l’étape suivante.

Cela peut signifier passer des semaines ou des mois à aller de l’étape 1 à 5 ou 1 à 7 puis 1 à 8, etc. Dans tous les cas, il ne faudra jamais négliger les premières étapes du fait de l’enchaînement naturel entre elles.


Puissions-nous tous trouver le véritable bonheur et la paix.