Le Dhamma de la Forêt



 Anattā

Ajahn Tiradhammo

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/
 


Extrait du livre
Au-delà de la fabrication du moi  livre pdf



Anattā est l'une des trois caractéristiques universelles de l'existence (tilakkhaṇa), avec l'impermanence et l'insatisfaction. Ces trois caractéristiques sont présentes, qu’un Bouddha apparaisse ou non dans le monde (A.I, 286). Alors que l'impermanence et l'insatisfaction sont assez faciles à comprendre, du moins intellectuellement, l'enseignement sur anattā est l'aspect le plus profond et aussi le plus mal compris de l'enseignement du Bouddha.

Attā, la racine du mot anattā en pali (ātman en sanskrit), est difficile à traduire d’un simple mot car elle a deux connotations différentes. Littéralement, attā signifie le moi personnel, comme dans « moi-même » ou « toi-même ». Mais il se réfère également à une entité ou une essence permanente et inhérente qui survit à la mort et se poursuit dans le futur sous une forme ou une autre. Ce concept est proche de ce que, dans un contexte culturel chrétien, nous appellerions « âme ». À l'époque du Bouddha, le mot attā était compris comme ayant les deux connotations. Ainsi le soi personnel ne serait qu'une manifestation éphémère d’un soi ultime, permanent, semblable à l'âme ou Soi.

La plupart des traducteurs des enseignements bouddhistes ont simplement traduit littéralement attā par « soi » et la forme négative, anattā, par « non-soi » ou « pas-soi ». Bien que techniquement correctes, ces traductions font malheureusement perdre la connotation d’une « âme éternelle », et provoquent ainsi une confusion sans fin.

La notion de non-soi ou pas-soi implique un déni du moi personnel ou relatif, alors que chacun peut faire l'expérience directe d'un « moi » bien présent. Au pire, cette interprétation peut même être assez dérangeante : « Comment ça, il n'y a pas de soi ? Je suis là, moi ! J’existe ! » Pour la plupart, nous prenons notre moi très personnellement et sans le moindre doute à propos de son existence. De fait, nous investissons énormément de temps et d'efforts à nous occuper de ce moi, à essayer de le garder constamment heureux et à l’aise ; c’est notre principal objectif dans la vie. Alors le voir nié ainsi est perçu comme une insulte. De nombreux bouddhistes sont eux-mêmes déroutés par cette notion ; ils en concluent qu'ils doivent se débarrasser de leur moi personnel pour trouver l’Éveil !

Le Bouddha a dit : Sabbe dhammā anattā. Selon Gombrich, ancien professeur de sanskrit à l'Université d'Oxford, cela signifie littéralement : « Toutes les choses ne sont pas attā », c'est-à-dire que, du point de vue du Bouddha, toutes les choses ne sont pas dotées d’un soi permanent. Le Bouddha ne niait donc pas l’existence du « moi », mais disait qu’il ne s’agit pas de quelque chose de constant, stable ou permanent, semblable à une âme.

Pour remédier à cette confusion, Gombrich propose simplement d'insérer le mot « immuable » ou « permanent » à la traduction habituelle. Au lieu de « non-soi », on obtient ainsi : « pas de soi permanent ». Harvey (2017), dans un article clair et détaillé, propose d’utiliser la traduction « non-Soi » avec un S majuscule. Bien que cette proposition puisse être utile aux personnes connaissant la culture religieuse indienne, cela introduit malheureusement un autre concept peu familier au grand public : en quoi le « Soi » diffère-t-il du « soi » ?

Aujourd'hui, lorsque les gens entendent le mot « soi », ils font très probablement référence à leur moi personnel, la plupart du temps. Cette constante référence à soi donne l'impression que ce moi est stable et permanent, puisque le mot semble toujours se référer à la même chose. Cependant, si nous étudions la chose de plus près, nous constatons qu’en réalité ce moi change tout au long de notre vie, notamment du fait de l'éducation et des expériences vécues. De plus, bien que le mot « âme » soit rarement utilisé dans la société moderne laïque, de nombreuses personnes présument encore (inconsciemment) que certains aspects de leur moi continuent ou persistent après la mort du corps. Émotionnellement, il y a souvent encore une « théorie de l'âme » qui demeure cachée. Il s'agit d'une croyance, d'un espoir ou d'un souhait qu'une partie du moi perdure, d'une manière ou d'une autre. On pourrait même dire que cette croyance est instinctive puisque, si je ne croyais pas que « je » perdure, je ne me soucierais pas de prendre soin de « moi » pour l'avenir, et je n'aurais pas peur de me perdre dans la mort. Par conséquent, il y a généralement un amalgame entre le moi relatif fluctuant et la croyance en un moi plus permanent, semblable à une âme. (Essayez donc d'observer comment vous concevez votre « moi ».)

Ce que le Bouddha a réalisé, c'est que notre expérience de « moi » est en réalité un ensemble de processus en constante évolution, conditionnés par la causalité. Par conséquent, se référer à ce moi comme à quelque chose de permanent provoque une disharmonie avec la réalité, de sorte que la souffrance s'ensuit inévitablement. Comme vous pouvez l'imaginer, à l'époque du Bouddha (et même aujourd'hui), l'enseignement sur anattā apportait une perspective assez radicale. Pourtant, de nos jours, un nombre croissant de personnes commencent à percevoir la vérité de cette profonde vision du Bouddha.

Je suis souvent confronté à ces amalgames lors de mes tournées d'enseignement à travers le monde. Pour éviter ces confusions, j'utiliserai donc les expressions « pas de moi permanent » ou « aucun moi permanent » comme nouvelle traduction de anattā. Espérons que cela permettra de clarifier le fait que l'enseignement du Bouddha sur anattā se réfère principalement à la réfutation d’un moi permanent semblable à une âme et pas au sentiment que nous pouvons avoir d’un moi personnel et relatif.

Un « soi » conditionné causalement

Dans les deux premiers chapitres, j'ai expliqué que la vision profonde et unique du Bouddha sur la nature de la réalité a été la révélation que tous les phénomènes sont des processus causalement conditionnés ; autrement dit, ce que nous prenons pour des « choses » sont en réalité des processus dynamiques conditionnés par certaines causes. Par conséquent, rien n'a d'existence ultime en soi ; tous les phénomènes de ce monde sont des manifestations découlant de processus en constant changement. Et, le plus important, c’est que ce processus de la réalité inclut ce que nous croyons être « nous ». Par conséquent, le Bouddha s'est trouvé dans la position tout à fait exceptionnelle de voir et de comprendre la réalité et le moi d'une manière complètement différente.

Le Bouddha n'a pas catégoriquement affirmé ou nié qu'il existe ou qu’il n’existe pas de soi parce que sa compréhension du « moi » était radicalement différente de celle d’une personne ordinaire. À son époque, la personne ordinaire croyait que le soi était une entité permanente, y compris après la mort du corps, tandis que le Bouddha considérait qu’il s’agit d’un ensemble de processus en constant changement.

Observez la relation que vous avez généralement avec votre « moi ». Avez-vous remarqué que parfois ce moi est principalement une expérience physique – « j’ai mal », « je suis fatigué », etc. –, tandis qu’à d’autres moments, c’est surtout une expérience mentale – « je crois », « je pense », etc. Et avez-vous remarqué à quelle vitesse cela change ? Avez-vous constaté qu’il s’agit d’un courant continu de toutes sortes d’expériences physiques et mentales ? Alors, laquelle de ces expériences incessantes est votre vrai « moi » ?

Nous pouvons nous faire une idée de la position difficile du Bouddha dans le passage suivant du sutta où l'ascète errant Vacchagotta lui rend visite et lui demande :

« Qu’en est-il, maître Gautama, existe-t-il un soi permanent ? » Quand la question fut posée, le Bouddha garda le silence. « Mais alors, maître Gautama, est-ce qu’il n’existe pas de soi permanent ? » Cette fois encore, le Bouddha garda le silence. Alors l'ascète errant Vacchagotta se leva de son siège et s'en alla.

Peu de temps après son départ, le Vénérable Ānanda demanda au Bouddha : « Comment se fait-il, Vénérable, que vous n’ayez pas répondu quand l'ascète errant Vacchagotta vous a posé ses questions ? »

« Si, Ānanda, à la question de Vacchagotta, ‘Existe-t-il un soi permanent ?’ j'avais répondu : ‘Il existe un soi permanent’, ce serait en accord avec les samana-brahmanes qui sont éternalistes (sassatavāda). Si, à la question de l'ascète errant Vacchagotta, ‘Est-ce qu’il n’existe pas de soi permanent ?’ j'avais répondu : ‘Il n'existe pas de soi permanent’, alors, Ānanda, ce serait en accord avec les samana-brahmanes qui sont nihilistes (ucchedavada).

« Si, Ānanda, à la question de l'ascète errant Vacchagotta, ‘Existe-t-il un soi permanent ?’ j'avais répondu : ‘Il existe un soi permanent’, cela aurait-il été conforme à la compréhension qu’aucun phénomène n’est un soi permanent ? Si, à la question de l'ascète errant Vacchagotta, ‘Est-ce qu’il n’existe pas de soi permanent ?’ j'avais répondu : ‘Il n'existe pas de soi permanent’, alors, Ānanda, Vacchagotta, qui était déjà dans la confusion, aurait été encore plus perplexe en se disant : ‘Je suis sûr qu’autrefois j'avais un moi, mais maintenant je n'en ai pas !’ » S.IV,400ff.

Percevez-vous la référence à soi inhérente du chercheur, résumée par le Bouddha dans la dernière ligne ? Même si le chercheur a posé la question de manière objective : « Existe-t-il un soi permanent ? », il demandait en réalité : « Ai-je un moi permanent ? ». C'est la même référence à soi inconsciente que la plupart d'entre nous apportons à chaque situation. Si vous ne le croyez pas, essayez simplement de vous rappeler une expérience personnelle sans vous mentionner, essayez d'expliquer l'expérience pure sans référence à vous-même.

Le Bouddha était bien conscient de cette référence à soi, inconsciente et illusoire. Il a compris que, même la pensée de « je suis » est un processus conditionné causalement qui, si on y croit, devient une illusion qui nous aveugle. Cependant, c'est aussi une disposition sous-jacente dont nous héritons tous à la naissance. Nous sommes donc préprogrammés pour glisser facilement dans la « fabrication » d’un moi, à moins d’être exceptionnellement bien informés et vigilants. Pour ceux qui ont construit leur réalité autour de « je suis », il est très difficile d'accepter que cette base fondamentale de leur réalité ne soit finalement qu'un flux de processus éphémères et provisoires. Puisqu'un processus conditionné par une infinité de causes se déroule continuellement, nous ne sommes pas en mesure de le définir de manière concluante, autrement que « se déroulant continuellement ».

Des processus plutôt que des choses : le « comment » plutôt que le « quoi »

Une fois qu’il a pris conscience que toute « chose » est en réalité processus, la priorité du Bouddha a été de connaître la nature de ces processus. Comment fonctionne l’être humain est devenu plus important que ce qu'est l’être humain. En termes philosophiques, on dirait que l'épistémologie est devenue plus importante que l'ontologie. Par conséquent, la plupart des enseignements du Bouddha sur les aspects plus avancés ou plus techniques du développement spirituel mettent l'accent sur les facteurs causalement conditionnés qui constituent notre expérience de la réalité, au lieu de se référer à un « moi » qui en ferait l'expérience.

Malheureusement, cet enseignement particulier, non personnel ou objectif, peut sembler assez mécanique, abstrait ou insensible. Là où nous pourrions espérer un enseignement plus personnel ou chaleureux, on nous donne une liste de facteurs spirituels ou une expression technique toute faite.

« Vénérable, qui saisit alors ? »

« La question est mal posée, répondit Bouddha. Je ne dis pas que ‘quelqu’un’ saisit. [...] Puisque je ne parle pas ainsi, vous devriez demander : ‘Vénérable, quelle est la cause de la saisie ?’ ce serait une bonne question. Et l'explication appropriée est : ‘Avec le désir pour cause, l’attachement apparaît ; avec l’attachement pour cause, l'existence survient [...] Telle est l'origine de toute cette masse de souffrance.’ » S.II,14 abrégé.

Ce mode de présentation est en partie dû au fait que le Bouddha met l'accent sur les processus non personnels avec lesquels un être humain fonctionne dans la vie. Cela indique également une compétence pédagogique soigneusement conçue pour éloigner sans cesse les pratiquants de la tendance à retomber dans la fabrication d’un « moi » ou la référence à un « moi », comme en témoigne le questionneur dans le passage ci-dessus.


Le moi conventionnel

Lorsqu’il s’agit de l'enseignement sur anattā, il est parfois utile de se référer aux deux types de vérité mentionnés dans les Commentaires : la vérité conventionnelle ou relative (sammuti-sacca) et la vérité ultime (paramattha-sacca). En effet, pour transmettre son enseignement, le Bouddha utilisait parfois des moyens d'expression conventionnels, plus faciles à comprendre. Par exemple, un chapitre du Dhammapada, l'Attā Vagga, est une collection de versets relatifs au moi conventionnel.

Tu es toi-même ton propre protecteur ;

Quoi d’autre pourrait te protéger ?

Quand le moi est bien entraîné, bien maîtrisé,

Tu obtiens cette protection si difficile à trouver. Dhp.160.

À d'autres moments, en particulier quand il s’adressait à des personnes spirituellement plus mûres, il recourait à des expressions véhiculant des vérités ultimes. Cependant, le Bouddha et ses disciples, bien qu'au-delà d’une croyance en un moi, devaient encore s’exprimer de manière conventionnelle.

Quand la croyance en un moi est abandonnée,

tous les liens de la croyance en un moi sont dispersés.

Le sage, ayant vaincu l’ignorance fondamentale,

pourrait [encore] dire « Je parle », ou « Ils me parlent ».

Connaissant habilement les conventions du monde,

il utilise ces mots comme de simples expressions. S.I,14.

Le grand soi (mahattā)

En dehors du soi conventionnel (attā) et du soi non permanent (anattā), il y a une autre forme de soi rarement mentionnée dans les suttas mais notable : le « grand soi » (mahattā). On le trouve dans le contexte de l'explication de la différence (subtile) entre deux points de vue concernant le kamma et son résultat. Si l’on croit que le résultat d’un kamma qu’une personne a créé est exactement le même que l’action qui l’a engendré, il ne peut y avoir aucune possibilité de libération car la personne est prisonnière de son kamma et n’a pas la possibilité de développer un état d'esprit libéré. Cependant, si l'on considère que les résultats du kamma que l'on crée apparaîtront selon un principe général, il y a une possibilité de libération car le vécu des résultats dépend de l'état d'esprit de celui qui les vit, état d’esprit qui peut être développé à des niveaux supérieurs.

Le Bouddha donne ensuite l'exemple de deux personnes qui créent un certain mauvais kamma (pāpakamma). Pour l’une, cette action la conduit dans une sphère infernale, tandis que l’autre vivra le résultat de son action dans cette vie même, sans aucun résidu. Le résultat est différent pour la deuxième personne du fait de son développement spirituel.

« Bhikkhus, une personne peut être évoluée dans le corps, évoluée en moralité, évoluée en esprit et évoluée en sagesse. Une telle personne est illimitée, c’est un grand soi (mahattā) et elle demeure incommensurable. » A.I,249f.

En opposant les deux types de personnes, le Bouddha fait la comparaison suivante : un morceau de sel tombé dans un petit bol d'eau rendrait-il salée la petite quantité d'eau ? Et si un même morceau de sel était lancé dans le Gange, le grand volume d'eau de la rivière deviendrait-il salé ?

Ce que le Bouddha semble impliquer ici, c’est qu’une personne spirituellement évoluée a un tel « grand soi »7 que de petites quantités de mauvaises actions sont vécues dans « un plus vaste contexte d'être », de sorte que les résultats ne sont pas significatifs. Cela ne devrait absolument pas être considéré comme une forme de contexte antinomien puisque les résultats du kamma apparaissent tout de même. Cependant, lorsqu’il s’agit d’un « grand soi », le contexte est si vaste (comme l'eau du Gange) que les résultats semblent tout simplement insignifiants.

Par exemple, si une personne habitée par une grande colère à l’état brut se trouve dans une situation irritante, elle aura très probablement une forte réaction. Par contre, quelqu'un qui a beaucoup travaillé sur sa colère, qui a, par exemple, pratiqué la méditation de la bienveillance, ne sera probablement pas enclin à réagir aussi fort dans la même situation. Bien que ces deux individus puissent rencontrer des occasions d’être irrités, ils réagiront différemment.

Ce « grand soi » est donc une forme spirituellement évoluée du moi conventionnel, ayant pour résultat un sentiment de « moi » plus atténué ou limité, ou paradoxalement, un moi ayant commencé à ne plus se concevoir comme « moi » (bien que pas complètement libéré).