Le Dhamma de la Forêt |
Dans
les enseignements du Bouddha, il est fait mention de quatre vertus
— la bienveillance, la compassion, la joie
altruiste et l’équanimité —
regroupées sous le nom de Brahma Vihara. Ce mot
est généralement traduit par « les Demeures
Divines » mais il s’agit là d’une
traduction littérale (Brahma = dieu et Vihara = demeure). En réalité, ces
« demeures » peuvent très
bien être ramenées des cieux vers la terre si on
considère que, en tant
qu’« émotions »
(é – motion), elles nous motivent et nous encouragent
à transcender les
limitations de l’existence humaine de base.
« Transcender les
limitations » est une autre définition pour
« grandir ». Cette
idée a germé en moi grâce à un ami qui a
souligné que les Demeures Divines du
bouddhisme peuvent être considérées comme
« les émotions adultes ». Ceci
n’est donc pas une analyse fouillée des Brahma
Vihara que l’on pourra trouver dans tout livre sur le
bouddhisme mais
simplement la suite des réflexions nées de cette
idée.
Il
me paraît évident que les émotions sont motivantes.
Je les vois comme des
causes, des moteurs qui nous dirigent et nous font bouger Elles
fournissent
l’énergie qui engendre le mouvement, l’action
d’aller vers un objet ou une
situation ou de s’en éloigner. Nous nous
déplaçons et nous agissons par le
corps, la parole et l’esprit, et ce mouvement est une
réponse à des stimuli
sensoriels. C’est d’ailleurs grâce à cette
réponse que nous prenons conscience
de l’apparition des émotions. Avant le mouvement il y a
une stimulation
sensorielle, un contact ; il s’ensuit une sensation et puis
une perception,
et c’est cela qui est mêlé ou lié aux
émotions adultes.
En
Pali il n’y a pas de mot équivalent au mot
« émotion ». Une émotion
est un mélange de perception et de sankhara
— un schéma d’habitude — et les deux
peuvent être consciemment travaillés.
Les émotions adultes sont la réponse et le moteur
d’action de la personne
adulte.
Parfois
le but du bouddhisme est décrit dans des termes qui laisseraient
croire que
l’on cherche à avoir un cœur libre de toute passion,
de toute émotion,
froid : pas de réaction, pas de sentiment, pas de
désir, pas de motivation
… Mais cette image est en total désaccord avec ce que
nous savons du Bouddha :
c’était un homme poussé par une forte motivation et
une immense compassion qui
a mené sa vie pour le plus grand bien de tous les êtres.
Les
émotions adultes sont celles qui permettent aux autres de
grandir. Alors quand
une personne agit ou réagit en faisant preuve d’une
émotion adulte, elle aide
ceux qui l’entourent à transcender leurs limitations. Si
cela vous paraît
abstrait, voyez comment les parents réussissent le mieux
à permettre à leurs
enfants de mûrir : en exprimant ces émotions adultes
que sont la bienveillance, la compassion, la joie
altruiste et l’équanimité.
Dans
la pratique, ces quatre émotions « qui font
grandir » sont liées,
même si on les sépare pour mieux les analyser et les
expliquer. Elles sont
comme les différents aspects d’un même lieu,
différentes manières de décrire une
vertu céleste et nous en décrivons les différents
aspects pour nous aider à
mieux en être conscients et pouvoir les exprimer dans notre vie.
Metta est la
bienveillance, la gentillesse. Quand cette vertu est
éveillée en
nous, elle nous aide à nous accepter nous-mêmes et
à accepter les autres, et
donc à nous comprendre et à comprendre les autres. La
compréhension implique la
sagesse et cette sagesse est ce qui nous permet de trouver la voie, de
dépasser
ou de lâcher ce qui limite et attache le cœur. Et quand on
exprime cette
bienveillance aux autres, on leur permet de s’accepter et
d’accepter les
autres. Il s’agit d’une acceptation émotionnelle qui
vient du cœur ou des
tripes et qui permet à nos réactions à ce qui est
perçu comme « autre »
d’être pleines de gentillesse et non motivées par le
rejet, l’aversion ou la
peur. Quand metta est illimité, ses
effets sont rayonnants et attirants : metta
réchauffe ceux qui ont froid et rafraîchit ceux qui ont
chaud.
Karuna est la
compassion.
La compassion nous permet de percevoir clairement chez les
autres la souffrance, l’angoisse, la peine, l’agonie, le
tourment et la
détresse parce que nous la laissons aussi nous
pénétrer. Dès lors, il ne s’agit
plus d’ignorer ou d’être inconscient mais
d’inclure, d’accepter, d’être
conscient. La compassion est vaste, elle permet à ce qui est
d’exister,
d’évoluer et de prendre fin — elle permet surtout
à la souffrance de prendre
fin. Cela signifie qu’elle doit être patiente, sans aucune
hâte pour se
débarrasser de la souffrance à n’importe quel prix.
C’est le côté actif de la
sagesse et le purificateur suprême. La compassion du Bouddha lui
a permis de
comprendre qu’un être pleinement éveillé
pouvait encore faire quelque chose.
C’est la compassion qui l’a poussé à
enseigner « pour le bien de ceux qui
n’ont que peu de poussière dans les yeux ».
L’empathie
est une autre forme de la compassion. Ce mot est peu utilisé
mais il évoque une
qualité de cœur, une promptitude à se charger du
fardeau des autres, à toujours
aider de son mieux, à écouter les appels au secours et
à agir. Les
« appels » ne sont pas forcément
dramatiques. Il peut simplement s’agir
d’aider à préparer une salle avant une
réunion ou de la nettoyer après. A
chaque fois que nous prenons conscience qu’une aide serait la
bienvenue et que
nous agissons dans ce sens, nous pratiquons karuna.
Mudita est
souvent traduit par « joie altruiste ». Altruisme, joie,
apporter de la joie
sont des mots qui évoquent pour moi les qualités de
cœur qui sont à l’opposé de
l’envie et la jalousie. Mudita c’est
se réjouir du bonheur des autres. Cela implique qu’il faut
être pleinement
conscient et s’ouvrir à la possibilité
d’apprécier ce qui va bien pour les
autres et, en particulier, ce qui est bon, vertueux et sage chez
autrui. Mudita peut éveiller une aspiration
à
agir de même. Ajahn Sumedho dit que mudita
c’est aussi apprécier la beauté d’une rose
épanouie, ce qui signifie que l’on
peut pratiquer cette vertu à tous les niveaux. Mais il arrive
qu’en voyant une
rose épanouie nous pensions avec un soi-disant
« réalisme » : « Bof, de
toutes façons, elle va finir par
se faner. Pas d’attachement ! » Pour
équilibrer attachement et mudita, upekkha
doit être présent.
Upekkha est
l’équanimité ou la sérénité, dans la mesure où
l’on accepte les limitations et on
s’élève au-dessus d’elles. A chaque fois que
la vie m’a apporté des
difficultés, que j’ai été freiné par
les circonstances, par moi-même ou par les
autres, j’ai été aidé par
l’évocation de la phrase suivante : « Sois
serein dans l’unité des choses ». Il doit y
avoir une acceptation
consciente du fait que les choses sont limitées pour que le
cœur puisse
travailler à transcender ces limites.
Sur
un plan « ordinaire », si je veux apprendre
à taper sur mon
ordinateur sans regarder le clavier, je dois commencer par accepter
qu’actuellement je n’en suis pas capable ; ce
n’est qu’alors que je
pourrai honnêtement faire l’effort d’apprendre
à entraîner les doigts et les
yeux à fonctionner ensemble de manière automatique. Si je
refuse d’accepter le
fait qu’à l’heure actuelle je ne sais pas faire, je
peux toujours prétendre
taper sans regarder le clavier mais la seule personne que je tromperai,
c’est
moi-même. C’est exactement ce que nous faisons sur une
grande échelle quand
nous prétendons être des gens mûrs et accomplis,
alors que nous sommes
incapables d’accepter les limitations que nous trouvons en nous.
Nous
prétendons être mûrs mais, en réalité,
nous ne sommes pas clairement conscients
de nos émotions ni de nos intentions, et nous nous autorisons
à agir sous
l’impulsion d’émotions immatures et néfastes.
Quand il s’agit de taper sur un
clavier, les conséquences ne sont pas graves mais quand une
personne se fait
croire et fait croire aux autres qu’elle est adulte, c’est
plus dangereux pour
elle et pour les autres.
Les
quatre Brahma Vihara font un tout. Ajahn
Buddhadasa disait qu’upekkha menait
les trois autres. Dans certaines situations où un bel altruisme
peut s’épanouir,
mudita est la motivation
« adulte » du cœur. S’il est possible
d’alléger une souffrance ou une
détresse, la compassion est le recours. Une situation laide ou
désagréable
nécessite l’intervention de metta.
L’acceptation, autre aspect de metta,
trouve un écho dans l’acceptation de nos limites
inhérente à upekkha, c’est
pourquoi il est tellement
important de commencer avec metta.
Pour
la plupart d’entre nous, et même chez les animaux, metta est la première émotion qui permet
à tous de grandir et de
mûrir. Cela commence avec la mère qui accepte son petit de
manière
inconditionnelle. Un petit qui ne reçoit pas de metta
— en particulier un être humain — mourra rapidement
ou
deviendra un individu à problèmes et immature. Metta est la première des motivations qui poussent
les petits à
grandir.
La
compassion nous permet d’être clairement conscients des
changements et des
évolutions qui font partie des changements — depuis le
bébé, l’enfant,
l’adolescent, l’adulte, le vieillard, ainsi que la
souffrance d’être séparé de
ce que l’on connaît qui fait partie de ce processus —
et de supporter ces
changements avec bon sens et sensibilité.
Mudita nous donne
l’occasion de nous réjouir
de la vie, de ressentir la beauté et
l’émerveillement d’être une vie sensible
séparée et en même temps mystérieusement
reliée au tout. Et, quand on
s’autorise à lâcher toutes les peurs de
l’inconnu, on peut s’émerveiller et se
réjouir de ce qui est au-delà du connu.
Ce
qui nous fait avancer dans la vie, au milieu de l’incertitude et
du changement,
c’est ce qui peut apporter un peu de liberté aux
êtres. Nos intentions nous
font avancer dans la vie, nos intentions sont l’espace de notre
plus grande
liberté. Notre défi consiste à utiliser et
entraîner cette liberté avec
sagesse.