La Liberté
Ajahn Vajiro
Traduction par Jeanne Schut
Ce texte est la transcription d’un
enseignement donné par Ajahn Vajiro, du 11 au 13 novembre 2005, au « Refuge », Centre Bouddhique
d’Etude et de Méditation.
Deuxième jour :
Matinée du samedi 12 novembre
2005
Notre propos est la liberté,
la liberté par rapport à toutes formes de confusion et d’ignorance. Dans ce sens, il est bon de prendre conscience que
nous nous souhaitons du bien, que nous avons au fond du cœur ce souhait intense
de bien-être. Etre libre de la
confusion et de l’ignorance, cela signifie être libre de la colère, de la peur
ainsi que du besoin, de ce sentiment de manquer.
On dit qu’il y a trois
racines qui font tourner la roue du samsāra,
ce sont l’avidité, la haine ou aversion et l’illusion ou entretenir des
concepts erronés. Quant à la peur,
c’est une forme compliquée de l’aversion et de la colère, c’est une forme
d’aversion projetée dans l’avenir : « Je ne veux pas qu’une certaine
chose se produise dans l’avenir, alors j’ai peur aujourd’hui ». L’exercice qui permet de s’en libérer, c’est la
méditation de l’amour bienveillant ou mettā
que vous avez peut-être déjà pratiquée de différentes façons.
Peut-être que certains
d’entre vous ont ressenti, comme moi autrefois, au moment où un enseignant leur
proposait cette pratique : « Oh non, pas ça ! Je n’aime pas du
tout. » Mais ce n’est pas
important pour le moment. Ce qui
nous intéresse, tout d’abord, c’est de voir pourquoi l’aversion et la colère
sont tellement destructrices, parce que, quand on sait comment on se brûle, on
n’a plus envie de mettre la main dans le feu.
Il est bon aussi de se rappeler ce qui se passe quand on est pris par la colère
ou l’aversion :
- l’expression de notre visage devient laide
- on se sent mal dans sa peau et cela peut même aller jusqu’à la maladie
- ce que l’on fait dans ces situations ne se termine généralement pas
bien et même si on fait quelque chose de bien on se débrouille pour tout gâcher
après
- les autres ont du mal à nous respecter quand ils nous voient en colère
ou pris par la peur
- au bout du compte cela se termine par une situation peu agréable.
Rappelons-nous tout cela. Non, qu’il faille se blâmer de se mettre en colère
mais simplement savoir tout ce que cela implique indirectement et se souvenir
qu’en vérité, ce que nous souhaitons profondément, c’est être bien. Nous pouvons ne pas trop savoir comment y parvenir
mais gardons tout de même clairement à l’esprit que c’est ce que nous
souhaitons vraiment.
Y a-t-il des
questions ?
QUESTION : Quand on est
en colère, est-il suffisant d’en être conscient ? Peut-on se contenter de
cette prise de conscience et s’autoriser à continuer à ressentir de la
colère ?
Faites très attention. Très, très, très attention.
Vous avez peut-être entendu
Ajahn Sumedho parler de sa façon de travailler sur la colère. A l’époque où il vivait auprès d’Ajahn Chah, en
Thaïlande, il ressentait parfois de grosses poussées de colère et d’aversion. Son attitude, alors, était presque d’encourager ce
sentiment et même de l’attiser — en particulier si cette colère était dirigée
contre Ajahn Chah. Mais le
« truc » c’est qu’il n’y croyait pas.
Il ne se permettait pas de « croire » à la réalité de ce sentiment. Quant à moi, je ne vous recommanderais pas
d’utiliser cette technique. Même
mettre en boule une feuille de papier et la jeter avec colère est une habitude
que je n’encourage pas. Nous parlions
de liberté. Ici il s’agit de se
libérer d’une habitude.
QUESTION : La colère
peut-elle être bénéfique ?
En un mot : non. Bien sûr, la colère n’est qu’un dhamma et, en tant que tel, on peut en
apprendre quelque chose. Dans ce
sens, la colère est très proche de la sagesse parce qu’elle nous montre ce qui
ne va pas. Mais ne vous servez pas
de cet argument pour justifier votre colère !
Quand vous êtes en colère
vos traits s’enlaidissent, vous êtes mal dans votre peau, vous échouez dans ce
que vous faites … Il n’y a rien à tirer de bon quand on agit dans la colère. Cela est particulièrement vrai quand la colère est
pleine d’autosatisfaction : « J’ai raison et tous les autres ont tort. J’ai raison de me mettre en colère. Ma colère est justifiée ! » Cela ne fait
que renforcer le sentiment de soi, de séparation d’avec les autres. Cette forme d’aversion finit par nous isoler de
tout ; c’est une forme de mort.
Mais ne soyez pas
non plus furieux d’être furieux ! …
QUESTION : Certaines
personnes choisissent de se mettre en colère pour montrer qu’elles existent —
c’est le cas des minorités défavorisées en France, en ce moment.
Oui.
L’un des résultats du désir frustré est la colère.
Il y a d’abord un sentiment de manque et quand il n’y a aucun moyen de combler
ce manque, le résultat s’exprime en frustration et colère.
C’est ainsi que la roue tourne, de causes en conditions.
Il est certain que, quand on est animé par la colère, on se sent plein de force
et de vie — mais ce ne sont pas des sentiments auxquels on peut se fier.
* * * * * *
Pour en revenir à la
méditation mettā, il existe
différentes techniques de pratique et j’aime à penser que toutes ces techniques
sont, en quelque sorte, un moyen de développer de la force, de la souplesse et
de la flexibilité. C’est comme pratiquer
dans un gymnase : peut-être que pendant que l’on fait les exercices on
n’est pas enchanté, c’est fatigant, etc.
mais, plus tard, on aura l’occasion d’en apprécier les bienfaits. C’est un peu pareil avec la méditation mettā : quels que soient nos sentiments
pendant la pratique, ce n’est pas nécessairement le plus important. Bien sûr, vous pouvez trouver cette méditation
très agréable mais elle peut aussi éveiller pas mal d’aversion, comme cela
s’est produit pour moi au début.
J’ai trouvé cela très intéressant parce que je m’intéresse toujours beaucoup à
ces émotions qui émergent, je ne prétends pas qu’elles n’existent pas.
QUESTION : La façon
dont la pratique de mettā est présentée donne souvent
l’impression de quelque chose d’artificiel.
C’est ce qui me bloque un peu.
Oui, c’est un peu artificiel
mais soulever des poids dans un gymnase est aussi artificiel. Un exercice est un exercice.
Ce n’est généralement que plus tard qu’on en retire les bienfaits.
Méditation Mettā
Hier soir, je n’ai pas donné
beaucoup d’instructions pendant la méditation assise mais pour pratiquer la
méditation mettā il est utile que
quelqu’un la guide. C’est comme être
conduit dans une voiture : même si vous ne tenez pas le volant, vous
arrivez à destination. Il est vrai
que quand quelqu’un d’autre conduit, on peut être agacé : « Moi je ne
conduirais pas comme cela, je ne passerais pas par là » ou bien le
conducteur roule trop vite ou trop lentement.
Alors si vous n’avez pas envie de suivre ce que je dis pendant la méditation
guidée, c’est votre droit. Ecoutez
simplement le son qui vient toucher vos oreilles : ce n’est que le son
d’une voix, comme le tic-tac d’une horloge ou le souffle du vent. Vous pouvez méditer sur ce contact auditif.
Quand on pratique la
méditation mettā, il faut se sentir à
son aise. Alors, si vous avez besoin
de bouger, faites-le. Inutile de
résister à la douleur.
Prenez conscience de votre
verticalité. Soyez présents à ce qui
est autour de vous. Prenez
conscience de l’espace immédiat qui vous entoure et des personnes qui
l’habitent, tout en ayant une perspective plus vaste avec le sentiment d’être
ici, dans ce temps et cet espace. Et
puis rappelez-vous : « Je souhaite vraiment être bien ». La façon dont vous ressentez cela importe peu, ce
n’est qu’une suggestion.
On peut évoquer, à ce stade,
une personne à laquelle on souhaite vraiment du bien, qu’elle soit vivante ou
décédée, proche ou loin et puis ressentir ce que cette évocation éveille.
Et puis se souhaiter d’être
bien.
Permettre à ce sentiment
bienveillant de s’étendre aux personnes qui nous entourent, dans cette
pièce : « Que tous soient bien, qu’ils soient libres de toute
confusion et de toute souffrance ».
Pour cet instant au moins,
souhaitons ne pas vivre dans l’aversion, ne pas laisser l’aversion régner en
nous. Si nous pouvons simplement
générer ce sentiment, c’est déjà beaucoup.
Etre conscient de toutes les
personnes qui sont dans la pièce, de toutes ces personnes qui souhaitent, elles
aussi, être bien. « Que je sois
bien. Que toutes les personnes dans
cette pièce soient bien. »
Permettez à cette suggestion
de s’étendre au-delà de cette pièce aux êtres, personnes, animaux, plantes qui
se trouvent dans les environs, les villages environnants.
Peut-être connaissez-vous des gens qui y vivent ou pouvez-vous évoquer des
animaux comme ce petit scorpion que nous avons mis dehors tout à l’heure :
« Que tous soient bien ! »
Permettez encore à ce
sentiment de bienveillance de s’étendre à toute la région, quelle que soit la
façon dont vous voyiez cela. Il
n’est pas indispensable d’en avoir une image très claire.
Cela inclut des êtres que l’on aime, d’autres que l’on n’aime pas, des êtres
que l’on connaît, d’autres que l’on ne connaît pas.
Continuez à étendre ce
sentiment plus loin jusqu’à ce qu’il englobe tout le pays et tout ce qui
l’entoure. Prenez conscience de ce
que cette suggestion apporte dans le cœur : « Toutes ces choses sont
simplement comme elles sont, cela n’aurait aucun sens de vivre dans
l’aversion ».
« Que tous soient bien. Que je sois bien ».
On continue à étendre cet
amour bienveillant à tout le continent, à tous les pays qui entourent la
Méditerranée. A tous les êtres,
grands ou petits.
Permettre encore d’étendre
cela à tout l’hémisphère.
On revient un instant à soi
et on se souhaite d’être bien, d’être libre de toute confusion. « Que tous les autres êtres soient bien. Que tous les êtres sur toute cette planète soient
bien. Tous les êtres, grands ou
petits. »
Et au-delà : perception
du système solaire, des galaxies et de l'univers … des êtres grands ou
petits … visibles ou invisibles … ceux que l’on croit aimer, ceux que l’on
croit ne pas aimer … à travers tout le temps et l’espace … ceux qui sont
nés et ceux qui vont naître : « Que tous les êtres soient en
paix ».
Si des idées ou des pensées
vous traversent, soyez-en simplement conscient.
« Que je sois bien. Que les autres soient bien ».
On revient doucement à ce
moment et à ce lieu, à ce qui se passe ici, dans cette pièce. Nous sommes conscients de ce que nous venons de
vivre et nous nous reposons dans cette conscience.
« Que je sois bien. Que les
autres soient bien. Sans exception,
sans limites ».
La méditation en
marchant
Mettā
signifie, à la base, ne pas vivre dans l’aversion.
Eprouver du mettā pour soi comme pour
les autres, c’est être bon, ce n’est pas de l’égoïsme.
Le Bouddha pratiquait cette méditation le matin en marchant.
La méditation en marchant,
c’est simplement une posture différente, pas une technique différente. Bien sûr, quand on marche on fait certaines choses
différemment. Peu de gens
s’intéressent à leurs plantes de pieds quand ils sont assis en
méditation, alors que certaines personnes aiment pratiquer la méditation
marchée en portant toute leur attention sur la plante des pieds ! Mais
cela n’est pas nécessaire, ce n’est pas une technique indispensable quand on
médite en marchant. Donc on peut
pratiquer mettā en marchant ; on
peut pratiquer anapanasatī,
l’attention au souffle, en marchant ; on peut pratiquer l’attention au
corps, la visualisation des différentes parties du corps, en marchant. Une des premières instructions que m’a données
Ajahn Chah était : « Quand tu médites en marchant, imagine que tu
laisses une partie de ton corps à chaque fois que tu arrives à un bout du
chemin ». Comme la peau d’une
orange qu’on laisserait tomber d’ici et de là.
Je dis cela parce que
souvent les gens pensent que la méditation en marchant est différente mais ce
n’est pas le cas.
Je recommande, pour cette
pratique, de faire particulièrement attention au moment de tourner. J’ai trouvé que j’avais plus de douleurs aux
genoux dues à la méditation en marchant qu’à l’assise, contrairement à ce que
l’on croit généralement. C’est quand
on fait demi-tour sans être attentif que l’on développe ces douleurs.
Trouvez donc un sentier
d’une vingtaine de mètres, 20 ou 25 pas et puis prenez conscience du sentiment
que l’on a, souvent, de vouloir atteindre un but — en l’occurrence, le bout du
chemin. Marchez plutôt avec la
conscience de « juste - cet - instant - présent ». Et quand on arrive au bout du chemin, bien sûr, on
en est conscient, on s’arrête et on tourne mais on ne se fixe pas sur le bout
du chemin comme sur un but à atteindre.
Chaque pas est important. C’est une
bonne pratique pour la vie quotidienne, parce que nous nous déplaçons
constamment d’un endroit à un autre et il est bon d’être conscient de là où on
est, au lieu de se fixer uniquement sur là où on veut arriver.
Le repas
D’ici un petit quart
d’heure, ce sera l’heure du repas.
Peut-être pourrions-nous parler un peu de cela, de cette
« transformation ».
D’autant que je me suis laissé dire que la nourriture est importante en
France ! Comme vous le savez peut-être, les règles des moines ne leur
donnent pas le droit de préparer ni de garder de la nourriture. Si on me demande ce que je mange, je réponds que
je suis végétarien, pas tant parce que je pense que ce que l’on ingère est
terriblement important ou par souci exagéré des animaux mais plutôt à cause des
êtres humains qui gagnent leur vie aux dépens des animaux.
De nos jours, pour commercer
dans ce domaine, il faut être totalement inconscient des conséquences de ses
actes. Une des façons fallacieuses
de gagner sa vie, c’est précisément d’exploiter les animaux. Je ne voudrais donc pas que quiconque profite de
ce commerce et continue à prospérer ainsi, je préfèrerais que ces personnes
trouvent une autre façon de gagner leur vie. Je pense que la plupart de ceux
qui travaillent dans cette branche le font par peur, peur de ne pas avoir de
nourriture sur leur table, peur de ne pas avoir assez d’argent pour vivre …
S’ils pouvaient se libérer de cette peur, ce serait bien ; s’ils pouvaient
trouver un autre commerce pour vivre, ce serait merveilleux.
C’est
pour cela que je suis
végétarien — et même
végétalien, si j’ai le choix — mais je sais
qu’il n’est
pas facile de cuisiner ainsi, sans œufs ni laitages.
Bien sûr, si je suis en tudong
(voyage à pied) et que je mendie ma nourriture, j’accepte ce que l’on me donne,
tout simplement.
Nous, les moines, nous avons
une phrase spéciale pour formuler une intention par rapport à la
nourriture : « En réfléchissant sagement, j’utilise la nourriture qui
m’a été offerte. Pas pour
l’amusement, pas pour le plaisir, pas pour embellir, seulement pour maintenir
et nourrir ce corps ». Pour
soulager la faim sans manger trop, pour que je continue à vivre de manière
irréprochable et en paix.
Donc, la nourriture qui me
sera offerte aujourd’hui, je l’accepte avec joie.
Je vais la mettre dans mon bol et aller la manger en silence. Le bol symbolise la tête du Bouddha, c’est
pourquoi nous le gardons précieusement.
Ce bol accepte tout ce qui lui est donné.
De votre côté, je vous
propose de garder le silence pendant le repas et d’en profiter pour observer
votre attitude par rapport à la nourriture : les « j’aime ceci »
et « je n’aime pas cela », la façon dont le mental s’agite sur
ces questions. Gardez votre attention
à l’intérieur. Quand vous mangez,
voyez le jeu des sens. Voyez que
cette chose qui est là, sur le plat et qui n’est pas vous, quand vous la
mangez, elle devient vous. Mais
devient-elle vraiment vous ou vôtre ? Si oui, quand cesse-t-elle d’être
vous ou vôtre ? … Utilisez la nourriture pour voir comment vous percevez
votre sentiment d’être un « moi », d’être quelqu’un. A quel moment la nourriture vous nourrit-elle et à
quel moment nourrit-elle votre sentiment d’exister ?
On m’a dit que la nourriture
était précieuse et même sacrée, ici ! Alors soyez très, très attentifs au
moment de manger, c’est une occasion de développer la sagesse. Les couleurs, les formes, les goûts, les
sensations dans la bouche … et puis j’avale ! A quel moment la nourriture
commence-t-elle à m’appartenir ? A quel moment devient-elle moi ?
Après-midi du
samedi 12 novembre 2005
Installez-vous
confortablement. Prenez conscience
que vous vous souhaitez sincèrement d’être bien.
Mettez de côté tout souci, toute inquiétude par rapport à la qualité de votre
pratique. Nous sommes ici et
maintenant, indépendamment des conditions.
J’ai
parlé ce matin de
liberté par rapport à la colère et à la
mauvaise volonté, à l’anxiété et
à
l’hostilité. Toutes ces émotions
portent en elles un sentiment de « trop », elles nous envahissent. Maintenant je voudrais que nous considérions le
sentiment opposé, l’impression de manquer, de ne pas avoir assez et de vouloir
plus. La pratique principale pour
rééquilibrer ce type de situation est la générosité.
Le Bouddha a dit que si nous connaissions la valeur de la générosité, nous ne
laisserions jamais passer un repas sans offrir quelque chose. Cette façon de voir se retrouve encore aujourd’hui
quand nous sommes assis autour d’une table et que nous nous passons les plats
les uns aux autres — cette convivialité par opposition à manger seul dans son
coin.
Toutes les formes de
générosité sont louées par le Bouddha. Etre généreux signifie que l’on a le
sentiment d’avoir assez et de pouvoir donner sans rien attendre en retour. Il n’y a rien à acheter ou à marchander, tout est
… donné ! Que la personne qui reçoit apprécie ou pas ce qui lui est offert
n’est pas important, l’important est de donner.
Il est certain qu’il est bon aussi d’être attentif à la façon de donner, de choisir
le bon moment et le bon endroit et d’offrir, si possible, un objet approprié
qui va être utile ou apprécié — tout cela ajoutera à la qualité du don. Toutes les formes de générosité sont dignes de
louange. En Thaïlande, les parents
enseignent à leurs enfants à toujours offrir quelque chose, même de toutes
petites choses. L’important n’est
pas de savoir si nous avons suffisamment pour offrir aux autres ; ce n’est
pas la quantité qui compte mais le geste d’offrande.
Donner, cela concerne
évidemment les choses matérielles comme l’argent — il est bon de pratiquer le
don d’argent, ce n’est pas négligeable et cela peut aider énormément — mais on
peut aussi être généreux de son temps et de son énergie.
Tellement de gens se réfugient derrière la formule : « Je n’ai pas
assez de temps ».
Donnez-le ! Offrez-le ! Plus vous pratiquez cette générosité, plus se
créent des liens d’entraide.
Mais la première personne à
bénéficier de cette générosité sera vous.
La simple idée d’envisager d’offrir quelque chose met le cœur dans un espace
d’amour et au moment où l’on donne, le cœur se retrouve en lien avec l’autre. A ce moment-là, on sent que l’on a assez pour
donner. On pratique le sentiment
d’être à l’aise, d’avoir suffisamment.
On se libère du sentiment de besoin, de l’avidité.
Ainsi donner aussi souvent que l’on en a l’occasion est d’une très grande aide. Et quand on se souvient de ces offrandes, le
souvenir lui-même apporte encore de la joie, la joie d’avoir pu aider, d’avoir
apporté quelque chose à d’autres — cela nous enrichit.
Il faut permettre aux
bénédictions que les gestes de générosité ont engendré dans notre vie de nous
soutenir et de nous aider à avancer sur le chemin, surtout dans les moments où
l’on croit que l’on n’a pas droit au bonheur.
Vous connaissez ces statues qui représentent le Bouddha pointant son doigt vers
la terre ? Il a fait ce geste juste au moment de son Eveil. Bien sûr, à l’époque il n’y avait pas d’appareils
photo pour en témoigner — pas de statues, non plus, d’ailleurs ! (Ce n’est
que lorsque le Bouddhisme est arrivé en Asie Mineure avec les armées
d’Alexandre le Grand que les Grecs ont façonné les premières statues du Bouddha. Je dis toujours que les statues des Grecs ont été
la première influence occidentale sur le Bouddhisme !) Aujourd’hui, il
existe de nombreuses statues du Bouddha et nous avons donné une interprétation
à certaines des représentations, aux gestes des mains, etc. En ce qui concerne ce geste du doigt pointé vers
la terre, le vajra asana, que le
Bouddha a fait lors de son Eveil sous l’arbre de la Bodhi à Bodh-gayā, en Inde,
il a une histoire. Au moment précis
où toutes les armées de Mara, les forces de la confusion et de l’illusion, se
sont précipitées sur le Bouddha en lui disant : « Quel droit as-tu de
t’éveiller ? Tu es seul, tout le monde t’a abandonné », le Bouddha a
touché la terre et l’a prise à témoin de toutes les bonnes actions de ses
vies antérieures et de toutes les bénédictions ainsi engendrées. Alors la déesse de la terre est apparue et elle a
essoré sa chevelure. (Il faut savoir
que dans le Bouddhisme on dédie le fruit de ses bonnes actions en versant de
l’eau sur la terre et l’eau dans les cheveux de la déesse correspondait aux
offrandes liées aux bonnes actions passées du Bouddha.)
Il y avait tellement d’eau dans sa chevelure que le flot emporta au loin toutes
les armées de Mara. Cela signifie
que les humains ont droit à l’Eveil.
Les bénédictions générées lors d’une vie humaine donnent droit aux êtres
humains à réaliser la Libération ultime.
Une naissance humaine est le meilleur moyen de réaliser le Nirvana. Le monde des humains est le plus puissant pour ce
qui concerne la possibilité de créer du karma et le karma le plus merveilleux
que l’on puisse créer, c’est le karma qui mène à la fin de tous les karmas — ce
qui nous amène à la pratique du Noble Octuple Sentier.
Les êtres humains sont les
mieux placés pour y parvenir. Ce
n’est pas si facile pour les animaux.
Il est vrai que certains animaux sont capables d’une immense générosité,
notamment ceux qui sont entraînés à aider les humains, comme les chiens qui
guident des aveugles, mais ce n’est pas très facile.
En ce qui concerne les dieux, il y a beaucoup de dieux dans le Bouddhisme mais
ils ne sont pas très concernés par la création de karma ; la vie est si
facile pour eux ! Tandis que nous, les humains, nous avons juste assez de
contact avec dukkha, la souffrance,
pour la comprendre pleinement. Une
vie humaine est une grande bénédiction car elle nous permet d’engendrer
davantage de bénédictions.
Et la
générosité est une manière
extrêmement bénéfique d’engendrer des
bénédictions,
en particulier pour soi. Comme je
l’ai dit, la pratique du « don » de l’attention est très profitable
mais si on n’a pas l’habitude de donner, on aura du mal à « donner »
de l’attention dans notre pratique de la méditation.
QUESTION : Comment
faire preuve de générosité ou de bienveillance envers des personnes avec qui
nous avons des relations difficiles, des « ennemis » ?
Nos ennemis aimeraient que
nous soyons laids, que nous soyons malades, que nous ne réussissions pas ce que
nous entreprenons, que nous ne soyons pas respectés et que nous finissions mal. Or, quand vous êtes en colère, vous leur donnez le
plaisir d’être exactement comme cela.
Si vous voulez transformer vous ennemis en amis, commencez par ne pas leur
donner ce qu’ils attendent ! Je ne dis pas que ce soit facile mais il est
bon de considérer les choses sous cet angle.
L’important est de ne pas vivre dans l’aversion.
QUESTION : Est-ce que
ce concept se rapproche du « tendre l’autre joue » enseigné dans le Christianisme ?
Je ne suis pas capable
d’enseigner le Christianisme
et je ne suis pas très sûr de ce que cette expression signifie en termes
chrétiens.
QUESTION : C’est l’idée
d’aimer ses ennemis.
Je ne voudrais pas que vous
croyiez qu’être un bon Bouddhiste signifie laisser les autres faire ce qu’ils
veulent de vous. Ce n’est d’ailleurs
pas forcément être bon envers eux que de les laisser agir ainsi. Il y a toujours la possibilité, sans vivre dans
l’aversion, de ne pas non plus se soumettre à toutes les attentes des autres. Certaines personnes se disent : « Je
dois être un bon Bouddhiste et les laisser faire ce qu’ils veulent » mais
ce n’est pas nécessairement l’attitude juste.
Ne pas être dans l’aversion mais garder une conscience claire de ce qui est
juste et les aider ainsi à ne pas agir mal envers vous.
Si quelqu’un fait quelque chose de mal, il faut être capable de le lui montrer,
de le corriger. Lui montrer que ce
n’est pas juste est une façon de l’encourager à être meilleur.
QUESTION : Diriez-vous
que la bienveillance commence par soi-même ?
Je ne peux imaginer qu’il en
soit autrement ... Je
crois que certaines personnes doivent commencer par offrir cette bienveillance
à des gens qu’ils aiment et respectent déjà profondément.
Mais, en réalité, cela revient toujours à soi.
QUESTION : Il est dit
dans les textes qu’il est très difficile d’avoir une naissance humaine. Mais si nous naissons pour nous libérer de tous
nos karmas passés, étant donné qu’il y a tant de névroses sur terre, pourquoi
serait-il si difficile de se réincarner en êtres humains ?
Qu’est-ce qu’un être
humain ? En Thaïlande, on souligne parfois la différence entre un animal
humain et un être humain. L’être
humain est celui qui suit les Cinq Préceptes.
Les autres sont des animaux humains … car nous avons beaucoup en commun avec
les animaux !
Un être humain est quelqu’un
qui souhaite sincèrement se former, évoluer, changer.
Ce sont les humains qui sont le plus aptes à ce travail.
Les animaux peuvent le faire aussi mais seulement jusqu’à un certain point. Les humains sont particulièrement aptes à évoluer. Les Cinq Préceptes permettent à une société saine
d’exister. Dans la société, il y a
un parallèle très clair entre le niveau de non-respect des Préceptes et le
niveau de dégradation, de dégénérescence.
C’est très visible en temps de guerre : on tue, on triche, on vole, on
viole, on se soûle — tous les préceptes sont bafoués. En fait, la plupart des
lois essaient de protéger ces préceptes, d’une certaine manière.
QUESTION : Diriez-vous
alors que la vie humaine est précieuse seulement si elle est consacrée au
Dhamma ?
Il est toujours possible que
les choses changent. Voyez l’exemple
d’Angulimala. C’était un bandit qui
vivait à l’époque du Bouddha et qui avait tué 999 personnes. Pourtant il est devenu disciple du Bouddha et a
atteint l’Eveil. Mais ne tuez pas
vos parents, c’est très mauvais ! Ne tuez pas non plus un Etre Eveillé, ne
faites pas de mal à une nonne et ne blessez pas un Bouddha. Ces actions-là
mènent tout droit à l’enfer et il est difficile d’en sortir … même si tout est
impermanent, bien sûr !
QUESTION : Si nous ne
devons pas blesser un Bouddha, nous ne devrions blesser personne puisque tout
le monde est un Bouddha.
C’est bien, croyez-le !
Vous pouvez prendre ces instructions comme vous voulez.
Ce dont je viens de parler ce sont les « cinq plus horribles crimes »
mais vous pouvez aussi les interpréter sur un plan psychologique. Ici, l’idée importante est de ne pas renier nos
parents, ceux qui nous ont donné cette forme et tous ceux qui les ont précédés. Mais ne blessez pas non plus votre claire
conscience, ne tuez pas « ce qui sait » en vous, l’Etre Eveillé
potentiel. Oui, on peut aussi
l’interpréter ainsi.
Quelle que soit la façon
dont vous utilisez tous ces enseignements, vous générez des bénédictions dans
votre vie — dans la mesure où vous ne les utilisez pas comme des armes pour
attaquer les autres ou vous-mêmes !
* * * * * *
Quelle que soit votre
pratique de méditation, soyez généreux de votre attention.
Donnez-la, offrez-la de tout votre cœur, avec générosité.
Nous avons parlé de mettā,
la bienveillance, et de son importance quand nous voulons nous libérer de
la colère, de la mauvaise volonté, de l’anxiété et de l’hostilité. Nous avons parlé de l’exercice qui consiste à
rayonner mettā envers soi et envers
les autres.
J’ai aussi parlé de la générosité, de la façon dont la
générosité nous libère de tout sentiment de besoin ou manque et de l’avidité.
L’importance de la
générosité nous amène à enchaîner avec karunā, la compassion. Karunā
décrit l’élan qui nous pousse à alléger la souffrance que nous voyons chez les
autres — et chez nous-mêmes, bien sûr.
L’attention bienveillante est un moyen excellent d’alléger la souffrance, cette
« offrande de l’attention ».
A son tour, karunā entraîne et est liée à un
sentiment de joie, muditā, se réjouir de ce qui est bien et bon. C’est la conscience, la claire vision de ce qui
est bien. C’est un sentiment, une
émotion, très utile. On dit parfois
que les Bouddhistes n’ont pas d’émotions.
Mais il y a la gentillesse, la compassion et la joie qui nous motivent et en
cela elles sont extrêmement utiles. Muditā, c’est savoir apprécier et se
réjouir des bonnes choses chez les autres mais aussi chez soi. Apprécier la chance d’être né humain, par
exemple ; la bonté que nous avons pu générer dans notre vie. Et quand nous n’en sommes pas capables, accepter
les limites, supporter les choses telles qu’elles se présentent en faisant
preuve de patience et de sérénité, upekkhā.
Mettā, karunā, muditā, upekkhā. Je trouve très utile de
réfléchir à ces thèmes.
Mettā
ne nécessite pas de réflexion particulière, il s’agit simplement de rayonner
cette bienveillance avec le coeur.
Si, pendant votre méditation mettā,
vous ne faites que cela, si vous n’avez aucune vision particulièrement
pénétrante, vous renaîtrez dans le monde du rayonnement infini.
On dit aussi que si l’on pratique
karunā sans autre compréhension
particulière, on renaît dans le monde de l’espace infini où tout, absolument
tout, est possible.
Si on pratique muditā, la joie, le fait de se réjouir
du bien et du bon, de l’apprécier — on l’appelle parfois la joie née de
l’empathie avec le bonheur des autres — on va renaître dans le monde de la
conscience infinie qui est lié à la conscience de tout ce qui est bon et bien.
Si on pratique upekkhā, la sérénité, l’équanimité, la
renaissance se fera dans le monde de la vacuité.
Je ne suggère pas que vous
pratiquiez pour renaître dans ces mondes, mais je pense qu’il est bon de
réfléchir à ces choses-là. Cela
montre que nous nous souhaitons vraiment la plus grande des bénédictions :
l’inébranlable délivrance du cœur, un sentiment de bonheur, de bien-être,
indépendant de toutes les conditions.
C’est la fin de toutes les conditions, la liberté par rapport à toutes les
formes de confusion, à la peur et l’angoisse, au sentiment d’être accablé ou
écrasé, au besoin et au manque. Telle
est l’aspiration de notre cœur.
Certains disent que les
Bouddhistes de devraient pas désirer quoi que ce soit mais je crois qu’ils ne
comprennent pas bien. Il est vrai
que tanhā, le désir avide, la soif
d’avoir ou d’être, n’est pas juste mais chanda,
qui est un terme plus vaste, inclut l’aspiration.
Quand on aspire à quelque chose, il faut d’abord sentir que l’on a ce qu’il
faut pour y parvenir : « Je peux le faire, je peux aspirer à cela. C’est possible parce que j’ai assez. » Par contre, quand on croit que l’on n’a pas
assez, on se dit qu’on ne peut pas y arriver, parce que l’aspiration vient d’un
sentiment de manque : « J’ai besoin de ceci ou de cela de façon à
atteindre mon but ». Il y a de
l’angoisse derrière ce manque. Quand
on est satisfait de ce que l’on a, que l’on ressent une plénitude, on envisage
la situation différemment : « J’aspire à cela et, si c’est
possible, j’y parviendrai ».
Tout ce dont nous avons
besoin, c’est d’assembler un radeau.
Un radeau est fait de toutes sortes de pièces que l’on assemble et puis on le
lance à l’eau en pagayant avec les mains et les pieds.
On n’a pas besoin d’un grand bateau pour faire la traversée, un radeau suffit. Quant aux pièces de ce radeau, nous les trouvons
dans ce corps et ce mental ici et maintenant.
Sachons que nous avons cela à notre disposition ; alors, si l’aspiration
est là, nous pourrons faire l’effort nécessaire : associer chanda (la saine aspiration) à viriya (l’effort juste) et puis se
souvenir de notre but et bien le garder à l’esprit avec citta, la conscience, le cœur-esprit.
Ensuite il y a vīmamsā, la réflexion
juste, la sagesse, qui va nous permettre d’y parvenir.
De nos jours, pour réussir
dans le monde du travail, il faut avoir un bon CV.
Pour réussir dans le Bouddhisme il faut : chanda, viriya, citta et
vīmamsā. Mais vous les
avez ! Vous avez un bon CV.
QUESTION : J’ai le
sentiment que plus on pratique, plus le karma s’accélère, plus on doit avoir
confiance dans le Bouddha.
Etre prêt à supporter les
situations quelles qu’elles soient, même l’insupportable.
Il est certain qu’avec la pratique, quand on s’assoit et qu’on se pose, les
choses nous rattrapent. Même si on
ne s’arrête que cinq minutes, tous les derniers événements nous reviennent à
l’esprit.
Ceci me rappelle l’histoire
du bandit Angulimala. Un jour, il a
vu le Bouddha devant lui et il a voulu l’attaquer.
Etant très grand et très fort, il aurait pu le rattraper rapidement mais le
Bouddha, en utilisant ses pouvoirs psychiques, l’en a empêché. Angulimala a fini par crier au Bouddha :
« Arrête-toi ! » et le Bouddha a répondu : « Je me suis
déjà arrêté. A toi de le faire
maintenant ».
Cet « arrêt »
permet de mettre un terme aux choses.
Parfois, comme Ajahn Sumedho, on appelle cela de la compassion : permettre
aux choses de cesser. En finir avec
les choses a quelque chose d’apaisant.« Il
n’y a plus rien à faire, j’ai vécu la vie
sainte » — c’est ainsi
que parlent les Etres Eveillés. A ce
moment-là, toutes les questions métaphysiques, la réincarnation, etc., n’ont plus aucune importance.
Mais d’abord, il faut être
prêt à supporter. La patience est
l’austérité suprême, c’est la vertu par excellence qui permet de dépasser les
empêchements et d’éliminer les souillures du mental.
Il s’agit de trouver l’équilibre entre patience et sérénité. Upekkha,
la sérénité, c’est aussi être
prêt à accepter ses limites —
« Voilà
ce que je peux faire aujourd’hui, en cet instant »
— et puis
« donner » toute son attention.
Si, en plus de cela, je peux agir et me comporter gentiment, c’est bien ;
si je peux faire preuve de compassion, c’est bien ; si je peux ressentir
de la joie, c’est bien ; mais si ce n’est pas le cas, je peux au moins
être patient et serein et accepter mes limites du moment.
Le Bouddha lui-même ne pouvait pas tout faire.
QUESTION :
Devrions-nous avoir de la bienveillance pour tout le monde ?
Le mot « devoir »
pose problème. Ce n’est pas ainsi
que cela se passe. S’il s’agit d’un
sentiment d’obligation, il y a déjà de l’aversion au départ. Prenez-en conscience.
Ayez de la bienveillance
envers les personnes que vous aimez et arrêtez-vous là, dans un premier temps,
plutôt que vous forcer et donc engendrer de l’aversion.
Mais il faut comprendre que rayonner de la bienveillance envers soi et les
autres ne signifie pas s’aimer ou aimer les autres.
C’est être conscient qu’au plus profond de soi on souhaite être bien et,
partageant ce souhait avec tous les êtres, on peut leur souhaiter la même chose. Avant tout, mettā
signifie ne pas vivre dans l’aversion par rapport à soi et aux autres. Il peut y avoir des choses que je n’aime pas en
moi mais, avec mettā, je choisis de
ne pas les détester. Ce n’est pas
agréable de vivre dans l’aversion, n’est-ce pas ?
QUESTION : Peut-on dire
que la vision pénétrante de vipassanā se conjugue avec
l’amour et la compassion pour nous diriger vers l’Eveil ?
Vipassanā c’est la vision claire et pénétrante, c’est-à-dire prendre la pleine
mesure de l’incertitude — c’est le mot qu’emploie Ajahn Chah pour anicca, l’impermanence —, avoir une
compréhension claire de dukkha, la
souffrance et avoir une compréhension claire de anattā, le non-soi. La
vision claire de ces trois caractéristiques de l’existence est une chose qui se
révèle d’elle-même. Notre travail
consiste à la cultiver, à la faire croître.
C’est comme avec les plantes : on ne peut pas les faire pousser, cela se
fait tout seul.
La clé de ce travail est sammāditthi, la vision juste,
c’est-à-dire voir les choses telles qu’elles sont réellement. Quand cette vision est transcendée, on a la juste
perception des Quatre Nobles Vérités.
C’est la meilleure chose que vous puissiez souhaiter pour vous-mêmes et pour
les autres.
QUESTION : Est-ce que
cette vertu est liée à l’amour et la compassion ?
Cela se fait tout
naturellement. Si on a sammāditthi, l’amour et la compassion
sont présents. Mais il est vrai
aussi que cultiver ces vertus de mettā,
karunā, muditā et upekkhā aide à
la croissance de sammāditthi.
QUESTION : La peur
résulte-t-elle de l’aversion ?
La peur n’est pas mentionnée
dans les trois « racines » des obstacles que sont l’avidité, la
haine et l’illusion/ignorance. Par
contre, elle est mentionnée dans le vinaya
en tant que « moteur d’actions erronées ».
Personnellement, j’ai beaucoup réfléchi à la question de la peur. C’est quelque chose qui est inextricablement lié à
un sentiment de soi. Je la décris
comme « de l’aversion projetée dans le futur » : je pense à une
chose que je ne souhaite pas voir arriver dans l’avenir, une chose qui éveille
de l’aversion en moi, alors j’éprouve de la peur maintenant. C’est ainsi que je vois la peur liée à l’aversion. La peur est une forme compliquée de l’aversion.
QUESTION : L’aversion
vis-à-vis des autres résulte-t-elle d’une aversion vis-à-vis de soi ?
Il est vrai qu’on ne se fait pas du bien en
ressentant de l’aversion pour les autres !
QUESTION : La solution
est-elle de s’offrir du mettā à soi-même ?
Oui, bien sûr ! Quand
on ressent du mettā envers soi, on
n’a pas d’aversion pour les autres et on n’a pas peur non plus. Pratiquer mettā
est effectivement l’une des façons connues de se libérer de la peur. C’est même une protection.
Si on pratique mettā et silā, la bienveillance envers soi et
tous les êtres et la pratique des vertus morales, des Préceptes, on est
parfaitement protégé !
QUESTION : Mettā est donc l’antidote à la peur mais n’est-il pas nécessaire de voir les
causes et les événements qui ont créé ces peurs qui sont de véritables freins à
la démarche sur la Voie ?
On ne fait pas
nécessairement l’expérience des résultats de toutes ses actions passées. La pratique des quatre Brahma Vihara est une façon de dissoudre le karma. Si vous faites le travail dont vous parlez, vous
pourrez peut-être résoudre le karma passé mais cela ne vous mènera pas à la
Libération. Pour la Libération, on a
besoin de la vision juste, sammāditthi.
Vous vous dites prêt à
chercher les causes cachées de vos peurs, à travailler en profondeur. Dans ce cas, plutôt que comprendre l’origine de
ces peurs sur le plan du vécu, ce qui mènerait simplement à une absence de
peur, utilisez plutôt cette énergie d’investigation pour vraiment comprendre dukkha, en connaître les causes, en
réaliser la cessation et pour pratiquer l’Octuple Sentier — alors, si vous
avancez avec continuité sur cette voie, la Libération est assurée.
Il est inutile de compliquer
les choses. Si on connaît vraiment,
si on a pleinement conscience d’une seule respiration … tout est là !
« Toute chose naît de l’attention ».
Soirée du samedi
12 novembre 2005
Offrande
de la méditation
L’une des choses que l’on peut offrir aux autres,
c’est la méditation. S’il vous
arrive de ne pas avoir envie de méditer pour vous-mêmes, vous pouvez toujours
méditer une petite demi-heure et dédier cette méditation à quelqu’un. Ce n’est pas une astuce, comme on pourrait le
croire, c’est réel. Toute méditation
est une offrande.
Je crois que la méditation est très importante. C’est se donner le temps, dans la vie, de prendre
conscience de ce qui se passe. On
dit aussi que c’est une forme d’offrande au Bouddha.
C’est aussi une façon de remercier les maîtres qui nous ont donné leur
enseignement en pratiquant ce qu’ils ont proposé et en le leur offrant. Est-ce que cela vous paraît juste ? Nous
allons maintenant partager le silence.
* * * * * *
Nous avons parlé de la différence entre les animaux
humains et les êtres humains, les êtres humains étant ceux qui suivent les Cinq
Préceptes et les animaux humains étant ceux qui n’essaient même pas de les
suivre. Ce à quoi nous aspirons,
c’est à être « normaux », c’est-à-dire libres de la confusion
mentale, de la haine et de l’avidité.
Tant que nous ne sommes pas libérés de ces fléaux, nous sommes, en quelque
sorte, malades. C’est pourquoi on
dit du Bouddha qu’il est le « médecin suprême ».
Ainsi quand quelqu’un vous irrite, quand vous le voyez
manifester de la colère, de l’avidité ou faire preuve d’une mauvaise
compréhension, dites-vous simplement qu’il est malade.
Quand quelqu’un est malade, quand on sait qu’il n’est pas bien dans sa tête, on
ne prend pas ce qu’il dit trop au sérieux, n’est-ce pas ? Cela peut être
assez difficile quand la personne se trouve dans une position hiérarchique
supérieure à la nôtre mais si notre bonheur dépend des autres, il n’est pas
complet. Pour être complet, il doit
être indépendant des autres, inconditionnel.
Si votre bonheur dépend de la victoire de votre équipe préférée ou des
décisions que prend George Bush … imaginez un peu ! Prenons conscience que
ce que nous désirons vraiment, c’est un bonheur qui ne dépende pas des
conditions extérieures. Si nous
attendons, pour être heureux, que les personnes se comportent selon nos désirs,
nous risquons d’attendre longtemps !
Je connais une histoire qui n’est peut-être pas
bouddhiste mais que j’aime bien. Si
on est dans une barque, à ramer sur un lac, par exemple, et que quelqu’un, dans
une autre barque, nous heurte, que ressentons-nous ? Il y a de fortes
chances pour que l’on soit en colère, agacé parce que la personne n’a pas été
attentive. Mais si cette barque qui
nous heurte est vide, nous nous contentons de la repousser. Eh bien, selon moi, notre vie consiste à vider
notre propre barque … En cas de collision, les autres ne trouveront personne,
ils n’auront personne contre qui se mettre en colère !
J’aime l’idée que l’état de l’Etre Eveillé, de
libération complète, soit simplement considéré comme un état de bonne santé
mentale. Cela nous évite de nous
prendre trop au sérieux et de croire qu’il est trop difficile d’y parvenir. Mais l’idée de santé mentale est relative, bien
sûr. Qu’est-ce qu’être en parfaite
santé mentale ?
Il est très important pour nous de prendre conscience
des moments où nous sommes effectivement en pleine santé mentale — c’est-à-dire
quand nous sommes libres de toute confusion mentale, de toute avidité et de
toute aversion — puis apprécier, vraiment aimer, ces moments-là. Nous avons tendance à nous appesantir sur les
moments difficiles ou, au contraire, les grands moments d’exaltation, tandis
que la paix passe facilement inaperçue.
Combien de fois dans la journée êtes-vous libre de toute confusion mentale, de
toute avidité et de toute aversion — ne serait-ce que pendant quelques
secondes ? Simplement en être conscient et l’apprécier.
QUESTION : Pour en revenir à la question de la
colère, par exemple vis-à-vis d’un supérieur hiérarchique, quand on ne peut pas
faire ou dire grand-chose au risque de perdre son travail.
J’ai eu un maître qui disait qu’il n’y a rien à changer, qu’il suffit d’envoyer
à la personne de l’amour bienveillant et de considérer qu’elle est malade. C’est ce que j’ai fait mais le temps passe et rien
ne change. Les situations se
répètent. N’y a-t-il vraiment rien
d’autre à faire ?
Peut-être, effectivement, qu’il ne suffit pas de
pratiquer mettā et de considérer que
la personne est malade. Il faut
aussi que quelque chose change en vous.
Mettā doit s’accompagner de karunā et muditā. Contrairement à mettā, karunā se situe dans
l’action ; il permet aux changements de se produire, tandis que mettā est plus passif, c’est simplement
ne pas vivre dans l’aversion. Karunā étant plus actif, s’il y a la
possibilité de soulager une souffrance, on peut effectivement agir. Par contre, on ne peut pas savoir à l’avance
comment agir de façon juste dans une situation particulière, parce que l’attitude juste naît de la situation
elle-même et dans l’instant.
Il est important, déjà, d’avoir de la compassion
envers soi, d’être conscient de sa propre souffrance dans cette position de
victime. Alors quand on est assis en
méditation, on peut se poser la question : qu’est-ce qu’il serait juste de
faire ? Vous n’obtiendrez pas forcément la réponse au cours de la
méditation, mais peut-être que plus tard, quand vous serez dans la situation,
vous trouverez les mots justes ou la chose à faire.
A l’intérieur ou à l’extérieur, votre action témoignera de quelque chose et le
cycle d’oppression pourra être brisé.
Comme il s’agit d’une habitude, peut-être que le cycle ne se brisera pas
immédiatement mais peut-être que les choses ne se répèteront pas aussi fort.
Rester dans un schéma d’habitudes est rarement une
bonne chose. Quand on constate que
l’on se retrouve toujours dans les mêmes situations, c’est signe que quelque
chose qui devrait se produire ne se produit pas.
QUESTION : Vous avez parlé des Quatre Fondements
de l’Attention : le corps, les sensations, l’esprit et les objets mentaux. Je ne suis pas sûr de bien comprendre la
différence entre l’esprit et les objets mentaux.
Est-ce que l’esprit représente les humeurs, les états d’esprit, les émotions,
les pensées et les objets mentaux sont les phénomènes extérieurs que nous
percevons ?
Cittānupassanā, l’attention au mental, c’est être conscient de la
« tonalité » de l’esprit : s’il est lumineux ou sombre,
contracté ou détendu. On parle aussi
de la « couleur » de l’esprit — comme voir le monde à travers des
lunettes roses ! Les gens font l’expérience des choses de différentes
manières, certains sont plus visuels, d’autres plus auditifs. L’important est la prise de conscience de son état d’esprit, notamment quand il est
libre de toute confusion, aversion et avidité.
Dhammānupassanā, l’attention aux objets mentaux, commence par prendre conscience de nos obstacles. On peut déjà pratiquer dhammānusati, la contemplation des objets mentaux, notamment les
Cinq Empêchements. Le premier est la
sensualité et puis l’agitation, la torpeur, la haine et le doute. Voir ces empêchements, c’est autre chose que les
ressentir dans son cœur-mental. Il
est important aussi de voir que ces objets mentaux bougent, évoluent, ils sont
soumis à anicca, l’impermanence. On termine habituellement cette contemplation avec
celle de bojjhanga, les Sept Facteurs
d’Eveil : l’attention, l’étude approfondie du Dhamma, l’effort, la joie,
la concentration, la tranquillité et l’équanimité.
Contempler ces sept facteurs est très agréable ! Si on compare l’Eveil à
un animal, on peut dire que anga, ou bojjhanga, correspond à ses quatre
pattes. La contemplation des
facteurs d’Eveil est comme un tremplin vers la Libération.
QUESTION : Où se situent les pensées et les
émotions dans les Quatre Fondements de l’Attention ?
Sañña
sankhara, perceptions et habitudes —
c’est ce qui correspond à ce que nous appelons « émotions » en
Occident, parce que c’est souvent comme cela que les émotions
apparaissent : elles sont le fruit de la perception et des habitudes. Il y a un contact sensoriel et puis une perception
et ensuite un schéma d’habitudes qui nous entraîne.
Il y a un mouvement. Dans le mot
« émotion » on retrouve « motion », « mouvement ». Je pense que certaines émotions nous entraînent
aussi vers la maturité et la santé retrouvée, comme les Quatre Demeures Divines. Ces émotions-là doivent être encouragées parce
qu’elles nous conduisent vers quelque chose de positif.
Quant aux autres, il faut leur permettre d’arriver à une fin. N’essayez pas de vous en débarrasser parce que ce
serait un mouvement dans l’aversion et non dans la direction de mettā, karunā, muditā et upekkhā.
Essayez plutôt le lâcher-prise, l’abandon.
QUESTION : N’est-il pas utile d’observer une
pensée ou une émotion, avant qu’elle disparaisse, pour en comprendre le
mécanisme ? Pour y voir l’intervention de l’ego, par exemple ?
Il est utile de la voir comme un dhamma, un objet mental sujet aux trois caractéristiques de la
souffrance, de l’impermanence et du non-soi, tant dans le passé que dans le
présent et dans l’avenir, que ce soit grossier ou subtil, agréable ou
désagréable.
Il est utile aussi de contempler les cinq khanda, les cinq agrégats qui
constituent le corps et le mental — c’est un autre dhammānussati.
Tout cela a l’air compliqué mais, souvenez-vous :
toute la connaissance est contenue dans une seule respiration ! Si
vraiment on suit tout le chemin d’une respiration complète, c’est tellement
utile ! Nous respirons et nous ne remarquons rien de tout ce que cela
révèle. Quand l’air entre, des
choses très étranges se produisent et puis quand il sort de notre système, il
est complètement différent. Depuis
des heures nous respirons l’air les uns des autres et nous ne l’avons même pas
remarqué !
QUESTION : Comment savoir si nous progressons sur
la voie spirituelle ?
Quand on ressent de la gratitude et de l’humilité,
quand on ne se prend pas trop au sérieux … on est sur la bonne voie.
On ne peut pas faire pousser un arbre en tirant dessus. Mais on peut faire en sorte que le terrain sur
lequel il pousse soit propice à sa croissance.
Ensuite, on voit comment est son fruit et si les autres ont envie d’y goûter.