Le Dhamma de la Forêt

 



Ce pur sujet n'a pas de nom

Ajahn Sumedho

Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/



Extrait du livre  Ce n'est pas personnel !  (livre pdf et livre epub)



6 août 2003

Nous sommes aujourd'hui, semble-t-il, à l'ère de l'information. Il existe une immense quantité d'informations disponibles, tout ce que l’on pourrait vouloir savoir sur le monde, la science, l'art et tout le reste. Tout cela est admiré, encouragé et facilement accessible. Pour moi, cependant, l'essence de l'éducation ne réside pas dans l'acquisition de connaissances, mais dans la compréhension – la « juste compréhension » pour être précis –, laquelle ne nécessite pas beaucoup d'informations. Dans le bouddhisme, toute notre pratique consiste à être pleinement conscients, à utiliser la présence consciente comme fondement de la compréhension, et à comprendre notre propre esprit en l’observant directement. Je peux acquérir toutes sortes d'idées et de théories, lire l’histoire de personnes qui ont suivi des thérapies ou qui ont eu des expériences spirituelles mais, quelle que soit la qualité ou la véracité de tout cela, il ne s'agit que de connaissances acquises. Ce n'est pas de la compréhension.

Les Quatre Nobles Vérités constituent le paradigme de cette compréhension – ce qui ne signifie pas que vous deviez limiter vos connaissances aux Quatre Nobles Vérités ; c'est simplement que ces vérités nous donnent la perspective voulue pour voir et inclure d'autres informations, pour avoir la sagesse de voir ce qui vaut la peine d'être étudié, ce qui vaut la peine d'être retenu, et ce qui ne vaut rien. Il y a quelque chose que nous savons, quelque chose dont nous sentons intérieurement que nous devons le comprendre, mais que nous ne pouvons pas comprendre si nous nous lançons toujours dans d’autres directions.

Ma première expérience d'introspection a été terrifiante, à vrai dire. Ma vie avait consisté à acquérir des choses venant de l'extérieur, mais un ami, sur un navire où je faisais mon service, a essayé de m'amener à regarder en moi – et j'ai paniqué ! J'ai eu une peur bleue. Mais ce fut aussi un moment d'Éveil, en quelque sorte. Après cela, je me suis intéressé à la psychologie, à la méditation et à tout ce qui se rapprochait de l'introspection.

Je crois que beaucoup de gens ont simplement peur de tout ce qui pointe vers leur vie intérieure. Si on leur parle de la Noble Vérité de la souffrance (dukkha), par exemple, les gens l’écartent rapidement en disant : « Bien sûr, tout le monde souffre ! » C'est une façon d’éviter le sujet, n'est-ce pas ? Heureusement, certaines personnes se sentiront concernées car elles sont « mûres et prêtes », pourrait-on dire, tandis que d'autres ne semblent pas l'être.

Le moment le plus terrifiant de la méditation est celui où l'ego est menacé. Au début, on peut être très intéressé : « Je vais résoudre mes problèmes et, comme cela, je pourrai atteindre Nibbāna, être libéré de la souffrance et de tous les problèmes de ma vie ». Mais je me suis rendu compte que, lorsque tout cela a commencé à se résoudre, il y avait pas mal de choses me concernant, liées à l’ego, que j'aimais vraiment. Et l'idée de n'être plus rien, l’idée d’une extinction, de la cessation de l'ego – l'ego qui est fondé sur le devenir, qui cherche sans cesse à se renforcer – était très menaçante. Les gens peuvent avoir de fortes réactions émotionnelles lorsque leur méditation les rapproche de la cessation de l'ego. La panique et la terreur deviennent souvent très fortes à ce moment-là. On peut avoir l'impression de mourir – c'est le message que l'esprit conditionné peut nous renvoyer. Sur le plan émotionnel, l'impression que l’on a est « Je meurs ! Vous êtes en train de me tuer ! »

Vers la troisième année de ma vie de moine en Thaïlande, j'ai commencé à entendre cette voix intérieure qui répétait sans cesse : « Je veux vivre ! Je veux vivre ! Je ne veux pas mourir ! » C'était comme une obsession de l'esprit : « Cette vie monastique me tue ! Je meurs ! » La voix était très pressante, puissante et très convaincante. Lorsque l'attrait de l’exotisme et de la nouveauté de la vie dans un monastère de forêt du nord-est de la Thaïlande a commencé à s'estomper, c'est devenu plutôt ennuyeux, en fait. On vit dans un environnement très simple, on fait les mêmes choses jour après jour, et les amis envoient des lettres et racontent toutes les choses passionnantes qui se passent au pays… et cela fait naître le doute !

Ici, en Angleterre, j'ai essayé de comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas pour ceux qui s'engagent fermement dans la vie monastique. Prendre ces vœux est un très fort engagement, et pourtant, pour certains, cela ne fonctionne pas du tout. Maintenant, j'ai adopté une attitude un peu plus détachée par rapport aux allées et venues du Saṅgha – celui-ci veut se faire ordonner, celui-là veut défroquer, et ainsi de suite. Lorsque je suis arrivé en Angleterre, j'avais une foi profonde dans la pratique de la méditation et la vie monastique. Je pensais que c’était tout ce dont on pouvait avoir besoin : devenir moine ou nonne, vivre selon la discipline du Vinaya et pratiquer la méditation. C'est pourquoi, au début, j'ai ordonné pratiquement tous ceux qui le demandaient. Mais il s'est avéré que c'était une attente plutôt naïve de ma part. Cela n'a pas vraiment été un succès et ce résultat a éveillé des doutes dans mon esprit : pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? Peut-être parce que certains sont aptes et d'autres non ? Après tout, comme l’a dit le Bouddha, il n'y en a que quelques-uns « qui ont peu de poussière dans les yeux ».

Le fait est que la plupart des Occidentaux viennent au bouddhisme à l'âge adulte et ont donc déjà été conditionnés socialement et culturellement. Peut-être qu'au début, le bouddhisme éveille en nous un simple intérêt intellectuel ou qu’il nous fascine vraiment. Il se peut même que nous ayons suffisamment de foi pour participer à l’Université d'été de Leicester ou à une retraite ! Mon conditionnement culturel – étant d'origine judéo-chrétienne et élevé dans une famille américaine chrétienne de classe moyenne – a fait que j’ai interprété le bouddhisme avec une tournure d'esprit chrétienne. C'est tout ce que j'avais comme outil de réflexion. Ainsi, sans le vouloir, j'ai interprété mon vécu à travers cette façon de penser. Je ne me considérais pas comme chrétien à ce moment-là, mais les schémas de pensée, les suppositions que je faisais, n'étaient pas très conscients et ont donc influencé la façon dont j'ai interprété ou appréhendé le bouddhisme. Avoir été formé dans un pays comme la Thaïlande, qui est très bouddhiste, m’a renvoyé clairement ce reflet.

Il était facile aussi, pour des personnes comme moi, de mal comprendre les Thaïlandais. Les Occidentaux ont une sorte d'arrogance culturelle qui leur permet de les regarder et de dire : « Ces gens-là croient en toutes ces choses, ils ont une foi simple ». Nous considérons que nous avons plus de discrimination – plus de sagesse que de foi simple –, de sorte que nous nous méprenons facilement sur les personnes avec lesquelles nous vivons dans un monastère thaïlandais. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à voir que je ne pouvais pas vraiment me fier à mes schémas de pensée, et que mes habitudes émotionnelles étaient basées sur ces schémas, sur le sentiment d'un moi, d'un ego. J’étais donc facilement perturbé émotionnellement si quelqu'un disait quelque chose qui offensait mon ego. Je me sentais également menacé par d'autres approches et d'autres idées, et je m'indignais si on osait critiquer Luang Por Chah. De plus, la façon dont je vivais la discipline du Vinaya me donnait constamment des sentiments de culpabilité. Je m'efforçais de vivre selon les normes les plus élevées, mais je ne parvenais pas à me maintenir à ce niveau, si bien que je me sentais envahi par un sentiment de culpabilité et d'anxiété. On voit cela tout le temps parmi les moines et les nonnes occidentaux – ce terrible problème de culpabilité. Chez les moines thaïlandais, ce n'est pas vraiment un problème, et je pense que c’est pareil chez les Tibétains. Ils ressentent de la honte mais leur fondement culturel est en accord avec leur pratique de la méditation. En général, les Thaïlandais sont satisfaits d’eux-mêmes ; ils ne s'attardent pas sur leurs défauts. Ils acceptent avec bonne humeur leurs limites en tant qu'êtres humains ; ils peuvent rire d'eux-mêmes et de leur humanité, avec tout ce qu’elle implique, les bons et les mauvais côtés. En Thaïlande, il y a donc une sorte d'acceptation terre à terre de la vie.

Lorsqu’Ajahn Chah enseignait, c'était à partir de sa compréhension et d'une grande foi, alors que la plupart des Occidentaux sont plongés dans le doute parce qu’ils partent de concepts et interprètent le bouddhisme de manière idéaliste. Et puis ils se retrouvent dans un monastère thaïlandais, avec de belles idées sur la façon dont les moines doivent se comporter, et ils découvrent que la réalité ne correspond pas à l’image idéale qu’ils s’étaient faite, et ils sont très critiques. Il y avait des moments où je critiquais Ajahn Chah après avoir vu des choses qui me faisaient penser : « Si c’était vraiment un arahant, il ne ferait pas cela ! » Le fait est qu'un arahant idéal est une chose, mais la réalité d'un être éveillé se fonde sur ce qui est, et non sur comment ce devrait être idéalement. J'ai donc été confronté aux réalités de l'existence. En Occident, nous adoptons souvent le bouddhisme à un niveau idéal, nous devenons altruistes et nous nous comparons à l’image idéale de ce qu'un bouddhiste devrait être. Que faisons-nous alors ? Nous nous sentons coupables, peut-être, ou désespérés parce que nous ne sommes manifestement pas assez bons. Nous ne sommes pas à la hauteur de nos idéaux. Et ceux qui essaient de vivre selon leurs grands idéaux sont parfois insupportables. Il y a des moines qui essaient tout le temps de se comporter comme des bouddhas… et ils sont très difficiles à vivre !

Lorsque le Bouddha enseignait, il réfléchissait à la réalité de ce qui est, et devait donc prendre en compte l'humanité. Les textes bouddhistes contiennent des listes de qualités que nous partageons tous en tant qu'êtres humains, comme les vingt-deux facultés (indriya) mentionnées dans l'Abhidhamma, par exemple. Mais ce ne sont pas seulement des idées abstraites ; elles renvoient à la réalité de nos émotions, de notre corps physique et de nos ressentis. Malheureusement, nous négligeons souvent ce genre de choses au profit de la concentration – l'œil de la concentration, les absorptions méditatives (jhāna), les états supérieurs, le Nibbāna – et tout le reste est effacé, ignoré, ou tout simplement passé sous silence. Comme les Occidentaux sont généralement bien éduqués, ils comprennent souvent la théorie assez facilement – c'est ainsi que je vois les choses, en tout cas ; c'est ce à quoi je réfléchis ces jours-ci –, mais ils n'ont aucune confiance dans les intuitions profondes directes. Il se peut qu'ils aient une révélation directe, mais la structure de leur ego est telle qu'ils vont douter d'eux-mêmes. Alors, soit ils exagèrent leur expérience en disant : « Je suis éveillé ! » en pensant qu'il s'agit d'une sorte d'état permanent de l'ego, un ego illuminé ; soit ils se disent : « Oh, c'est juste une de ces choses étranges qui peuvent se produire ». Ou bien, si l'ego disparaît soudainement parce qu'ils sont dans un état très paisible et qu'ils font l'expérience de la vacuité, ils croient que c'est le résultat de ces conditions, de ces circonstances. C'est ainsi que fonctionne la structure de l'ego.

Mon ego me fait toujours douter. J'ai une sorte de voix intérieure sceptique et très critique. Mais un jour, j'ai commencé à comprendre qu'il fallait que je prenne du recul, car le fait de développer une attitude anti-ego – en essayant de supprimer l'ego – ne m'aidait pas. J'ai fini par comprendre que cette attitude était encore le fait de l'ego. Je ne faisais que développer une nouvelle perception de l'ego que j'essayais d'imposer à mon vécu.

Des structures telles que les dix entraves (samyojana) sont très utiles à la réflexion. Les trois premières sont : la pensée qui engendre le doute, la croyance en un « moi », et les structures conventionnelles auxquelles nous nous attachons. Une fois que nous sommes libérés de ces trois entraves, c'est « l'entrée dans le courant », l’état du sotāpanna qui connaît clairement la voie de la pratique. Ce sont donc ces trois entraves qui nous empêchent de voir le chemin : le processus de la pensée, l'ego et l'attachement ou identification aux conventions.

Dans la méditation pénétrante (vipassanā), nous utilisons l'impermanence, l'insatisfaction et le non-soi comme des moyens de ne pas accorder trop d'importance à la qualité de notre vécu. Pourtant, ceux qui la pratiquent, semblent souvent se contenter de prendre les mots et de les projeter sur leur vécu. Ils prennent les mots « tout est impermanent » et s’attachent à cette idée, au lieu de se faire confiance, de façon à être pleinement conscients de l'impermanence telle qu'elle se produit. Quant au « non-soi », il les fait se sentir coupables de tous les besoins ou les désirs qu'ils peuvent avoir car, pour la plupart des gens, tout est fortement lié au sentiment de « moi ». Ils vont considérer la faim comme une forme d'avidité personnelle, par exemple. L’énergie sexuelle peut également être prise très personnellement, de même que la peur et toutes ces émotions primitives et instinctuelles. Dans la vie moderne, ces choses sont généralement interprétées de manière très personnelle.

Hier, j'ai parlé du fait que nous nous identifions au fait d’être des individus uniques ; tout est « moi » ou « mien » en tant que personnalité et créature individuelle. En Thaïlande, la culture n'est pas aussi individualiste ; elle présente davantage de cohésion sociale. En Thaïlande, l’éventail des identités est plus vaste, de sorte que leur humanité commune est davantage acceptée. Ils ne se sentent pas coupables d'avoir faim, d'avoir des désirs sexuels, etc. Pour eux, c’est simplement la nature humaine : « Tout le monde est comme ça ! » D'un autre côté, j'ai remarqué que, lorsque l'on a développé un sens aigu de l'individualité, tout devient très personnel. On se dit : « Je suis le seul à souffrir de tout cela. C’est juste mon problème à moi. Il y a quelque chose qui ne va pas chez moi. Tous les autres ont l'air d'aller bien ; je suis la brebis galeuse ; je suis anormal ». Je ne pense pas que ce soit tellement le cas avec les Thaïlandais. Luang Por Chah était très doué pour rire de la fragilité humaine – pas de manière désobligeante, pas d'une manière condescendante et snob pour sous-entendre que « Nous, les moines, sommes au-dessus de cela » – mais il insistait pour dire : « Nous, les humains, nous sommes comme ça. Nous avons tous ces énergies, ces émotions et ces instincts. Être humain, c'est cela ». Il a souligné ces choses très évidentes dont nous faisons tous l'expérience.

J'ai commencé à comprendre qu’en réalité, l'important était d'arrêter de penser. Mais, pour moi, c'était un véritable défi. Tout mon monde était créé à travers la pensée. Je pensais tout le temps. En fait, j'avais l'impression de ne pas pouvoir m'arrêter de penser. Je voulais tout comprendre, tout savoir, tout analyser à la perfection, pouvoir répondre à toutes les questions et résoudre tous les problèmes. Parallèlement, je me sentais très mal à l'aise avec le flou ou les sentiments d'incertitude et de doute. Les Écritures parlent de différents types de personnes : ceux qui sont avides, ceux qui éprouvent de l’aversion, ceux qui doutent et les ignorants. Je me suis dit : « J’ai pas mal d’avidité, c’est sûr ; je ressens aussi de l’aversion et de la colère ; mais le doute est une véritable obsession chez moi ». Je suis un sceptique et je n’y peux rien. Je me suis efforcé de croire au christianisme mais je n'y suis pas parvenu.

Dans le Zen, on utilise la méthode du koan pour déstabiliser l'esprit pensant, afin qu'il s'arrête « en plein vol », pour ainsi dire. J'ai commencé à lire des livres sur le développement du doute et j'ai commencé à avoir des moments où j’ai dû reconnaître que la non-pensée était une réalité ; c'était comme un vide entre les pensées. Or, la nature de la pensée est telle qu'une pensée est toujours connectée à une autre. Penser à la pensée signifie que l'on continue à penser ; et penser à ne pas penser, c'est encore penser ; c'est un cercle vicieux. Il est donc impossible d’y arriver ainsi. Toute la planification que vous faites pour arrêter de penser – en sachant que vous devriez arrêter de penser – est encore de la pensée ! Il s'agit donc de reconnaître, plutôt que de penser ; d'arriver au point où l’esprit se dirige vers le calme, l’immobilité, et d'en faire un moment vraiment conscient, pour que ce ne soit pas juste un flash qui passe inaperçu. J'avais les livres de Charles Luk sur le hwa-tou – où l’on se pose des questions comme « Qui suis-je ? » – et j'ai essayé de développer cela. J'ai alors commencé à voir où s'arrête l'esprit pensant. Lorsqu’on se pose une question, il y a un espace avant que l'esprit ne commence à essayer d'y répondre. Il s'agit de remarquer consciemment ces intervalles entre les pensées – avant qu'elles ne se connectent, avant que le processus de la pensée ne reprenne.

J'ai trouvé très utile de travailler cela, et j'ai réussi à reconnaître comment la pensée naît et cesse dans la conscience. Auparavant, je considérais la conscience et la pensée comme une seule et même chose. Il me semblait qu'elles étaient si étroitement liées qu'il n'y avait pas de différenciation possible. Mais, en reconnaissant l’espace entre les pensées, je me suis rendu compte que j'étais conscient sans qu’il y ait de pensées. À partir de là, j'ai commencé à entendre le son cosmique – le son en arrière-plan – et à prendre de plus en plus conscience d’un état d'être très naturel. J'avais désormais du recul par rapport à l’ego. J'ai pu voir comment j’avais fabriqué un « moi » avec les pensées, comment j'avais identifié le corps et les habitudes émotionnelles à un « moi ».

Au fil des années, j'ai développé cette façon de juste voir ce qu'est l'ego. Lorsque je deviens « Ajahn Sumedho » et que j'opère à partir de l'ego, je donne du pouvoir à quelque chose qui n'existe pas vraiment ; ce ne sont que des perceptions et des habitudes acquises. C'est pourquoi je pense qu’en vieillissant, l'ego devient ennuyeux. On en a assez de ce petit « moi ». On a longtemps vécu avec l'ego et il ne fait que répéter toujours les mêmes choses ! Je vois à quel point je suis facilement contrarié au niveau de l'ego, à quel point je peux me mettre en colère si quelqu'un m'insulte, me menace ou critique quelque chose qui est sacré pour moi, où j'ai investi beaucoup d'intérêt. Je peux me sentir indigné et bouleversé par toutes sortes de choses. Les gens diront, par exemple : « Vous n'avez pas besoin d'être moine, vous savez. C'est la vieille école » – et cela me fait réagir ! Une combinaison de pensées et d'émotions peut se développer autour du « moi ». Dans la vie monastique, où l'on vit en permanence avec d'autres personnes, on voit surgir en soi des émotions très puériles – même lorsqu'on est à la tête d'une communauté !

Il existe cependant une perspective de la vacuité qui ne dépend pas du fait de fermer les yeux et de se couper du monde. C'est un état naturel que nous avons tous, en ce moment même, mais que nous n'avons peut-être pas reconnu et que nous ne connaissons pas. Pourtant, une fois que cette reconnaissance se produit, je considère que c’est le chemin à suivre. Et le reste est, comme on dit : « le mûrissement du karma1 ».

 On vit parfois des expériences surprenantes. Après de nombreuses années, vous allez vous mettre soudain en colère pour quelque chose que vous pensiez avoir dépassé. À ce moment-là, plutôt que prendre la chose personnellement, vous pouvez utiliser ce que vous avez appris, vous souvenir qu’il n’y a là rien de personnel. Vous reconnaissez simplement que les conditions pour qu’apparaisse cette émotion particulière sont « ainsi ». C'est ce qui la rend consciente. Vous permettez à la conscience de refléter les habitudes et les conditions karmiques que vous avez au quotidien. Une fois que vous avez permis à quelque chose d'être conscient, vous pouvez le laisser être ce qu'il est. Il n'y a pas de résistance, de jugement ou de critique. Vous ne portez aucun jugement de valeur ; vous reconnaissez simplement que c'est « comme ça ». Ainsi, des émotions puériles peuvent surgir, le sentiment d’être blessé, ou l'envie de bouder pendant un certain temps – « Je ne vais pas lui parler... ». Je sais bien que ce sont des gamineries mais il m'arrive d’avoir de tels ressentis. Cependant, au lieu de juger cela puéril, l’intérêt est d'apprendre à être conscients de ce que vous ressentez, afin de le reconnaître. Dès que vous dites « c'est puéril », vous portez un jugement de valeur : « Comment toi, un homme mûr, peux-tu avoir des réactions aussi puériles ? » C’est embarrassant ! Mais si vous reconnaissez cette réaction juste telle qu’elle est, elle devient consciente et vous verrez qu’elle change. En fait, vous ne pouvez pas la maintenir. Elle ne tiendra pas très longtemps avant de commencer à s'effacer. Je considère que c’est le moyen de ne pas créer de karma avec le karma déjà existant qui survient.

 Ensuite, lorsque vous commencez à apprécier le fait de n'être personne, de n'avoir à être rien et de simplement faire confiance à cet état de présence consciente, l'ego n'a plus d'emprise sur votre vécu. Il continue à fonctionner mais il est vu pour ce qu'il est, et c'est bien ainsi. Il ne s’agit pas de ne pas avoir d'ego, mais de le connaître ; il est reconnu et compris. La réalité de cette présence consciente n'est ni l'ego, ni la croyance en un « moi » – l'une des entraves – mais la pure subjectivité, la pure présence, la pure conscience.

L'une des dernières entraves est la « vanité » (māna). Ce n’est pas tout à fait pareil que la croyance en un « moi » (sakkāyadiṭṭhi), mais c’est un sentiment subtil de « je suis » qui se maintient. Ensuite, il y a l'arahant2 – celui qui est libéré par la sagesse – la libération des entraves, l'unité, la non-séparation, la non-dualité. Les trois premières entraves (l’image de soi, le doute et l'attachement aux conventions) sont créées par l'ignorance ; elles sont donc comme notre conditionnement et nos attitudes culturelles. Ce ne sont pas des énergies naturelles, mais des artifices que nous acquérons. Le processus de la pensée, le monde conventionnel à partir duquel nous créons des suppositions, et le sentiment d'un moi identifié aux cinq agrégats, tout cela, nous le fabriquons du fait de nos croyances et de notre ignorance de la réalité. Nous nous créons nous-mêmes avec ces trois entraves et nous nous emprisonnons. Une fois cela vu, il reste encore les instincts primaires de base – le désir, l'avidité et l’aversion – mais ceux-ci ne sont plus interprétés en termes de croyance en un « moi » ni avec des perceptions égoïstes – telle est l'expérience de « Celui qui ne reviendra qu’une fois » (le sakadāgāmi). Il reconnaît ces énergies comme naturelles ; en tant qu'êtres humains nous les avons tous. Ce sont des énergies qui opèrent à travers le corps en tant qu'émotions humaines primaires. La colère et l'avidité, le désir sexuel et la peur sont des éléments fondamentaux du monde des mammifères. Les considérer pour ce qu'ils sont, au lieu de les juger à partir d'une position morale ou égoïste, c'est faire confiance à la présence consciente. En fait, on reconnaît le désir sexuel, la colère et la peur ; on les reconnaît mais on ne les juge pas.

 Pour un moine célibataire, il est nécessaire d’accepter l’existence de l'énergie sexuelle. La relation à cette énergie, cependant, n'est pas une relation d'identité, mais de reconnaissance, de compréhension. Le fait de vivre au sein de la convention monacale bouddhiste détermine la manière dont on va agir ou pas, de sorte que, même si l'on ressent ces énergies naturelles, du fait qu’on les reconnaît et qu’on les comprend, on va juste les voir apparaître et disparaître. On ne va pas s’y identifier – simplement en être conscient. Le fait que le sakadāgāmi puisse encore éprouver de la colère, du désir sexuel, etc. gêne parfois l’image idéale que les gens s’en font.

En Thaïlande, on pense qu'il est déjà rare d'être quelqu’un qui est « entré dans le courant » (sotāpanna), mais les arahants sont tellement rares et le Nibbāna est exalté à un niveau si élevé dans le bouddhisme Theravada, qu'il semble tout à fait impossible pour nous d’y accéder. C’est ainsi que fonctionne la pensée. La pensée est linéaire et ne peut aller que du bon au meilleur et du mauvais au pire, et le Nibbāna ne peut s'inscrire que dans le meilleur. Cela signifie qu'il est vraiment très élevé. Cependant, lorsque l’on étudie les enseignements du Bouddha, on voit qu'il ne parlait pas d’un raffinement suprême, mais de la réalité d’ici et maintenant. Or cela n’a rien d’élevé, ce n'est pas un accomplissement auquel on accède en affinant tout, en contrôlant son environnement. Un état de conscience élevé peut ressembler au Nibbāna, mais essayez d'opérer à partir de cet état lorsque vous êtes dans le métro londonien ! Vous allez vous dire : « Ce monde est trop laid et trop grossier pour moi, je ne peux plus le supporter ! » et vous allez devenir quelqu'un qui a besoin de tout contrôler, un maniaque du contrôle car, pour atteindre un niveau de conscience élevé, il faut pouvoir contrôler son environnement. Mais le Nibbāna n'est pas « élevé » dans ce sens-là. On pourrait utiliser le mot « transcendant » à la place, mais cela aussi paraît élevé, comme si on rejetait la vie dans le monde, comme si elle était inadaptée et inférieure, et qu’il fallait uniquement vivre dans un état de conscience raffiné parce que ce qui est grossier est trop difficile à supporter.

Nous pouvons nous attacher au calme mental, à des niveaux élevés d'expérience consciente, mais si nous réfléchissons à partir du point de vacuité, à partir de la pure subjectivité, nous commençons à y voir plus clair. Nous voyons notre attachement à des états de conscience raffinés et à toutes les formes d’expérience. Après avoir contemplé cette pure subjectivité, j'ai commencé à reconnaître que la réalité existentielle d'être est que je suis ici maintenant. Avant de devenir quoi que ce soit, « Je suis ». Avant de devenir Ajahn Sumedho, avant de devenir un moine bouddhiste ou un Américain, avant de devenir quoi que ce soit, il y a le sentiment très clair que : « Ceci est le sujet et, dans la réalité de cet instant, vous êtes les objets de ma conscience ». À partir de cette vision claire de la réalité, je peux devenir « Ajahn Sumedho », « un enseignant », etc.

Pendant un certain temps, cela m'a déplu car, lorsque l'on devient « enseignant », on ne peut plus apprendre de personne. On doit toujours être l’enseignant et toutes vos relations tournent autour de cela. Dans un monastère, tout le monde vous considère comme « l’enseignant », de sorte que l’on finit par se sentir très seul parce qu'une partie de vous veut juste être un être humain ordinaire et pas toujours être placé dans une position où ce karma se joue. À partir du « je suis » (et tout ce que j'y ajoute), je me transforme en quelqu'un : « Je suis américain. Je suis moine bouddhiste Theravada. Je suis disciple de Luang Por Chah. Je suis une personne aux qualités limitées ». Je deviens précisément ce que je crée. Or, si je me contente de fonctionner à partir de cela, sans le remettre en question, c'est ainsi que je vois la vie. Je deviens gêné, timide, ou tout autre trait de personnalité auquel je m'accroche. En revanche, si je me fie à la subjectivité pure, l'ego peut encore fonctionner, mais je n'y suis plus attaché, ce qui me permet d’interagir de manière sympathique au lieu de rester assis là, incapable de communiquer. La personnalité est donc un outil que l’on peut utiliser dans la mesure où l’on n’a pas le sentiment que c’est le « moi » qui agit. C'est là que, selon moi, le bouddhisme excelle dans son enseignement.

J'ai été élevé comme un anglican de l’église orthodoxe (litt. « anglican de la Haute église ») à Seattle, dans l'État de Washington. Dans mon enfance, nous étions peu nombreux à Seattle, et très élitistes. Nous nous considérions meilleurs que tout le monde, en particulier meilleurs que les autres anglicans, sans parler des autres dénominations. On peut en arriver à une sorte d'exclusivité dans la façon de vivre : « Celui-ci est meilleur que celui-là, et ce que j'ai est finalement le mieux. » J'ai beaucoup souffert à l'adolescence parce que je n'aimais pas ce genre d'attitude ; ce n'était pas très aimable. Le fait de toujours penser que je suis supérieur aux autres ne m'attirait pas ; je ne voulais pas prendre cette posture dans la vie.

Lorsque je suis allé en Thaïlande, j'étais censé me faire ordonner dans la Dhammayutti Nikaya, qui est l’école du bouddhisme adoptée par la famille royale. Tous les riches et les aristocrates appartiennent à cette secte, ce qui plaisait à mon côté anglican « de la Haute église ». J'étais censé aller voir un maître, Ajahn Maha Boowa qui, à l'époque, (en 1966) était considéré comme le meilleur. On m’avait fait comprendre que je pouvais oublier tous les autres. « Ce type est vraiment éveillé. Ce n'est pas la peine de perdre votre temps avec quelqu'un d'autre. » Quoi qu'il en soit, mon côté anglican orthodoxe pensait : « J'ai ce qu'il y a de mieux, c'est la secte du roi, c'est le meilleur maître, et tous les gens chics en font partie. » L'autre secte, le Maha Nikaya – un rassemblement des autres écoles – était rejetée comme ne valant pas la peine qu'on s'y intéresse. J'ai donc commencé à réfléchir à tout cela, et quelque chose en moi ne voulait pas se retrouver dans ce genre de situation. C’était comme si l'histoire se répétait. Alors, je me suis fait ordonner dans le Maha Nikaya – et il est impossible de se sentir supérieur quand on est dans le Maha Nikaya !

Plus tard, je suis allé vivre au monastère d'Ajahn Chah et une situation similaire s'est présentée. Il s'agissait encore d'un groupe d'élite. En fait, Luang Por Chah était considéré comme encore meilleur que les Dhammayuts ! Et je voyais la même situation se reproduire : « Ici, nous sommes très stricts, très purs, et notre maître est le meilleur. » À ce moment-là, j'ai commencé à voir à quel point je gravitais facilement autour de cela ; il s’agissait d’une tendance karmique naturelle qui me dirigeait vers ces choses élitistes. Étant maintenant conscient de ce penchant, je n'ai plus besoin de le fuir. Mais comment fait-on pour utiliser au mieux les bonnes choses ? Luang Por Chah était un enseignant brillant et sa vie monastique était impeccable et bonne, mais comment utiliser ces choses-là sans s'identifier à elles de manière égotique ? La réponse vient du pur sujet. L'ego dira : « Je veux juste être un moine ordinaire et pas un de ces types prétentieux » – et je peux tomber dans une sorte d'anarchisme vertueux, parce que j'ai aussi une tendance anarchique ! Je pourrais aussi adopter une position hautaine en pensant que je dois rester avec les meilleurs et être un moine impeccable, conformément à la pureté de notre tradition. Mais la conscience peut englober ces deux extrêmes et permet que l’on ne se saisisse ni de l'un ni de l'autre.

Lorsque je parle de faire confiance à la présence consciente, je ne veux pas dire faire confiance à vos sentiments ou à vos penchants, mais faire confiance à une simple attention éveillée qui n'a aucune qualité particulière ou personnelle. Vous devez être cette attention. C'est quelque chose que l’on reconnaît – et ce n'est pas difficile ! Il ne s'agit pas d'obtenir une super concentration pour en prendre conscience. C'est tellement naturel, en fait, qu’on ne le remarque pas. Souvent, les gens essayent d'atteindre un certain état de concentration pour y arriver, mais cela n’a rien à voir. Aujourd’hui, ce que j’encourage principalement, c’est que les gens se fassent davantage confiance, car l'un des plus grands problèmes que j'ai rencontrés dans le passé – et je le vois chez d'autres, autour de moi – c’est la capacité à faire confiance à cette présence consciente. Une voix intérieure dira toujours : « Peut-être que tu te trompes ! Peut-être que tu ne fais que gonfler ton ego ! » et on souhaite une confirmation de l'extérieur.

Pendant des années, j'ai voulu que Luang Por Chah me dise ce que j'étais, parce que j'avais peur de me surestimer. J’avais plus confiance en lui qu'en moi-même. Je voulais qu'un grand maître me dise qui j'étais et où j'en étais. Sa façon de répondre à mon problème consistait à m'amener à regarder ce que je faisais, et j'ai trouvé cela très utile. Finalement, j'ai commencé à voir qu'il m'amenait à faire confiance à la conscience de l’instant plutôt qu'à vouloir des réponses de sa part, à vouloir des affirmations, à vouloir des vérifications, à vouloir des preuves, un certificat, un diplôme avec un sceau rouge qui affirme que j'étais officiellement « entré dans le courant » !

Ce pur sujet n'a pas de nom. On ne peut pas le revendiquer comme une réalisation personnelle, et il ne porte ni jugement ni critique. Pourtant, il a du discernement. Il ne s'agit pas d'un vide inconscient, mais d'une conscience pure, une présence dans laquelle la sagesse apparaît. Il y a donc une capacité de discernement mais qui n'est pas une fonction critique. Elle sait « ce qui est » ; elle sait ce qui est conditionné et ce qui ne l'est pas. Les deux vont de pair. L'un n'est pas préféré à l'autre. De cette manière, la réalité est le tout – le caractère changeant du monde conditionné, « ce qui est » ; et il y a de la place pour tout. Rien n’est considéré comme un obstacle ou jugé en fonction d'idéaux ; tout est « ainsi ». Le bouddho ou « celui qui sait », le Bouddha, est la capacité que nous avons de connaître la réalité dans son état présent. Cependant, dès que l'on porte un jugement, on retombe dans l'ego : « J'aime mieux ceci que cela. »

Faire confiance à la pure conscience, c'est lâcher prise du monde. Au début, cela peut être effrayant parce que le monde est ce à quoi nous sommes habitués, même s'il est imparfait. Cependant, au fur et à mesure que nous continuons à faire confiance à la présence consciente, celle-ci prend une position plus forte, et la force du karma est alors perçue en termes de « ce qui est ». Elle est reconnue et comprise sans être un obstacle.

Qu'en dites-vous ? Ce que je fais, c’est vous encourager, plutôt qu’enseigner. Je peux être un ami au lieu d’être un maître. Vous n'êtes pas obligés de toujours me considérer comme votre enseignant et de vous voir comme des élèves. Dans la réalité de la vie, ces conventions sont parfois appropriées – et je suis tout à fait disposé à être « Ajahn Sumedho » quand c’est le moment – mais l'attachement égotique à cette perception est : « Je suis un enseignant », ce qui est généralement censé être une perception positive, de sorte que l'ego risque d’aimer cela ! Un autre aspect du fait d'être l’enseignant est que l'on peut se sentir seul, ou que l'on ne peut plus apprendre parce que l'on est toujours en train d'enseigner. Mais la réalité de la vie, comme à Amaravati, c'est que nous apprenons les uns des autres en permanence. Les nonnes, les moines – et tout le monde – s'influencent continuellement. Seule une personne plus jeune peut m'apprendre quelque chose sur mon attachement à la position de moine sénior – c’est bon à savoir ! Quand on est plus âgé, on se dit peut-être : « C’est moi qui t’enseigne des choses, pas le contraire ! » et cela peut devenir arrogant. Parfois, les gens sont trop soumis ; ils ne peuvent s'identifier à vous qu'en tant qu'élèves. Cela peut fonctionner au début, peut-être, lorsque ce type de relation est important, mais si vous maintenez les gens dans cette position, ils finissent par vous en vouloir et partent ; ils ne voudront pas rester. Personne ne veut être constamment considéré comme un apprenti. Bien sûr, si nous faisons davantage confiance à notre intuition, nos relations seront naturelles au lieu d'être habituelles. Nous nous sentons souvent obligés de jouer ces rôles avec les gens, mais si nous faisons davantage confiance à notre présence consciente, nous n'avons pas besoin de jouer le jeu – que les autres le jouent ou pas.


1 Kamma (pali) = karma (sanskrit) : action. Dans ce cas, le mûrissement des actions.

2 Arahant : celui qui est libéré par la sagesse, libéré des entraves, qui a compris et réalisé Nibbāna.