Le Dhamma de la Forêt |
Cet enseignement est extrait des deux premiers entretiens donnés par le Vénérable Ajahn Sumedho à la communauté monastique d’Amaravati, pendant la Retraite d’hiver de 1988.
C’est
aujourd’hui la pleine lune de janvier et le commencement de notre retraite
d’hiver. Nous allons pouvoir passer toute la nuit en méditation assise pour commémorer
la beauté de cet évènement. C’est une grande chance pour nous que d’avoir
l’opportunité de consacrer ces deux mois à venir à la seule contemplation du
Dhamma.
L’enseignement
du Bouddha porte sur la compréhension des choses telles
qu’elles sont, être en
capacité de regarder, d’être
« éveillé ». Cela implique de
développer
l’attention, la vision claire et la sagesse, et de suivre
l’Octuple Sentier –
tout ce qui constitue bhavana.
Quand
nous observons les choses comme elles sont, nous les « voyons » au
lieu de les interpréter au travers du filtre de notre ego. L’obstacle le plus
important auquel chacun d’entre nous doit faire face est cette croyance
insidieuse en un « je suis » – l’attachement au soi. Cette croyance
est à ce point ancrée en nous que nous sommes comme un poisson dans
l’eau : l’eau fait tellement partie de la vie du poisson que celui-ci ne
la remarque même plus. Le monde des sensations dans lequel nous baignons depuis
notre naissance est ainsi pour nous : si nous ne prenons pas le temps de
l’observer pour ce qu’il est vraiment, nous mourrons sans développer la moindre
sagesse.
Mais
la chance que nous avons d’être nés en tant qu’êtres humains nous offre le
grand avantage d’être en capacité de réfléchir – nous pouvons réfléchir sur
l’eau dans laquelle nous baignons, c’est-à-dire observer le monde des sens tel
qu’il est vraiment. Nous n’essayons pas de nous en extraire. Nous ne cherchons
pas non plus à rendre les choses encore plus compliquées en y ajoutant nos
projections ; nous sommes simplement attentifs à ce qu’il est. Nous ne
nous laissons pas tromper par les apparences, par nos peurs, nos désirs et
toutes les choses que notre esprit peut inventer à son propos.
C’est
ce que nous voulons dire quand nous employons des expressions telles
que :
« C’est ainsi ». Si vous demandez à
quelqu’un nageant dans
l’eau : « Comment est
l’eau ? », il y portera son attention
et répondra : « Eh bien, elle est comme
ça ; elle est comme elle
est. » Vous pourrez alors préciser votre
question : « Oui, mais
comment est-elle exactement ? Est-elle froide, tiède ou
chaude ? ... »
Beaucoup de termes peuvent être employés pour
décrire l’eau : elle peut
être froide, tiède, chaude, agréable,
désagréable … Mais, en réalité, elle
est
comme elle est, tout simplement. Le monde des sensations dans lequel
nous
baignons, tout au long de notre existence, est de même. Vous le
trouvez comme
ceci ou comme cela. Vous le ressentez. Parfois la sensation est
agréable,
parfois désagréable ; le plus souvent, elle
n’est ni agréable, ni
désagréable. Mais, dans tous les cas, elle est comme elle
est, tout simplement.
Les choses vont et viennent, elles changent ; il n’y a rien
sur quoi
s’appuyer qui soit vraiment stable. Le monde des sensations
n’est qu’énergie,
changement et mouvement, flux et reflux. La conscience sensorielle est
ainsi.
Attention,
nous ne jugeons pas ! Nous ne disons pas que c’est bien ou que c’est mal,
que nous devrions apprécier ou rejeter les sensations : nous y prêtons
simplement attention – comme pour l’eau. Le monde des sens est un monde que
l’on ressent. Nous sommes nés dans ce monde et nous le ressentons. A partir du
moment où le cordon ombilical est tranché, nous devenons des êtres physiquement
indépendants ; nous ne sommes plus physiquement rattachés à personne. Nous
ressentons la faim, nous ressentons le plaisir, la douleur, la chaleur et le
froid. En grandissant, nous ressentons toutes sortes de choses. Nous ressentons
avec les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps, et avec l’esprit
lui-même. Nous avons aussi la capacité de penser et nous souvenir, de percevoir
et concevoir. Tout cela est sensation. Ce peut être amusant et merveilleux,
mais ce peut aussi être déprimant, dur et pitoyable … ou neutre – ni
agréable ni douloureux. Toutes ces impressions sensorielles sont donc « ce
qui est ». Le plaisir est ainsi, la souffrance est ainsi, et la sensation
neutre, où le plaisir et la souffrance sont absents, est ainsi.
Afin
de pouvoir mener une véritable réflexion sur ces choses, vous devez être vigilants
et attentifs. Certaines personnes pensent que c’est à moi de leur dire ce
qu’elles doivent ressentir : « Ajahn Sumedho, que suis-je censé ressentir
maintenant ? » Mais on n’explique pas à autrui « ce qui
est » ; nous devons êtres ouverts et réceptifs à ce qui est. Il n’est
pas utile d’expliquer ce qui est à quelqu’un, quand celui-ci peut le découvrir
par lui-même. Les deux mois à venir sont donc une occasion précieuse qui nous
est offerte pour découvrir « ce qui est ». De nombreux êtres humains,
semble-t-il, ne savent même pas qu’un tel développement de la sagesse est
possible.
Qu’entendons-nous
quand nous employons ce mot : sagesse ? De la naissance à la mort, les
choses sont telles qu’elles sont. Il y aura toujours une certaine part de
peine, d’insatisfaction, de désagrément et de laideur. Et, si nous ne sommes
pas conscients que ces choses sont simplement comme elles sont, si nous ne les voyons
pas comme des dhamma, nous aurons
tendance à en faire un problème. Le temps qui s’écoule entre la naissance et la
mort devient très « personnel », lourd de toutes sortes de peurs, de
désirs et de complications.
Dans
notre société, nous souffrons beaucoup de la solitude. Nous passons une grande
partie de notre vie à tenter d’éviter cette solitude. « Parlons !
Echangeons ! Faisons des choses ensemble afin de ne pas être seuls. »
Mais, à l’intérieur de ce corps humain, nous sommes irrémédiablement seuls.
Nous pouvons faire semblant, nous pouvons chercher à nous divertir mutuellement
mais c’est le mieux que nous puissions faire. Quand il s’agit de faire
l’expérience réelle de la vie, nous sommes bien seuls ; et attendre que
quelqu’un vienne nous libérer de notre solitude est trop demander.
Quand
la naissance physique a lieu, voyez comment nous semblons soudain être des
entités séparées. Bien sûr, nous ne sommes plus physiquement reliés à personne
mais, en plus, du fait de notre attachement à ce corps, nous nous sentons
isolés et vulnérables. Nous redoutons d’être seuls et nous inventons tout un
monde dans lequel nous pouvons vivre. Nous y côtoyons des compagnons de toute
sorte : des amis imaginaires, des amis réels, des ennemis – mais tous,
vont et viennent, apparaissent et disparaissent. Tout naît et meurt dans notre
propre esprit. Alors, nous commençons à réfléchir au fait que la naissance
conditionne la mort. Naissance et mort ; commencement et fin.
Pendant
cette retraite, je ne peux que vous encourager à pratiquer sur ce sujet :
contempler ce qu’est la naissance. A cet instant, nous pouvons dire :
« Ce corps est la conséquence de notre naissance. Ce corps est ainsi. Il y
a de la conscience, il y a des sensations, il y a de l’intelligence, de la
mémoire, des émotions. » Tout ceci peut être observé parce que ce sont là
des objets de l’esprit ; ce sont des dhamma.
Si nous nous attachons au corps en tant que sujet – ou à des opinions, des
idées et des sentiments – comme étant « moi » ou « mien »,
alors nous connaîtrons la solitude et le désespoir, et il y aura toujours la
menace de la séparation et de la fin. L’attachement à ce qui est mortel introduit
peur et désir dans notre vie. Nous pouvons nous sentir anxieux et inquiets,
même lorsque tout va à peu près bien. Tant que perdurera l’ignorance – avijja
– quant à la vraie nature des choses, la peur dominera toujours la conscience.
Mais
l’anxiété n’a pas de réalité
ultime, c’est quelque chose que nous créons. Tout
comme l’inquiétude. L’amour, la joie et tout ce
qu’il y a de meilleur dans la
vie, si nous nous y attachons, entraîneront avec eux leur
contraire. C’est
pourquoi, dans la pratique de la méditation, nous apprenons
à accepter les
sensations qui correspondent à ces sentiments. Quand nous
acceptons les choses
pour ce qu’elles sont, nous cessons de nous y attacher. Elles
sont simplement
ce qu’elles sont ; elles apparaissent et elles
disparaissent, elles n’appartiennent
pas à un moi.
Mais
qu’en est-il du point de vue de notre contexte culturel habituel ? Notre
société a tendance à renforcer cette conception selon laquelle tout est
« moi » ou « mien ». « Ce corps est moi ; je suis
comme ceci ; je suis un homme ; je suis Américain ; j’ai 54
ans ; je suis moine, etc. » Mais tout cela n’est que convention, n’est-ce
pas ? Il ne s’agit pas de nier que je suis tout ce que je viens d’énoncer,
mais seulement d’observer comment nous avons tendance à compliquer les choses
en croyant qu’il y a un « je » dans tout cela. Si nous nous attachons
à ces conventions, la vie devient plus difficile qu’elle ne l’est en
réalité ; elle devient comme une toile dans laquelle on s’empêtre. Tout
devient si compliqué ; nous restons collés à tout ce que nous touchons. Et,
plus nous vivons, plus nous nous compliquons l’existence. Or les peurs et les désirs
viennent tous de cette croyance en l’existence d’un moi : « Je suis
quelqu’un ». Finalement, cela nous conduit à l’angoisse et au
désespoir ; la vie nous paraît beaucoup plus difficile et douloureuse
qu’elle ne l’est en réalité.
Mais
quand nous observons simplement la vie telle qu’elle est, tout est bien :
les joies, la beauté, les plaisirs sont comme ils sont. La peine,
l’insatisfaction, la maladie sont comme elles sont. Nous pouvons, à tout
moment, suivre le mouvement et les changements de la vie. L’esprit de l’être
éveillé est souple et il sait s’adapter. L’esprit de la personne ignorante est
rigide et conditionné.
Tout
ce sur quoi nous nous bloquons dans la rigidité tournera mal. Se percevoir de
manière figée rend toujours la vie difficile. Quelle que soit la catégorie à
laquelle nous nous identifions – homme ou femme, classe moyenne ou ouvrier, américain
ou européen, bouddhiste et théravadin … – si nous nous y attachons, nous
connaîtrons une forme ou une autre de complication, de frustration et de désespoir.
Pourtant,
sur le plan conventionnel, nous pouvons être toutes ces choses – un homme, un
Américain, un Bouddhiste, un Théravadin ; ce sont des concepts tout à fait
appropriés pour communiquer – mais rien de plus que cela. C’est ce que
nous nommons sammuttidhamma – la « réalité conventionnelle ».
Quand je dis : « Je suis Ajahn Sumedho », ce n’est pas en
référence à un moi, à une personne ; c’est une convention. Etre un moine
bouddhiste n’est pas être une personne, c’est une convention ; être un
homme ou une femme n’est pas être une personne, c’est une convention. Les
conventions sont comme elles sont. Si nous nous y attachons par ignorance, nous
en devenons prisonniers. C’est comme la toile dans laquelle on s’empêtre !
Nous sommes aveuglés et trompés par ces conventions.
Quand
nous lâchons ces conventions, nous ne les rejetons pas pour autant. Je ne vais pas
me suicider ou quitter la vie monastique ! Les conventions sont très bien
telles qu’elles sont. Elles n’occasionnent pas de souffrance tant que l’esprit
demeure attentif et les perçoit pour ce qu’elles sont : de simples
conventions. Elles sont un moyen pratique et utile en temps et en lieu mais pas
au-delà.
Par
la compréhension de la « réalité ultime » (paramatthadhamma), nous
parvenons à la liberté du Nibbana. Nous sommes libérés des illusions du désir
et de la peur ; cette libération de l’entrave des conventions est « l’au-delà
de la mort ». Mais pour
parvenir à cette réalisation, nous devons vraiment voir
la nature de l’attachement.
Qu’est-il en réalité ? Par quel processus
naît cet attachement à un « moi »
et comment cela engendre-t-il la souffrance ? Il ne s’agit
pas de nier sa
propre existence ; d’ailleurs l’attachement à
l’idée de n’être personne, c’est
encore être quelqu’un ! Ce n’est pas une
question d’affirmation ou de
dénégation, mais une question de compréhension, de
vision intérieure. Et, pour
cela, nous devons développer l’attention.
Avec
l’attention, nous pouvons nous ouvrir à la globalité. Au début de cette retraite,
nous nous ouvrons pour les deux mois de sa durée. Dès le premier jour, nous
acceptons en pleine conscience toutes les possibilités qui pourront se
présenter : la maladie comme la santé, le succès comme l’échec, le bonheur
comme la souffrance, l’Eveil comme la totale désespérance. Nous ne nous disons
pas : « Je ne veux avoir que ceci, je ne veux connaître que cela, je ne
veux avoir que de belles expériences. Et puis je dois me préserver afin de
vivre une retraite idyllique, être en parfaite sécurité et bien tranquille
durant les deux mois à venir. » Un tel état d’esprit serait plutôt
déprimant, non ? Au lieu de cela, nous devons nous ouvrir à tous les
possibles, depuis le meilleur jusqu’au pire, et nous devons le faire en pleine
conscience. Ce qui signifie : tout ce qui va se produire durant ces deux
mois sera partie intégrante de notre retraite – c’est notre pratique. « Ce
qui est » est le Dhamma pour nous tous : le bonheur et la souffrance,
l’Eveil et le désespoir total, vraiment tout !
Si
nous pratiquons de cette manière, le désespoir et l’angoisse peuvent nous mener
au calme et à la paix. Quand j’étais en Thaïlande, je ressentais beaucoup de
ces émotions négatives – solitude, ennui, anxiété, doute, inquiétude et
désespoir. Mais, quand je les ai acceptées pour ce qu’elles étaient, elles ont
cessé. Et que reste-t-il quand il n’y a plus de désespoir ?
Le
Dhamma que nous étudions aujourd’hui est subtil. Pas
subtil dans le sens d’« élevé »
ou « érudit » ; il est, au contraire,
si simple et si présent que
nous ne le remarquons même pas. Comme l’eau pour le
poisson : l’eau fait
tellement partie de sa vie, que le poisson n’en a même pas
conscience, même
s’il y nage. La conscience sensorielle est ici et maintenant.
Elle est ainsi.
Elle n’est pas loin. Ce n’est pas vraiment difficile, il
suffit simplement d’y prêter
attention. Le chemin qui mène à la fin de la souffrance
est le chemin de
l’attention : présence consciente et attentive
à ce qui est – sagesse.
Nous
devons sans cesse ramener notre attention à ce qui est. Si vous avez de
mauvaises pensées ou si vous vous sentez plein de ressentiment, amers ou
irrités, observez ce que ces sentiments éveillent dans votre cœur. Si vous vous
sentez frustrés et en colère pendant ce temps de méditation, ce n’est pas un
problème parce que vous avez déjà ouvert la porte à cette possibilité. Cela
fait partie de la pratique ; c’est ce qui est. Souvenez-vous que nous
n’essayons pas de devenir des anges ou des saints, nous n’essayons pas de nous
débarrasser de toutes nos impuretés et imperfections pour être parfaitement heureux.
Le monde des humains est ainsi ! Il peut être imparfait et il peut être
pur. Pureté et imperfection vont de pair. Connaître la pureté et l’impureté :
voilà ce qu’est l’attention doublée de sagesse. Savoir que l’impureté est
impermanente et non personnelle est sagesse. Mais, dès que nous la rendons
personnelle, que nous nous y identifions – « Oh ! Je ne devrais pas
avoir de pensées impures ! » – nous sommes à nouveau prisonniers du
désespoir. Plus nous essayons de n’avoir que des pensées pures, plus les
pensées impures vont surgir. En fonctionnant de cette façon, nous sommes
certains d’être malheureux durant les deux mois à venir, c’est garanti ! Par
ignorance, nous nous créons un monde qui ne peut être que déprimant.
Ainsi,
à la lumière de l’attention ou de la présence consciente, toutes les formes
d’abattement et de bonheur sont d’égale valeur : nous n’avons pas de préférence.
Le bonheur est ainsi ; l’abattement est ainsi. Ils apparaissent puis
disparaissent. Le bonheur est toujours le bonheur, ce n’est pas l’abattement.
Et l’abattement est toujours l’abattement, ce n’est pas le bonheur. Mais ils
sont ce qu’ils sont. Ils ne sont à personne et ils ne sont que cela : des
sensations, des sentiments. Nous n’en souffrons pas. Nous les acceptons, nous
en sommes conscients et nous les comprenons dans leur véritable nature :
tout ce qui apparaît, disparaît. Aucun dhamma
n’est « soi ».
Je
vous offre cet enseignement comme sujet de méditation.