Le Dhamma de la Forêt |
Je vous propose de vous asseoir tranquillement, d’être réceptifs, d’écouter avec attention les bruits de la circulation à l'extérieur sans jugement, et de permettre à tout ce qui est d'être ce que c’est, en cet instant, tout comme le bodhisattva Avalokiteshvara écoute les sons de l'univers. Ce que j'encourage, c'est une attitude de lâcher-prise, de détente, de non-attachement, de rien à faire, rien à atteindre, rien à devenir – tout en étant vigilants, éveillés, attentifs et réceptifs. Vous pouvez être conscients des choses extérieures – les sons, la température, ce qui passe devant vos yeux, les odeurs, les sensations – et vous pouvez être conscients de ce qui se passe à l'intérieur – votre réaction à l'alarme incendie qui s'est déclenchée il y a une minute, peut-être, ou la circulation que vous trouvez trop bruyante, ou quoi que ce soit d'autre. Cette présence consciente vous ouvre un espace dans lequel vous pouvez remarquer comment les choses affectent votre corps et votre esprit, ainsi que vos réactions émotionnelles – le fait d'aimer, de ne pas aimer, de vouloir, de ne pas vouloir, d'approuver et de désapprouver. En cela, votre position est celle de la présence consciente : vous n'essayez pas de contrôler la situation en fonction de ce qui vous plaît ; vous permettez à chaque chose d'être telle qu'elle est ; vous êtes cette connaissance, cette infinité, cette réalité pure, consciente et non personnelle.
Ce que je vous indique, c’est l'infini, ce qui est incommensurable. La méditation de la vision pénétrante, telle qu’elle est enseignée de nos jours, semble être une sorte d'obsession autour de l'impermanence. On dit à ceux qui participent à des retraites vipassanā de contempler l'impermanence – ce qui est certainement une bonne chose – mais ils sont tellement occupés à noter l'impermanence qu'ils n’ont pas conscience du fait même de noter, de cette présence consciente. En tout cas, c’est l’impression que j’ai. On leur propose de suivre des instructions qui disent que toutes les conditions sont impermanentes, alors une fois l'idée comprise, ils commencent à remarquer que les pensées sont impermanentes, les sons sont impermanents, le corps est impermanent, les saisons, le temps, les états émotionnels et les sensations physiques subtiles – que tout cela est impermanent. Mais c'est ce qui est conscient de tout cela, la présence consciente elle-même, qui est la voie ; c'est aussi simple que cela ! La présence consciente, l'attention – c’est cela le portail de l'immortalité ! Ce qui est au-delà de la mort n'a pas de frontière ; c’est infini et ce n'est pas sujet à la naissance et à la mort. Donc, cette attitude selon laquelle « tout est impermanent, point final » que certaines personnes ont dans le Theravada, est une sorte de rejet de l'expérience. C'est le résultat d'une certaine manière d’interpréter les Écritures.
On peut se saisir de l'impermanence comme d’une doctrine : « Si vous êtes bouddhiste, vous devez croire que tout est impermanent ». Mais l’impermanence n'est pas une position doctrinale à adopter. Ce serait hors de propos. Il n'y a aucun intérêt à croire que tout est impermanent. Si vous voulez croire en quelque chose, croyez en l'amour inconditionnel ou en un Dieu bienveillant, ou en quelque chose de beau qui vous apportera un certain bonheur – en tout cas, plus de bonheur que si vous croyez que tout est impermanent. La méditation de la vision profonde ne consiste donc pas à croire en l'impermanence, mais à investiguer et à examiner la réalité – ce sont les termes utilisés dans le Canon pali – « réfléchir », « observer », « remarquer ». Il n'y a rien dans le Canon pali qui parle de croire en des doctrines. Dans le bouddhisme, il n’y a aucun enseignement que l’on devrait accepter, auquel il faudrait se tenir, à partir duquel on devrait mener sa vie. Le Bouddha a mis l'accent sur la présence consciente, sur l'éveil à la réalité. Ce n'est pas une doctrine, c'est un acte immanent de présence. « Réveillez-vous ! » ne signifie pas croire à l’Éveil. C'est un encouragement, une indication, une façon de briser les structures.
Dans le Theravada, il y a des enseignements sur les jhāna « immatériels » (l'espace, la conscience, le néant et le ni-perception-ni-non-perception). Ceux-ci peuvent être transformés en réalisations très élevées – « D'abord, vous obtenez les quatre premiers jhāna (absorptions) et ensuite les quatre jhāna immatériels ». Lorsque j'en ai entendu parler pour la première fois, cela m'a semblé très difficile. J'ai déjà eu du mal avec le premier jhāna, en essayant de l'atteindre par la volonté et en lisant le Visuddhimagga (La voie de la purification). Le fait est que je manque de foi ; j'ai une nature plutôt sceptique. Les villageois thaïlandais, en revanche, ont une grande foi en l'enseignant – c’était du moins le cas des personnes qui vivaient autour du monastère d'Ajahn Chah. Ils avaient une foi inébranlable en ce qu'il disait. Alors, si Ajahn Chah disait « faites ceci, concentrez-vous sur cela », ils le faisaient sans se poser de questions – et ils atteignaient les jhāna ! S'il disait la même chose à un moine occidental, celui-ci répondait : « Pourquoi ? Quel est l'intérêt ? » Mais il faut avoir confiance en ce que l'on fait, car même si l'on devient très concentré et que l'on pénètre dans une absorption méditative, dès que l'on doute, l’état de concentration disparaît instantanément. Le doute est l'un des facteurs qui anéantissent ces états.
Ayant moi-même une nature sceptique, je ne pouvais pas me contenter de simplement suivre les instructions du maître. J'avais tendance à penser : « En fait, je ne sais pas si le maître a raison ! » Alors, au lieu de débattre indéfiniment ce point en moi-même, j'ai commencé à développer le doute en tant que technique. C'est en quelque sorte le résultat de mes lectures sur le hua-tou du Chan et le koan du Zen comme moyens de gérer le doute. Dans ces méthodes, on utilise le doute délibérément, on le cultive en fait, et on constate que le doute arrête le mental. On ne peut pas comprendre un koan, on ne peut jamais trouver la solution des koans car ils n'ont pas la rationalité nécessaire au mental. Par exemple, on pourrait passer une vie entière à essayer de comprendre « Quel était votre visage originel avant de naître ? » Mais n'importe quelle question pourra arrêter le vagabondage de l'esprit. Que répondre à « Qui suis-je ? » Si vous vous posez une question de ce genre, il y aura un vide, un espace sans pensée. Nous pouvons donc nous poser délibérément une question et puis noter consciemment l'absence de pensée. Du fait de ma nature sceptique, j'ai trouvé cette méthode très utile ; j'ai utilisé ma tendance au scepticisme comme un moyen habile… et j'ai commencé à prendre conscience de l'espace infini.
L'espace nous entoure en permanence, au moins visuellement. Mais remarquez qu’il faut retirer votre attention des objets qui remplissent l'espace pour en avoir vraiment conscience. Ce fut une découverte pour moi. Je me disais : « Bien sûr qu'il y a de l'espace ! », mais je ne m'autorisais jamais à m’y ouvrir vraiment ; je considérais que cela allait de soi. Je me suis alors demandé : « Et si je me débarrassais de tout ? Si je me débarrassais des personnes présentes dans la pièce, puis de la pièce elle-même, puis de la maison, des arbres, du monde, etc. » Mais c'est du nihilisme ! Ou bien l'espace est-il ce qui permet à toute chose d'être ? L'espace de cette pièce est important, n'est-ce pas ? Nous ne pourrions pas utiliser cette pièce s'il n'y avait pas d'espace. Nous prenons peu à peu conscience que, si nous cessons d'être obnubilés par les personnes et les objets, l'espace n'a pas de limite. Où s'arrête l'espace en termes de l’instant présent ? Et la conscience, où s'arrête-t-elle ?
La conscience est un thème important de nos jours ; il existe de nombreuses théories à son sujet mais, en Occident, on ne sait pas trop de quoi il s'agit. Bien sûr, en cet instant, nous sommes tous conscients. Il s'agit d'un état naturel, pas artificiel ; ce n’est donc pas nous qui le créons. Il n'est ni homme ni femme, ni rien d'autre qu’une présence consciente. Et il n'a pas de limites. Cependant, nous créons des choses dans la conscience – des pensées, par exemple – et nous nous attachons à ces pensées et à ces émotions. Et puis nous nous créons nous-mêmes en disant : « Je suis Untel ». C'est un état que nous créons. La conscience associée à notre nom aboutit alors à l'interprétation de l'expérience de la vie comme « ma vie, mes possessions, ma façon de faire, mes opinions, etc. » Avec la présence consciente, nous remarquons que l'ego (sakkāyadiṭṭhi) dépend de la pensée et de l'attachement aux souvenirs, aux noms, aux idées et aux points de vue mais que, si nous arrêtons de penser, la conscience est toujours présente ; c'est un état d'intelligence. La présence consciente sans pensée n'a rien de terne ; nous n'entrons pas en transe lorsque nous sommes conscients sans penser ; nous ne devenons pas des zombies lorsque nous sommes dans la présence consciente. Cette conscience est très lumineuse, en fait. Elle est légère, dotée d'intelligence, et elle ne semble pas avoir de limites. La conscience infinie est donc « juste cela », sans objet.
Le quatrième des jhāna immatériels est « ni-perception-ni-non-perception » – c'est un peu déroutant, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que le « ni-perception-ni-non-perception » ? Vous pourriez penser que c'est un état de concentration tellement profond qu’il est réservé à des personnes très avancées. Il n'y a probablement que le Dalaï Lama qui puisse en faire l’expérience ! En réalité, le « son du silence » est tout à fait adapté pour se retrouver dans cet état. Examinons les moyens pratiques au lieu de nous laisser fasciner par le côté intellectuel des choses, avec ses termes et ses spéculations sur le sens des mots. Ces enseignements s'appliquent à la réalité. Le Bouddha s'est toujours référé à la réalité et non à des idées, des idéaux ou à l'avenir. Le bouddhisme ne parle pas de l'avenir, de la prochaine vie ni d’un état que l’on vous promet si vous obéissez à tous les préceptes moraux – rien de ce genre. Il concerne l'ici et le maintenant : « Bhikkhus, il y a le non-conditionné, le non-né, le non-créé, le non-formé. Et parce qu'il y a le non-conditionné, le non-né, le non-créé, le non-formé, il est possible d'échapper au conditionné, au né, au créé, au formé. » Je trouve qu'il s'agit là d'une déclaration métaphysique brillante. Elle est complète en elle-même, légèrement répétitive, mais c'est la tendance de ces textes. Parce qu'il y a le non-conditionné, le non-né, le non-créé, le non-formé, il y a donc une échappatoire au conditionné, au né, au créé, au formé. Il s'agit là d'une affirmation. Le créé et le formé sont les cinq agrégats1 et les six sphères des sens (āyatana)2. Nous faisons l'expérience de la conscience par les sens, par la pensée, les émotions, la vue, l'odorat, le goût, le toucher et l'ouïe. Pour nous, la présence consciente est donc une expérience sensorielle, qui est toujours interprétée en termes de « moi » : « Je suis cette personne ; voici mes sentiments, mes pensées, mes souvenirs. »
Lorsqu’il y a non-attachement à la pensée ou à la perception, c'est le vide – l’attention, la présence consciente et la sagesse sont réunies là. Cela ne signifie pas que vous ne soyez pas conscients. La conscience fonctionne même si on est complètement fou ou fourvoyé dans l'illusion et que l’on croit aux choses les plus absurdes. La conscience fonctionne donc même si vous n'êtes pas éveillés et conscients de la réalité des choses, même si vous ne faites que fonctionner à partir de votre conditionnement. Vous êtes alors des victimes de la vie. Vous devenez victimes de vous-mêmes parce que le conditionnement n'est pas toujours bon, n'est-ce pas ? Nous recevons beaucoup de notions erronées dans notre conditionnement culturel. Le mensonge, la tromperie et l'hypocrisie font partie de tout conditionnement culturel ainsi que des idéaux sur la façon dont les choses devraient être. Un idéal est une pensée, n'est-ce pas ? C'est ce qu’il y a de meilleur, le superlatif, mais un idéal n’a pas de vie. Il ne respire pas et ne ressent rien. C'est pourquoi les personnes idéalistes manquent parfois de sensibilité ou d'empathie face à la souffrance. On peut être très idéaliste et avoir le cœur froid. Quelqu'un souffre et vous lui dites : « Tu es bouddhiste ! Tu ne devrais pas souffrir ! Alors quoi ? Ta mère et ton père viennent de mourir, ton chat a été kidnappé et on t’a coupé l'électricité. D’accord, mais, tu ne devrais pas souffrir comme ça ! Tu es bouddhiste, quand même ! » Parfois, les gens sont très idéalistes à propos des bouddhistes, n'est-ce pas ? « Tu es bouddhiste ! Pourquoi te laisses-tu contrarier par quoi que ce soit ? »
Nous pouvons idéaliser le bouddhisme et voir tout le monde ici comme des statues de Bouddha en bronze ou en marbre. Mais soyons clairs : même si une statue de Bouddha est belle, elle ne ressent rien. Nous, en revanche, sommes capables de sentir, d’être sensibles et d’être conscients. Le corps humain, de la naissance à la mort, est soumis à une succession implacable de tout ce qui peut l'affecter dans l’univers, et nous n’y pouvons rien. Bien sûr, nous essayons de contrôler les situations et de nous protéger parce que, d'une certaine manière, tout cela est assez effrayant. Il peut être terrifiant de penser à notre position dans l'univers et à tout ce qui peut nous affecter en ce moment même, de sorte que nous préférons nous limiter à ce que nous pouvons gérer, telles que les croyances, les systèmes et les conventions. Mais le Bouddha nous a encouragés à investiguer la réalité – investiguer, pas juger – et à reconnaître simplement qu'elle est « ainsi ».
Toutes les conditions sont impermanentes. Nous commençons donc à remarquer nos sentiments, nos pensées et nos expériences énergétiques, physiques et sensorielles, selon la caractéristique du changement plutôt qu'en termes de désir ou d'aversion. Ce qui est conscient du changement, qu'est-ce que c'est ? Une condition peut-elle connaître une autre condition ? Si toutes les conditions sont impermanentes, cette condition-ci peut-elle connaître cette condition-là ? Qu'est-ce qui connaît ce qui est conditionné ? S'agit-il d'une condition ? Ce sont des questions que nous pouvons nous poser. Je n'attends pas de réponse. Certains disent : « Tout est conditionné, donc ce qui est conscient du changement est conditionné comme tout le reste ». Mais en cet instant présent, ici et maintenant, qu'est-ce qui est conscient, disons, de cet objet, de ce réveil ? La conscience est cette présence, n'est-ce pas ? Je ne projette rien sur ce réveil ; j'en suis simplement conscient tel qu'il est. La présence consciente reçoit le réveil, mais elle reçoit aussi tout le reste. Je peux me concentrer uniquement sur ce réveil ou m'ouvrir à tout, de sorte que le réveil et vous, ainsi que le plafond et tout le reste, sont inclus – parce que, être conscient n'implique pas se concentrer sur une seule chose ; on peut se concentrer sur une chose et s'ouvrir à tout. C'est la pratique de samatha-vipassanā. Samatha, c’est la concentration sur une chose, et vipassanā, c’est la présence consciente qui est ouverte, qui ne discrimine pas, ne juge pas, ne choisit pas – tout en étant l'observateur, ce qui sait. Il s'agit d’être conscient de « ce qui est », du Dhamma – pour le dire en termes palis. « C’est ainsi. » Cet espace est ainsi, la présence consciente est ainsi. C'est un fait, c'est la réalité. Il ne s'agit pas de croire ou de ne pas croire à une théorie sur la conscience ou sur l'espace. C'est la réalité. L'espace et la conscience n'ont rien de mystérieux ; ils sont simplement reconnus.
Au fil des années, j'ai utilisé ce que j'appelle « le son du silence », que je trouve facilement accessible et qui fonctionne bien pour moi. J'en suis conscient en ce moment même, tandis que je vous parle. Je ne suis pas obligé de fermer les yeux et de vous effacer de mon esprit pour être en contact avec lui. Comme l'espace ou la conscience, il est en arrière-plan de tout et permet que tout soit tel que c’est – parce qu'il ne discrimine pas et ne porte pas de jugement. Quoi que je ressente en cet instant à travers cet ensemble corps-esprit – que ce soit agréable, douloureux, beau, laid, bon, mauvais, intelligent ou stupide – tout a sa place. Même la stupidité a sa place si c'est ce qui se présente dans l’instant. Alors, quand vous reconnaissez que les choses sont ainsi, vous voyez que « toutes les conditions sont impermanentes » et que ce qui est au-delà de la mort (amata-dhamma), ce qui ne connaît pas la mort (amaravati), l'immortalité ou quel que soit le nom que vous lui donniez, est « juste cela » ; c'est la conscience-même.
C'est ce que le Bouddha nous montre et c'est la chance que nous avons, nous, êtres humains. Nous ne sommes pas seulement des créatures conditionnées, désespérément piégées dans le conditionnement. Cette possibilité d'éveil, c'est la compassion du Bouddha, et c'est très simple. Il ne s'agit pas de développer des états de conscience raffinés ni de changer notre conditionnement. Peut-être avez-vous été conditionnés négativement dans votre enfance, puis vous vous êtes débarrassés de cela et avez cultivé un conditionnement raffiné, charmant et beau avec lequel vous pouvez vivre aujourd’hui, mais peu d'entre nous y parviennent. Et puis l'ego s'en mêle : « Je suis au-dessus de tout cela ! Je suis au-dessus du vulgaire troupeau. Le monde est beaucoup trop grossier pour moi. Je dois vivre dans un monde où tout est fin et maîtrisé. » Nous deviendrions comme ces orchidées thaïlandaises qui mourraient en Angleterre si on les laissait dehors en hiver : nous ne tiendrions pas longtemps !
Quel que soit notre conditionnement – grossier, vulgaire, raffiné ou autre – l'important n'est pas là. L’important, c'est que toutes les conditions sont impermanentes. Il ne s'agit pas de le croire, bien sûr, mais de l'explorer, de le constater par soi-même et de se demander ensuite : « Alors, qu'est-ce qui est permanent ? Une condition peut-elle en connaître une autre ? » Peut-être vous direz-vous que la présence consciente est une condition qui est en quelque sorte au-dessus des autres, de sorte qu’elle peut reconnaître que ces autres conditions sont des conditions. J'ai vu des gens jouer avec leur intellect comme cela. Ils s'imaginent que la présence consciente est une condition spéciale. Or, ce ne sont que des mots, et nous devons nous rappeler que c'est nous qui créons les mots ; ils sont donc limités. La « conscience » est également un mot que nous avons créé. En réalité, il n’y a pas de mots pour en parler. Il ne s'agit pas d'essayer de faire entrer la conscience dans votre définition de la conscience ; cela ne fonctionnerait pas car vous seriez alors obligés de spéculer sur la nature de la conscience.
Si vous faites confiance à la présence consciente, vous comprenez que cette conscience est un état naturel. Lorsqu'un bébé naît, c'est un être conscient ; c'est un corps humain qui est conscient. La conscience est donc naturelle et ne peut pas être culturellement pervertie par quoi que ce soit. Et ce qui est naturel – ce qui est selon les lois de la nature – c’est ce que nous entendons vraiment par « Dhamma ». Nous faisons l'expérience de la conscience à travers des formes distinctes. Chacun d'entre nous fait l'expérience à travers « ce » corps et le karma de « cet être-là ». Si nous reconnaissons la pure conscience, nous avons une perspective sur les limites et les conditions du corps physique et de nos habitudes émotionnelles, sur nos souvenirs et sur le « moi », et nous réalisons que la conscience n'a pas de qualité personnelle. Nous créons le personnel, et la conscience se combine alors avec le sentiment d'être une personne. Si nous laissons tomber la « personne », il ne reste que la conscience pure, qui n'a aucune limite. Et cela, c’est incommensurable.
Nous devons admettre que, pour nous, l'univers est mystérieux. Il y a là tant de choses dont nous ne connaissons rien ; nous ne savons même pas ce qu'il y a au milieu de cette planète. Nous nous sentons également séparés de l'univers, et séparés dans le temps et l'espace – je suis ici et vous êtes là – « Alors, comment savoir si notre pratique de mettā3 aide quelqu'un ? ». Voilà une question que l'on me pose tout le temps. « Nous croyons que nous rayonnons de la bienveillance (mettā), mais comment savons-nous que cela fonctionne ? Nous sommes assis ici, dans un bel endroit, et nous disons : ‘Que tous les êtres soient libérés de la souffrance !’ mais je ne crois pas que cela fasse le moindre bien, vous savez... cela semble assez faible, un peu mou. » Cependant, lorsque l’on commence à voir que la conscience est unifiée, qu'elle est une – et mieux vaut ne pas trop y penser parce que c'est assez hallucinant – on sent le pouvoir de la conscience, de l'intelligence, de la sagesse. On commence à reconnaître ce qui est naturel, qui n'a pas été fabriqué par soi ni par le bouddhisme ni par aucune religion. Il s'agit simplement du Dhamma, de ce qui est. Cette unité, cet univers, cette unicité, cette conscience, et notre relation à elle en tant qu'entités distinctes, sont alors perçus en termes de Dhamma plutôt qu’au sens conventionnel de « Je suis cette personne assise ici et il y a ces gens là-bas, et il y a ces étrangers, ces réfugiés et tous ces gens qui essaient d'entrer en Angleterre », comme le font certaines personnes qui considèrent le monde comme un endroit menaçant. En méditation, nous nous harmonisons à ce niveau universel en lâchant prise, en abandonnant notre attachement aveugle aux phénomènes conditionnés. Le lâcher-prise n'est pas un rejet de quoi que ce soit. Nous relâchons simplement l'intensité de la peur et de l'ignorance qui nous attachent aux conditions sans même nous rendre compte de la douleur et de la misère qu'elles créent en nous. Voyez donc le lâcher-prise comme une ouverture, un accueil de ce qui est, comme la fin de la peur, et commencez à prendre conscience de l'espace, de la conscience et du « son du silence ». Ce n'est qu'une recommandation, bien sûr. Le fait est que nous ne créons pas ces choses – elles existent ici et maintenant – et pourtant nous pourrions ne jamais les remarquer. Par contre, si nous les reconnaissons, nous prenons du recul par rapport aux situations. Ensuite, en termes de vie en société, nous pouvons toujours vouloir faire le bien et nous abstenir de faire le mal, nous pouvons toujours aider la société, travailler pour le bien-être des autres et essayer de promouvoir l'harmonie entre les nations et les religions. Il ne s'agit pas d'être trop éthérés pour nous occuper de choses pratiques ; c'est juste que nos actions ne sont plus le résultat de l’idéalisme.
Autrefois, j'étais terriblement idéaliste, mais j'ai progressivement perdu mes illusions à l'égard de tous les mouvements idéalistes auxquels j'ai appartenu. Après avoir rejoint un mouvement pacifiste, il ne m’a pas fallu longtemps pour réaliser à quel point ce genre de mouvement est peu pacifique ! – car la paix est un idéal, n'est-ce pas ? Les gens veulent-ils vraiment la paix ? Si la vie devient trop paisible, elle peut sembler ennuyeuse à certains. Imaginez un journal télévisé qui dirait : « Aujourd'hui, la paix règne en Europe, au Moyen-Orient, en Grande-Bretagne, en Amérique et en Afrique. Le monde entier est en paix ». Imaginez ensuite que l'on dise la même chose le lendemain, et puis jour après jour. Vous cesseriez d'écouter, n'est-ce pas ? Même si les gens aspirent à la paix, ils la réclament généralement lorsqu'ils ne se sentent pas en paix – « Je veux juste un peu de paix ! » Mais le veulent-ils vraiment, ou souhaitent-ils simplement une vie qui leur donne ce qu'ils veulent sans trop d'obstacles à leurs désirs ?
Si l'Éveil consiste à voir les choses telles qu'elles sont réellement, posons-nous la question : est-ce ce que nous voulons réellement ? En tant qu’idéal, cela paraît génial mais qu'en est-il dans la réalité ? Il y a certaines choses dont nous aimerions nous débarrasser, mais il y en a d'autres auxquelles nous sommes attachés, des choses très agréables. C'est là que, grâce à la vision pénétrante, nous voyons la nature de l'attachement plutôt que de nous accrocher à l'idée que nous ne devrions pas nous attacher à quoi que ce soit. Ce qu'il faut retenir, c'est que, si vous devez vous attacher, autant vous attacher vraiment et observer le résultat. Ne restez pas dans la notion idéale du « je ne devrais m'attacher à rien », car c'est encore un attachement, encore un idéal. La réalité de l’instant est que, si je me sens mesquin et désagréable, et que quelqu'un me dit : « Un moine bouddhiste devrait être un exemple moral pour nous tous ! Vous êtes moine depuis quarante ans ; vous devriez être au-delà de la colère mesquine et de la méchanceté ; vous me décevez beaucoup ! », je vais me dire que j'ai déçu tout le monde, que j’ai gâché ma vie, et je vais m'apitoyer sur mon sort. Mon attitude actuelle est différente : je vais étudier la méchanceté. Je prends d’abord la détermination de ne pas me défouler sur les autres, et puis je pénètre dans le ressenti de la méchanceté ; je le ressens et j’en découvre la nature. Naturellement, s'accrocher à la méchanceté est une souffrance (dukkha), mais se sentir coupable et vouloir se débarrasser de ce ressenti est également une souffrance.
Je suis une personne idéaliste et je ne veux pas me sentir mal. Je veux être un moine impeccable et merveilleux pour tout le monde, tout le temps – ce moine inébranlable, toujours compatissant et compréhensif. Voilà l'idéal que j'aimerais présenter à la société. La réalité de l'être humain, cependant, c'est que certains jours, je me réveille et je ne peux supporter personne. Mais j'ai étudié cette grogne, cette négativité et la culpabilité qui y est liée – « Je ne devrais pas me sentir comme cela ! Un bon moine ne devrait pas penser comme cela ! » Je me suis délibérément regardé me sentir coupable jusqu'à ce que je comprenne la souffrance de l'attachement.
Le déni ou la résistance est également une forme d'attachement ; ne pas lâcher prise, ne pas résoudre le problème… c'est de l'attachement à l’aversion. J'ai alors commencé à voir, vraiment voir, que l'attachement à n'importe quelle condition – la peur, la culpabilité ou le sentiment d'être bon ou mauvais – est dukkha. Alors, on fait de plus en plus confiance à la présence consciente, parce qu’elle permet de voir et de lâcher prise. On ne peut pas se transformer en une personne consciente, bien sûr ; ce serait encore une illusion. La présence consciente en tant qu'état naturel, est si normale que l'esprit pensant ne peut la concevoir. C'est pourquoi elle est indéfinissable… et pourtant reconnaissable. Si j'essayais de définir l'espace, je pourrais peut-être vous donner des formules et me référer à diverses opinions scientifiques à son sujet – peut-être même vous recommander des livres spécialisés et vous donner une bibliographie sur le sujet – mais l'espace est juste là ! Quel est donc l'intérêt d'essayer de le définir ? Il est « ceci », il est ici et maintenant ! Il en va de même pour la conscience. Qu'est-ce que la conscience ? Plus j'essaie d'y réfléchir et de la définir, plus je m'enferme dans une prolifération de points de vue et de spéculations, alors qu’en réalité, c'est l'état naturel de ce qui est – c'est « juste cela ».
Le Bouddha-Dhamma est donc l'éveil à ce qui est. À partir de là, nous avons une perspective sur le monde conditionné, que nous considérons comme le monde réel. Nous sommes attachés au monde conditionné et nous y croyons. Toutes les sociétés sont attachées à leur vision conventionnelle du monde. Nous voyons donc que le Bouddha est allé à l'encontre de tout, en réalité, parce que s'éveiller à la réalité est différent de se saisir de phénomènes conditionnés et de devenir des personnalités conditionnées. On nous dit ce qui est juste, ce qui est erroné, ce qui est bon, ce qui est mauvais, qui nous sommes, ce que nous devrions être ou ne pas être, ce en quoi nous devrions croire ou ne pas croire… et nous voilà prisonniers de conditionnements ! Une grande partie de ces conditionnements n’est pas mauvaise – il n'y a rien de mal à cela en général – mais le conditionnement n'est pas la compréhension, et il est toujours cause de dukkha, d'insatisfaction et de souffrance.
1 Les cinq agrégats sont : la forme physique, les ressentis, les perceptions (liées à la mémoire), les formations mentales, et la conscience sensorielle.
2 Les six sphères des sens (ayatana) sont les cinq organes des sens et le mental.
3 Méditation metta : rayonnement de bienveillance envers tous les êtres.