Le Dhamma de la Forêt |
La méditation,
c’est
nous entraîner à nous ouvrir à
l’instant présent. L’Eveil,
c’est maintenant. La
seule chose que nous puissions réellement
expérimenter, c’est maintenant. Etre
attentif, apprendre à maintenir notre Attention dans le
présent, c’est ce que
nous développons, ce que nous cultivons.
Nous vivons avec
l’illusion du temps comme base de notre
réalité, de sorte que nous trouvons
très facile d’éloigner de nous le
présent pour pouvoir mieux penser à
l’avenir.
Quand on est jeune, on croit que le futur contient toutes les
promesses. La
société dans laquelle nous vivons pense comme
cela et nous encourage ainsi à
toujours programmer l'avenir. C’est là aussi que
nous attend l'Eveil.
Même dans le
contexte
bouddhique, on retrouve cette illusion selon laquelle on pratique
maintenant
pour trouver l’Eveil plus tard.
L’avenir semble
contenir d’infinies possibilités. Pourtant,
l’avenir n'est que spéculation,
c’est ce que nous ne savons pas. Les choses pourraient
arriver ou pas.
Peut-être que oui, peut-être que non. Mais ce que
nous pouvons savoir de
l’avenir aujourd’hui, c’est
l’inconnu. Nous ne savons pas. Même pour demain,
nous pouvons toujours dire que nous nous retrouverons demain matin
à six
heures, mais c’est encore une hypothèse : nous
pensons que nous pourrons le
faire mais, là où nous en sommes à cet
instant, il s’agit d’une simple
supposition, d'une possibilité.
Quand nous vivons
pour l’avenir, nous vivons toujours dans un monde de
planification,
supposition, espoir, anticipation ou encore de peur et de crainte. Plus
nous
vieillissons, plus l’avenir se présente avec des
restrictions : vieillesse,
maladie et finalement mort. Ce n’est pas si drôle,
n’est-ce pas ? Quand on
est jeune, on voit dans l’avenir d’infinies
possibilités de succès, d’amour,
d’aventure, de plaisir,
d’épanouissement. Et puis il y a aussi la crainte,
la
peur d’échouer que nous connaissons tous. Mais ce
que je veux montrer
clairement, c’est que le futur, à cet instant
précis, c’est l’inconnu. Soyez
simplement attentifs à ce que cela signifie de ne pas
savoir. Faites-en
l’expérience : demain ...
l’année
prochaine ... dans 10 ans …
Réfléchissez
à la
façon dont vous vivez le temps actuellement. Nous donnons
tellement
d’importance au temps. Combien parmi vous vivent leur vie
pour l’avenir ? C’est
là que se trouvent vos espoirs, n'est-ce pas, mais aussi vos
peurs. La mort se
situe dans le futur et pour beaucoup, c’est effrayant. La
mort est ce que l’on
ne connaît pas. Elle n’a pas encore
été. On peut croire certaines choses sur la
mort, par exemple «quand on est mort on est mort,
c’est l’oubli total», mais on
n’en sait rien. On peut croire à la version
bouddhiste de la
réincarnation : si vous avez bien agi dans cette
vie et que vous
n’atteignez pas l’Eveil, vous pouvez
renaître dans un monde meilleur, le monde
des dévas par exemple. C’est ce que beaucoup de
gens espèrent en Thaïlande en
donnant de la nourriture aux moines tous les jours ! Dans une
prochaine
naissance vous serez peut-être plus beau ou vous vivrez dans
un monde meilleur.
Il y a aussi la possibilité d’aller dans un monde
pire que celui-ci. Mais ce
sont des suppositions, nous n’en savons rien. En ce qui me
concerne, j’ai
peut-être des préférences pour la
façon dont les Bouddhistes voient les choses
mais, en cet instant précis, tout ce que je peux dire sur la
mort et ce qui va
se produire quand je mourrai, c’est que je n’en
sais rien.
Je voudrais insister
sur la réalité de ce « je
n’en sais rien » plutôt que
l’ignorer et
passer à côté. C’est un fait,
une certitude « je n’en sais
rien ».
Quant au passé, que
représente-t-il en cet instant ? C’est ce
dont nous nous souvenons :
il y a deux semaines, j’étais en
Thaïlande ; il y a deux mois,
j’étais aux
Etats-Unis. Nous avons des tas de souvenirs mais, pour ce qui concerne
cet
instant précis, ce moment présent, ce pur
présent, nous voyons que
l’élément
temps est une illusion : le passé n’est
qu’un souvenir qui apparaît dans
le présent ; l’avenir est
l’inconnu. Nous constatons que cette conscience
est la connaissance. La connaissance est maintenant, dans
l’ici et maintenant.
Bien sûr,
c’est
quelque chose qu’il faut voir clairement, en toute confiance.
Si vous cultivez
cette vision des choses, vous verrez qu’elle peut vous
apprendre beaucoup.
C’est une forme de prise de conscience. Ce n’est ni
une supposition ni une
croyance aveugle en une théologie ou une
métaphysique. Il n’est pas question de
convaincre, de convertir ou de nier. Simplement de prendre conscience,
à
travers sa propre expérience, de ce qui est vraiment.
Le Dhamma, ici,
c’est
que le futur est l’inconnu. Nous commençons ainsi
à reconnaître les choses
telles qu'elles sont réellement au lieu d'imaginer
l’avenir selon notre
conditionnement.
Nous avons l'habitude
de nous voir en fonction de notre passé, de notre histoire.
Parfois on me
demande une petite biographie pour me présenter avant une
conférence. Il en
ressort quelques lignes du type : « Moine
américain, né en 1934,
était dans la Navy, a fait ses études
à Berkeley, disciple d’Ajahn Chah
… »
Seulement les bonnes choses de ma vie (jamais rien de
négatif !) pour
inspirer les gens qui vont venir m’écouter parler.
Mais en termes de réalité,
il n’y a aucune continuité dans cette
personnalité. Il n’y a rien dont je
puisse dire qu’il soit encore mien depuis 1934. Regardez le
corps : il a
complètement changé comme le reste. Mais la mémoire donne
l’impression d’une continuité, comme si
j’étais
aujourd’hui la même personne que cet enfant
né en 1934 et qui a vieilli. C’est
pourquoi, quand nous nous accrochons à ces perceptions, nous
avons un sentiment
de continuité, le sentiment qu’il existe une
personnalité, que nous sommes
quelqu’un de permanent, né il y a tant
d’années et assis ici aujourd’hui. En
réalité, quand on examine de près ce
sentiment d’exister par rapport à nos
souvenirs, il n’y a là que des moments plus ou
moins vagues ; nous avons
oublié la plupart des événements de
notre vie. Nous ne nous rappelons que les
succès ou les échecs, les moments forts de notre
vie ; mais la routine, le
quotidien, on a tendance à l’oublier. Par exemple,
tous ceux qui étaient assez
âgés à l’époque se
rappellent où ils étaient quand le
président Kennedy a été
assassiné. Moi, je m’en souviens. Je ne me
souviendrais pas de grand-chose si
on me le demandait, seulement des moments spectaculaires comme celui-ci.
Mais ces souvenirs
apparaissent dans le présent et cessent dans le
présent. C’est ce que nous
remarquons : tous les phénomènes
conditionnés ont la caractéristique du
changement : ils apparaissent puis disparaissent.
Apparaître et cesser,
naître et mourir — ces mots contiennent la notion
de début et de fin, tout
comme l’inspiration et l’expiration, ce processus
permanent de commencement et
de fin. Inspirer et expirer. On ne peut inspirer que
jusqu’à un certain point
et puis on ne peut plus. A ce moment l’inspiration
s’arrête, ce qui conditionne
l’expiration et puis on ne peut plus expirer, on
s’arrête et on inspire. Tel
est le modèle des phénomènes
conditionnés : ils apparaissent, et puis
cessent.
Ce dont nous devons
être conscients, c’est de l'impermanence des
phénomènes plutôt que nous
accrocher à leurs qualités. D’habitude
nous nous attachons à la qualité
des conditions : si une chose est belle ou laide, bonne ou mauvaise,
importante
ou pas. Nous nous intéressons à la
qualité : ceci vaut la peine, cela est
une perte de temps, etc., mais nous ne développons la
sagesse. Dans la vision
pénétrante, la qualité ne nous
intéresse pas; nous observons plutôt comment
sont les choses, comment elles changent, car il n’y a pas de
qualité qui ne
subisse le processus du changement. On s’éveille
ainsi au changement, à ce
mouvement que l’on expérimente, au lieu de se
laisser fasciner ou dégoûter par
la qualité de nos pensées, de nos
émotions, de nos sentiments ou de nos
expériences.
Nous sommes donc des
personnes qui sont nées un jour, qui sont venues
à cette retraite pour
pratiquer, pour se libérer de leurs attaches, de leurs
problèmes, de façon à
atteindre l’Eveil un jour. C’est comme cela que
nous nous percevons en
général : nous devons travailler sur
nous-mêmes, nous ne sommes pas assez
bons comme nous sommes : «J’ai des tas de
problèmes, de difficultés
émotionnelles, d’attachements et, en venant
à cette retraite, j’espère obtenir
un regard plus juste sur moi-même et ensuite,
peut-être, avant de mourir,
j’atteindrai l’Eveil … si je vais
à suffisamment de retraites de
méditation ! »
Donc l’Eveil se situe dans le futur. En cet instant il y a
cette personne avec
son passé qui a des problèmes, des attachements
et des besoins, qui n’est pas éveillée
et qui espère qu’un jour, après avoir
médité assez longtemps, elle atteindra
l’Eveil.
Reconnaissez-vous
là
votre façon de penser ? Vous créez cette
perception, cette supposition mais
vous n’êtes peut-être pas tout
à fait conscients de cette attitude : ce que
vous pensez être en cet instant, la façon dont
vous vous percevez en tant que
personne. Je suis sûr que la plupart d’entre vous
ne se considèrent pas comme éveillés.
Vous mettez plutôt l’accent sur vos
défauts. C’est une attitude typiquement
occidentale. On s’attache à ses
problèmes, on s’y identifie. On est
très
critique vis-à-vis de soi : « Il faut que
je fasse des efforts, que je
médite, que j’apprenne la concentration, que je me
débarrasse de ma torpeur, de
ma colère, de mes soucis, de mon agitation et de mes doutes.
Il faut que je me
débarrasse de tous ces défauts parce qu'ils me
rendent la vie impossible.
Peut-être que si je pratique assez intensément,
j’y parviendrai. » Je suis sûr
que certains d’entre vous fonctionnent comme cela.
Ce
que je veux
souligner, c’est qu’en termes d’ici et
maintenant, il s’agit là d’une
fabrication mentale. Si nous ne nous en rendons pas compte, nous
continuons à
méditer en nous disant : «Je suis cette personne
et pour devenir comme ceci ou
comme cela dans l’avenir, je dois faire ceci ou
cela». Si vous fonctionnez
ainsi, après des années de méditation,
vous serez toujours bloqués au même
point parce que votre point de départ est erroné.
Si vous commencez dans
l’erreur, vous finissez dans l’erreur.
Ce que je vous
suggère donc aujourd'hui, c’est de placer votre
confiance dans une vigilance éveillée
plutôt que dans les idées que vous avez sur
vous-mêmes — même si, sur le plan
conventionnel, il y a du vrai là-dedans. Il ne
s’agit pas de dire que ce sont
des mensonges ni de les rejeter, mais je vous encourage à
mettre votre
confiance dans les moments d’Attention
éveillée avant que vous
n'apparaissiez comme une
« personne ». Un simple acte
d’Attention, de
présence. Nous nous ouvrons simplement et nous
écoutons avant même de nous
percevoir comme quelqu’un qui doit faire quelque chose de
façon à atteindre
quelque chose.
Ainsi vous commencez
à remarquer, à vous familiariser avec cet
état d’Attention, de présence,
d’écoute. Cet état transcende le temps,
c’est ce que l’on appelle la porte
s’ouvrant sur l’immortalité.
Grâce à cette Attention, à cette
présence, vous
vous retrouvez dans un espace où le temps n’existe
pas, dans un état hors du
temps. Quand vous perdez cela, vous vous retrouvez dans le domaine du
temps,
vous vous retrouvez une personnalité, le sentiment
d’être un
« soi »,
vos limitations, vos défauts, vos espoirs et vos peurs
concernant l’avenir, le
regret, le remords, la culpabilité par rapport au
passé et tout cela tourne
encore et encore dans ce que l’on appelle
« le cycle sans fin du samsara ».
Vous créez vous-même ces illusions et elles
tournent sans cesse. Avez-vous
remarqué que, quand vous commencez à vous
analyser en tant que personne qui
doit faire quelque chose pour pouvoir devenir quelque chose, quand vous
partez
de cette perception des choses et que vous y croyez vraiment, vous vous
retrouvez à tourner en rond indéfiniment
— en tout cas c’est ce qui se passe pour
moi ! Essayez si vous voulez. Le simple fait
d’essayer de résoudre mes
problèmes en tant que personne, de déterminer ce
que je devrais faire, de
regretter mes actions passées ou de
m’inquiéter de l’avenir,
entraîne aussitôt
le cercle vicieux du samsara. Mais dès
l’instant où l'on en prend
conscience, on transcende le samsara et toutes ces
habitudes basées sur
l’illusion à laquelle on s’identifie, on
se lie.
Donc, je vous
encourage vraiment à faire confiance à
l’Attention éveillée, à la
présence éveillée.
C’est aussi simple que cela. Il ne s’agit pas de
faire de gros efforts pour
entrer dans un profond samadhi qu’il
vous faudrait cultiver et
contrôler. Parce que si vous voulez des
expériences de conscience très
subtiles, il faut priver vos sens de nombreux
éléments environnants. C’est de
cette manière que l’on y arrive : en se
coupant de toutes les
distractions, de toutes les causes d’irritation que le monde
peut provoquer sur
les sens. Peu à peu, on recherche de plus en plus de calme
et on s'éloigne de
tout ce qui n’est pas tranquille et paisible. Ce type
d’expérience peut être
très agréable mais nous ne devons pas nous y fier
car elles sont trop liées aux
circonstances extérieures. Elles ne peuvent pas nous
libérer car elles sont
facilement réduites à néant du simple
fait que nous vivons dans un monde qui n’a
pas cette finesse de perception et que notre corps lui-même
n’est pas fait de
cette texture raffinée qu'ont les dévas ou les
anges. Nous avons des corps
d’animaux. Nous devons survivre au moyen de nos
énergies instinctives, nous
avons besoin de nourriture et de prendre soin du corps et de ses
fonctions.
C’est pourquoi nous devons remettre en cause ces
états d’Attention profonde. Il
ne s’agit pas de les critiquer mais de remarquer que la
sphère dans laquelle
nous vivons est assez grossière et donc avoir des
expériences de conscience
raffinées, bien que cela témoigne d’une
bonne qualité de pratique, ne peut être
un refuge du fait de la nature instable du monde où nous
vivons. Le véritable Eveil
ne peut être atteint qu’au moyen de
l’Attention, de la présence et de la
sagesse.
J’avais
moi-même
l’habitude de me considérer ainsi : « Je
suis cette personne, j’ai des tas de
problèmes, j’ai vécu toutes sortes
d'infortunes et j’espère que ma
méditation
me permettra de résoudre mes problèmes, de me
libérer de mes blocages et de
m’apporter l’illumination. »
J’écoute ces pensées, je les fais
tourner dans ma
tête; je les écoute mais je n’y crois
pas. J’écoute les suppositions que je
fais, basées sur le fait que je suis cette personne qui doit
faire quelque
chose : je ne suis pas assez bien comme je suis, je dois
m’améliorer pour
devenir cette personne idéale qu’est un
être Eveillé, un Arahant.
Si vous regardez
bien, vous constatez qu’il s’agit là de
fabrications mentales. En réalité, vous
inventez tout cela. Par contre, ce en quoi vous pouvez avoir confiance
dans cet
instant présent, c’est votre Attention —
pas votre sentiment d’être une
personne ou une personnalité. Et ceci nous amène
à Bouddho. Bouddho est cette Attention
éveillée en laquelle nous prenons refuge. Le
Bouddha connaît le Dhamma,
c’est-à-dire les choses telles qu’elles
sont. Bouddho, c’est la
connaissance : on sait que ces conditions sont des
conventions. « Je
suis cette personne, je m’appelle
… », est une convention. C’est
tout à
fait acceptable dans le monde conventionnel mais se saisir de cela pour
en
faire notre identité ne peut que mener à la
souffrance et au malheur.
Il s’agit donc de
briser cette illusion, cette croyance en une convention que
j’appelle « moi ».
Quand j’arrive à voir cela clairement, je peux
toujours continuer à utiliser le
« moi » pour communiquer mais ce
n’est plus mon identité, c’est une
convention pratique que j’utilise en
société. Il s’agit de ne plus se
limiter à
ces perceptions erronées.
Je vous propose donc
de simplement commencer à considérer les choses
sous cet angle et à observer. Et
quand surgit la pensée : « Mais,
alors que suis-je si je ne suis pas
cela ? C’est vrai que j’ai des
problèmes, je ne peux pas le
nier ! », prendre conscience que
c’est moi qui ai créé cela aussi. Il
ne s’agit pas de nier les faits — dire :
« Je n’ai aucun
problème » serait encore un jeu
— mais d’écouter,
d’être dans un état
d’Attention
plutôt que d’identification avec certaines
perceptions, idées, opinions ou
façons de voir.
Là, nous voyons
aussi
que nous ne partons pas d’une illusion mais d’une
connaissance, d’une pure
connaissance, simplement en ayant confiance en cet état
d’Attention. Cette Attention
est pure, c’est la conscience pure, non encore
contaminée par notre scénario
personnel, notre CV. Elle est comme elle est, absolument pure. Et puis,
en
ayant confiance en elle, nous commençons à voir
comment nous créons le
sentiment d’un moi : « Je suis
cette personne. » Ainsi, en nous éveillant
à cette réalité, nous ne partons pas
d’une illusion — essayer d’atteindre
l’Eveil
dans le futur — mais nous utilisons l’Eveil comme
moyen. En faisant confiance à
cette Attention, nous sommes, en fait, en état
d’éveil. L’Eveil est le moyen
que nous utilisons. Nous voyons les choses exactement comme elles sont
plutôt
qu’à travers les distorsions du conditionnement de
notre esprit.
Quand on y pense, une
telle vision des choses peut faire un peu peur, on a
l’impression que l’on
risque de disjoncter ! Je reconnais que cela peut
paraître très bizarre
parce que votre esprit pensant n’est pas encore
équipé pour y faire face. Il
faut un peu de temps pour douter de son esprit pensant parce que
celui-ci est fortement
conditionné par une vision erronée des choses. Il
est conditionné à croire
que je suis cette personne, cette personnalité, ce
corps : « C’est
moi, j’ai des papiers, un certificat de naissance, un
passeport pour prouver la
réalité de ce moi qui est une personne
née en 1934. J’ai même un certificat de
naissance avec l’empreinte de mon pied, un petit pied de
bébé … » Quand je
regarde mes pieds aujourd’hui ! (Eclat
de rire.)
Donc l’Attention est
la porte que nous avons, à l’intérieur
même de cette forme changeante et
vulnérable, pour nous permettre de véritablement
transcender la réalité
conventionnelle dans laquelle nous vivons et les conditions auxquelles
nous
nous identifions.
Dans le Dhammapada,
une de mes strophes
préférées est : «
La présence, ou Attention éveillée,
est la voie de
l’immortalité. » Etre
présent, être attentif à la vie,
à cet instant. Il ne
s’agit pas de pratiquer la méditation pour
apprendre à être attentif un jour.
C’est immédiat. L’Attention,
c’est maintenant. Si vous vous dites :
« Je
serai attentif demain », vous n’y
êtes pas du tout. L’Attention ne peut
être que maintenant. Etre attentif au présent
c’est l’immortalité, c’est
transcender les conditions du corps et de la personnalité
qui sont soumises au
changement et à la mort. Si vous examinez votre
personnalité, vous constatez
qu'elle est éphémère, qu'elle change
en fonction des circonstances. Quand je
regarde ma personnalité, je vois bien qu’elle
change selon avec qui je suis, la
position de l’un et de l’autre, etc. Donc elle
dépend d’autres facteurs. Mais
cette chose qui est consciente de la personnalité, cette
conscience, ce Bouddho,
c’est cette pure subjectivité. Bouddho est le pur
sujet, la pure conscience,
mais cela n’a rien de personnel. Ce n’est pas Ajahn
Sumedho, ce n’est personne.
Ce n’est ni bouddhiste ni quoi que ce soit qui serait encore
une convention.
C’est naturel, c’est le Dhamma, c’est
ainsi. Mais nous avons tendance à
fonctionner différemment : nous pensons que notre
personnalité est le
sujet. Alors quand nous fonctionnons à partir de
l’illusion de la personnalité
— « je suis cette personne, ce
corps » — nous fonctionnons dans
l’illusion, nous interprétons tout à
partir des limitations de la personnalité.
C’est ainsi que nos expériences sont parfois
extrêmement déformées du fait des
limitations de nos habitudes émotionnelles ou de notre
identité personnelle.
Il y a une chose, par
exemple, qui m’a vraiment poussé à
devenir moine. C’était il y a des
années, à
l’occasion de mon trentième anniversaire.
J’étais dans le Peace
Corps dans l’état de Saba en Malaisie,
au nord de Bornéo. Je me
rappelle ce jour-là. Je me suis dit :
« Trente ans ! Je
vieillis. » (Maintenant cela paraît très
jeune, mais c’est ce que j’ai pensé
à
ce moment-là !) Et j’ai su que
j'étais déçu par ma vie. Je
n’aimais pas ma
façon de vivre, j’étais
déçu de ne pas avoir vécu les
aspirations que j’avais à
vingt ans. J’avais l’impression d’avoir
échoué, tout semblait aller mal dans ma
vie. Sur le plan personnel, dans la mesure où je
m’identifiais à cette personnalité,
je me sentais désespéré. Il semblait
impossible, à ce stade, d’améliorer ma
personnalité. L’intuition que j’ai eu
alors c’est que, par contre, je pouvais peut-être
la transcender et que cela pourrait se faire grâce
à la méditation bouddhiste.
Dans la vie
monastique, on a la possibilité de
réfléchir à la place que tient cette
personnalité. Elle fonctionne toujours mais Ajahn Chah nous
encourageait à nous
y éveiller, à la voir, à en
être conscient plutôt que de fonctionner toujours
à
partir d’elle. Donc être un moine ou une nonne
bouddhiste, c’est se donner la possibilité
de transcender sa personnalité, de ne plus fonctionner
à partir d’un moi unique
et personnel. Nous prenons refuge en Bouddho, le pur sujet, la pure
Attention,
et non plus en un sujet personnel et individuel — moi en tant
que personnalité
— car si on part de là, on va
inévitablement créer des problèmes
à soi et à son
entourage.
Donc, si vous prenez
simplement
conscience de cela au niveau de l’expérience
quotidienne et puis vous
approfondissez la question de plus en plus, vous allez commencer
à voir la
différence entre le pur sujet et le moi illusoire
à partir duquel on a tendance
à vivre sa vie. En ce qui me concerne, sur le plan
personnel, par exemple, je
n’étais pas une personne
particulièrement joyeuse, de sorte que tout ce qui
m’arrivait était plus ou moins
déformé par ma personnalité. Je
prenais tout
trop sérieusement ou bien j’étais trop
sensible, j’avais peur de toutes sortes
de situations sociales, je ne me sentais pas à la hauteur.
Je me rappelle avoir
pensé qu’en devenant moine je rendais service
à l’humanité, je la
débarrassais
de moi en devenant ermite, en partant dans une grotte quelque part dans
la
jungle thaïlandaise. Là je ne
dérangerais personne ! Parce que j’avais
une
image de moi-même je me percevais comme quelqu’un
qui n’avait pas grand-chose à
offrir à la société. Donc, par peur,
je souhaitais y échapper. Et pourtant ma
vie n’était pas vraiment un échec selon
les critères du monde ; j’avais eu
beaucoup d’opportunités, une bonne famille, ce
n’est pas comme si la vie
m’avait vraiment maltraité. Mais mon
interprétation personnelle, les
distorsions de ma façon de voir, créaient cette
illusion et me faisaient peur.
La méditation
m’a
appris à ne plus me fier à ces façons
de voir et à accorder de plus en plus de
confiance à l’Attention. A ce moment-là
je suis en mesure de voir cette
personnalité en tant qu’objet. C’est un
objet mental, ce n’est pas une vraie
personne, c’est un artifice qui naît et qui meurt.
Par contre, ce sur quoi vous
pouvez compter, en quoi vous pouvez prendre refuge, c’est
Bouddho, le pur
sujet, cette Attention, cette présence
éveillée, cette sagesse dans l’instant.
Si on considère
cela
avec notre esprit habituel, avec notre mental ordinaire, ce
n’est peut-être pas
grand-chose ; on peut passer complètement
à côté :
« C’est
où ? Je ne vois rien du tout. » Il faut
peut-être cesser d’essayer de
trouver quelque chose et faire confiance en cet instant de
présence. Simplement
se relaxer et écouter, s’ouvrir. Ouvrez-vous tout
grand et écoutez, soyez
attentifs. Ecoutez-vous vous-même, prenez conscience de vos
états émotionnels,
de vos sentiments, de tout mais pas avec un esprit critique, simplement
une
acceptation d’être cette pure
présence. Donc, c’est une sensation de
relaxation, de repos. N’essayez pas de saisir quelque chose,
ne vous dites
pas : « Il faut que je sois attentif pour y
arriver », parce que
c’est un autre piège, n’est-ce
pas ? Si vous dites : « Il faut
que je sois attentif », cela occupe votre Attention
et, par conséquent,
vous rend inattentifs !
Je me souviens, quand
j’ai décidé de devenir moine, je suis
allé dans un monastère à Bangkok
où il y
avait un moine occidental qui était très
« prêchi-prêcha »,
sans
cesse en train de me faire la leçon.
J’étais encore laïc à
l’époque, alors il
me faisait de petits sermons et me donnait des conseils, ce qui
m’agaçait prodigieusement.
Un jour, tandis qu’il montait l’escalier devant moi
en disant : « L’Attention
! Etre toujours attentif ! », il a
trébuché ! J’avoue que cela
m’a
fait plutôt plaisir … Une expérience
freudienne ! Mais il m’est arrivé la
même chose. Pendant sept ans j’ai vécu
dans un monastère du nord-est de la
Thaïlande où il y a beaucoup de collines rocheuses.
Chaque matin, nous parcourir
plusieurs kilomètres à pied, sans chaussures,
pour aller mendier notre nourriture.
Les routes étaient pleines de rocaille et de grosses
souches. Il fallait
vraiment être attentif pour ne pas se cogner les orteils sur
ces cailloux
pointus et ces souches d’arbres. Je me souviens
qu’un matin je me répétais
« l’Attention,
l’Attention, l’Attention
… » et puis je me suis cogné
douloureusement
contre une souche. En fait, je n’étais pas
attentif : je saisissais l’idée
d’Attention. L’Attention, ce n’est pas
essayer d’être quelque chose que l’on
appelle attentif mais c’est faire confiance, se
détendre, être présent.
C’est aussi simple que cela.
C’est comme ici, en
méditation, si vous vous dites qu’il faut
absolument pratiquer au maximum, vous
forcer à faire de votre mieux … observez, voyez
cette façon compulsive de vous accrocher
même à l’idée de
méditer. Nous pouvons pratiquement faire de
l’Attention le but
de notre existence sans même réaliser
qu’en agissant ainsi, nous ne sommes plus
attentifs. Nous sommes attentifs quand nous réalisons
soudain que nous sommes
obsédés par l’Attention ! Je
le vois, je prends conscience des images que
je m’en fais, de ma façon de m’y
accrocher … et je lâche ! Il
s’agit donc de
lâcher prise, de se détendre et de faire confiance
plutôt que de forcer les
choses, de contrôler, d’agir selon nos
idées ou celles d’un autre.
Dans cette pratique,
vous pouvez simplement être conscients de votre corps. Vous
établissez de plus
en plus votre conscience dans la façon dont le corps est
dans l'instant. Cela
vous enracine, vous donne une bonne sensation de conscience du corps,
un
sentiment de bien-être, d’être vraiment
à l’écoute de votre corps. A ce
moment-là, le corps est un support, ce n’est pas
quelque chose que vous essayez
d’éloigner, de faire taire pour arriver
à un état mental. Au contraire, vous
l’incluez.
Donc prendre
conscience de la posture, de la sensation physique du corps. Cultivez
cela,
développez-le parce que le corps répond
d’une manière qui peut vous aider
beaucoup à développer cette Attention et
à cultiver cette voie. Parfois nous
voulons pénétrer dans des états
mentaux sans tenir compte du corps. Il est
facile de le nier mais cela ne peut que créer toutes sortes
de problèmes. Si
vous n’êtes pas ami avec votre corps, il peut vous
rendre la vie
impossible ! Il vous faut vivre avec, alors mieux vaut
apprendre comment cohabiter
avec lui, comment s’en occuper et le comprendre.
D’un certain point de vue, ce
corps sait beaucoup plus de choses sur lui-même que le
«moi». C’est pourquoi il
est bon de l’écouter, d’apprendre
à lui faire confiance, de lui permettre
d’être
accepté, au lieu de le critiquer sans cesse, de
l’exploiter ou de l’ignorer.
Plutôt y établir notre Attention, prendre
conscience des sensations, des
sentiments : plaisir, douleur, sensations neutres. Quand vous
apprendrez à vous
détendre et à reposer votre Attention en passant
par le corps, celui-ci vous
aidera au lieu de vous déranger tout le temps.
Il y a aussi
l’Attention
que l’on porte au souffle. Vous affinez les choses quand vous
vous concentrez
sur anapanassati. Vous commencez à
ressentir des sensations plus
subtiles, vous faites l’expérience consciente de
la tranquillité.
Donc, le simple fait
d’être à l’écoute
de ces fonctions très ordinaires du corps : la
posture,
les sensations, le souffle, vous permet d’être
réellement présent ici.
Ensuite on peut
passer à l’étape qui consiste
à observer l’état d’esprit,
simplement noter les
sensations. Dans l’abdomen, par exemple. Je me rappelle que
je sentais une
tension, une sensation de peur,
d’anxiété dans cette partie du
corps ; ou
encore un sentiment de solitude ou de tristesse au niveau du
cœur. Il ne s’agit
pas d’en faire un problème, simplement de voir ce
qui est et de
l’accepter ; de permettre aux choses qui se
présentent d’être ce qu’elles
sont plutôt que se dire : « Je ne
devrais pas penser cela, il faut
que je me débarrasse de cette sensation »
— ce qui reviendrait à interférer au
lieu de coopérer.
Dans cette retraite,
vous avez l’occasion d’écouter, de
développer l’Attention. Le cadre que nous
avons adopté est une sorte de convention que vous pouvez
utiliser. Ce n’est pas
notre mode de vie habituel. Nous ne vivons pas toujours dans des
centres de
méditation où tout est parfaitement
organisé. Dans ce centre de retraite tout
est simplifié pour nous : nous n’avons
pas à nous préoccuper des courses,
du menu, de ce que nous allons faire ensuite. Il y a un programme, tout
est
planifié. Et puis c’est silencieux. Nous pouvons
vivre à plusieurs dans la même
pièce sans nous sentir obligés de parler ou
d’être sociables les uns envers les
autres. C’est donc une situation très
particulière. Il faut être conscient que
c’est très particulier, mais cela nous aide parce
que notre Attention peut être
entièrement tournée vers les idées que
nous nous faisons, vers nos peurs, nos
doutes, nos inquiétudes. Nous avons l'occasion de ne plus
voir cela sous un
angle personnel : nous commençons à
accepter ces humeurs, ces sensations,
ces émotions : c’est ainsi en ce moment.
Et quand vous voyez vraiment
clairement ces phénomènes, vous commencez
à être très conscient de combien tout
cela change. Vous commencez à voir la nature
éphémère des émotions comme
de
votre perception de vous-même.
Ce sera tout pour
aujourd’hui. Je vous propose d’y
réfléchir.