Le Dhamma de la Forêt |
Les mots ont le pouvoir de nous
toucher de différentes façons. Il nous arrive souvent de nous sentir heureux ou
abattus selon ce que les gens disent de nous. Que l’on chante nos louanges, et
nous voilà heureux, que l’on nous critique et nous voilà furieux ou déprimés.
Les mots, l’intonation de la voix, toute la sphère sensorielle dans laquelle
nous baignons a cet effet sur nous. Le fait d’être né dans un corps humain en
tant qu’entité consciente dans cet univers est une expérience sensorielle
permanente. Cette sensibilité est parfois très pénible parce qu’il arrive que
nous ne la comprenions pas, donc nous l’interprétons mal et, bien sûr, elle fait
peur. Nous passons énormément de temps à nous désensibiliser ou à créer autour
de nous un monde de sécurité illusoire qui nous donne l’impression d’être à
l’abri. La société fait de son mieux pour isoler les étrangers, les gens
bizarres, les fous, les lépreux et autres inadaptés, de façon à créer
l’illusion que tout va bien. Dans le Dhamma, par contre, nous n’essayons pas de
nous illusionner sur nous-mêmes ou sur le monde dans lequel nous vivons mais de
connaître vraiment le monde tel qu’il est.
L’un des qualificatifs utilisés pour
décrire le Bouddha est lokavidū, « celui
qui connaît le monde ». Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’un monde
qu’un dieu aurait créé il y a quelques milliards d’années comme on le conçoit
généralement, mais du monde que nous créons nous-mêmes. En effet, quand on
considère l’immédiateté de l’instant, il devient évident que c’est nous qui
créons le monde dans lequel nous vivons.
Je vous propose cela comme sujet de
réflexion, pas comme un dogme qu’il vous faudrait adopter mais comme une autre
façon de considérer et de comprendre ce que vous faites dans le présent. Je dis
que, en cet instant, vous vous créez vous-même ainsi que le monde dont vous
faites l’expérience, à travers vos peurs, vos désirs et vos habitudes.
Pour transcender cela nous avons l’Attention,
la présence consciente. Pas pour créer un monde meilleur ou pour nous mettre
d’accord sur le monde que nous allons créer — ce qui est d’ailleurs impossible
— ou pour nous débarrasser du monde et le réduire à néant, mais pour connaître
le monde. Loka signifie monde et vidū celui qui connaît, celui qui voit —
Celui qui Voit le Monde.
Donc le monde dont je parle n’est rien
d’autre que ce que vous croyez être — vos peurs, vos désirs, vos habitudes, vos
idées et vos opinions. C’est cela, le monde que vous créez. Par exemple nous
croyons qu’ici nous sommes en Suisse. Nous croyons très fermement à ce genre de
choses et nous sommes tous d’accord là-dessus. Pourtant le territoire lui-même
dit-il : « Vous êtes en Suisse » ? Non, c’est nous qui le
disons. En fait le monde entier s’accordera à dire que cette région, sur ce
continent, s’appelle
Je me revois, il y a quelques années,
en Angleterre, en train de pratiquer la méditation en marchant. Je regardais le
sol sous mes pieds en contemplant simplement la situation et tout à coup je me
suis dit : « Est-ce que ce sol, là, dit ‘Je suis l’Angleterre’. Non.
C’est moi qui dis tout le temps ‘Je suis en Angleterre’ Je projette mon
idée sur cette terre et donc je crée cela, je crée l’Angleterre. » Quand on
regarde les choses sous cet angle, on voit qu’il n’y a ni Angleterre ni Suisse
ni rien de ce genre. Les choses sont ce qu’elles sont et c’est tout. Mais
l’être humain crée ces idées autour des choses. Ensuite nous en venons à
désigner une région en lui donnant un nom et puis nous y croyons comme à une
réalité. Mais quand nous examinons tout cela, nous constatons qu’il n’y a là
rien de réel.
C’est la même chose pour ce qui nous
concerne. Quand nous grandissons, nous sommes conditionnés par nos parents,
notre culture. Nous avons une idée de qui nous sommes et de ce que nous
devrions être. Les images ou les attentes que les parents ont pour leurs
garçons ou leurs filles, tout cela est projeté sur nous dès
Quand nous prenons vie dans un corps
humain, il y a rupa, le corps, et nama, l’esprit. C’est naturel, c’est le Dhamma,
l’aspect naturel des choses ; ce n’est pas culturel, ce n’est pas quelque
chose qui a été ajouté par la société — et nous en prenons conscience :
c’est ainsi. En grandissant nous nous approprions une image de nous-mêmes avec
le nom, l’identification à une famille, une classe sociale, une race, un groupe
ethnique ou une tribu … Tout cela nous vient après
Ce que nous faisons, en méditation, ce
n’est pas essayer de nous débarrasser de nos idées pour en adopter d’autres —
des idées bouddhistes, par exemple. Il ne s’agit pas de vous débarrasser de votre
perception suisse ou de votre perception chrétienne des choses, il ne s’agit
pas de substituer un type de perception par un autre, mais de transcender votre
capacité de perception et de prendre du recul par rapport à elle pour cesser de
fonctionner à partir de ces préjugés ou de ces habitudes acquises.
Il y a des gens qui ont une vie très
dure dès la naissance, qui viennent au monde dans des circonstances très
difficiles. Nous avons tous des problèmes différents dans la vie, que ce soit
la pauvreté, une forme de handicap, les conditions économiques et politiques du
pays où nous naissons …. et cela agit sur nous de telle sorte que, si nous ne
nous éveillons pas à la véritable nature des choses, nous pouvons nous
retrouver plus ou moins programmés par certaines perceptions et habitudes et
réagir toute notre vie en fonction de cela . Pourtant je suis sûr qu’en chacun
de nous il y a le sentiment que quelque chose d’autre existe derrière cette
programmation, une espèce d’intuition que la vie n’est pas simplement être bien
programmé, avoir les bonnes pensées, appartenir au bon groupe — ou même essayer
de perfectionner le monde et d’y intégrer nos idéaux.
J’ai
grandi aux Etats-Unis, pays de
culture très idéaliste. Nous sommes élevés
avec des idées très arrêtées sur
comment les choses devraient être. Nous avons un fort sentiment
de liberté par
exemple, de liberté personnelle, d’individualité,
d’égalité des droits. Ce sont
là des valeurs et des idéaux américains
très puissants qui nous sont distillés
à travers notre éducation, les opinions de nos parents,
etc.
Contemplons la nature d’un idéal.
Avoir un idéal, c’est créer quelque chose à son plus haut niveau : nous
imaginons la façon dont les choses devraient être si tout était parfait, à leur
point culminant, là où tout est absolument juste, honnête, beau, vrai,
absolument parfait. Prenons l’exemple de
Donc il y a l’idéal et puis la réalité
de l’instant qui n’a rien d’idéal. Or, dans la méditation, nous observons les
choses telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être selon un idéal.
Les idéaux sont bien, ils sont beaux, ils sont parfaits. On peut imaginer un
idéal qui soit parfait, sans faille, supérieur à tout … mais cela restera une
idée, un idéal. C’est statique, sans vie, sans la souplesse, le mouvement, le
changement dont nous faisons l’expérience dans
Il est très important de réfléchir aux
idéaux. Un idéal a une raison d’être. C’est une sorte d’étoile qui nous
guide ; elle est très haute, parfaite et nous montre une direction. C’est
comme le Bouddhisme, ou le Bouddha en tant qu’idéal : le Bouddha est
l’Eveillé, le Parfaitement Eveillé, Celui qui est toute compassion, etc. C’est
un idéal, une haute et belle étoile qui nous donne une direction à suivre. Mais
si on compare la vie quotidienne que l’on mène à un idéal, on aura toujours l’impression
de ne pas pouvoir y arriver, ne jamais être assez bon, assez valeureux parce
que les réalités de la vie ne permettent pas de connaître cette apothéose avant
la mort.
C’est comme Ajahn Chah, mon maître,
dont on dit aujourd’hui qu’il est au milieu des étoiles. Quand nous parlons
d’Ajahn Chah maintenant, nous évoquons les souvenirs que nous en avons gardé et
souvent ce sont des souvenirs d’un Ajahn Chah idéal. On entend toutes sortes
d’histoires où Ajahn Chah se montre toujours incroyablement sage, plein
d’humour et de compassion, la parole parfaitement juste au moment parfait, sans
jamais commettre la moindre erreur — et s’il en fait c’était volontairement,
par sagesse, pour enseigner quelque chose !! … Il est mort maintenant,
c’est pour cela que les Thaïlandais disent qu’il est au milieu des étoiles. Il
y a un autre grand maître en Thaïlande, Ajahn Mun, qui est mort bien avant que
j’arrive en Thaïlande. Lui aussi est au milieu des étoiles maintenant. « Ajahn
Mun ne commettait jamais la moindre erreur, il avait probablement marché sur
sept lotus, comme le Bouddha, à sa naissance ... » Il y a d’innombrables
histoires sur la sagesse et la grandeur de ce maître qui est à présent au ciel
parmi les étoiles. Mais la réalité de la vie est différente. J’ai vécu avec
Ajahn Chah pendant dix ans, pas quand il était au ciel mais quand il était ici
sur terre ! … Et ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son
humanité — pas sa perfection, son impeccabilité, son infinie sagesse, son
absence de défauts et tout ce que l’on imagine aujourd’hui être Ajahn Chah.
C’était un homme de chair et de sang comme nous tous, avec ses humeurs, ses
sentiments, ses limites. C’est cela être humain et cette humanité n’est pas
idéale, ce n’est pas un idéal. Etre humain, c’est avoir un corps, des yeux, des
oreilles, un nez, une langue. Un corps toujours plus ou moins irrité, d’une
façon ou d’une autre, du fait de nos sens et de notre sensibilité à la chaleur,
au froid, au plaisir, à la douleur, aux contacts qui s’imposent à nous par la
vue, les sons, les odeurs, les goûts, le toucher ; et puis par notre
mental avec ses pensées et cette mémoire qui retient tout, qui fait que nous
nous souvenons des bons moments comme des mauvais.
Je me souviens avoir eu une véritable
révélation par rapport au ressentiment. C’était un état d’esprit que j’avais
tendance à refouler. Etant essentiellement idéaliste, j’étais capable de me
dire : « La vie n’a pas toujours été très tendre pour moi, je n’ai pas
toujours été traité comme j’aurais dû l’être mais bon, il faut avancer et ne
pas en vouloir au monde entier pour autant. » C’est l’attitude qui
consiste à dire : redresse le menton, sois brave et continue ta vie là où tu en
es ! Or voilà qu’après huit ans — seulement huit ans ! — de vie
monastique, j’ai dû assumer des responsabilités dont je n’avais aucune envie. A
cette époque-là, nous avions ouvert un monastère international en Thaïlande,
Wat Pah Nanachat, et Luang Por Chah m’a demandé d’en être l’abbé. C’était la
dernière chose au monde que je voulais faire ! Je voulais pratiquer, je
voulais partir dans les montagnes, je voulais méditer dans des grottes … Je ne
voulais pas avoir à m’occuper des problèmes des autres, être responsable des
enseignements et du développement d’un monastère … Je n’avais jamais rien fait
de tel ! Je ne savais même pas comment faire ! Et pourtant, mon côté
idéaliste voyait bien que c’était une bonne chose ; et puis j’avais fait
vœu d’obéir à tout ce que me demanderait Ajahn Chah ... Donc, pour respecter
mon vœu et avec le sentiment de rendre service, j’ai accepté cette
responsabilité — mais, en même temps, j’ai commencé à accumuler inconsciemment
beaucoup de ressentiment, j’ai refoulé ma rancoeur, je l’ai complètement
ignorée. Ensuite, après dix vassa, je
suis allé en Angleterre et là, on m’a demandé de rester vivre en Europe et
d’assumer encore plus de responsabilités ! Plus les obligations
s’accumulaient, plus le ressentiment augmentait — et cette fois je n’avais même
plus Luang Por Chah à mes côtés … Je me souviens quand il m’a quitté à
l’aéroport d’Heathrow et que son avion s’est envolé dans le ciel, j’ai soudain
pris conscience que j’étais tout seul. Je me sentais comme un orphelin. Mon
papa s’envolait, tous ces gens me regardaient avec plein d’attente dans les
yeux, et moi je me disais : « Je ne veux pas être ici ! »
Au cours des années qui ont suivi, ce
ressentiment s’est exprimé de différentes façons : dans ma façon de
parler, le ton de ma voix, etc. jusqu’au jour où j’en ai pris conscience. J’ai
réalisé que c’était devenu une tendance sous-jacente, ignorée de ma conscience.
Par contre, une fois que je l’ai vraiment regardée en face, j’ai pu la laisser
partir. Cette fois ce n’était plus rejeter la réalité, lever le menton et
avancer courageusement ; renoncer par idéal, comme un noble cœur qui
accepte sans créer de remous, alors qu’en réalité, ce que l’on vit au quotidien
c’est un ressentiment sous-jacent.
Dans la méditation de l’ici et
maintenant, si vous vous y autorisez, ce genre de chose va faire surface et
remonter à la conscience — et c’est une bonne chose, ce n’est pas le signe
d’une mauvaise méditation. Si des émotions désagréables ou des états d’esprit
négatifs remontent au niveau du conscient, c’est parce que vous vous ouvrez
véritablement. A ce moment-là, des souvenirs, des pensées, des émotions qui
vous aviez refoulés ou niés resurgissent. C’est en leur permettant d’être
pleinement conscients que vous pourrez les laisser partir, lâcher prise. Dans
ce cas, le lâcher prise n’est pas un rejet, un déni ou un refoulement mais la
capacité à vous libérer de l’habitude du refoulement et du
déni.
C’est dans l’instant présent que nous
pouvons accéder à cela. Même si vous comprenez la théorie et que vous en voyez
intellectuellement le bien-fondé, c’est dans la dure réalité de l’instant
qu’apparaissent la colère et le ressentiment. Voyez ces moments comme des
occasions plutôt que comme une mauvaise méditation. C’est l’occasion de voir
les choses clairement, telles qu’elles sont : c’est ainsi.
J’ai donc autorisé ces sentiments à
être pleinement vus et reconnus — non seulement la rancœur d’avoir été
forcé à accepter une position que je ne voulais pas mais aussi le ressentiment
lié à la vie monastique : j’avais toujours fait de gros efforts pour que
tout aille au mieux mais il y avait toujours des gens pour me critiquer
indéfiniment. Cela aussi est cause de ressentiment ! Alors un jour on
commence à observer ce que l’on ressent, pas pour l’analyser à travers ses
perceptions personnelles, mais simplement pour observer la sensation de rancœur
et se dire : » D’accord, c’est ainsi. » Le mental embrasse
l’ensemble de la situation et l’accueille pleinement — » embrasser »
dans le sens de « inclure le tout » : quand on embrasse
quelqu’un on prend toute la personne dans ses bras, avec ses bons et ses
mauvais côtés, pas seulement les parties que l’on aime ! Donc on embrasse,
on s’ouvre, on accueille simplement, en acceptant les choses telles qu’elles
sont, grâce à cette prise de conscience ou sati
sampajañña, la conscience intuitive. Alors seulement on peut laisser les
choses être ce qu’elles sont. On n’essaie pas de les changer ou de blâmer
quelqu’un. Non, c’est ainsi et c’est tout. Ensuite on va observer que tout cela
disparaît naturellement. Les choses apparaissent, se maintiennent un moment et puis
disparaissent.
« Ce » qui est conscient de
cette apparition et de cette disparition, de la présence et de l’absence des
phénomènes, c’est Bouddho, la connaissance, la pure subjectivité en laquelle
nous commençons à avoir confiance — je l’espère, en tous cas, je vous y
encourage ! La personnalité apparaît dans le cadre de la conscience mais
la conscience, elle, n’est pas personnelle, c’est une condition naturelle. Tout
cet univers dans lequel nous vivons est une expérience de
C’est pour cela que j’ai trouvé très
pratique d’utiliser ce son cosmique primordial, cette vibration que j’appelle
le « son du silence » — est-ce bien un son, d’ailleurs ? C’est
ce que c’est. Quand on apprend à reconnaître cette vibration aiguë, presque
électrique, et que l’on commence à y être attentif, on s’ouvre, on se détend,
on l’accueille et on abandonne automatiquement le « moi » — qui
cherche à avoir quelque chose ou à devenir quelqu’un — pour se retrouver dans
un état naturel de conscience pure. On voit clairement que cet état-là est
véritablement « normal », naturel. Ce n’est pas quelque chose que
l’on a réalisé grâce à des heures et des heures de méditation. C’est simplement
en regardant, en s’ouvrant à l’instant présent, que l’on apprend à le connaître
ou à le reconnaître.
Il faut en parler sinon nous risquons
de le laisser passer sans y accorder d’importance. C’est pourquoi je parle de
ce son comme d’un possible objet de méditation. Dans la tradition Théravada on
n’en parle pas, je crois que je suis le seul à l’utiliser … Du coup certaines
personnes se demandent si je suis très orthodoxe dans mon enseignement, mais
cela ne me dérange pas ! Ce qui m’intéresse c’est d’apprendre à partir
d’une expérience directe, vécue. C’est cela qui est important : « A
cet instant précis voilà je que je vis. » Que cela fasse ou non partie des
Ecritures n’est pas
Il faut aussi développer une certaine
confiance en notre propre capacité à apprendre de l’instant. Nous avons
tendance à préférer croire les Ecritures ou ce que disent les maîtres plutôt
que notre propre vécu parce que l’image que nous avons de nous-mêmes est peu
sûre. Notre « personnalité » est si instable, si facilement perturbée
par les événements, que nous ne pouvons pas la considérer comme un refuge — et
c’est aussi vrai pour la personnalité de quiconque ! Par contre, ce à quoi nous
pouvons nous fier, c’est à cette conscience, cette Attention au présent.
A cet instant, vous pouvez simplement
prendre conscience de l’existence physique du corps : la posture, la
présence de ce corps tel que vous en faites l’expérience — non en fonction de
théories sur le corps, mais à partir d’une conscience directe : avoir un
corps en position assise, c’est ainsi. Simplement en vous disant cela, vous
vous ouvrez à l’expérience de l’assise et le corps apparaît soudain dans
Et puis il y a
Et puis citta vipassanā : observer l’état mental, la qualité du mental
dans l’instant présent, observer l’humeur, l’état émotionnel. Simplement
observer. Il ne s’agit pas d’essayer d’y échapper mais de prendre conscience
que vous pouvez regarder l’état émotionnel comme un objet. Cette conscience
embrasse toute l’émotion que vous ressentez. Au lieu de l’analyser pour en
rechercher la cause, vous la voyez comme une qualité énergétique. Cette énergie
est là. C’est ainsi.
Et puis il y a le « son du
silence ». L’arrière-plan qui englobe tout, le sans-limites. Quand on
médite sur le son du silence, on a un sentiment d’infinitude. Il n’a aucune
frontière, il est partout, il pénètre tout, il est incommensurable.
Tout cela vous permet de cesser de
vous positionner sur le plan personnel habituel : « Il faut que je
pratique, je dois me débarrasser de tous mes défauts, je dois faire plus
d’efforts pour aller plus loin et trouver l’Eveil un jour. » Cela, c’est le
conditionnement habituel de l’esprit. Mais quand vous percevez ce calme infini,
cet incommensurable, cette immobilité du mental, vous commencez à voir que les
idées erronées qui vous font fonctionner habituellement — « Je suis
une personne qui doit pratiquer pour pouvoir devenir … » — sont une
fabrication mentale, c’est le monde que vous créez à partir de votre vision
conditionnée des choses. Ce qui sait, ce qui perçoit la vérité, n’est pas
personnel. Bien sûr, il ne s’agit pas non plus de dire : « Inutile de
méditer, il n’y a ni passé ni futur, je suis déjà parfait. » Non, ce que nous
faisons, c’est apprendre ce qui est naturel sans le transformer aussitôt en
autosatisfaction ou en autocritique.
Ceci dit, Ajahn Chah nous encourageait
souvent à contempler nos propres qualités, même sur le plan personnel, parce
que la tendance des Occidentaux est de s’appesantir sur leurs défauts. Il est
vrai que, dans nos cultures, dire quelque chose de bien sur soi, c’est se
vanter. Cela ne se fait pas, c’est prétentieux, c’est orgueilleux. On
n’est même pas censé avoir la moindre idée positive sur soi, au point que nous
croyons qu’être honnête signifie reconnaître tous ses défauts ! « Le
vrai Sumedho est … » et là, on fait la liste de tous ses défauts. Si je
disais : « Le vrai Sumedho aime ce qui est bon, il est gentil et
généreux … », on dirait : « Pour qui se prend-il,
celui-là ? » et je serais moi-même gêné de dire quelque chose de bien
sur moi. Mais, vous voyez, dans la tradition bouddhiste ceci est encouragé, non
pas pour se vanter ou cultiver une bonne image de soi mais comme une réflexion
honnête sur notre véritable nature.
Par exemple, pourquoi venir à une
retraite de méditation ? Rester assis sans bouger pendant une semaine,
s’engager à respecter les Huit Préceptes, ne pas pouvoir parler, se lever à
5h30 le matin … quand vous pourriez passer du bon temps ailleurs !
Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque chose en nous qui aime ce qui est bon
et qui a envie de se rapprocher de ce qui est authentique. Nous sommes prêts à
sacrifier confort et plaisir pour en avoir l’occasion. Sinon nous ne viendrions
pas dans un endroit comme celui-ci ; il y a tellement d’autres
possibilités en cette belle saison, tellement de choses plus drôles à faire !
Reconnaissons donc les bonnes choses
qui sont en nous sans pour autant écarter les mauvaises. Le but est de voir que
nous ne sommes pas vraiment cela : nous ne sommes ni bons ni mauvais. Ces
choses-là apparaissent et cessent selon les circonstances mais notre véritable
nature transcende cette dualité, cette perception du bon et du mauvais. Quand
nous le voyons, nous entrons dans la sagesse, pañña, et le anattā dhamma.
Quand nous psalmodions, le matin, les qualités du Dhamma, nous disons sanditthiko akāliko ehipassiko opanayiko
paccattam veditabbo viññuhi. Tous les jours nous récitons cela dans les
monastères.
Sanditthiko
dhamma signifie « le dhamma
apparent ici et maintenant » — ce n’est pas l’Eveil un jour futur.
Connaître, voir ce qui est présent en cet instant, c’est s’éveiller, s’y éveiller.
Cet Eveil n’est pas lié à une certaine idée, à un certain point de vue, mais au
fait immanent de s’éveiller. Il n’a pas de point de vue sauf qu’il inclut tout.
Il voit que les choses sont comme elles sont : la douleur est ainsi,
le plaisir est ainsi, le corps est ainsi, la sensibilité est ainsi, l’état
émotionnel est ainsi.
Le son du silence ... Là aussi,
inutile d’avoir un point de vue qui fait que l’on juge les choses, que l’on
décide de ce qui devrait ou ne devrait pas être. Tout ce dont vous faites
l’expérience en ce moment est exactement tel que ce doit être. C’est ainsi.
Quels que soient votre état d’esprit, votre état physique, mental ou
émotionnel, ou ce qui vous entoure, qu’il pleuve ou que le soleil brille …
c’est un tout, tout fait partie de cet instant. C’est ainsi dans l’instant. « Apparent
ici et maintenant. »
Akālika
dhamma signifie « éternel »,
hors de l’illusion du temps. Quand on lâche prise, on a aussitôt ce sentiment
d’être hors du temps. La notion de temps intervient quand on commence à penser
à l’heure qu’il est, quand on parle de méditation de 45 minutes, d’heure de
repas, de se lever à 5h30, etc. Ce n’est qu’une façon de concevoir le temps
mais nous l’assimilons à la vraie vie alors que le dhamma est akālika, éternel. C’est pourquoi, quand
on est totalement présent, on a un sentiment d’éternité … et on se demande ce
qui est arrivé à ces 45 dernières minutes !
Ehipassika
dhamma. Le mot ehi signifie « viens
voir ! », c’est une incitation, un encouragement à regarder, à s’éveiller
à l’instant. On le traduit habituellement par « qui encourage à
l’observation » mais, dans la langue originale, en pāli, il y a aussi une
notion d’immédiateté : « Regarde ! Viens voir tout de
suite !. »
Opanayika
dhamma
signifie « ce qui
pousse en avant » — ou « à
l’intérieur ». Une traduction dit
« en
avant » et l’autre « en dedans »
mais ne vous en préoccupez pas,
soyez simplement conscients. Quand on a confiance en cette
qualité d’Attention,
de présence consciente au Dhamma, on comprend les choses de
mieux en mieux et
la vision pénétrante s’approfondit. Quand on avance
sur ce chemin de
conscience, toutes les zones d’ombre ou de confusion par rapport
à nous-mêmes
se dissipent peu à peu.
Paccattam
veditabbo viññuhi signifie « dont
le sage fait l’expérience par lui-même ». En thaï Ajahn Chah employait
souvent le mot paccattam … par
exemple si on lui demandait : « Ajahn Chah que signifie (ceci ou cela)
? », il répondait : « C’est
paccattam ! » ce qui signifie « vous devez le découvrir par vous-mêmes »
parce que personne ne peut vous le dire et si quelqu’un vous le disait, ne le
croyez pas ! Cela signifierait que vous n’êtes pas éveillé et que lui
l’est. Ne croyez rien, c’est vous qui savez. Vous voyez comme il est important
de développer cette confiance en la conscience de ce qui est, apprendre à vous
faire confiance plutôt que vous fier entièrement aux Ecritures ou aux paroles
et aux opinions des autres !
Donc ce sentiment d’ouverture est une
chose à laquelle vous pouvez vous fier. La conscience, l’Attention, la
présence, l’intuition, sati sampajañña,
l’aperception. On peut avoir confiance en cela parce qu’il n’y a là rien de
personnel, c’est une ouverture à une réalité universelle. Vous commencez à
avoir confiance en cette simple Attention à la vie.
Je vous offre ces paroles comme
matière à réflexion et à contemplation.