Le Dhamma de la Forêt |
L’un des qualificatifs que nous donnons au Bouddha dans nos récitations est lokavidū (celui qui connaît le monde). Bien sûr, c’est une qualité du Bouddha mais il existe quelque chose de plus concret que chanter les vertus de quelqu’un appelé « Bouddha » : c’est réfléchir à ce qu’est le monde, notre monde, c’est-à-dire la situation que nous vivons en ce moment. Ceci implique une contemplation ou une réflexion sur la vie telle que nous la vivons et non une description de la vie telle qu’elle « devrait » être. Si on est rationaliste, on a toutes sortes de théories sur la façon dont les choses devraient être mais, dans la conscience réflective, on se contente de voir les choses telles qu’elles sont.
Quand on a conscience de la respiration, on constate simplement : le souffle est ainsi. On ne dit pas qu’il faudrait respirer d’une certaine façon, qu’il y a une façon idéale de respirer vers laquelle nous devrions tous tendre. Nous contemplons notre vécu et les mots arrivent : « La sensibilité est ainsi ». Quand nous commençons à remarquer le fait que le corps humain, ce corps que nous habitons – avec ses yeux, ses oreilles, son nez et sa bouche – est sensible et que la sensibilité est « ainsi », nous tournons le regard vers l’intérieur. Que veut dire être sensible ? Nous observons et remarquons ce que signifie ressentir, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser et se souvenir. Nous pouvons avoir une idée de ce que signifie être sensible – « ma » sensibilité – ou bien nous pouvons essayer de nous rendre insensibles parce que nous considérons la sensibilité comme une faiblesse. Pour certaines personnes, être trop sensible est signe de faiblesse. Mais là, nous ne portons aucun jugement sur la sensibilité, nous remarquons simplement qu’elle est ainsi.
Tandis que nous observons le monde dans lequel nous vivons, l’environnement – ce qui est – nous découvrons qu’il nous mène vers une simple reconnaissance de la nature impermanente de notre expérience consciente, la façon dont les choses apparaissent et disparaissent, commencent et finissent. C’est cela « connaître le monde » : pas le juger à partir de certaines valeurs mais le voir tel qu’il est, ainsi… et notre monde est sensible. Il nous parle de la vie et de la mort, de rencontres et de séparations, d’arrivées et de départs, de bon et de mauvais, de juste et de faux, de beauté et de laideur, et de tous les différents degrés d’expérience et de qualités auxquels nous sommes sujets dans cette enveloppe humaine.
Même si cela ressemble à une évidence, quand on en prend conscience, combien de gens considèrent réellement le monde comme un champ d’expérience ? Généralement nous l’interprétons de manière personnelle. Le schéma habituel consiste à tout interpréter en termes de limitations personnelles, de ressentis personnels ou d’idées personnelles. Or, en voyant le monde tel qu’il est, nous comprenons qu’il n’est pas personnel. Une « personne » est une création de l’esprit qui nous attache et nous limite si nous ne nous réveillons pas. Si nous nous contentons de fonctionner selon notre conditionnement émotionnel, nous interprétons les choses : « Voilà ce qui m’arrive en ce moment » ou « Je suis quelqu’un de bon / de mauvais… »
Il est très important de reconnaître et de savoir que le monde est ainsi. C’est une expérience très forte car avoir un corps humain, c’est vivre presque constamment avec un sentiment d’irritation. Voyez ce qui anime la conscience d’une forme comme le corps humain qui est constitué des quatre éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air. De la naissance à la mort, depuis l’instant où l’on naît, l’instant où l’on pleure en sortant du ventre de sa mère, on commence à pleurer. Ensuite la sensibilité, les contacts et les irritations arrivent par l’intermédiaire de ce corps, de cette forme dotée d’un système nerveux sensible, jusqu’à ce qu’elle meure. Je vous encourage à contempler ce qu’est la naissance dans ce monde au lieu de l’évaluer en fonction d’idées ou d’idéaux que vous pouvez avoir. Voilà ce que l’on appelle un état de conscience éveillée. « S’éveiller » signifie connaître le monde tel qu’il est ; ce n’est pas juger le monde. Si nous avons des idées sur la façon dont le monde devrait être, notre esprit critique va conclure : « Cela ne devrait pas être ainsi ». Quand on se dit que les pays, les gouvernements, les parents, les conjoints… devraient être comme ceci ou comme cela, on compare la réalité à un idéal, à une idée très élevée qui commence par : « Si tout était parfait… » Mais la perfection de cette sphère d’existence ne consiste pas à élever notre vécu à un instant de perfection. Les instants de perfection ne sont rien de plus que cela : merveilleux, d’une certaine manière, mais ils ne durent pas. Le flux et le mouvement de notre vie tournent autour du changement inhérent à ce monde conditionné qui nous affecte, dans lequel nous sommes engagés, immergés, dans cette forme, ce corps-esprit doté de conscience.
Observez comme le simple fait de voir, d’entendre, de goûter, de sentir et de toucher peut créer de l’irritation. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas tout à fait bien. Il fait trop froid ou trop chaud ; on a mal à la tête ou au dos ; il y a trop de bruit, une mauvaise odeur… Tout cela entre en contact avec cette forme et nous permet de faire l’expérience de sa beauté, de sa laideur, du plaisir et de la douleur. Mais le plaisir lui-même est irritant quand on y pense. Nous apprécions les sensations de plaisir mais, quand il y en a trop, cela peut aussi être très fatigant et énervant. Il ne s’agit pas de critiquer mais simplement de remarquer le fait qu’avoir un corps humain implique tout cela – c’est ainsi. Respirer est ainsi ; être conscient est ainsi.
Voyez simplement à quel point nous sommes sensibles aux paroles et aux pensées. Quelqu’un va dire quelque chose sur un certain ton et tout le monde va en être perturbé. Certains mots peuvent aussi causer beaucoup de peine. On peut également se souvenir d’événements passés, agréables ou désagréables. On peut être obsédé par des regrets ; ressentir beaucoup de culpabilité, de remords ou de colère contre soi-même à cause d’erreurs, d’échecs ou de mauvaises actions commises dans le passé dont nous nous souvenons maintenant. On peut être vraiment névrosé lorsque, dans l’instant présent, on est complètement obsédé par quelque chose que l’on n’aurait pas dû faire vingt ans plus tôt. On peut se laisser aller à des états de profonde dépression et de véritable désespoir.
Naître dans une forme humaine est un vrai défi : comment faire le meilleur usage de cette naissance, de cette expérience humaine, de cet état sensible dans lequel nous vivons ? Certaines personnes envisagent le suicide « pour en finir » ; c’est trop dur à supporter, intenable, toute une vie d’irritation constante, de culpabilité, de remords et de peur de l’inconnu. C’est parfois tellement affreusement déprimant que l’on pense qu’il vaut mieux se suicider. Ou alors, comme le Bouddha nous y encourage, nous pouvons nous éveiller à cette vie, apprendre d’elle, la voir comme un défi, comme une occasion de nous instruire. Nous pouvons développer la sagesse en fonction des circonstances et des expériences que cette vie nous apporte – qui ne sont pas nécessairement les plus favorables. Beaucoup parmi nous ont dû subir toutes sortes de frustrations, de déceptions, de désillusions et d’échecs. Bien sûr, si nous prenons cela personnellement, nous voulons en finir au plus vite. Mais, si nous replaçons les choses dans le contexte d’un apprentissage du monde tel qu’il est, nous pouvons tout encaisser. Nous avons une incroyable capacité à apprendre, même des situations les plus injustes, terribles, douloureuses ou révoltantes. Rien de cela ne peut empêcher l’éveil. La vraie question est : allons-nous utiliser ces situations pour nous éveiller – ou pas ?
Certains pensent qu’un bon karma c’est avoir la vie facile, naître dans une famille aisée, une classe sociale élevée, être beau et intelligent, et avoir tout ce qu’il y a de bien et de bon dans ce monde. C’est le résultat de mérites, de pāramī (vertus), etc. Mais quand je considère ma vie, plutôt bénéfique à la naissance, je peux dire que j’ai connu des défis incroyables qui m’ont secoué, qui m’ont vraiment perturbé et déçu au point d’envisager le suicide – « Je veux en finir. Je ne veux pas continuer à vivre encore des années et des années dans ce monde. Je n’en peux plus ». Pourtant, en m’éveillant à cela, j’ai réalisé que j’étais prêt à accepter ce que la vie m’offrait et à apprendre de chaque chose. C’est cela le vrai défi : voir chaque situation comme une occasion qui nous est offerte en tant qu’êtres humains, en tant qu’êtres conscients.
Les enseignements du Bouddha sont orientés précisément dans ce sens. Ils sont là pour nous éveiller et non pour nous conditionner. Il ne s’agit pas de s’en accaparer, d’en faire des doctrines auxquelles on s’attache, mais de les utiliser comme des moyens précieux pour développer et encourager la conscience éveillée, l’attention, l’intuition. Au lieu de craindre notre sensibilité, nous y ouvrir : être pleinement sensibles plutôt qu’essayer de nous protéger indéfiniment de souffrances ou de malheurs possibles.
Connaître le monde pour ce qu’il est ne signifie pas se résigner, au sens négatif du terme – « Oh, vous savez comment est le monde, n’est-ce pas ! » – comme s’il était mauvais, comme s’il ne tournait pas rond. Cela, ce n’est pas connaître le monde tel qu’il est. Connaître, c’est étudier, s’intéresser, investiguer et examiner ce qui se passe et être vraiment prêt à affronter et ressentir l’aspect négatif de vos expériences vécues. Il ne s’agit pas de rechercher le plaisir des sens mais de considérer même les plus décevantes de vos expériences ou vos pires échecs comme des occasions de vous éveiller. On pourrait dire que ces situations sont des devadūta ou « messagers » qui nous tapent sur l’épaule en disant : « réveille-toi ! » C’est pour cela que, dans le bouddhisme, la vieillesse, la maladie, le handicap et la perte ne sont pas vus comme des choses à craindre ou à mépriser mais comme des devadūta1. Ce sont des « messagers divins » envoyés pour nous prévenir. Un jour un Chrétien m’a demandé s’il y avait des anges, dans le bouddhisme : « Dans le christianisme, nous avons des anges, toutes sortes d’êtres blancs et beaux qui jouent de la harpe ; ce sont des êtres rayonnants et lumineux. » J’ai répondu : « Les anges bouddhistes sont différents. Ce sont la vieillesse, la maladie et la mort ! » Le quatrième devadūta est le samana, le contemplatif, l’être humain qui a une réalisation spirituelle.
Ceci m’a toujours intéressé parce que je trouvais très amusant de voir un vieil homme comme un ange, les malades, les malades mentaux, les cadavres ou encore des moines et des nonnes comme des devadūta. Regardons-nous les uns les autres comme des devadūta – sinon nous devenons des « personnes », n’est-ce pas ? Quand on regarde un ensemble de têtes rasées et de vêtements couleur safran, on arrive à les voir comme des devadūta plus facilement que si on les regarde comme des moines et des nonnes, seniors et juniors… car là, on tombe dans une vision personnelle (sakkāya-ditthi). Est-ce que nous nous aidons effectivement les uns les autres à nous éveiller ou est-ce que nous nous considérons plutôt comme des individus affublés de vertus et de défauts ? « Ce moine est comme ceci, cette nonne est comme cela ». Nous pouvons voir les choses à la manière ordinaire du monde ou bien changer de perspective et percevoir les autres comme des devadūta.
On peut voir les personnes âgées comme des devadūta. Comme moi : j’aurai soixante-sept ans dans quelques jours. Pas seulement un devadūta en tant que samana mais aussi en tant que vieil homme ! Quand je serai malade et sénile, je serai encore plus un devadūta et quand je mourrai, je serai les quatre en un ! En réfléchissant ainsi, nous pouvons voir comment utiliser la vie. La malléabilité de notre esprit humain est infinie. Nous sommes parfois terriblement entêtés et conditionnés par la pensée dualiste que nous héritons de notre culture. Par exemple, j’ai grandi en apprenant à tout voir de manière très dualiste du fait de mon éducation chrétienne. Les choses étaient absolument justes ou absolument fausses, bonnes ou mauvaises. Tout était vu de cette manière très fermée. On ne pouvait guère utiliser son esprit car il ne pouvait se déplacer qu’entre ces deux extrêmes.
À l’inverse, certains exercices de méditation bouddhiste proposent de visualiser, d’utiliser l’esprit pour créer une image de certaines choses, pour contempler les trente-deux parties du corps, par exemple. Je me souviens que, lorsque j’ai pratiqué cela pour la première fois en Thaïlande, je voulais absolument évoquer ces trente-deux parties du corps de manière aussi exacte que possible selon la science occidentale. Pour contempler les trente-deux parties de mon propre corps, je préférais prendre un livre d’anatomie et regarder une image. Mais contempler la réalité des organes qui existent ici, maintenant, dans ce corps que j’appelle « moi », dans cette chose que je prends pour « moi », c’est utiliser les connaissances de manière très différente ; cela nous oblige à assouplir un peu l’esprit.
La semaine dernière, je disais à un moine combien il est difficile parfois de voir ses propres qualités parce que nous sommes tellement habitués à voir ce qui ne va pas en nous, le négatif, les défauts. J’ai remarqué, surtout chez les Occidentaux, européens et américains, que nous passons beaucoup de temps à nous critiquer nous-mêmes, à nous attarder sur ce que nous considérons comme nos défauts, nos mauvais côtés ou nos faiblesses. Nous allons jusqu’à considérer qu’il est mal de reconnaître nos qualités. J’étais comme cela, moi aussi : je me trouvais honnête quand j’admettais mes faiblesses et mes défauts mais, si je m’étais reconnu une vertu, j’aurais eu l’impression de fanfaronner. En Angleterre, il est très mal vu de fanfaronner, de dire aux autres que l’on est quelqu’un de formidable, que l’on gagne beaucoup d’argent, que l’on est titulaire de nombreux diplômes ou titres. En Thaïlande, certains moines ont une carte de visite qui porte tous leurs titres : diplômé de ceci, docteur en cela, chef de province, vice-président de l’Association mondiale bouddhiste et du Congrès mondial bouddhiste, etc. etc. C’est tout à fait normal, là-bas, de se présenter en fonction de ses réalisations. Ici, par contre, nous trouvons que c’est de très mauvais goût, que c’est embarrassant. En Angleterre vous ne verrez jamais le diplôme des gens encadré et accroché au mur ; ce serait embarrassant pour eux ; ce serait comme se faire valoir. Il y a une certaine modestie assez attachante chez les Anglais mais il ne faut pas la pousser trop loin, au point de ne plus être capable de se reconnaître la moindre vertu, d’apprécier ses succès et ses qualités.
Allons-nous devenir des monstres à l’ego surdimensionné si nous admettons que nous apprécions ce qui est bien ? Si on me demandait pourquoi je suis devenu bhikkhu (moine bouddhiste), pourquoi j’ai choisi de mener une vie de célibat dans cet ordre monastique, je pourrais répondre : « Pour mettre un peu d’ordre dans ma vie, pour savoir où je vais. Je n’ai pas trouvé d’autre manière d’y parvenir. Il fallait que je fasse quelque chose pour y arriver. » Je peux voir cela en termes de faiblesse et d’incapacité, comme si j’avais besoin du soutien des circonstances extérieures parce que je n’y arriverais pas tout seul. Mais je peux aussi le voir en d’autres termes : j’étais attiré par ce qui est beau, vertueux et bon. Les deux points de vue ont une part de vérité. Bien sûr, même si les choses viles et sombres ne m’attirent pas, cela ne veut pas dire que je gravite seulement autour de ce qui est beau et lumineux ; j’ai aussi eu une certaine fascination pour ce qui ne l’est pas. Je dirais plutôt que c’est un penchant naturel qui m’attire vers ce qui est bon et lumineux, ce qui est vrai et beau. C’est la voie qui m’intéresse, c’est dans cette direction que j’ai envie d’aller. Voilà quelque chose de très bon, quelque chose qu’il faut respecter. Je suis obligé d’admettre que c’est une belle qualité dans mon caractère.
Interpréter ces tendances positives en nous en termes de qualités personnelles, c’est apprendre à être honnête, à admettre et à apprécier consciemment notre humanité et notre individualité. Cela permet de nous donner une confiance que nous n’avons pas si nous sommes obsédés ou obnubilés par l’autocritique, si nous nous percevons trop négativement. Voir les choses ainsi, c’est être capable d’utiliser notre esprit critique, notre capacité d’analyse et nos pensées non seulement pour observer et comparer les choses mais aussi pour examiner et investiguer en termes d’expérience vécue. Nous nous éveillons à la respiration : « elle est ainsi » ; nous nous éveillons à notre état de sensibilité de l’instant : « il est ainsi » ; nous nous éveillons à la gêne que nous ressentons, nous voyons qu’elle vient de choses qui entrent en contact avec nos sens et les irritent ; nous nous éveillons à nos obsessions et à nos schémas émotionnels, quels qu’ils soient, nous prenons du recul par rapport à eux au lieu de les voir comme quelque chose dont il faut se débarrasser. S’éveiller à tout cela, changer nos tendances à refouler, à résister, à nier ce qui est, pour ouvrir les yeux, accepter et accueillir.
Dans la première noble vérité, le Bouddha a proclamé qu’il y a dukkha, la souffrance. Il a mis cela dans le contexte d’une « noble vérité » et non d’une réalité déprimante. Si nous considérons cette affirmation comme une réalité déprimante, que se passe-t-il ? « La vie n’est que souffrance, rien que de la souffrance. On vieillit, on tombe malade et puis on meurt. On perd tous ses amis. ‘Tout ce qui m’appartient que j’aime et que j’apprécie changera et me sera ôté’. Et c’est tout : de la souffrance du début jusqu’à la fin ». Qu’y a-t-il de noble là-dedans ? Si on l’entend en termes personnels, c’est pessimiste et déprimant. On va conclure : « Cela ne me plaît pas. Je ne veux pas souffrir. Quelle mauvaise blague Dieu nous a faite en créant ce monde de misère et moi qui suis né là-dedans, je dois y vivre ! Pourquoi dois-je vivre ? Juste pour vieillir, tomber malade et mourir ? » Bien sûr, c’est très déprimant ; ce n’est pas une « noble vérité ». Mais c’est parce que nous créons un problème en refusant de voir les choses telles qu’elles sont. Si nous considérons « il y a la souffrance » comme une noble vérité, nous écoutons le conseil, la prescription qui suit, pour nous aider à vivre avec cette souffrance : l’accueillir, la comprendre, s’y ouvrir, l’admettre, commencer à observer les choses de près et les accepter. Alors, nous sommes prêts à prendre les choses comme elles viennent, à apprendre de ce que nous n’aimons pas et que nous ne voulons pas, de la douleur, de la frustration et de l’irritation, qu’elles soient physiques, mentales ou émotionnelles.
Comprendre la souffrance, c’est s’ouvrir à elle. Dire : « Je comprends la souffrance parce qu’elle est comme ceci ou cela », c’est la rationaliser, ce n’est pas la comprendre. Il s’agit d’accueillir la souffrance que nous ressentons à bras ouverts : frustration, désespoir, douleur, irritation, ennui, peur ou désirs. C’est là et nous ouvrons les bras, nous accueillons, nous acceptons. C’est alors que la souffrance devient une noble vérité, vous voyez ? Alors, notre humanité est noble ; c’est une vérité ariyan. Le mot pāli ariyan signifie « noble ». La noblesse est une grande qualité qui nous élève. Quand on est noble, on s’élève au-dessus des choses ; on ne dit pas : « La vie est trop dure ; je veux m’échapper ; je ne peux pas supporter tout cela. » Il n’y a rien de noble dans une telle attitude. Si on a été élevé dans le christianisme, on va blâmer Dieu : « Pourquoi avez-vous permis cela ? C’est de votre faute. » Je me souviens qu’enfant j’étais furieux contre Dieu : « Si j’étais Dieu, j’aurais créé une bien meilleure situation que celle-ci, je n’aurais pas créé la douleur. » On tombe, on a mal et on se dit : « Pourquoi Dieu permet-il cela ? Pourquoi a-t-il créé un monde où il y a tant de douleur ? Si j’étais Dieu et je créais le monde, la douleur n’existerait pas ». Ma mère avait toujours du mal à répondre à ce genre de questions. Que répondre ? Il est évident que la douleur est quelque chose qui ne devrait pas être, ce n’est pas juste… à moins qu’elle soit une noble vérité ! La vieillesse est-elle une noble vérité ? La perte, la séparation et tout ce que nous devons vivre dans ce corps, dans ce monde… Allons-nous l’aborder en nous plaignant et en blâmant les autres ou comme une noble vérité ? Voilà ce que je vous propose d’investiguer.
Nous pouvons voir les choses de différentes façons ; nous ne sommes pas les victimes d’une programmation unique et figée. Si nous étions définitivement programmés par la culture et la famille dans lesquelles nous avons grandi, ce serait bien dommage. Quelques fois ce serait acceptable mais pourquoi nous considérer limités à cette seule expérience alors que nous avons l’occasion d’explorer la réalité, de l’étudier et d’en avoir une connaissance directe ? L’éveil n’est pas quelque chose de lointain et d’inaccessible. Peut-être l’imaginez-vous comme un état très abstrait, très élevé, auquel on peut aspirer mais que vous ne pensez pas pouvoir atteindre un jour. Sur quoi sont basées ces pensées ? Sur une image de vous-même : « Je suis comme ceci et comme cela ».
Si je dépendais de ma personnalité, je ne pourrais rien faire. Je n’imaginerais même pas pouvoir m’éveiller parce que ma personnalité ne peut absolument pas me concevoir comme quelqu’un capable de trouver l’éveil. Ma personnalité est conditionnée à ne voir en moi que ce qui ne va pas car je suis issu d’une société compétitive où l’on est très conscient de qui est le meilleur et qui est le pire, qui est au-dessus et qui est au-dessous. Par conséquent, je ne peux pas m’y fier. Mes habitudes personnelles sont conditionnées et n’ont donc aucune flexibilité. Si nous nous contentons de nous attacher à notre vécu ou de l’interpréter à travers le filtre de ces perceptions, si nous n’apprenons jamais à regarder les choses sous un autre angle, nous sommes piégés dans une vision étriquée qui peut conduire à une manière très déprimante de vivre notre vie.
Si nous commençons à nous éveiller, nous allons voir au-delà de la dualité rigide, de la dualité puritaine ou du programme que nous avons acquis dès l’enfance dans notre famille et notre environnement social. Ayez confiance dans votre intuition qui s’éveille. Ne vous fiez pas à vos idées, à vos opinions sur tout – sur vous-même, sur le bouddhisme ou sur le monde – car les idées sont très souvent des préjugés. Nous avons beaucoup de préjugés les uns vis-à-vis des autres : sur le plan racial ou ethnique, sur le plan de notre identité sociale ; nous pouvons nous sentir socialement supérieurs… Il ne faut se fier à rien de tout cela.
Nous pouvons considérer les choses de différentes manières ; nous ne sommes pas obligés de les voir toujours à partir des conditionnements que nous avons acquis. Ainsi, lorsque le Bouddha parle de « l’esprit de Bouddha », il parle d’un esprit souple et malléable ; un esprit universel. Nous pouvons voir les choses de tant de points de vue différents ! L’esprit est capable de rayonner. La conscience resplendit ; elle est elle-même une lumière. Alors, lorsque nous commençons à lâcher notre habitude de toujours nous limiter à cause des déformations de nos états d’esprit conditionnés, nous commençons à comprendre, à voir les choses telles qu’elles sont réellement, à connaître le Dhamma – c’est l’éveil. Ce n’est pas quelque chose de lointain ni d’inaccessible si on ne s’attache pas à ces idées sur un plan personnel Nous avons tendance à mettre ces perceptions sur un tel piédestal qu’il nous devient totalement impossible de les atteindre. Nous agissons ainsi quand nous ne nous sommes pas éveillés à ce que nous faisons. Nous fonctionnons uniquement à partir d’une vision conditionnée de tout.
Il y a dukkha (la souffrance) et dukkha devrait être accueilli. Voilà ma nouvelle interprétation de la première noble vérité du Bouddha ! La traduction classique est : « dukkha devrait être compris » mais maintenant je propose : « dukkha devrait être accueilli ». Comment cela ? Essayez ! Vous pouvez tester tous ces mots. Ne vous tourmentez pas en pensant que les textes originaux en pāli parlent de comprendre et non d’accueillir. En réalité, le texte original ne dit pas « comprendre ». Il utilise un mot en pāli que nous avons traduit par « comprendre » mais peut-être ne comprenons-nous pas correctement le mot « comprendre ». Avez-vous pensé à cela ? Peut-être ne comprenons-nous pas bien notre propre langue. Nous sommes tellement habitués à une interprétation très étriquée du mot « comprendre » que nous avons beaucoup de mal à l’agrandir. Si nous adoptons un regard plus vaste, nous pouvons jouer avec les mots, faire des expériences. Essayez et observez les résultats !
Je pourrais déclarer : « Je vous dis d’accueillir dukkha parce que j’ai trouvé la vraie traduction et quiconque continue à dire ‘comprendre’ est dans l’erreur » Mais ce serait imposer ma vision des choses, mon interprétation personnelle… Et nous retomberions dans une approche rigide et arrogante. Non, je ne vais pas essayer de prouver que j’ai raison, que mes traductions sont les meilleures. Je vous propose simplement de voir l’effet qu’elles produisent ici et maintenant, et je partage cela avec vous, pour vous encourager à assumer le droit et la liberté de vous connaître mieux vous-même. Vous n’êtes pas obligé de toujours essayer de vous conformer au regard et aux opinions de votre tradition, avec toutes ses formes orthodoxes et ses définitions qui correspondent à la façon dont « notre école » voit les choses.
« Il y a dukkha et dukkha devrait être accueilli. Dukkha a été accueilli. » Qu’en pensez-vous ? Essayez ! Je ne sais pas si cela fonctionnera pour vous mais cela fonctionne pour moi parce que, de par mon tempérament, j’ai tendance à repousser dukkha. C’est mon conditionnement, ma personnalité. « La souffrance ? Au large ! Je n’en veux pas ! » Je vois quelqu’un qui souffre et je n’ai pas envie de m’approcher de lui. « Ajahn Sumedho, j’ai un problème » – au large ! Je ne veux pas de problème. C’est la tendance de mon caractère de résister ainsi. Je ne veux rien entendre sur la souffrance. Parlez-moi des bonnes choses : « Comment allez-vous aujourd’hui ? » « Je vais très bien, Ajahn Sumedho. J’adore être ici, à Amaravati. Je suis heureux d’être moine. J’adore le Dhamma, la tradition du Theravada et le Vinaya (la discipline monastique). J’aime absolument tout. » Voilà ce qui me rend heureux. Encore, encore ! Je m’approche de quelqu’un d’autre : « Comment allez-vous ce matin ? » « Oh, cette vie monastique est tellement ennuyeuse, tellement triste. J’en ai assez. Je ne veux plus être moine. » Voilà ce que je ne veux pas entendre. Ne me dites pas cela !
Nous pouvons aller d’une personne à une autre en espérant que les gens vont nous aider à nous sentir bien : « Dites-moi les bonnes choses parce qu’elles me font du bien. Ne me dites pas les mauvaises choses parce qu’après, je me sens mal. Je ne veux pas me sentir mal, je ne veux pas de la souffrance ; je ne l’accueille pas, je veux m’en débarrasser. » Alors, je vais passer ma vie à essayer d’obtenir autant de bonnes choses que possible et à repousser les mauvaises. Mais, avec cette nouvelle traduction – « Il y a la souffrance et la souffrance devrait être accueillie » –, tout change, n’est-ce pas ? Nous voyons la souffrance – la nôtre, les problèmes et les difficultés des autres, etc. – comme des choses à accueillir et non à fuir ou à repousser.
Nous sommes en retraite depuis une semaine. J’aime vraiment beaucoup la pratique de la méditation formelle. J’aime m’asseoir ici, face à l’autel. J’aime le temple, c’est un endroit très agréable pour s’asseoir en méditation. Je m’assois sur ce coussin triangulaire qui soutient bien la colonne vertébrale, de sorte que je peux rester assis longtemps très confortablement. Je regarde l’autel et mon esprit s’arrête et s’apaise. Ensuite, quand je me retourne et que je vous regarde… Que se passe-t-il quand je vous regarde tous ? C’est juste une manière de contempler. Quand je regarde l’autel, tous les objets qui y sont disposés apportent la paix et le calme. Il y a des bougies, de l’encens et la statue du Bouddha – des choses qui ne sont pas dukkha pour moi. Elles sont inspirantes, agréables ; elles ne sont pas irritantes et n’éveillent aucun sentiment déplaisant. Si je ne tiens pas spécialement à les regarder, je peux simplement fermer les yeux et ne rien regarder. Mais quand je me retourne et que vous êtes tous là, qu’est-ce qui se passe ? J’ai soudain le sentiment qu’il y a tellement de possibilités : tous ces gens différents, certains que je ne connais même pas, d’autres que je crois connaître. J’ai des opinions sur certains d’entre vous : celui-ci est comme ceci, celui-là comme cela. J’ai des souvenirs et chaque personne peut évoquer de bons ou de mauvais souvenirs. Certaines personnes ont une façon particulière de bouger, d’agir ou de parler qui éveille différentes réactions dans mon esprit, dans ma conscience. Si je me dis : « Oh, je ne peux pas supporter ce comportement », c’est ainsi que le monde va se présenter pour moi et je vais être obligé de vite me retourner vers l’autel ! Par contre, si, pendant que je regarde l’autel, je prépare ma conscience à m’amener à la non-saisie, à la réalité du non-attachement, si j’ai pleinement conscience de cela, je ne dépends plus de la stimulation que m’apporte le regard sur l’autel. Alors, au lieu de me détourner de la communauté, je peux me tourner vers elle. C’est ainsi que nous commençons à nous éveiller à la réalité et à lâcher les expériences conditionnées dont nous sommes devenus très dépendants.
Nous parlons de prendre refuge dans le Sangha et nous savons définir le Sangha en termes de « quatre paires » qui constituent les huit sortes de nobles êtres. Combien d’entre nous correspondent à cette description ? Combien de nos egos peuvent se considérer comme des sotāpannamagga, sotāpanna-phala, sakadāgāmi-magga, sakadāgāmi-phala, anāgāmi-magga, anāgāmi-phala, arahatta-magga ou des arahattā-phala2 ? Lequel êtes-vous ? Comment puis-je prendre refuge dans quatre paires et huit sortes de nobles êtres ? Tout cela est très abstrait ; ces sages, ces êtres idéaux quelque part, peut-être… Mais peut-être y en a-t-il parmi nous ? Ce moine ou cette nonne ? Alors, qu’est-ce que le refuge dans le Sangha ? Voulons-nous que cela reste abstrait ? Est-ce à moi de décider qui est un sotāpanna ou un sakadāgāmi, de décider auprès de qui je peux prendre refuge ? Dans ce cas, ce serait encore une question d’ego. Me voilà, je suis cette personne qui essaie de décider du statut de quelqu’un d’autre.
Prenez plutôt des mots comme « Sangha » pour faire en sorte qu’ils aient du sens pour vous. Rendez-les concrets. Nous avons le même refuge ; nous sommes le Sangha. Notre refuge est dans le Bouddha, le Dhamma et le Sangha, pas dans des préférences ou des attitudes personnelles, pas dans des habitudes, des jugements ou des opinions. Lorsque nous nous voyons les uns les autres en termes de Sangha ou comme des devadūta, nous commençons à mieux comprendre, à respecter et à dépasser les préférences personnelles, les opinions personnelles et les réactions personnelles. Nous n’essayons pas de les annihiler parce que le dukkha que nous accueillons, ce sont toutes ces réactions personnelles : pourquoi je ressens de la colère, pourquoi cette jalousie, pourquoi je me sens rejeté, etc. Nous n’essayons pas d’ignorer ces ressentis. Au contraire, grâce à la confiance que nous développons dans cet état éveillé, nous pouvons tous les accueillir comme faisant partie d’une noble vérité et non comme des défauts personnels.