Le Dhamma de la Forêt |
La méditation est le début de l'effondrement du processus de conditionnement, mais elle ne nous en débarrasse pas ; ce n'est pas un rejet de la conditionnalité. Tant que vous ne parviendrez pas à vous détacher des conditions du corps et de l'esprit, vous serez pris dans des conditions changeantes et n'aurez aucune perspective sur elles. C'est ce que l'on appelle généralement le samsara, le cycle sans fin de la naissance et de la mort dans lequel nous sommes impuissants, pris dans le mouvement des pensées, des émotions et du changement, et qui, pour beaucoup, je crois, conduit au désespoir.
Le conditionnement culturel est très fort et l'ego – pour la plupart des Occidentaux – est plus fort que l'identité avec la famille, le pays ou le clan. Chez les Asiatiques, l’identité n'est pas aussi fixée sur « moi » ou « ce que je pense et ressens » ; elle est davantage liée à la famille ou au clan. Or, le fait de s'identifier à d'autres personnes sur une plus grande échelle peut aider à lutter contre la solitude, car on a toujours le sentiment d'appartenir à un groupe. Dans mon propre conditionnement culturel, l'accent était mis sur l'individualisme, sur « mes droits », « mon moi » et « mon indépendance » ; l'idéal était d'être complètement soi-même, d'être anticonformiste. Mais ce sont des idéaux de ce type qui m'ont finalement conduit à un sentiment croissant d'isolement et de solitude. Même si la famille est présente, cet individualisme est affirmé comme étant ce qu’il y a de plus important, tandis que la famille ou la société passe après ou est complètement rejetée. « Mes droits, mes pensées, mes opinions » priment généralement, et lorsque cette attitude devient obsessionnelle, on arrive à ce que j'ai ressenti comme un sentiment de solitude et d'isolement. Il y a, bien sûr, des aspects positifs car on peut faire ce que l'on veut sans se sentir lié par les exigences des parents. J'ai remarqué que ce n'était généralement pas le cas en Thaïlande et au Sri Lanka, où l'influence de la famille et du groupe est tellement forte qu'un individu ne peut pas s'affirmer contre le groupe sans susciter de réactions.
À l'âge de trente ans, mon conditionnement culturel m'a conduit, à bien des égards, à un état de désespoir. J'avais poussé l'individualisme et la liberté personnelle à l'extrême et le résultat était que je voulais y mettre fin. En fait, je ne pouvais pas imaginer continuer ainsi le reste de ma vie, avec ce sentiment de « moi contre le monde », et je ne pouvais pas non plus imaginer y trouver un quelconque bonheur. Ensuite, je suis devenu moine bouddhiste et, ce faisant, je me suis engagé envers le groupe en prenant refuge dans le Saṅgha, en acceptant de vivre selon le Vinaya (la discipline) qui faisait de moi un membre d'un groupe de moines. Les premières années, j'étais le seul Occidental dans une communauté thaïlandaise, ce qui me mettait dans la position de l'étranger – le plus grand, le plus blanc, l'Américain. Les gens qui venaient au monastère présentaient d'abord leurs respects à Ajahn Chah – parce que c’était le grand patron – puis ils sautaient tous les moines et s'inclinaient devant moi qui me tenais au bout de la file car je n'étais qu'un moine débutant ! Au début, j'ai pris cela personnellement et je m'en suis inquiété parce que je ne me sentais pas digne de cette distinction. Mais, lorsque j'en ai parlé à Ajahn Chah, il m'a dit : « Ils respectent simplement ce que tu fais. ». Autrement dit, ils ne me considéraient pas comme digne de respect en tant que personne – et heureusement, parce que je ne me sentais pas du tout comme ça, d’autant qu’à l'époque, je passais par toutes sortes d'états de colère et d'avidité.
La discipline monastique peut faire surgir toutes sortes de réactions en raison des restrictions : un seul repas par jour, ne prendre que ce qui est offert, célibat, etc. En réalité, j'aimais bien l'idéal de la discipline monastique ; je m’y adaptais bien. Mais, sur le plan émotionnel, cela faisait naître des sentiments de colère. Un jour, par exemple j’observais le moine qui distribuait la nourriture ; il y avait quelque chose dont j’avais très envie – et il ne m’en a pas servi ! Je ne me souviens pas avoir jamais eu des réactions aussi mesquines en tant que laïc, ayant toujours été en mesure de choisir ce que je voulais et de tout organiser à ma guise. Mais là, dans ce cadre monastique, j'étais soumis aux caprices et aux fantaisies du groupe.
Luang Por Chah mettait constamment l'accent sur l'ici et maintenant. C'est grâce à cette insistance permanente – en dépit d'une certaine résistance et de mes propres opinions – que j'ai commencé à comprendre, que j'ai commencé à voir ce que je faisais. Je créais moi-même de la souffrance à cause de toutes petites choses, quand les choses n’allaient pas comme je le voulais ou que je n’appréciais pas la façon dont les autres agissaient. J’étais capable de rester assis et de ruminer mes rancœurs pendant des jours et de me rendre malheureux pour quelque chose de relativement mineur, quelque chose qui n'avait vraiment pas d'importance. J'ai fini par remarquer que je créais cette souffrance (dukkha) par mes propres obsessions, mes opinions, mon orgueil et ma prétention ou parce que je me sentais menacé et victimisé par le système. C’était trop facile de blâmer les autres, de dire que c'était de leur faute, qu'ils s'y prenaient mal, qu'ils ne me respectaient pas ; ou de blâmer les moustiques, le climat, la nourriture, etc. etc. Mais Ajahn Chah n'a jamais permis que je m’en tire comme cela, et j'ai vécu une véritable transformation lorsque j'ai réalisé que c'était moi qui créais ces perceptions. J'ai commencé à me dire : « Je suis le créateur de ma propre souffrance », et à voir que, même si quelqu'un me traitait mal ou injustement et que j'avais des raisons justifiées de le blâmer, c'était en fait mamon ressentiment qui causaient la souffrance. C'était mon désir de me venger d'eux qui était le problème, mon désir de les remettre à leur place, mon sentiment d'être incompris, mal aimé ou non apprécié. C'était en fait moi qui créais ces pensées et ces émotions.
Une grande partie du Vinaya concerne la moralité, mais il intègre aussi un accord social sur le comportement et la retenue. Au moment de l'ordination, on doit demander trois fois la permission d’être ordonné avant qu'elle ne soit accordée. Personne ne vous met un pistolet sur la tempe pour vous forcer à le faire. En fait, il faut presque supplier pour l’obtenir ! « Veuillez m’accepter, Vénérable ». Et on peut défroquer à tout moment. Le système thaïlandais est assez libéral à ce sujet. Il arrive même que certains soient ordonnés pour une seule journée puis défroquent. Ensuite ils pourront dire : « J'ai été moine ! Je l'ai fait ! »
Dans un monastère comme Amaravati, les problèmes ne concernent pas vraiment le bouddhisme ou la discipline monastique, car lorsque les gens entrent dans la communauté, ils acceptent de vivre selon les règles et s'intéressent sincèrement au Dhamma. Les problèmes sont plutôt d'ordre personnel, et la vie en communauté donne une très bonne perspective sur ce genre de choses. Je réfléchis souvent au fait que la communauté d'Amaravati est bonne, qu'elle se trouve dans un endroit magnifique et que les personnes qui y vivent sont engagées et sincères dans ce qu'elles font… et pourtant on ressent parfois tellement de colère et d'aversion ! Ce n'est pas que les moines ou les nonnes enfreignent les règles ou s’opposent aux enseignements du Dhamma – le problème n’est pas à ce niveau ; c’est plutôt autour de conflits de personnalités. En utilisant ma propre personnalité comme un miroir, je peux voir comment la communauté m'affecte et comment je l'affecte. Il ne s'agit pas de s'asseoir et d'avoir des idées sur la façon dont les gens devraient être ou comment ils devraient changer de personnalité – j'ai renoncé à essayer cette solution, elle ne fonctionne pas ! Je dois plutôt observer ce qui m'irrite ou me frustre, ce que j'aime ou qui me plaît, et ce qui me met en colère. Apprendre à partir de ce type de réflexion, au fil des ans, m'a apporté un niveau de calme, de centrage et d’équilibre intérieur.
J'ai également remarqué que, lorsque les gens dirigent certains types d'états mentaux vers moi, le calme peut être instantanément oublié et remplacé par la rage. Je sais quelles sont les conditions qui suscitent des sentiments de colère, mais cette sorte de rage ardente m'afflige, elle me prend par surprise. En réfléchissant à cette colère rapide – que j'appelle rage ! – je constate que ceux qui la déclenchent en moi sont généralement certains d’être dans le vrai ; ils ont toujours « raison » ; ils ont toujours envie de dire : « C'est comme ça qu’il faut faire » et ils ont une sorte de jugement moralisateur sur les choses… or je me rends compte que j'ai moi-même tendance à être comme ça ! L’autosatisfaction de quelqu'un d'autre peut donc déclencher en moi cette rage qui est une sorte d'indignation vertueuse. J'ai beaucoup appris des personnes qui provoquent ce genre de sentiments ; j'ai appris en les accueillant d'une manière qui ne soit pas une simple réaction. J'écoute et j’observe les sentiments qui résultent de ce contact avec ces personnes, puis je trouve un moyen de tirer parti de ces situations qui sont, finalement, des occasions d'apprendre.
La première Noble Vérité consiste à reconnaître l’existence de la souffrance (dukkha), et la seconde consiste à reconnaître la cause de la souffrance (qui est l'attachement au désir). Lorsque tel ou tel moine s'en prend à moi en étant très sûr de son bon droit, j'observe si je me sens menacé, ou si j’estime qu'il n'a pas le droit de se comporter ainsi, et je reconnais également mon propre aveuglement – « IL A TORT ET IL NE DEVRAIT PAS ÊTRE COMME CELA ! IL NE DEVRAIT PAS AGIR COMME CELA ! IL DEVRAIT SAVOIR À QUEL POINT IL ME PERTURBE ! » Je commence à remarquer l'attachement à mes propres opinions sur lui et sur ce qui devrait ou ne devrait pas être. J’ai conscience d’un fort désir de lui demander de partir parce que sa présence me pèse. Il s’agit là du désir que quelque chose ne soit pasvibhavatanhā). Juste en observant le désir de me débarrasser de lui ou de faire en sorte qu'il ne soit pas comme il est, je peux lâcher prise – en réfléchissant simplement au sentiment de ne pas vouloir qu'il soit comme cela, ou de ne pas vouloir vivre cela. J'observe donc le sentiment de « ne pas vouloir » en moi et je lui permets de devenir conscient. Il perd alors naturellement de sa force ; il se résout dans la réalité de la cessation – « Ce qui est apparu a cessé. » Avec la présence consciente, on reconnaît donc le moment où quelque chose de présent cesse – sa présence et son absence. Les deuxième et troisième Nobles Vérités sont liées à cette réflexion sur la présence puis l'absence d'une certaine condition.
La pensée change très vite, mais la qualité de l'émotion peut persister. C'est une sensation énergétique dans le corps – une humeur ou une sorte de détresse – à laquelle on a peut-être tendance à résister ou que l’on essaye d’écarter. Mais maintenant, j'ai cette pratique d'accueil – « Problèmes, soyez les bienvenus ! » C'est un moyen habile (upāya) d'inverser la forte résistance au ressenti de détresse. Lorsque vous pensez à quelqu'un qui vous a causé une certaine tristesse ou souffrance dans le passé – même s'il se trouve à l'autre bout de la planète – l’attachement à ce souvenir fait naître le même sentiment. Je pourrais aller en Thaïlande et penser à tel ou tel moine, et « Ohhhh ! – voilà encore ce sentiment qui revient ! » Mais nous avons la possibilité de nous y ouvrir, de l’accueillir, et c'est là que des mots comme satisampajañña (attention et claire compréhension) entrent en jeu ; c'est là qu'ils prennent tout leur sens.
Dans notre monde occidental moderne, nous semblons idolâtrer les capacités intellectuelles – la capacité de discriminer, d'analyser et de rationaliser. Pourtant, nos facultés de discernement ne sont pas très développées, si bien que nous avons des points de vue et des opinions bien arrêtées sur pratiquement tous les sujets : sur nous-mêmes, la politique, la religion et tout ce que nous pensons ou ressentons. En revanche, la capacité de discernement qui découle de la conscience intuitive n'est pas le fruit d’une étude de textes ou d’un point de vue conditionné. C'est ce que j'appellerais « une intelligence naturelle », une compréhension ou une sagesse qui opère quand l’esprit est ouvert, sans attachement, et que l'on voit les choses telles qu'elles sont. Voilà ce qu’est le « discernement » dans le contexte bouddhiste.
Donc, au lieu de considérer le ressenti que j'ai appelé « rage » comme un défaut personnel ou causé par quelqu’un d’autre, je le vois simplement comme « ce qui est » et je remarque qu'il a un certain effet vibratoire qui résonne, une forme d'énergie. Utiliser des expressions comme « c'est ainsi » ou « c’est ce qui est » m'aide à reconnaître ce fait et à le discerner sans porter de jugement, sans l'évaluer. Il s'agit simplement de discerner ce qui est présent dans la conscience à cet instant précis et, dans ce discernement, il y a une attitude d’accueil. Si l’attention (sati) est absente, j'ai tendance à réagir quand je ressens une vive colère – j'essaie de m'en débarrasser ou d'y résister – alors que l’attention ou la pleine conscience, permet à toute chose d’être ce qu’elle est dans l’instant présent, y compris la souffrance, les sentiments de rage ou de culpabilité. Je découvre alors, à mon grand plaisir, que, dans cette réceptivité, il n'y a pas de souffrance. La souffrance a disparu. C’est seulement lorsque l’attention est absente que je retombe dans la force de l'habitude et que je ressens de la souffrance.
Dans la vie, il faut faire des expériences. Apprenez à appliquer ce paradigme des Quatre Nobles Vérités au fil des événements de votre vie. J'ai trouvé cet enseignement extraordinaire ; il est utile, pratique et on peut en tirer des leçons tout au long de sa vie. Le fait est qu'à aucun moment de notre vie nous n'atteignons un état dans lequel nous flottons dans la béatitude. Nous sommes dans un monde d’insatisfaction où les sens sont constamment sollicités. Le corps humain lui-même, la sensibilité dont nous faisons l'expérience, ce monde des sens dont nous sommes conscients – rien de tout cela n'est censé être un paradis ou un lieu de félicité éternelle. Sa nature même est le changement : apparition et disparition, naissance et mort. Si nous sommes si sensibles, c’est parce que nous sommes constamment irrités par l’impact des choses qui nous entourent ; et c'est juste ainsi. Il n'y a rien de mal à cela. Il serait inutile de se plaindre ou d’essayer de minimiser les choses. Il s'agit simplement de reconnaître que le monde dont nous faisons l'expérience en tant qu'individus humains dotés d'un corps, d'un cerveau, d'un système nerveux et de tous les différents organes et conditions est « ainsi » – et de l'accepter tel qu'il est.
Dans ce contexte, il serait insensé de dire : « Je ne veux pas qu'il en soit ainsi ». Ce serait un désir qui ne pourrait jamais être satisfait. « Ce qui est » ne peut être qu’ainsi. En accueillant les choses telles qu'elles sont, nous ne créons pas de souffrance, pas même à cause d’une douleur physique ou d’une humiliation, pas même si les pires choses nous arrivent. La souffrance que le Bouddha a mentionnée dans la première Noble Vérité est due au fait de ne pas être présent et conscient, au fait de vouloir ce que l'on n'a pas et de ne pas vouloir ce que l'on a.
Lorsque j'ai commencé à méditer, le monde conditionné me paraissait incroyablement puissant. Je réfléchissais à ce corps, et il me semblait accablant à tous les égards, rien qu’en considérant les besoins de cette forme physique et le monde émotionnel dans lequel je vivais. C'était comme une série de raz-de-marée, de tsunamis, qui m'engloutissaient complètement. Alors, lorsque j'ai entendu parler de la « délivrance inébranlable du cœur », du point de vue de ces premières années, cela semblait être un objectif totalement impossible à atteindre. Je ne trouvais rien d'inébranlable. Et pourtant, bien que me sentant dépassé par le monde des sens, quelque chose me poussait à continuer ; je ne voulais tout simplement pas renoncer ou abandonner. Même si je n'en étais pas très conscient à l'époque, il y avait une force qui me poussait à continuer. On peut avoir une relation d'amour-haine avec n'importe quelle forme conventionnelle, et parfois je détestais tout simplement la vie monastique ; je devenais très critique et je trouvais qu’elle comportait toutes sortes de choses erronées ou stupides. Et pourtant, malgré cela, il y avait quelque chose en moi qui ne croyait pas vraiment à ces critiques. Une fois que j'ai commencé à m'harmoniser à la simple immédiateté de l'attention, une fois que j'ai pris confiance en la présence consciente, j'ai découvert que je respectais vraiment la vie monastique, et même que, d'une certaine manière, je la vénérais. C'était comme si je me consacrais à la présence consciente – j'appelle cela le « refuge dans le Bouddha » – en l'exprimant en termes de Buddham saranam gacchami (« Je prends refuge dans le Bouddha »). J'ai commencé à avoir le sentiment de vraiment chérir et de respecter ces instants de présence consciente.
Au début, j'avais comme des flashs momentanés et puis je retombais dans les anciens schémas. Mais lorsque j’ai pu rester connecté à la présence consciente, elle a commencé à se maintenir. Cette présence n'est pas un état créé, elle ne dépend donc pas de conditions extérieures pour être soutenue, contrairement aux pratiques de calme mental (samatha) qui nécessitent des conditions particulières et qui, de ce fait, sont parfois frustrantes. On peut ressentir un sentiment de paix et de tranquillité en méditant sur des objets très fins mais, lorsque la concentration prend fin, on peut à nouveau sentir de la colère ou de la contrariété parce que les conditions ont été perturbées, parce que quelqu'un a fait claquer une porte ou qu’un avion est passé. Je me souviens d'un moine qui se mettait en colère contre les oiseaux parce qu'ils chantaient !
Peu à peu, je me suis rendu compte que je ne voulais pas passer toute ma vie dans une sorte de réservoir d’isolation sensorielle, en écartant tout ce qui m’entourait pour devenir un horrible maniaque du contrôle. Notre monde ne fonctionne pas ainsi ; ce n'est pas un monde paisible, c’est un monde sensoriel. Or l'activité sensorielle est toujours en mouvement. Elle change : elle passe du bonheur à la tristesse, de la beauté à la laideur, du jour à la nuit, du chaud au froid, et de sons magnifiques à de la cacophonie – c'est ainsi. Il serait insensé d’espérer vivre dans une sorte de monde divin de raffinement et de béatitude. On peut créer ce type d’environnement de temps en temps, mais c'est une expérience consciente dans ce monde – même si elle est extrême. Cependant, une telle expérience ne peut pas durer ; il ne s’agit pas d’en devenir dépendant.
Le Bouddha a mis l'accent sur la présence consciente qui, elle, est durable. La présence consciente est naturelle ; ce n'est pas un état que l’on peut atteindre ou pas. Elle est donc ordinaire – si ordinaire, en fait, que nous ne la remarquons pas vraiment. Notre conditionnement culturel adore les extrêmes. Nous essayons toujours d'obtenir quelque chose ou de nous débarrasser de quelque chose. Du fait de mon conditionnement culturel, j’ai tendance à rechercher les extrêmes, à découvrir des choses intéressantes, à me débarrasser des bruits cacophoniques et de la laideur de la vie, et à essayer de m'accrocher à ce qui est bon. Il est cependant arrivé un moment où j'ai commencé à voir que la présence consciente est tout à fait vide et que, même si elle inclut tout, elle n’a aucune limite et n’essaie pas de contrôler quoi que ce soit. Alors, au lieu de chercher à contrôler les situations extérieures pour me sentir bien, j'ai commencé à accepter à la fois les frictions extérieures et les réactions intérieures. En y réfléchissant, j'ai remarqué que, lorsque je me posais dans la présence consciente, je ne souffrais pas, même si les frictions étaient fortes. Je ressentais de la douleur ou des formes d'irritation au niveau des sens et de l'esprit, sans pour autant souffrir, comme ce serait le cas si j'essayais de me débarrasser de ces choses, de les changer ou de les contrôler. La voie de la non-souffrance m'est alors apparue clairement en termes d'expérience – « c'est comme ça » et il n’y a rien dont il faille se débarrasser ni qui mérite que l’on s’y attache.
Je pense qu'il y a toujours des choses dont nous aimerions beaucoup nous débarrasser, comme la rage, la jalousie ou la peur. Il est donc possible que nous ayons des attachements subtils qui nous semblent tout à fait justifiés. Par exemple, lorsque j'essayais d'établir un monastère, je me sentais menacé si quelqu'un m'accusait de ne pas être responsable. Je viens d'un milieu culturel où il est extrêmement important d’être responsable et fiable, d'obtenir des félicitations, d’être « quelqu'un » et d'avoir des qualités particulières. Au fil des ans, j'ai reçu des honneurs et des titres honorifiques en Thaïlande, ce qui m'a donné le sentiment de devoir être à la hauteur d’une charge et d'être un exemple pour les autres. Certaines de ces choses sont très bonnes en elles-mêmes – elles représentent ce qui devrait être, comment on devrait se comporter – et pourtant, s'attacher à l'idéal d'être, disons, un enseignant, ou l’abbé d'un monastère, ou un précepteur1, ou quoi que ce soit d'autre, peut devenir une très lourde tâche. On peut se sentir accablé lorsque l’on doit toujours être l'exemple pour tout le monde, lorsque l’on se sent obligé de toujours se comporter parfaitement et d'être le « bon moine » que tout le monde souhaite. Ce n'est pas que je n'étais pas disposé à le faire, mais il y avait là un attachement que je n'avais pas vraiment vu. L'insatisfaction (dukkha) est apparue lorsque j'ai éprouvé du ressentiment à l'égard de ce fardeau, quand j’ai compris que je devais toujours montrer l'exemple, que plus il y avait de moines et de nonnes, plus le fardeau pesait, plus il y avait de problèmes. Tout cela semblait augmenter et se multiplier.
Lorsque quelqu'un se fait ordonner, il doit dire : « Je suis votre fardeau et vous êtes le mien. » Je ne suis pas sûr que la traduction soit très bonne, mais c'est généralement ce que l'on entend. Le fait est que, même avec les meilleures conditions et les intentions les plus élevées que l'on puisse avoir dans le monde conditionné, tout attachement sera cause de souffrance. Même si l’on crée un paradis, une sphère céleste, l'attachement à cette sphère sera synonyme de souffrance – y compris au paradis !
Cette réflexion porte donc sur le lâcher-prise – non pas dans le sens de se débarrasser ou de détruire quoi que ce soit – mais en observant la façon dont on se saisit et on s’attache, même à de très bonnes choses, même à de bonnes personnes ou à de bons idéaux. Nous commençons à voir que l'attachement, quel qu'il soit, est la cause de la souffrance. Nous pourrions alors, bien sûr, tomber dans l'extrême opposé et nous demander si nous ne devrions pas simplement ne plus nous préoccuper d'être responsables – « Au diable tout cela ! ». Je me suis toutefois rendu compte que je n'allais pas m'attacher à cela non plus, parce que cela part de la même position : d'abord le sentiment « Je dois être responsable », puis la réaction « Je ne vais pas être responsable ».
C'est donc la présence consciente qui est la libération. Dans ce repos naturel de la présence consciente, les problèmes disparaissent ; ils disparaissent tout simplement. Le sentiment de « moi » et le ressentiment lié aux responsabilités cessent, si je fais confiance à la présence consciente. Et cela confirme les refuges parce que c'est tout ce qui reste. Pour utiliser un vocabulaire convenu, j'appelle cela le « Bouddha-Dhamma-Saṅgha ». Mais c'est ce que c'est. Il n'est pas nécessaire d'accepter cette terminologie. Comme je suis bouddhiste, c'est le langage que j'utilise, mais chacun peut simplement reconnaître le calme, la délivrance inébranlable du cœur (akuppa-cetovimutti), le point immobile. On le reconnaît grâce à la présence consciente, pas en le cherchant ou en essayant de l'obtenir, mais simplement en se détendant, en s'ouvrant, en faisant confiance et en accueillant aussi bien les situations agréables que désagréables.
Je vous encourage à faire confiance à votre présence consciente. Ne croyez pas les perceptions que vous avez de vous-mêmes. Si vous avez atteint ou non tel ou tel niveau, si vous en êtes capables ou non. Votre esprit créera toujours des problèmes à propos de vous, du bouddhisme, de la méditation et de la vie en général – mais n'y croyez pas ! La vie est ce qu'elle est. Ma personnalité est conditionnée pour être critique et méfiante ; elle a encore cette tendance mais je n'y crois plus ; je fais plutôt confiance à la conscience que j'en ai. Il m'arrive de vivre des moments où je prends plaisir à pester sur ceci ou cela, et je réalise soudain que c’est la personnalité qui divague, que je ne suis pas cela. Je n'en fais pas un problème ; je prends simplement conscience qu'il n'y a pas de moi – et pourtant il y a la présence consciente ; et cette présence est une, pas deux. Il y a donc ce sentiment d'unité. Mais quelle est la réalité de l'unité ? On ne peut pas y penser, n'est-ce pas ? La pensée va tout diviser dans la conscience. On a l'impression qu'il y a deux personnes – « vous et moi ». En apparence il y a division. Lorsque les gens parlent d'« unité » ou d' »union mystique » ou utilisent n'importe quel autre terme pour décrire cela, il faut simplement reconnaître que les mots eux-mêmes sont inadéquats. La réalité de l'unité est reconnue par la présence consciente plutôt que par la pensée ou une définition ; la conscience semble donc ne pas avoir de frontière.
On peut comparer cette forme, ce corps, à une radio, d'une certaine manière car il capte des choses. Mais la façon dont je les interprète dépend de mon karma, de la façon dont j'ai été conditionné à penser, à voir et à réagir aux contacts sensoriels. Ce sont ces choses-là qui déterminent la manière dont j'interprète ce que je vis. L'immobilité inébranlable qui précède la naissance – avant le conditionnement, avant que les choses commencent à se produire – est cependant la plus forte. On pourrait croire que les sens sont plus forts, que l'influence du corps et des émotions est si puissante et si écrasante qu'il serait impossible de les dépasser ; et pourtant, grâce à la méditation, on reconnaît la puissance de la conscience. La présence consciente contient tout. Elle est inébranlable. Elle inclut tout et n’a pas pour fonction de contrôler, de juger ou de manipuler. Elle permet même aux pires choses d'être ce qu'elles sont. Toutes les conditions sont autorisées à avoir leur durée de vie dans la conscience, puis à cesser. Cependant, lorsque les conditions cessent, la conscience ne cesse pas avec elles ; elle transcende, au contraire, toutes les conditions dont nous faisons l'expérience.
Je m'interroge parfois sur la façon dont les Occidentaux interprètent la méditation. J'ai remarqué qu’ils commencent en général par vouloir tout bloquer – du moins, c'était mon cas. Je voulais juste sortir de ma tristesse, et je pensais qu'en devenant moine, en allant dans la forêt et en m'éloignant de tout, je serais capable d'atteindre ce samādhi, cette concentration. Et c’est ce que j’ai fait ! J'ai vécu seul pendant un an et j’ai pénétré dans cet état très fin. Mais il n'y avait aucune sagesse là-dedans et, dès que j'ai quitté cet environnement où tout était maîtrisé, je me suis effondré. Apparemment, j'étais devenu trop sensible ; tous mes mécanismes de défense et de protection avaient disparu. D'un côté, je vivais une sorte de félicité mais, de l'autre, lorsque des choses désagréables se produisaient, je m’effondrais, j'étais submergé – même par des choses relativement peu importantes qui ne m'auraient pas dérangé le moins du monde auparavant.
Nous avons ce désir de paix, de tranquillité, de bonheur. Certains prennent des drogues pour essayer de l'obtenir. Peut-être que la cocaïne et l'héroïne peuvent créer un magnifique état de vacuité mais, quand on commence à prendre de la drogue, il faut en prendre de plus en plus et on devient dépendant. Essayer de contrôler son environnement peut aussi devenir une forme de dépendance ; on peut devenir obsédé par l'idée de garder les choses telles qu’on veut qu’elles soient, et être furieux à la moindre perturbation. J'ai eu la chance d'avoir un maître qui ne permettait rien de tout cela. Il mettait toujours l'accent sur l’aspect ordinaire des choses et utilisait le mot dhammada. Ce mot fait partie du vocabulaire courant en Thaïlande et il signifie « ordinaire », « tel que c’est ». Par exemple, si vous demandez à un Thaïlandais quel temps il fait, il vous répondra peut-être dhammada, c'est-à-dire « ordinaire ». Quoi qu'il en soit, Ajahn Chah ne m'a jamais encouragé à pratiquer une forte concentration, alors même que je le souhaitais. J'essayais toujours de m'engager dans cette voie, mais il me tirait en arrière. Même si je ne voulais pas vraiment faire ce qu'il voulait, quelque chose en moi savait que je devais lui faire confiance.
Il mettait l'accent sur l'attention à la respiration et au corps mais sans nous laisser entendre que nous en retirerions quoi que ce soit, sans nous laisser espérer que cette attention nous ferait atteindre les jhāna (absorptions méditatives) ou aiderait à guérir le corps. Il s'agissait plutôt d'être simplement présent à la posture et présent à la respiration telle qu'elle est. Plus tard, j'ai pris conscience du « son du silence », ce bruit de fond qui est peut-être un son ou une vibration… Quoi qu'il en soit, j'ai commencé à méditer dessus et j'ai découvert que c'est alors que je suis totalement vide. Ce son imprègne tout et, si je reste avec lui, si je me repose en lui, le sentiment de « moi » disparaît ; la souffrance disparaît également, et l'état émotionnel dans lequel je me trouve disparaît. Mais ce n’est pas « moi » qui les chasse ; ils disparaissent simplement dans ce son naturel du silence, dans ce mouvement naturel. J'ai donc commencé à cultiver cela en le reconnaissant et en l'utilisant.
Depuis que je vis en Angleterre, je n'ai pas passé beaucoup de temps en retraite silencieuse. J'avais l'habitude de partir passer des mois en retraite, mais maintenant cela ne me semble plus vraiment nécessaire – peu importe où je suis et avec qui je suis. Je trouve simplement utile de travailler avec ma vie, telle qu'elle se présente, plutôt que de penser que je dois partir faire quelque chose de spécial pour en retirer quelque chose. En ce qui concerne l'enseignement, autrefois j'avais davantage confiance dans la technique et dans le mot « pratique ». Aujourd'hui, je fais davantage confiance à la présence consciente, bien que ce soit difficile à enseigner.
Je ne veux pas connaître la colère et la haine, la mesquinerie et la jalousie ; je déteste ces états chez moi. Ma personnalité est telle que je veux être bon, sage, compatissant, indulgent, juste et tout ce qu'il y a de mieux. Et je suis très inspirant lorsque je suis dans cet état ! Parler de manière positive à partir d'idéaux inspire les gens quand on enseigne dans le cadre d'une retraite de méditation. On a une certaine position et on peut faire passer ces choses merveilleuses. Bien sûr, tout le monde est silencieux pendant une dizaine de jours et puis ils s’en vont. Mais quand on vit dans une communauté, c'est tout à fait différent. Dans une communauté, on ne peut pas cacher ses imperfections ! C’est pourquoi je considère que, d'une certaine manière, la vie en communauté est une véritable pratique. J'ai découvert que les personnes que j'inspire le plus sont les plus critiques lorsque je ne suis pas à la hauteur de leurs attentes. Et c’est parfois très dur. J'ai l'impression d'avoir échoué – « Je ne suis qu'un hypocrite ! » – et l'autocritique refait son apparition.
Avec la présence consciente, j’ai fini par voir qu’il était important que je rende mon côté négatif plus conscient. Mais il y avait une résistance en moi. Il y avait tellement de résistance, en fait, que dans certaines circonstances, je n'arrivais pas à me retenir ; je me laissais aller et je disais quelque chose d'horrible ! J'ai alors senti que, si je continuais à résister à ce côté négatif et que je ne lui permettais pas de devenir conscient, j’allais mourir à l'intérieur ; j’allais me pétrifier complètement avec une sorte de sourire au botox sur le visage ! J'ai donc décidé de rendre ces états négatifs conscients, mais sans les diriger vers qui que ce soit, sans être conflictuel. Il m'arrivait donc d'écrire toutes mes pensées de colère – sans les couper, sans les expurger – dans toute leur mesquinerie et leur méchanceté. J'écrivais encore et encore jusqu'à ce que plus rien ne vienne, et je réalisais que c'était la fin. Je relisais alors l'ensemble et étrangement, du simple fait de rendre cette résistance plus consciente, elle disparaissait. Au lieu de refouler toute cette négativité je l’avais résolue, et j'avais le sentiment d'avoir libéré quelque chose.
La conscience n'a pas de préférences, de sorte que les choses désagréables ont autant leur place que les choses spirituelles. Lorsqu'il s'agit de choisir, je ne veux pas les choses désagréables, je veux les bonnes choses, mais je ne peux plus me fier à mes préférences parce que je sais que le résultat n'est pas libérateur. Le simple fait de qualifier quelque chose de « désagréable », de l'étiqueter ou de dire quoi que ce soit à son sujet, lui donne plus d’importance qu’il n’en a. En réalité, c'est juste ce que c'est. Alors, se sentir grincheux et amer, c'est... ! On ne va même plus aussi loin ; c'est simplement ce que c'est. Ce ressenti est « ainsi », et si on ne cherche pas à y ajouter quoi que ce soit, si on l’accueille avec patience, il cesse naturellement.
J'utilise beaucoup le mot « patience » parce que la résistance – le fait de vouloir se débarrasser de quelque chose parce qu’on ne l'aime pas, de vouloir s'en débarrasser tout de suite – est très impatiente. J'ai appris à accepter et à accueillir les sentiments inconfortables et indésirables ; j'ai appris à les laisser être ce qu'ils sont. Si j'y pense, ils deviennent compliqués. Il suffit d'être conscient de l’humeur ou de l’énergie qui se présente. Alors, en se posant là et en donnant aux états négatifs le droit d'exister, en les voyant pour ce qu'ils sont, on se rend compte qu'ils n'ont aucune solidité, qu'ils n'ont même pas de noyau ou d'essence. On prend conscience qu’ils sont comme de la brume, simplement vides.
1 Le « précepteur » est un moine sénior qui a le droit d’ordonner des moines.