Le Dhamma de la Forêt



TRANSCENDANCE

Ajahn Chah


Traduction de Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Ces paroles s'adressent à des moines réunis au monastère d'Ajahn Chah, en Thaïlande, donc à des personnes censées être profondément engagées dans l'étude et la pratique des enseignements du Bouddha. 


Lorsque le groupe des cinq ascètes abandonna le Bouddha, il considéra cela comme une chance. Il pouvait désormais poursuivre sa pratique plus librement, plus paisiblement que lorsqu'il avait des responsabilités à assumer envers eux. Les ascètes abandonnaient le Bouddha parce qu'ils croyaient qu'il se laissait aller, qu'il relâchait sa pratique. Avant cela, il s'était concentré sur de sévères pratiques d'auto-mortification et d'ascèse pour tout ce qui concernait la nourriture, le sommeil et les autres nécessités corporelles. Pourtant, à un certain moment, considérant tout cela avec beaucoup de lucidité, il dut conclure que ces pratiques ne donnaient tout simplement pas le résultat escompté. 

Il comprit qu'il était parti d'une vision erronée des choses, que sa pratique était basée sur l'orgueil et l'attachement. Il avait confondu la vérité avec les valeurs du monde et s'était lui-même pris pour la vérité. 

Se lancer dans des pratiques ascétiques pour être loué, admiré ou vénéré, c'est être « inspiré par le monde ». Pratiquer avec cette intention s'appelle « prendre les vaines valeurs du monde pour la réalité ». Que vous preniez le monde ou vous-même pour la réalité, il s'agit dans les deux cas d'une forme d'attachement aveugle. C'est ce que le Bouddha a perçu. Il a compris que ce n'était pas la bonne manière d'adhérer au  dhamma (la vérité naturelle) ni de trouver la vérité. Il dut constater que sa pratique avait été vaine et qu'il n'était toujours pas libéré de ses impuretés. 

Puis il fit le bilan des dernières années, considéra tous les efforts qu'il avait investis dans sa pratique et ce qui en résultait. En regardant les choses en profondeur, il vit que quelque chose n'allait pas. Il y avait beaucoup trop d'orgueil et trop de conscience du monde. Il n'y avait pas de dhamma, pas de perception d'anatta (non-soi), pas de vacuité ni de lâcher prise. Il y avait peut-être eu une forme de lâcher prise mais qui n'était pas encore totale. 

Considérant minutieusement la situation, le Bouddha vit que, même s'il essayait d'expliquer tout cela aux cinq ascètes, ils ne pourraient pas comprendre. Cette vérité était trop difficile à faire admettre à des hommes encore profondément attachés à leur pratique et à leur façon traditionnelle de voir les choses. Par contre, le Bouddha avait compris que l'on pouvait continuer à pratiquer ainsi jusqu'à son dernier jour, peut-être même jusqu'à en mourir de faim, sans aucun résultat parce que cette pratique était basée sur des valeurs du monde et sur l'orgueil. 

Poursuivant son investigation, le Bouddha eut la claire vision de ce qu'était la pratique juste, sammāpatipadā : l'esprit est l'esprit, le corps est le corps. Même si on annihile le corps, on ne se débarrasse pas des impuretés. Leur source n'est pas là. On peut jeûner et se priver de sommeil jusqu'à épuisement du corps, on n'en viendra pas à bout pour autant. 

Le Bouddha commença donc à se nourrir davantage, à manger normalement, à pratiquer de manière plus naturelle. Quand ses compagnons le virent agir ainsi, ils crurent qu'il avait abandonné son ascèse et qu’il se laissait aller aux plaisirs des sens. Ainsi, tandis que la compréhension de l'un s'élevait à un niveau supérieur, transcendant les apparences, les autres y voyaient une chute, une marche en arrière. L'auto-mortification était profondément enracinée dans l'esprit des cinq hommes et il est vrai que le Bouddha avait jusque là enseigné et pratiqué lui-même de cette manière. Mais il constatait à présent son erreur et, la voyant clairement, il était en mesure de l'abandonner. Quand les cinq ascètes virent cela, ils le quittèrent, tout comme les oiseaux abandonnent un arbre qui ne leur donne plus assez d'ombre ou comme les poissons quittent une mare devenue trop petite, trop sale ou trop froide. 

Le Bouddha put désormais se concentrer sur la contemplation du Dhamma. Il mangea à sa faim et agit de manière plus naturelle. Il permit à l'esprit de n'être que l'esprit et au corps de n'être que le corps. Il pratiquait désormais sans excès, s'efforçant seulement d'être conscient de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion quand elles apparaissaient puis de les lâcher. Jusqu'à ce jour, il avait suivi les deux voies extrêmes. Autrefois c'était le kāmasukhallikānuyogo - se laisser émouvoir par le bonheur ou l'amour, s'y attacher, s'y identifier et refuser de s'en dessaisir; quand quelque chose nous plaît, on s'y attache et quand quelque chose nous déplaît, on s'y attache aussi - et ensuite ce fut l'autre extrême, l'ascétisme, que l'on appelle attakilamathānuyogo. 

Le Bouddha était resté attaché aux conditions. A présent, il voyait clairement qu'aucune de ces deux voies n'était celle d'un samana(1). Un samana ne se saisit ni du bonheur ni de la souffrance, ce n'est pas la Voie. En s'attachant à ces choses, il s'était laissé limiter par son propre regard et par le regard du monde. S'il continuait sur l'une de ces deux voies, il ne connaîtrait jamais les choses telles qu'elles sont dans ce monde. Il ne ferait que passer d'un extrême à l'autre. Alors le Bouddha concentra son attention sur l'esprit et se donna pour tâche de le maîtriser. 

Tous les aspects de la nature procèdent des conditions qui les ont engendrés, ils ne présentent aucun problème en eux-mêmes. Prenons l'exemple des maladies : le corps ressent de la douleur, de la fièvre, etc. Tout ceci arrive de manière naturelle. Les gens se font beaucoup trop de souci pour leur santé. S'ils s'inquiètent tant pour leur corps et y sont tellement attachés, c'est du fait de leur mauvaise perception des choses, ils ne savent pas lâcher prise.

Regardez ce hall de méditation. Nous l'avons construit et maintenant nous disons qu'il est à nous, mais les lézards viennent y vivre, les rats et les geckos viennent y vivre et nous passons notre temps à les chasser parce que nous croyons que ce hall nous appartient à nous et pas à eux. 

C'est exactement pareil avec la maladie. Nous croyons que ce corps est notre maison, une chose qui nous appartient en propre, alors la moindre migraine, la moindre indigestion nous perturbe. Nous ne voulons pas avoir mal ou souffrir. Ces jambes sont  «nos » jambes, nous ne voulons pas qu'elles nous fassent mal; ces bras sont « nos » bras, nous ne voulons pas qu'ils nous fassent mal. Quant à la tête, c'est « notre » tête et nous ne tenons pas à ce qu'il lui arrive quoi que ce soit. Nous voulons à tout prix guérir toutes les douleurs et les maladies. 

C'est là que nous faisons erreur, que nous nous écartons de la vérité. Nous ne sommes que des visiteurs dans ce corps, exactement comme ce hall ne nous appartient pas vraiment - nous n'en sommes que temporairement détenteurs, au même titre que les rats, les lézards et les geckos - mais nous ne le savons pas ! Il en va de même pour ce corps. Le Bouddha nous a appris qu'il n'y a pas de « personne » habitant véritablement ce corps mais nous continuons à nous y accrocher comme s'il était à nous, comme s'il était vraiment « nous ». Quand le corps change, nous refusons les changements et, même si on nous l'a répété des dizaines de fois, nous refusons de comprendre. Si maintenant je l'exprimais haut et fort, de manière très directe, vous comprendriez tout de travers. Si je dis : « Ceci n'est pas vous », vous allez être dans la confusion la plus totale et votre pratique va renforcer le soi encore davantage. 

Ainsi la plupart des gens ne perçoivent pas vraiment le soi. Celui qui voit le soi voit que ceci n'est pas le soi et n'appartient à aucun soi. Il voit le soi tel qu'il est dans la Nature. Voir le soi tout en y étant attaché, ce n'est pas vraiment voir. L'attachement crée des interférences. Il n'est pas facile de voir ce corps pour ce qu'il est, parce que upādāna(2) y est fortement ancré. 

C'est pourquoi il est dit que nous devons étudier les choses en profondeur pour vraiment les connaître avec sagesse. Cela signifie étudier les sankhara(3) selon leur véritable nature, utiliser la sagesse. Connaître la véritable nature des sankhara, c'est déjà la sagesse. Si  vous ne connaissez pas leur véritable nature, vous êtes en conflit avec eux, vous ne cessez de leur résister. Alors vaut-il mieux comprendre et lâcher notre attachement aux sankhara ou tenter de nous y opposer, de leur résister ? Nous consacrons beaucoup de temps à faire en sorte qu'ils se conforment à nos désirs, nous élaborons toutes sortes de stratégies pour les maîtriser ou « faire un pacte » avec eux. Si le corps tombe malade et souffre, nous nous y refusons, nous allons chanter différents sutta comme le Bojjhango, le Dhammacakka-ppavattanasutta ou le Anattabakkhanasutta, dans l'espoir de le protéger, de le maîtriser. Ces sutta prennent alors l'allure d'une cérémonie mystique, ce qui ne fait que renforcer notre attachement parce qu'ils sont récités dans le but d'éloigner la maladie et de prolonger la vie. En réalité, le Bouddha nous a donné ces enseignements pour nous permettre de voir les choses clairement mais nous nous retrouvons là, à les réciter, pour nous bercer d'illusions. Rūpam aniccam, vedana anicca, sanna anicca, sankhara anicca, vinnanam aniccam… Ces mots ne sont pas destinés à accroître notre aveuglement. Ils sont là pour nous rappeler à la réalité des choses du corps, pour que nous puissions nous en détacher, abandonner nos espérances et casser les attachements. 

Mais nous avons pris l'habitude de les réciter pour faire durer les choses ou pour les abréger si nous pensons qu'elles durent trop - dans tous les cas, pour forcer la nature à se conformer à nos désirs. Tout cela est illusion. Toutes les personnes ici présentes sont dans l'illusion, absolument toutes. Ceux qui récitent sont dans l'illusion, ceux qui écoutent sont dans l'illusion, tous sont dans l'illusion. Tout ce qui les préoccupe, c'est comment éviter de souffrir. Mais où vont-ils donc pratiquer s'ils se privent de la chance d'étudier le corps et l'esprit ? 

Lorsqu'une maladie apparaît, les êtres éclairés n'y voient rien de spécial. Naître dans ce monde signifie connaître la maladie un jour ou l'autre. Il est vrai que lorsque le  Bouddha ou ses disciples tombaient malades naturellement, ils essayaient tout aussi naturellement de se soigner. Il ne s'agissait pour eux que de rétablir un équilibre. Ils ne s'accrochaient pas aveuglément au corps et ne s'emparaient pas de cérémonies mystiques ou autres. Ils traitaient la maladie avec une vision juste des choses : « Si elle guérit, elle guérit. Sinon, eh bien elle ne guérit pas ! » Voilà comment ils prenaient les choses. 

J'entends dire que, de nos jours, le Bouddhisme en Thaïlande est florissant mais, d'après ce que j'en vois, je trouve au contraire, qu'il a pratiquement sombré. Il est vrai que les entretiens sur le Dhamma attirent de nombreuses oreilles apparemment attentives, mais ces oreilles entendent mal. Cela est vrai même pour les moines les plus anciens. Ensuite, les uns entraînant les autres, la confusion est de plus en plus grande. 

Celui qui perçoit cela sait que la véritable pratique est presque à l'opposé de la direction prise par la plupart des gens, au point que les deux peuvent à peine s'entendre. 

Comment ces gens vont-ils transcender la souffrance ? Ils ont des récitations pour les aider à comprendre la vérité, mais ils en détournent le sens et les utilisent pour accroître leur illusion. Ils tournent le dos à la Voie juste - si elle va vers l'est, ils vont vers l'ouest  - alors comment vont-ils la trouver ? Au lieu de s'en rapprocher, ils s'en éloignent à chaque pas. 

Si vous vous êtes penché sur la question, vous savez que je dis vrai. Beaucoup de gens sont dans la confusion mais comment le leur dire ? La religion n'est plus que rites et rituels ou cérémonies mystiques. Les gens récitent les textes mais ils le font bêtement, sans sagesse. Ils étudient mais ils étudient bêtement, sans sagesse. Ils savent mais ils savent bêtement, sans sagesse. C'est ainsi qu'ils se retrouvent à avancer bêtement, à vivre bêtement, à apprendre bêtement. Quant à l'éducation, tout ce que l'on enseigne aux gens, de nos jours, c'est à devenir idiots. Ils disent qu'ils les éduquent pour les rendre intelligents, pour leur donner des connaissances, mais quand vous considérez tout cela en termes de vérité, vous voyez qu'en réalité ils apprennent aux gens à s'éloigner de la vérité et à s'accrocher aux illusions. 

Le véritable fondement de l'enseignement, c'est de percevoir attā, le soi, comme étant vide, sans aucune identité figée. Il est vide de toute existence intrinsèque. Mais les gens se lancent dans l'étude du Dhamma pour développer leur vision personnelle des choses. Ils ne veulent surtout pas faire l'expérience de la souffrance et de la difficulté.  Tout doit leur être facile. Et même si certains se disaient prêts à transcender la souffrance, comment feraient-ils alors qu'ils s'accrochent toujours à un soi? 

Ecoutez bien ! Imaginez que l'on vous donne un objet de grande valeur. Dès l'instant où cet objet entre en votre possession, votre esprit change : « Où vais-je le cacher ? Si je le laisse ici on risque de me le voler. » Vous vous angoissez terriblement pour trouver une cachette sûre. A quel moment l'esprit a-t-il changé ? A l'instant où cet objet est entré en votre possession. C'est là que la souffrance est apparue. Où que vous mettiez cet objet, vous ne pouvez plus vous détendre : vous avez un problème. Que vous soyez debout, assis ou couché, vous êtes éperdu d'inquiétude. C'est cela la souffrance. 

Elle commence quand on croit posséder quelque chose. C'est là que la souffrance se cache. Avant d'avoir cet objet, vous ne souffriez pas parce qu'il n'y avait pas encore d'objet auquel vous attacher. 

C'est la même chose avec le soi. Si nous pensons en termes de « moi », tout ce qui nous entoure devient « mien » et la confusion s'ensuit. Pourquoi ? La cause de tout cela est que nous croyons qu'il existe un soi. Nous n'enlevons pas le voile de l'apparent pour voir le transcendant. Vous voyez, le soi n'est qu'une apparence. Il faut faire tomber le voile des apparences pour voir le cœur des choses, c'est-à-dire la transcendance. 

On pourrait comparer cela à du riz brut, encore entouré de son enveloppe. Peut-on le manger ? Bien sûr, mais il faudra d'abord le décortiquer. Débarrassons-nous de l'enveloppe et nous trouverons le grain à l'intérieur. Si nous ne décortiquons pas le grain brut, nous ne trouverons pas le riz comestible. Imaginons maintenant qu'un chien soit couché sur un tas de riz non décortiqué. Son estomac grouille de faim mais il ne peut que rester là à se dire : « Où vais-je bien pouvoir trouver quelque chose à manger ? » Et puis, s'il a très faim, il va bondir de son tas de riz et courir chercher quelques restes de nourriture. Alors même qu'il est couché sur du riz, il n'en sait rien. Pourquoi ? Parce qu'il ne voit pas le riz sous son enveloppe. La nourriture est bien là mais le chien ne peut pas en profiter. 

Nous pouvons accumuler des connaissances mais si nous ne mettons pas en pratique ces enseignements, au fond nous ne savons rien, tout comme le chien qui dort sur du riz. Il est couché sur un tas de nourriture mais, comme il l'ignore, il faut qu'il aille chercher sa pitance ailleurs. Quel dommage, vous ne trouvez pas ? 

Nous sommes dans la même situation : de même que l'enveloppe cache le grain et empêche le chien de se nourrir, l'apparent cache le transcendant et les gens restent bêtement « assis sur leur tas de riz », incapables de s'en nourrir, incapables de pratiquer, incapables de voir le transcendant. C'est ainsi qu'ils restent prisonniers des apparences encore et encore. Si vous êtes prisonnier des apparences, des conventions, vous n'échapperez pas à la souffrance, vous serez assailli par le devenir, la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort. 

N'allez pas croire qu'en apprenant et en accumulant des connaissances, vous saurez ce qu'est le Bouddha-Dhamma. C'est comme dire que vous avez vu tout ce qu'il y a à voir simplement parce que vous avez des yeux, ou que vous avez entendu tout ce qu'il y a à entendre simplement parce que vous avez des oreilles. Vous voyez peut-être mais vous ne voyez pas complètement. Vous ne voyez qu'avec votre regard extérieur, pas avec « l'œil intérieur » ; de même vous entendez avec votre ouïe extérieure pas avec « l'oreille intérieure ». 

Si vous faites basculer ce qui est apparent et découvrez ce qui est transcendant, vous toucherez la vérité et verrez clairement. Vous déracinerez l'apparent et vous déracinerez l'attachement. 

C'est un peu comme un fruit sucré. Ce n'est qu'en le goûtant que l'on pourra savoir s'il est doux ou non. Il sera doux même si personne ne le goûte, mais on ne le saura pas. Il en va de même avec le Dhamma du Bouddha : même s'il contient la vérité, il n'est pas vrai pour ceux qui n'y ont pas réellement goûté. Quelle que soit sa perfection, il n'a aucune valeur pour eux. 

Pourquoi les gens s'attachent-ils à la souffrance ? Qui, dans ce monde, souhaite souffrir ? Personne, bien sûr ! Personne ne veut souffrir et pourtant les gens ne cessent de créer les causes de leur propre souffrance. Si, au fond de notre cœur, nous cherchons le bonheur et repoussons la souffrance, comment se fait-il que notre esprit crée tant de souffrance ? Observez simplement cela : nous n'aimons pas souffrir et pourtant nous sommes artisans de nos propres souffrances. Comment est-ce possible ? Il est évident qu'il ne peut y avoir qu'une seule raison, et cette raison est que nous ne comprenons pas la souffrance : nous ne la connaissons pas, nous ne savons pas ce qui la cause ni ce qui y met fin, et nous ne savons donc pas comment la faire cesser. Voilà pourquoi les gens se comportent comme ils le font. 

Ces gens ont miccāditthi(4) mais ils ne s'en rendent pas compte. Tout ce que nous disons, croyons ou faisons qui se termine dans la souffrance est le fruit d'une vue erronée. Si ce n'était pas le cas, cela n'engendrerait pas la souffrance. Avec la vue juste, nous ne nous attacherions pas à la souffrance, non plus qu'au bonheur ni à aucune condition. Nous laisserions les choses aller leur cours, naturellement, comme l'eau vive d'un torrent. Inutile de construire des barrages, laissons-la simplement couler à son rythme naturel. 

Le Dhamma s'écoule ainsi mais l'esprit ignorant essaie de lui résister en considérant les choses de manière erronée. Les gens sont tout à fait capables de repérer les vues erronées des autres, mais il ne leur vient pas à l'esprit qu'ils puissent être eux-mêmes victimes de leurs propres vues erronées et de la souffrance qu'elles engendrent. Cela vaut la peine d'y réfléchir. Toute vision erronée engendre la souffrance, que ce soit immédiatement ou plus tard. C'est précisément à ce stade que les gens font fausse route. Qu'est-ce qui les empêche de voir clair ? C'est l'apparent. L'apparent cache le transcendant et empêche ainsi les gens de voir les choses clairement. Ils étudient, ils apprennent, ils pratiquent mais ils pratiquent dans l'ignorance, comme s'ils avaient perdu tout sens de l'orientation. Ils se dirigent vers l'ouest mais croient aller à l'est, ou bien ils se dirigent vers le nord en croyant aller au sud. C'est grave ! Ce type de pratique n'est en réalité que la lie de la pratique. En fait, c'est un désastre. C'est un désastre parce que le pratiquant déforme ce qu'il a appris et s'engage dans la direction opposée, perdant de vue le but de la véritable pratique du Dhamma. 

Cet état de choses engendre la souffrance et pourtant les gens croient qu'en agissant ainsi, en mémorisant ceci et en étudiant cela, ils réussiront à faire cesser la souffrance. C'est comme une personne avide qui amasse tant qu'elle peut, dans l'espoir d'assouvir sa soif de possessions. Mais si vous croyez que c'est ainsi que vont les choses, vous faites fausse route et vous vous éloignez de la voie véritable, tout comme celui qui va au nord tandis que son compagnon se dirige vers le sud et que tous deux croient être sur la même route. 

La plupart des gens sont encore perdus dans une masse de souffrance, ils errent dans le samsāra, le cycle de la naissance et de la mort, du fait de ces croyances erronées. Quand la maladie ou la douleur se présentent, tout ce qu'ils sont capables de faire, c'est de chercher à s'en débarrasser. Ils veulent arrêter le mal au plus vite, il faut qu'ils se soignent à tout prix. Ils oublient que la maladie est naturelle pour les sankhara. Personne ne voit les choses ainsi. Le corps change et les gens ne le supportent pas, ils ne peuvent pas l'accepter, ils veulent que tout revienne dans l'ordre à tout prix. Mais voilà, on ne peut pas toujours gagner ce combat-là. A la fin on ne peut échapper à la réalité, et alors tout s'effondre. Les gens ne veulent pas regarder cela en face, c'est pourquoi ils renforcent continuellement leur vision erronée des choses. 

Pratiquer pour réaliser le Dhamma est la meilleure chose qui soit. Pourquoi le  Bouddha a-t-il développé toutes les perfections(5) ? Pour pouvoir réaliser le Dhamma et permettre aux autres de le voir, de le connaître, de le pratiquer, d'être le Dhamma; pour qu'ils puissent lâcher prise et ne plus s'encombrer de souffrances inutiles. 

Ne vous accrochez pas aux choses ou, en d'autres termes également justes : tenez-les, mais pas trop serré. Si vous trouvez un objet, vous pouvez le ramasser, en prendre connaissance : « Oh, c'est cela ! », et puis le reposer. Vous pouvez le tenir mais pas vous en saisir. Vous le tenez juste le temps qu'il faut pour l'observer, le connaître et puis vous le laissez aller. Si vous prenez cet objet, que vous vous en saisissez et que vous en portez le poids, vous allez vous alourdir. Il faut savoir poser les choses. Ne vous créez pas de souffrances inutiles ! 

Il est primordial que vous voyiez très clairement que telle est la cause de la souffrance. Si nous en connaissons la cause, la souffrance ne pourra plus se manifester. Pour que le bonheur ou la souffrance apparaisse, il faut qu'il y ait attā, le soi. Il faut qu'il y ait le « je » et le « mien », il faut qu'il y ait cette apparence. Si, au moment où toutes ces choses surgissent, l'esprit va directement au transcendant, il élimine d'un coup les apparences. Alors le plaisir, l'aversion et la saisie se retirent immédiatement. 

C'est comme lorsque nous croyons avoir perdu quelque chose que nous aimons.  Quand nous le retrouvons, nos inquiétudes disparaissent. Elles disparaissent avant même que nous ayons vu l'objet. D'abord nous le croyons perdu et nous en souffrons, et puis un jour nous nous rappelons brusquement : « Mais bien sûr ! Je l'ai mis là-bas, je m'en souviens à présent. » Dès que l'idée nous vient, dès que nous voyons la vérité, même si nous n'avons pas encore posé les yeux sur l'objet en question, nous ressentons de la joie. C'est ce qui s'appelle « voir de l'intérieur », voir avec les yeux de l'esprit plutôt qu'avec les yeux physiques. Si nous voyons avec les yeux de l'esprit, nous sommes soulagés avant même d'avoir posé les yeux sur l'objet. 

C'est la même chose avec la pratique du Dhamma. Quand nous trouvons le Dhamma, quand nous voyons le Dhamma, à chaque fois qu'un problème survient, nous sommes en mesure de le résoudre instantanément, sur-le-champ. Il disparaît alors complètement, déposé, relâché. 

Le Bouddha voulait que nous entrions en contact avec le Dhamma mais les gens ne sont en contact qu'avec les mots, les livres et les écritures. Là on est en contact avec ce qui traite du Dhamma, pas avec le véritable Dhamma tel que nous l'a enseigné le  Bouddha. Comment les gens peuvent-ils prétendre bien pratiquer selon les enseignements ? Ils en sont très loin. 

On dit du Bouddha qu'il est lokavidū, c'est-à-dire qu'il a clairement vu le monde tel qu'il est. Maintenant nous voyons le monde, oui, mais pas tel qu'il est vraiment. Plus nous apprenons, plus notre image du monde s'assombrit parce que nos connaissances ne sont pas claires. Il ne s'agit pas de la pure connaissance mais de ce que l'on appelle « connaître au travers de l'obscurité » : cela manque de lumière et de brillance. 

Les gens sont tout simplement coincés là et ce n'est pas une mince affaire. C'est sérieux. La plupart des gens voudraient être bons et heureux mais ils ne savent pas quelles sont les conditions nécessaires à l'apparition de ces vertus et de ce bonheur. Si nous ne voyons pas clairement l'erreur fatale que nous commettons, nous ne pouvons pas cesser de la commettre. Aussi grave soit-elle, nous ne pourrons pas l'abandonner tant que nous n'aurons pas clairement vu le mal qu'elle peut faire. Par contre, si nous percevons ce mal sans l'ombre d'un doute, nous pourrons lâcher et le changement sera immédiat. 

Comment se fait-il que nous n'ayons pas encore atteint ce stade, que nous ne puissions toujours pas lâcher prise ? C'est parce que nous ne voyons pas encore nettement tout le mal que peut engendrer notre ignorance. Si, comme le Bouddha ou ses grands disciples, nous en avions une vision claire, nous abandonnerions très vite nos attachements, et nos problèmes disparaîtraient en fumée instantanément. 

Quand vos oreilles perçoivent des sons, laissez-les faire leur travail. Quand vos yeux accomplissent leur tâche en percevant des formes, laissez-les faire. Quand votre nez capte des odeurs, laissez-le faire son travail. Quand votre corps perçoit des sensations, laissez-le remplir ses fonctions naturelles. Si nous permettons simplement à nos sens de jouer leur rôle naturel, où est le problème ? Il n'y a pas de problème. 

De la même manière, laissez tout ce qui relève de l'apparent à l'apparent et percevez clairement ce qui relève du transcendant. Soyez simplement « Celui qui sait », sachant sans fixation, sachant et laissant les choses suivre leur cours naturel. Les choses sont comme elles sont. 

Toutes nos possessions nous appartiennent-elles vraiment ? Sont-elles à notre père, à notre mère ou à notre famille ? Nul ne possède quoi que ce soit, en réalité. C'est pourquoi le Bouddha a dit d'abandonner toutes ces choses, de les lâcher. Connaissez-les à fond, connaissez-les en les considérant un moment mais ne vous y attachez pas. 

Utilisez les choses tant qu'elles sont bénéfiques et puis lâchez-les avant qu'elles ne créent de la souffrance. 

Pour connaître le Dhamma, vous devez avoir cette connaissance-là, la connaissance qui permet de transcender la souffrance. Cette forme de connaissance est importante.  Savoir comment fabriquer des choses, comment utiliser des outils et toutes les sciences du monde, tous ces savoirs ont leur place mais ils ne sont pas la connaissance suprême. 

Il faut connaître le Dhamma tel que je viens de vous l'expliquer. Inutile de savoir des tas de choses, le pratiquant du Dhamma n'a besoin que de cela : connaître et puis lâcher. 

Ne croyez pas qu'il faille mourir pour transcender la souffrance. C'est dans cette vie qu'elle est transcendée, c'est en apprenant à résoudre les problèmes. Vous connaissez l'apparent, vous connaissez le transcendant, alors faites-le dans cette vie, pendant que vous pratiquez, ici même. Inutile d'aller ailleurs pour le trouver. Ne vous attachez à rien : tenez mais ne vous attachez pas. 

Peut-être vous dites-vous : « Pourquoi le Vénérable répète-t-il toujours la même chose ? » Mais que pourrais-je enseigner d'autre ? Comment pourrais-je parler autrement quand la vérité est là toute entière ? Mais attention, même si c'est la vérité, ne vous y attachez pas non plus. Si vous vous y attachez aveuglément, elle se transforme et n'est plus la vérité. C'est comme avec un chien : essayez de lui attraper la patte, vous verrez ! Si vous ne lâchez pas, il se retournera et vous mordra. Tous les animaux réagissent ainsi. Si vous ne lâchez pas, il n'a pas d'autre choix que de vous mordre. C'est la même chose avec l'apparent. Nous vivons selon certaines conventions qui sont là pour nous faciliter la vie mais pas pour que nous nous y attachions au point d'en souffrir. Laissez les choses passer. 

A chaque fois que nous sommes persuadés d'être dans le vrai au point de refuser de nous ouvrir à tout autre idée, nous sommes en plein dans l'erreur. Cela devient une vue erronée. Quand la souffrance apparaît, d'où vient-elle ? Elle est causée par une façon erronée de percevoir les choses. Si la perception des choses était juste, elle ne causerait pas de souffrance. 

C'est pourquoi je dis : « Lâchez donc. Ne vous accrochez à rien. » Avoir raison, ce n'est qu'une supposition de plus, laissez passer. Avoir tort, ce n'est qu'une condition apparente de plus, laissez tomber. Si vous pensez avoir raison et que malgré tout les autres ne sont pas d'accord, ne discutez pas, laissez passer. Dès que vous en prenez conscience, lâchez prise. Telle est la voie juste. 

En général, les gens ne fonctionnent pas comme cela, ils ne cèdent pas volontiers.  C'est ainsi que certains, y compris des pratiquants du Dhamma qui n'ont pas encore atteint cette connaissance, en viennent à dire des énormités tout en se croyant très sages. Ils disent des choses si bêtes que les autres ne peuvent même pas supporter de les entendre et ils se croient malgré tout plus malins qu'eux. Leur entourage ne peut même pas les écouter mais ils se croient intelligents et sont persuadés d'avoir raison. En réalité, ils font simplement étalage de leur stupidité. 

C'est pourquoi les sages disent : « Toute parole qui ne tient pas compte d'aniccam n'est pas la parole d'un sage mais d'un fou. C'est un discours erroné émanant d'une personne qui ignore que de ces mêmes paroles jaillira bientôt la souffrance. » 

Supposons que vous ayez décidé d'aller à Bangkok demain et quelqu'un vous demande : « Vas-tu à Bangkok demain ? » Si vous répondez : « J'espère y aller. Si tout va bien, j'irai certainement », cela s'appelle parler dans la conscience du Dhamma, dans la conscience d'aniccam, en tenant compte de la vérité, c'est-à-dire de la nature incertaine et impermanente du monde. Si vous dites : « Oui, absolument, j'y vais demain », et que finalement il y a un empêchement, qu'allez-vous faire ? Le faire savoir à tous ceux à qui vous aviez dit que vous iriez ? C'est ce qui s'appelle dire n'importe quoi. 

Tout cela va beaucoup plus loin encore quand la pratique du Dhamma s'affine mais, si vous ne vous en rendez pas compte, vous croirez parler juste quand vous parlerez faux et, à chaque mot, vous vous écarterez davantage de la véritable nature des choses tout en croyant, de bonne foi, être dans le vrai. En termes simples, cela signifie que tout ce que nous disons ou faisons qui engendre la souffrance devrait être clairement vu comme micchaditthi, une erreur et une stupidité. 

La plupart des pratiquants du Dhamma ne conçoivent pas les choses ainsi. Ils croient que tout ce qui leur plaît est vrai et ils continuent à croire en leur propre vérité. 

Par exemple, si quelqu'un reçoit un cadeau ou un titre honorifique, que ce soit un objet, une promotion ou de simples paroles de louange, il trouve cela très bien. Il le prend comme une espèce de condition permanente et s'enfle d'orgueil et de prétention. Il ne se demande pas : « Qui suis-je ? Où est cette soi-disant ‘bonne chose' pour laquelle on me loue ? D'où vient-elle ? Est-ce que les autres l'ont aussi ? » 

Le Bouddha nous a appris à nous comporter de façon naturelle. Si nous ne nous efforçons pas d'approfondir, de méditer et de comprendre cela, la vision erronée des choses demeurera enfouie en nous. Cela signifie que nous pouvons encore nous laisser berner par la richesse, le rang et la louange. Attention : ces choses-là nous font croire que nous sommes meilleurs qu'avant, nous croyons être « quelqu'un de spécial » et cela entraîne une grande confusion. 

En vérité, il n'y a rien de spécial chez les êtres humains. Quoi que nous soyons, cela reste du domaine des apparences. Si nous retirons l'apparent et voyons le transcendant, nous nous apercevons qu'il n'y a rien. Simplement les caractéristiques universelles : la naissance au début, le changement au milieu et la cessation à la fin. Si nous voyons que tout est ainsi, aucun problème ne peut surgir. Si nous comprenons cela, nous serons satisfaits et en paix. 

Les problèmes surgissent quand nous pensons comme les cinq ascètes, disciples du  Bouddha. Ils suivaient les instructions de leur maître mais quand celui-ci a changé de pratique, ils n'ont pas compris ce qu'il avait réalisé. Ils ont préféré croire que le Bouddha avait abandonné sa quête et se laissait aller aux plaisirs des sens. A leur place, nous ferions certainement la même chose. Pensez un peu au nombre d'années que les cinq ascètes avaient passées à pratiquer et pourtant ils ont tout compris de travers. Ils n'étaient toujours pas arrivés à maturité. 

C'est pourquoi j'insiste en disant de pratiquer, oui, mais de pratiquer en étant attentifs aux résultats de votre pratique, en particulier quand vous vous heurtez quelque chose ou quelqu'un, quand il y a friction. Quand il n'y a pas de friction, les choses coulent d'elles-mêmes. Mais quand il y a friction, elles ne coulent pas, vous brandissez votre « moi » et les situations se solidifient en un paquet d'attachements. Il n'y a aucune souplesse. 

La plupart des gens ont cette tendance. Ce qu'ils pensaient autrefois, ils continuent à le penser aujourd'hui. Ils refusent de changer, ils ne réfléchissent pas. Ils croient avoir raison, donc ils ne peuvent pas avoir tort ! Mais voilà, le « tort » est enfoui dans la « raison » même si peu de gens le savent. Vous voulez savoir pourquoi ? 

Si vous dites « cela est exact » et quelqu'un d'autre dit le contraire, vous n'allez pas l'accepter, vous allez discuter. Ce qui surgit à ce moment-là, c'est ditthi mana. Ditthi signifie « opinions » et mana c'est l'attachement. Si nous nous attachons - même à ce qui est exact - et refusons de céder, cela devient erroné. S'accrocher à ce qui est juste, c'est ériger le soi, il n'y a pas de lâcher prise. 

C'est une question qui donne du fil à retordre à beaucoup de gens mais pas aux vrais pratiquants du Dhamma qui sentent combien ce point est important et qui en tiennent compte. Si le problème surgit pendant qu'ils parlent, l'attachement ne tarde pas à apparaître. Peut-être durera-t-il quelque temps, peut-être un jour ou deux, peut-être trois ou quatre mois ou même un an ou deux pour les plus lents. Mais pour les plus rapides, la réaction est instantanée : ils lâchent prise. Ils voient apparaître l'attachement et aussitôt ils lâchent prise, ils forcent le mental à abandonner sur-le-champ. 

Il faut que vous parveniez à bien voir ces deux fonctions en action : d'un côté, il y a l'attachement et, de l'autre, celui qui va résister à l'attachement. A chaque impression mentale, portez votre attention sur ces deux fonctions en action. Il y a l'attachement et il y a quelqu'un qui veut empêcher cet attachement. Observez ces deux éléments. Peut-être resterez-vous longtemps attaché avant de lâcher prise.

Réfléchir et pratiquer ainsi constamment permet à l'attachement de perdre, de s'amenuiser. La vue juste grandit en même temps que la vue erronée diminue. L'attachement faiblit, le non-attachement se renforce. C'est comme pour tout le monde. C'est pourquoi j'insiste sur ce point: apprenez à résoudre les problèmes à l'instant même où ils se présentent. 

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1 Samana : moine, religieux, ascète qui voue sa vie à la quête spirituelle. 
2 Upādāna : l'attachement. 
3 Sankhara : phénomènes conditionnés. La langue thaïe utilise généralement ce terme en référence au corps, bien que le mot sankhara concerne également les phénomènes mentaux. 
4 Micchāditthi : la vue erronée. 
5 Les dix paramitā ou perfections : la générosité, la moralité, le renoncement, la sagesse, l'effort, la patience, la sincérité, la détermination, la bienveillance et l'équanimité.