Le Dhamma de la Forêt |
Parmi les maîtres bouddhistes thaïlandais
contemporains, Ajahn Chah (1918-1992) est peut-être celui qui a le plus marqué
les étudiants du Dhamma en Occident. L’une des raisons de sa popularité est
certainement la clarté et l’accessibilité de ses paroles à des personnes de
milieux culturels extrêmement variés, et intéressées par différentes traditions
du bouddhisme. J’espère que cette clarté sera perceptible dans la traduction
offerte ici. Luang Por — ou « Vénérable
grand-père », comme l’appelaient ses disciples — était capable d’enseigner
au moyen des concepts traditionnels du Dhamma mais aussi de transmettre la
vérité sous forme d’analogies et de fables mettant en scène des animaux, des
arbres et les événements de la vie quotidienne, de telle sorte qu’il pénétrait
le cœur de ses auditeurs. Il le faisait avec énormément de chaleur et d’humour,
sans sacrifier en rien à la profondeur. « Simple mais profond », est
une expression dont on a peut-être beaucoup usé mais qui s’applique
particulièrement bien à une grande partie de l’enseignement d’Ajahn Chah.
Tout au long
des vingt-cinq années où il a enseigné et formé des moines et des nonnes, Ajahn
Chah fut capable de transmettre les idées du bouddhisme de telle manière que —
comme l’a dit Ajahn Sumedho, son premier disciple occidental — même un fermier
sans éducation pouvait le comprendre. Mais il était également capable de
répondre aux questions des Thaïlandais de la haute société et d’attirer et
former des occidentaux sceptiques dont beaucoup sont restés près de lui dix ans
ou plus, et sont encore aujourd’hui dans la vie monastique.
Croyances
sur la Pratique
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Ajahn Chah poussait toujours les gens au-delà de ce
qu’ils considéraient comme leurs limites. Dans son monastère, la pratique ne
suivait pas toujours la voie la plus raisonnable en apparence et la routine
changeait tout le temps. Il évoquait parfois ses propres difficultés, la
détermination avec laquelle il les avait confrontées, et comment il
s’encourageait à avancer :
Avant de commencer à pratiquer, je me
disais : « La religion bouddhiste est là, disponible pour tous, alors
pourquoi n’y a-t-il que peu de gens qui la pratiquent ? Certains pratiquent
pendant un certain temps et puis arrêtent ; d’autres n’arrêtent pas mais
refusent de suivre la pratique. Pourquoi donc ? » Alors j’ai pris une
résolution. Je me suis dit : « Très bien. Pour cette vie, je vais
renoncer à mon corps et à mon esprit, et essayer de suivre l’enseignement du
Bouddha jusque dans ses moindres détails. J’atteindrai la compréhension dans
cette vie … parce que sinon, je serai toujours submergé par la souffrance. Je
renoncerai à tout le reste et je prendrai une ferme résolution. Quelles que
soient les difficultés ou les souffrances que je doive endurer, je
persévèrerai. Si je n’agis pas ainsi, je ne ferai que douter le reste de ma
vie. »
C’est dans cet état d’esprit que
j’entrepris la pratique. Peu importaient les difficultés que je rencontrais, je
les supportais. Je considérai l’ensemble de ma vie comme s’il ne s’agissait que
d’un jour et d’une nuit et j’y renonçai. Je voulais comprendre. Je me
disais : « Je suivrai les enseignements du Bouddha. Je suivrai le Dhamma
jusqu’à comprendre pourquoi il y a tant de souffrance dans ce monde. » Je
voulais voir la vérité, c’est pourquoi je me suis tourné vers la pratique du Dhamma.
Tout en étant très tolérant des défauts
et des faiblesses des gens, il voulait toujours que ses disciples fassent tous
leurs efforts dans le simple but d’échapper aux griffes de Mara, « le mal »,
qui nous garde prisonniers dans son monde de souffrance. Il ne prétendait pas
que la tâche était facile — « Si pratiquer le Dhamma était facile,
tout le monde le ferait », disait-il souvent — mais que c’était la seule
chose qui valait la peine d’être accomplie dans une vie humaine.
Dans le monde ordinaire, la façon de
vivre consiste généralement à remplir sans cesse sa vie d’activités, de
distractions et d’amusements pour essayer de trouver le bonheur et d’échapper à
l’ennui. Mais un esprit constamment distrait et surexcité est un esprit fatigué
et inquiet. Quand on s’engage dans la pratique du bouddhisme, on commence à
libérer son esprit d’une telle dépendance. Le processus est parfois douloureux
et frustrant car toutes sortes d’habitudes, de peurs et d’espoirs accumulés
font surface dans le nouvel espace de non-distraction qui s’ouvre. Comme l’a
souvent dit Ajahn Chah, même si certaines personnes croient que la vie
monastique est une forme de fuite, faire face à soi-même pour la première fois
de sa vie sans avoir nulle part où se cacher est comme avancer dans une tempête
qui fait rage.
Ajahn Chah parlait souvent du manque
d’attention lié à un excès de confort ; une façon d’aborder la vie avec
nonchalance et insouciance. Vivre dans la mollesse ramollit l’esprit. Il
faisait aussi remarquer que l’on ne peut en prendre conscience que lorsqu’on
essaie de se défaire de ces habitudes de confort, sinon on ne fait pas le lien.
Il évoquait le mode de vie simple d’un passé pas si lointain en
Thaïlande : « Autrefois, quand le pays n’était pas si développé, tout
le monde construisait ses toilettes à quelque distance de la maison, souvent
assez loin dans la forêt. Il fallait marcher jusque là-bas pour les utiliser.
Mais maintenant il faut que les toilettes soient dans la maison. Les gens de la
ville tiennent même à les avoir carrément dans leur chambre ! » Il
trouvait cela très drôle. En riant, il disait : « Les gens croient
qu’ils auront plus de confort et de bonheur en ayant les toilettes dans leur
chambre. En fait, non seulement ils n’en seront pas plus heureux mais cela
augmentera encore leurs habitudes de paresse ... »
Cependant sa façon d’enseigner ne visait
pas au test d’endurance. Quand il voyait des disciples faire de grands efforts
de manière mécanique, sans conscience, il les corrigeait en expliquant sans
ambiguïté où l’effort devait porter. Après des années de vaines pratiques
ascétiques, le Bouddha réalisa que la voie de la Libération relevait de
l’esprit. Le corps, quant à lui, n’est qu’un objet matériel incapable d’être
éveillé ; il n’a rien en soi de mauvais qui fasse obstacle au
développement spirituel et justifie qu’il soit torturé ou affaibli — voir les
choses ainsi serait une déviation aussi grande qu’essayer de trouver la
Libération en embellissant le
corps et en
recherchant les plaisirs des sens et l’approbation sociale. Le
rôle de
l’ascétisme est donc de créer la simplicité
et d’éviter la confusion mentale,
pas de se priver pour se priver. Quand Ajahn Chah disait des choses
comme : « Détruisez votre
corps ! » ou « Détruisez le
monde ! »
il ne faisait pas allusion au suicide ou aux armes nucléaires
mais, dans le
contexte de la méditation et dans son langage vivant et
imagé, il encourageait
la destruction de notre attachement à ces choses.
Un soir, Ajahn Chah accueillit un ancien
bienfaiteur laïc qui venait de se faire ordonner et allait passer la retraite
des pluies au monastère. Ce soir-là, il fit l’un de ces discours informels où
le Dhamma se mélange à des observations et des souvenirs personnels. Il parla
de tudong, cette pratique ascétique
traditionnelle qui consiste à marcher à travers bois et campagnes, en recherchant
la solitude des forêts et des montagnes, et en rencontrant des maîtres
spirituels. « Il m’arrivait de parcourir quarante kilomètres dans la même
journée — non que je fusse fort mais j’avais la force de l’esprit. Même des
soldats ne pourraient pas marcher comme cela … Certains jours, j’allais quêter
ma nourriture et on ne me donnait que du riz. C’était vraiment intéressant
d’observer mon esprit tandis que je mangeais ce riz. Je me disais : ‘Si
seulement j’avais un peu de sel !’ Qui croirait que l’on peut trouver la
sagesse en mangeant du riz fade ? »
Dans sa propre pratique, Ajahn Chah
n’hésitait pas à expérimenter les extrêmes et à en tirer des leçons. Parfois il
poussait aussi ses disciples au bout de leurs limites et même au-delà. De
telles méthodes sont peut-être difficiles à endurer mais elles permettent de
voir là où l’esprit s’accroche et résiste, et de voir que la véritable
souffrance naît des attachements, des peurs et des préjugés.
Il n’encourageait ni le jeûne ni les vœux
de silence ni le retrait social. Il disait : « Pratiquez les yeux
ouverts. Si éviter les gens et les contacts sensoriels étaient la voie de l’Eveil,
les aveugles et les sourds seraient éveillés. » La sagesse doit être
découverte dans l’univers des contacts sensoriels. On transcende le monde en le
connaissant, pas en l’évitant. Vivre proches les uns des autres, suivant le même
train-train jour après jour comme on le fait dans un monastère, peut révéler
beaucoup de choses sur soi, sur ses habitudes et sur la façon dont on crée sa
propre souffrance. Il disait souvent : « Si ça brûle et c’est
difficile, c’est que vous y êtes ! C’est là qu’il faut pratiquer. »
Enseigner
le Dhamma
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Ajahn Chah était toujours disponible pour
guider ses disciples mais il ne proposait pas d’entretiens réguliers pour
évaluer leurs progrès. Il les exhortait à compter sur eux-mêmes, à développer
une bonne connaissance du fonctionnement de leur esprit et à ne s’attacher à
rien de ce qui pouvait leur arriver en méditation. Il répétait souvent à ses
disciples que le monastère leur offrait l’environnement adéquat pour
approfondir leur pratique : « C’est comme offrir un pré à vos vaches.
S’il y a un pré clôturé et riche en herbe, les vaches peuvent paître en toute
sécurité. Si ce sont des vaches, elles vont manger. Si elles ne veulent pas
manger l’herbe, ce ne sont pas des vaches ! Peut-être que ce sont des
cochons ou des chiens … »
En général, ses instructions de
méditation étaient simples. Il ne traitait pas de la concentration et de la
vision pénétrante comme de sujets séparés. Ces deux approches de la méditation
sont la trame de la plupart de ses enseignements et il en parle à différents
niveaux. D’autres formes de méditation, comme contempler l’éventualité de la
mort ou rayonner de la bienveillance envers tous les êtres (mettā), n’étaient pas enseignées de
manière systématique ou formelle mais plutôt comme des thèmes de contemplation,
des choses à garder constamment à l’esprit. Il présentait ses idées d’une
manière qui touchait directement le cœur. Lors de sa visite aux Etats-Unis en
1979, il donna l’image d’un condamné à mort : « Imaginez que vous alliez
consulter une voyante dont les prédictions sont toujours exactes et que cette
femme vous affirme, sans le moindre doute possible, que vous allez mourir dans
sept jours. Pourriez-vous trouver le sommeil après cela ? Vous laisseriez
tout tomber et vous méditeriez jour et nuit, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est
le sort qui nous attend tous ! Nous faisons face à la mort à chaque
instant. » Il recommandait ensuite de faire l’exercice suivant :
penser à sa propre mort au moins trois fois par jour.
Comprendre
les Enseignements
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Le plan de ce livre a été conçu d’après
une phrase qu’Ajahn Chah se plaisait à répéter souvent :
D’abord on apprend le Dhamma mais on ne le comprend
pas encore. Ensuite on le comprend mieux mais on ne le pratique pas encore. Et
puis on pratique mais sans voir encore la vérité du Dhamma. Et quand on voit la
vérité du Dhamma, il reste encore à devenir ou à « être » le Dhamma.
Cette façon de présenter les choses par
degrés a pour but de montrer que, tant que nous n’atteignons pas le niveau où
nous « sommes » le Dhamma, nous vivons encore dans la souffrance et
notre potentiel n’est pas pleinement réalisé. Comme, dans la transmission du
bouddhisme en occident, nous en sommes à un stade où de nombreuses personnes
étudient et pratiquent la voie du Bouddha depuis des décennies, nous pouvons
certainement attester de la véracité de ces paroles par notre propre
expérience.
Ajahn Chah considérait la pratique du Dhamma
comme un mode de vie et non comme une simple série d’exercices ou de rituels,
et le but de cette pratique (bien qu’il parlât rarement de « but » ou
de « réalisation ») comme rien moins que la cessation de la
souffrance, un état de clarté et de paix dans lequel l’esprit n’est plus soumis
aux caprices des événements intérieurs ou extérieurs. Il est peut-être
important de bien garder ceci en esprit en lisant ses enseignements car ceux-ci
reviennent sans cesse sur des thèmes fondamentaux qui peuvent parfois sembler
trop évidents et simplistes. Ajahn Chah recommandait souvent à ses auditeurs de
ne pas croire ou rejeter ses paroles d’emblée mais de voir en quoi elles pouvaient
s’appliquer à leur expérience personnelle.
Ajahn Chah était avant tout un formateur
de moines et de nonnes, c’est-à-dire de personnes ayant renoncé aux
attachements du monde pour s’engager dans une vie de renoncement. Bien qu’il
affirmât haut et fort que la pratique bouddhique n’était pas le domaine
exclusif des moines et des nonnes, il soulignait clairement les avantages que
représentent la discipline et la simplicité de la vie monastique. Vivre dans un
monastère qui respecte scrupuleusement les règles du Vinaya, la discipline énoncée dans le Canon Pali, signifie
s’abstenir de faire le moindre mal à quiconque au cœur d’une communauté basée
sur l’entraide, le partage et le respect mutuel. Quand les possessions sont
minimes, il y a peu de sujets de contention ou de raisons de faire preuve
d’avidité. Le Dhamma est une chose qu’il faut vivre — idée qui se retrouve dans
les mots que l’on emploie en thaï pour parler de la pratique spirituelle. Or
vivre de cette manière pendant un certain nombre d’années engendre des
habitudes d’attention, de modération et de non égoïsme chez les pratiquants
avec, de toute évidence, d’heureux résultats.
Il arrive qu’Ajahn Chah paraisse
moraliste aux Occidentaux, notamment quand il parle du manque d’attention ou de
modération par rapport à ce qui est mal. Le Bouddha a dit que le mal est ce qui
fait du mal à soi comme aux autres, et il a dit du manque d’attention que
c’était « la voie qui mène à la mort ». Etre attentif à tous les
petits détails de sa vie, dans toutes les situations, seul ou en groupe, peut
considérablement affiner l’esprit et créer une base stable pour la pratique de
la méditation. Entendre parler de bien et de mal nous irrite peut-être à cause
de notre conditionnement, mais les implications de ces discours valent la peine
d’être considérées. Ajahn Chah parle souvent de l’importance d’une conduite
morale dans le but d’avoir un esprit détendu et un cadre de vie harmonieux, non
pour obéir à des commandements qui viendraient d’en haut et dont la violation
entraînerait une punition. Comme pour tous ses enseignements, les instructions
qu’il donne sur la moralité et la vertu ont un but pratique, et il ne s’agit
pas de tout accepter aveuglément. Il parle aussi de la nécessité de transcender
tant le bien que le mal mais, comme dans toutes les écoles du bouddhisme, il
faut y être très attentif non seulement au début mais pratiquement jusqu’au
bout du chemin.
A d’autres moments, on peut avoir
l’impression que ses paroles ne s’adressent qu’aux Thaïlandais et à leurs
habitudes culturelles comme leur façon de suivre les préceptes, d’écouter les
enseignements, de faire des offrandes ou encore leur étrange conception du
bouddhisme et de son impact sur les pratiquants. Après réflexion, nous verrons
toutefois que de tels schémas existent aussi dans notre conditionnement
occidental judéo-chrétien en général, et parmi les bouddhistes occidentaux en
particulier.
Comme dans les enseignements originaux du
Bouddha, la répétition est courante chez Ajahn Chah. Il ne faut pas
sous-estimer la nécessité de bien « enfoncer le clou » quand on pense
que le précieux Dhamma va à l’encontre d’habitudes de pensée profondément
enracinées en nous tous. Nous pouvons d’ailleurs toujours nous demander jusqu’à
quel point nous avons compris et assimilé ces idées apparemment simples.
Ajahn Chah était une sorte de réformateur
au sein du bouddhisme thaïlandais. Comme le Bouddha, il enseignait dans la
langue locale et s’opposait aux traditions rigidifiées de son époque. Il
pouvait aussi bien faire des analogies avec des chiens, des mangues, des
poules, des rizières et des buffles qu’employer la terminologie bouddhique
classique qu’il avait étudiée avant de suivre la voie ascétique des moines de
méditation. Il disait que pour enseigner le Dhamma il fallait trouver les moyens
habiles qui permettent aux gens de « voir », c’est pourquoi celui qui
enseigne doit savoir ce qui convient à ceux qui l’écoutent. Il rejetait aussi
le sectarisme qui empoisonne parfois les relations entre les deux principaux
groupes monastiques en Thaïlande.
…