Le Dhamma de la Forêt |
Le Dhamma que l’on vient demander aux moines – les préceptes et l’enseignement – est un outil qui permet de comprendre les choses. L’enseignement est donné avec des mots mais le Dhamma n’existe pas dans les mots. Les mots permettent seulement de pointer dans une direction pour montrer la voie, toucher l’esprit et guider vers la connaissance et la réalisation du Dhamma. C’est pourquoi il est dit que l’enseignement en soi n’est pas le Dhamma. Nous entendons avec les oreilles et parlons avec la bouche mais cela n’a pas de valeur ultime ; ces mots et ces concepts ne sont pas le Dhamma lui-même. S’ils l’étaient, ils auraient une existence propre et indépendante, au-dessus de toute chose. Donc chercher à comprendre le Dhamma revient simplement à s’efforcer de développer la sagesse de voir les choses telles qu’elles sont en vérité, et non détruire ou changer quoi que ce soit.
Le corps est une excellente illustration. Il naît à partir de causes et de conditions. Quand il naît, il fonctionne selon une certaine loi qui lui permet d’exister d’une certaine manière et il n’écoute personne. Nous sommes nés, nous sommes devenus enfants puis adultes, nous avons vieilli et, pendant tout ce temps, notre corps a changé selon sa propre nature. Il a grandi et vieilli quoi que l’on ait pu dire, penser ou préférer. Il ne sert strictement à rien de pleurer, de se lamenter ou de lui demander de cesser de fonctionner ainsi, ne serait-ce qu’un seul jour.
Au début, le corps naît à partir de causes, il se développe selon certaines conditions et, à la fin, il cesse d’exister, indépendamment des préférences ou des désirs de qui que ce soit. Telle est la nature de la vie qui existe selon cette loi immuable d’apparition et de disparition des phénomènes. Le Bouddha a enseigné qu’il faut étudier cela de près ; c’est extrêmement important. Observez la peau, les dents, les cheveux et tous les éléments qui composent le corps : que voyez-vous ? Un changement constant. Étant apparue, chaque partie du corps poursuit sa propre route et finit par se désagréger d’elle-même. Une fois apparu, le corps n’est pas sous le contrôle des êtres mais sous celui des causes et des conditions qui l’ont amené à l’existence. Ensuite il disparaît de la même manière qu’il est apparu. Il n’a pas besoin de demander notre permission ou notre accord pour pouvoir grandir, vieillir, se désagréger et mourir – tout cela se produit automatiquement. Nous n’avons aucune autorité sur le corps ; il change selon sa propre nature pour finalement se dissoudre. Ce sont les sabhāva-dhamma, les conditions naturelles. Quoi qu’il advienne, nous ne pourrons jamais défier cette nature ou lui dire : « Écoute un peu mes lamentations. Ne permets pas que je vieillisse ! Fais ce que je te demande. » La nature est ainsi. Cela fait partie du Dhamma que le Bouddha a enseigné. Nous ne sommes pas ce corps et nous ne le possédons pas non plus.
Si votre conscience de ces vérités n’est pas claire, si votre vision de la nature est erronée, vous êtes dans « le Dhamma de la vision erronée ». Dans ce cas, vous voyez toutes ces choses comme vôtres et vous fonctionnez en termes de « moi et les autres » – c’est l’ignorance. Quand il y a ignorance, des formations mentales apparaissent et vous vous débattez. Vous voulez maîtriser les situations, avoir ceci et repousser cela ; vous êtes en proie à l’attirance et à la répulsion : « J’aime ceci, donnez m’en encore ! Je ne supporte pas cela, éloignez-le de moi ! Cette chose devrait être comme ceci, celle-là devrait être comme cela. » Toutes ces pensées découlent d’une vision erronée. Vous vous comportez comme une personne qui voudrait dérober la maison et le terrain d’un autre : vous vous emparez de ce qui ne vous appartient pas. Les désirs continuent à affluer en grand nombre et vous ne savez même pas d’où ils viennent ni ce qu’ils vont vous pousser à faire.
Enseigner le Dhamma et l’écouter, dire que les choses sont comme ceci ou comme cela, n’est pas vraiment le Dhamma. Ce sont des mots qui pointent dans une direction pour vous permettre d’aller voir par vous-même. Parler pour aider les gens à voir la vérité est un moyen habile ; c’est une façon d’enseigner, c’est le Dhamma de l’étude. Mais s’il n’y a pas de véritable vision juste au-delà de la parole, si on se contente d’apprendre des mots pour pouvoir les répéter, nul n’en retire aucun bénéfice. Par contre, quand on met en pratique les enseignements et que l’on voit qu’il y a effectivement une loi constante et immuable qui se met en marche selon des causes et des conditions, sans « moi », sans quintessence, on arrive vraiment à ce que le Bouddha enseignait. Tant que nous ne le voyons pas, la souffrance est présente mais si nous le voyons, nous ne sommes plus esclaves du désir et de l’attachement ; plus rien ne peut nous faire rire ou pleurer.
Vous n’avez cessé de rire et de pleurer depuis que vous êtes tout-petit ; vous vous êtes comporté comme un fou pendant tout ce temps, cherchant inlassablement à obtenir ce qui n’est pas à vous, toujours en conflit, désirant des choses que vous ne pourrez jamais véritablement obtenir et vivant dans un état permanent d’insatisfaction et de souffrance. Mais si vous écoutez pour que l’esprit devienne Dhamma et que vous pratiquez de façon à voir le Dhamma, vous en finirez avec les problèmes de cette vie. Tout peut s’arrêter ici-même. Comprenez que les choses n’existent pas pour que vous puissiez les agrémenter, les modifier ou les améliorer. Elles sont simplement la nature inaltérable – ce qui est – apparaissant et disparaissant. Quand on étudie et on pratique le Dhamma, on comprend que le Bouddha n’a pas donné son enseignement pour améliorer les choses mais pour que nous puissions les voir dans leur vérité. Si vous voulez changer les choses, ce n’est pas le Dhamma, ce n’est pas la vérité, ce n’est que l’habitude de quelqu’un qui veut maîtriser et manipuler. Si vous ne voyez pas la vérité de ce qui est, il n’y a pas de voie de pratique possible ; vous êtes en dehors des nobles vérités de la souffrance, de sa cause, de sa cessation et de la voie.
Depuis que les enseignements du Bouddha ont été transmis, ceux qui entendent et pratiquent n’ont jamais eu besoin d’adapter ou de modifier les choses, seulement de connaître et de lâcher prise. La sagesse est ce qui sait selon la vérité des sankhara, des phénomènes conditionnés. Quel que soit l’état des sankhara, c’est ce que nous devons connaître. Il est dans la nature des sankhara d’apparaître et de disparaître. Toute autre vision des choses relève d’un Dhamma pollué, c’est l’enseignement de l’ignorance logée dans le cœur. Dans ce cas, il n’y aura pas de cessation, la roue continuera à tourner : pas de solution, pas de fin, aucun moyen de l’arrêter. C’est comme lorsque des insectes rampent sur le rebord d’une barrique d’eau : ils sont sans cesse en mouvement mais ils ne vont nulle part, se contentant de tourner en rond sur le rebord. Les pensées des êtres ordinaires peu évolués sont pareilles : ne connaissant ni fin ni solution, elles font du sur-place. Nous croyons peut-être que nous avançons beaucoup mais nous ne faisons que tourner en rond et revenons sans cesse au même point. Si nous ne voyons pas ce cercle vicieux dans notre cœur, c’est parce que la sagesse est absente. Nous nous reposons sur des concepts erronés, les prenant pour de la sagesse, tandis que la vraie sagesse nous échappe. Ensuite cette ignorance prend les commandes et, comme il n’y a plus de normes pour orienter la pratique, tout part à vau-l’eau. Ce n’est pas le Dhamma. Dans le Dhamma qu’enseigne le Bouddha, on cherche à voir ce qui est tel que c’est. Cela signifie voir qu’il n’y a pas de solution, qu’il n’y a rien à changer ni à adapter, parce que le Dhamma est toujours parfait tel qu’il est. Nous abandonnons ainsi le désir de tout contrôler.
Nous avons tendance à penser que les choses ne sont pas justes, qu’elles sont trop grandes ou trop petites, alors nous essayons de les rapetisser ou de les agrandir. Mais pourquoi nous semblent-elles trop grandes ou trop petites ? Du fait de notre perception. Tel est le désir de ceux qui ont une vision erronée des choses. Mais nous ne pouvons rien changer à ce qui est. Souhaiter le contraire est aussi ridicule et épuisant que se battre contre un arbre et le boxer. C’est pourquoi le Bouddha nous a conseillé de voir selon le Dhamma.
Tout ce qui entre dans le champ de nos perceptions existe selon la nature, un point c’est tout. Si notre conscience comprend les choses selon le Dhamma, quoi qu’il arrive, rien de fâcheux ne pourra en résulter. Quoi que subisse notre corps, nous n’en serons pas affectés. Nous ne chercherons plus à retirer quoi que ce soit des agrégats composant notre corps et notre esprit, et nous demeurerons tranquillement à notre place, inébranlables et en paix. Le Bouddha nous a recommandé de bien étudier le corps, les ressentis, l’esprit et les états mentaux – les quatre fondements de l’attention. Il n’y a rien à résoudre ou à défaire, seulement connaître les choses telles qu’elles sont dans leur réalité.
Le corps fait l’expérience de la naissance, du vieillissement et de la mort. Il n’y a rien de stable en lui. Sachez que cette réalité est Dhamma. C’est la vérité et il n’y a rien à changer, à détruire ou à résoudre. Quand vous en arrivez là, il n’y a plus rien à dire. Il n’y a plus de poids à porter. Si vous connaissez cette réalité, où que vous soyez vous n’agissez pas négligemment, sans attention. Vous voyez simplement les choses telles qu’elles sont, comme des conditions qui apparaissent et disparaissent. Que reste-t-il à chercher ? Sur quoi allez-vous pleurer et vous lamenter ? À quoi vous épuiserez-vous ? De quoi souffrirez-vous ? Que voulez-vous avoir ou être ? Quand direz-vous que les choses sont grandes ou petites, longues ou courtes ? Au bout du compte, que direz-vous de la nature des choses ? Il y a ce cycle d’existence et puis c’est tout. Quand on voit cette profonde vérité, on trouve la paix, on est libre, sans chagrin, en conflit avec personne […]
L’enseignement formel qui explique cela est une question de langage et de mots adéquats. Ce n’est pas le Dhamma lui-même ; c’est simplement une façon de montrer la voie pour aider les gens à comprendre la vérité. Mais quand nous écoutons le Dhamma et que nous croyons l’avoir compris, nous estimons que nous « possédons » le Dhamma, que nous « sommes » le Dhamma. Si c’était vraiment le cas, nous ne ressentirions plus d’avidité ni d’aversion et nous n’aurions plus de concepts erronés. Si nous connaissions vraiment le Dhamma, si nous le voyions et que nous l’incarnions, nous serions libérés de tout cela – or nous sommes toujours esclaves de la souffrance. Quand la vision juste s’éveille, la souffrance et ses causes s’évaporent. Le Dhamma profond est ainsi.
Il y a aussi le Dhamma qui consiste à avoir un comportement permettant de vivre en société dans la modération et le respect d’autrui. Cela s’appelle sīla-dhamma ou « la voie de la conduite vertueuse », vivre avec les autres sans querelles ni conflits. C’est le Dhamma que tout le monde, à tous les niveaux de la société, devrait pratiquer pour être heureux. Pourtant, une fois ce bonheur atteint, une autre forme de souffrance commence. C’est déjà mieux que ce que vivent les gens qui n’ont aucune connaissance et aucune moralité mais voilà : une fois ce bonheur atteint, on va essayer de le préserver et cela va engendrer une autre forme de souffrance. Cette pratique de sīla-dhamma à elle seule ne libère pas mais elle est une bonne base. Quant à créer les causes et les conditions pour une libération totale, c’est une autre affaire.
Alors, quand vous écoutez le Dhamma, ne croyez pas que c’est tout ce qu’il y a à faire. Prenez-le à cœur et pratiquez-le ! Faites-en la cause et la condition qui vont vous permettre d’atteindre le nibbāna, l’au-delà de la mort, la cessation de la souffrance et la véritable paix.