Le Dhamma de la Forêt



Rien n'est sûr


Ajahn Chah



Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/




Extrait du livre Être ce qui est, éd. Sully


Dans la pratique, certains comprennent facilement et d’autres avec difficulté mais, dans tous les cas, c’est sans importance. Que ce soit facile ou difficile pour nous, le Bouddha a dit de ne pas être négligents. « Ne soyez pas négligents » et c’est tout. Pourquoi ? Parce que nous devons observer les choses de très près pour voir que la vie n’a rien de sûr. Dès que nous commençons à croire que les choses sont sûres, l’incertitude, tapie jusque-là, se manifeste. Être négligent, c’est s’accrocher aux choses comme si elles étaient permanentes et sûres. C’est se saisir d’une certitude là où il n’y en a pas et chercher la vérité dans des choses qui n’ont aucune réalité absolue. Attention ! Il y a de grandes chances pour que ces choses se retournent contre vous un jour.

En conséquence, que les choses soient vraies ou fausses, bonnes ou mauvaises, agréables ou pas, peu importe – ce qui est important, c’est d’entraîner l’esprit pour qu’il soit en accord avec la voie, autrement dit mettre en place la vision juste en comprenant que tout est incertain. Je vous en prie, ne soyez pas irréfléchis ! Ne vous laissez pas emporter en imaginant n’importe quoi, en créant des problèmes au point de vous y perdre. Si quelque chose vous déçoit ou vous perturbe, soyez-en conscient mais ne laissez pas la souffrance être plus grande que la réalité de ce qui est. Si quelque chose vous plaît, ne laissez pas l’enthousiasme vous emporter. Il est possible d’apprécier les choses sans tomber dans l’excès. Dans notre patois local nous disons : « Ne vous soûlez pas ! » Face à une situation difficile, ne vous soûlez pas de tristesse. Quand vous êtes heureux ou joyeux, ne vous soûlez pas de plaisir non plus. « Ne pas se soûler » signifie simplement ne pas s’autoriser à tomber dans l’excès – être modéré. Si nous pouvons garder ce que nous avons, c’est bien ; mais si nous le perdons, c’est bien aussi. Par contre, quand nous nous laissons enivrer par une situation agréable, nous souffrons quand elle cesse ; nous souffrons aussi lorsque des événements déplaisants ne passent pas aussi vite que nous le voudrions. Tout cela parce que nous nous saisissons des choses, nous perdons de vue leur degré de vérité relative et nous nous égarons. Ceci n’est pas le Dhamma, ce n’est pas pratiquer le Dhamma. Ces excès nous amènent à nous écarter de la voie.

Cet éloignement de la voie est la vision fausse qui est à la racine de la souffrance. Toutes les explications concernant la pratique ont pour but de nous faire connaître la cessation de la souffrance. Pratiquer en fonction de cette compréhension, c’est simplement pratiquer pour réaliser la cessation de la souffrance. Si nous considérons les choses de cette manière, nous savons ce qu’est la souffrance et comment elle apparaît. Nous savons comment elle peut cesser et la façon dont il faut pratiquer pour que la cessation se produise. Dans le bouddhisme on appelle cela « connaissance ». Ce mot ne se réfère à rien d’autre.

Si on croit à la réalité absolue des choses, souffrance et peur s’ensuivent inexorablement. On a peur des différentes façons dont les choses peuvent tourner. Partout où l’on pose les yeux, il y a la peur. En fait, nous avons seulement peur de nous-mêmes, des pensées qui nous viennent à l’esprit. Avant la peur, il y a forcément la pensée. C’est la pensée qui nous trompe en créant une image qui nous éloigne de la vérité. Pour les gens qui éprouvent ce genre de peur, qu’ils vivent dans une maison ou dans une forêt, il y aura toujours des fantômes pour les hanter. S’ils entendent courir quelques malheureuses souris, ils croiront aussitôt qu’il s’agit de fantômes. La peur les prend instantanément alors qu’en réalité ils sont victimes d’une image trompeuse créée par l’esprit.

Il se peut aussi qu’il y ait un problème à la maison et, à cette seule pensée, vous avez envie de pleurer. Les couples se critiquent : « Il ne m’aime pas ! » « Elle est sans cesse après moi ! » et l’esprit poursuit sa course effrénée. En fait, vous êtes seul à produire tout cela, à créer ces images. Si vous créez de telles images, vous vous y perdrez et tout se terminera dans les larmes. Quand vous êtes très heureux, vous vous faites aussi tout un film. Que celui-ci mène au rire ou aux larmes, il s’agit toujours d’une fabrication mentale. « Oh, j’adore cela ; c’est vraiment formidable ! » Vous oubliez la réalité, vous vous perdez dans la joie et les rires. Ensuite l’esprit va évoquer quelque chose de répugnant et vous serez aussitôt envahi par la répulsion. Et s’il y a quelque chose que vous adorez et que vous ne pouvez pas avoir, vous allez en être obsédé jusqu’à la folie, et il n’y aura pas moyen d’arrêter vos larmes. Tant que vous continuerez à fonctionner ainsi, à fabriquer des images auxquelles vous réagissez émotionnellement, ce cycle n’aura pas de fin.

Voilà comment se comportent les gens mais que se passe-t-il en réalité ? Rien. Il n’y a rien qui fasse rire ou pleurer, rien qui, en soi, mérite l’amour ou la haine – seulement l’esprit qui se laisse tromper. C’est pourquoi le Bouddha a dit de travailler sur notre esprit, de le remettre sur les rails de la vérité à l’endroit précis où il se laisse tromper. Le Dhamma est authentique ; c’est quelque chose de sûr ; c’est la vérité. C’est nous qui ne sommes pas vrais. Nous rions et nous pleurons, nous aimons et nous détestons, nous réagissons aux choses. Nous croyons que les choses sont bonnes ou mauvaises et nous voilà partis à leur poursuite. Tout cela parce que nous croyons que nous existons en tant qu’entités personnelles et que les choses nous appartiennent. Cela s’appelle avoir une vision erronée des choses.

 Par conséquent, vous ne devez rien considérer comme absolument réel – ni le corps en bonne ou en mauvaise santé, ni l’esprit joyeux ou déprimé – sinon vous ne faites que vous détruire. Le Bouddha a dit que, quand le bonheur arrive, il ne faut pas trop y croire. Il ne mérite pas que l’on rie ou que l’on pleure. Il n’a pas d’existence réelle. Il n’existe qu’ici, en nous, là où les choses se passent, où les résultats naissent des causes. En réalité, il n’y a rien, seulement notre saisie mentale qui donne cette apparence de réalité aux choses. Quand on ne voit pas le Dhamma, on passe son temps à donner de la réalité à ce qui n’en a pas.

Quand on dit que les choses ne sont pas réelles, certaines personnes s’imaginent qu’elles ne peuvent plus rien faire, mais cela ne signifie pas être complètement passif et abattu. Sans aller dans les extrêmes et croire trop à la réalité des choses, nous faisons ce qu’il y a à faire avec soin. Tant qu’un objet n’est pas cassé, tant que le corps n’est pas malade, nous en prenons soin pour en faire bon usage. Et puis quand les choses se cassent, nous les laissons aller sans larmes ; nous ne pleurons pas inutilement sur les phénomènes, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs. Nous avons l’habitude de considérer le corps et l’esprit comme quelque chose de personnel. Nous disons qu’ils sont « nous » ou qu’ils nous appartiennent. Mais quand nous fonctionnons ainsi, dans la saisie, nous sommes en dehors du Dhamma et la seule chose qui en résulte, c’est la souffrance.