Le Dhamma de la Forêt |
Traduction de "Nibbana For Everyone", enseignement adapté et traduit en anglais par Thanissaro Bhikkhu.
En entendant les
mots « Nibbana pour tous », nombre d'entre vous vont se gratter la tête.
Vous allez sans doute penser que je suis en train de « teindre le chat
pour mieux le vendre »[1]
et probablement ne prêterez-vous aucun intérêt au sujet. Cela uniquement parce
que vous prenez cette phrase au pied de la lettre et non dans sa vérité
profonde.
Dans les écoles,
on enseigne aux enfants que Nibbana survient au décès d'un Arahant[2].
Pour l'homme de la rue, Nibbana est une cité exempte de douleur et pleine du
bonheur des souhaits exaucés, prétendument atteinte, à leur mort, par ceux qui
ont engrangé des perfections (parami)
durant des dizaines de milliers de vies successives. Les penseurs modernes y
voient un obstacle au progrès et estiment que l’on ne devrait ni s'en
préoccuper ni même en discuter. Pour les étudiants en général, ce n'est qu'une
croyance des « anciens » qui fréquentent les monastères et ce mot n'a
aucun sens pour eux. Les jeunes femmes et les jeunes hommes pensent qu'il
s'agit de quelque chose de fade et de peu enthousiasmant, voire même d'horrible
et d'effrayant. Tous les candidats à la vie monastique articulent les mots :
« Puissè-je devenir moine afin d'atteindre le Nibbana », sans même comprendre
ce vœu. Les vieux moines disent que le Nibbana ne peut plus être atteint de nos
jours et qu'il n'existe plus aucun Arahant. En définitive, Nibbana est devenu un
mystère dont plus personne ne se soucie. On en a fait quelque chose d'austère
et de muet, relégué au fond des Ecritures pour n'être ressorti dans les sermons
qu'à de rares occasions sans que personne ne se rappelle sa signification.
Pourtant, sans
cette notion de Nibbana, le bouddhisme serait pour ainsi dire mort. Quand
personne ne s’intéresse au Nibbana, personne ne s’intéresse réellement au
bouddhisme. Quand rien dans le Nibbana ne nous intéresse, nous ne pouvons
retirer aucun bienfait du bouddhisme. Je pense qu’il est temps pour nous de
nous intéresser au Nibbana pour en recueillir le plus grand bienfait car, comme
il est dit : « Nibbana est le Suprême » — c'est-à-dire
l’objectif le plus noble des êtres vivants, lequel est indissociable de notre
vie quotidienne.
Nibbana n’a absolument
rien à voir avec la mort. Le mot « Nibbana » signifie
« fraîcheur ». Autrefois, lorsque ce n’était qu’un mot ordinaire du
langage de tous les jours, il voulait déjà dire « fraîcheur ». Quand
il est employé dans la langue du Dhamma, dans un contexte religieux, il
signifie encore « fraîcheur », mais en référence au refroidissement
ou à l’extinction des brûlures provoquées par les kilesa (les réactions émotionnelles) alors que, dans le langage
usuel, il signifie le refroidissement de la brûlure d’un feu sur le plan
physique.
Nulle part, dans
les écritures palies, le mot « Nibbana » n’a été employé dans le sens
de « mort ». Quand on veut parler de la mort, on emploie le mot « marana ». Sinon, on parle de
« parinibanna », comme
lorsque le Bouddha dit : « Le Parinibbana se produira dans trois mois »[3].
Nibbana est l'un
des dhatu (les éléments ou conditions
naturelles). C’est la fraîcheur qui subsiste quand les souillures — la
cupidité, la colère, la peur, l’illusion — ont pris fin. Deux stades de ce
processus peuvent être observés. Dans le premier, les souillures sont épuisées
et refroidies, mais le système sensoriel, les organes qui reçoivent les stimuli
des sens, n’est pas encore apaisé. Dans le second, ce système sensoriel est
apaisé lui aussi. Un charbon incandescent peut servir d’exemple : quand il sort
du feu, il est encore trop chaud pour être manipulé ; il faut attendre un peu
jusqu’à ce qu’il soit assez refroidi pour être touché.
Dans les
explications données par les générations suivantes, le mot
« Nibbana » a changé pour devenir synonyme de « mort ». Ces
changements et ces erreurs sont monnaie courante en ce monde. C’est ainsi que
nous, les Thaïlandais, nous employons la signification déformée du mot apparue
plus tardivement. Moi-même, j’ai été instruit de la sorte quand j’étais enfant.
Même dans les premiers temps qui suivirent mon ordination, j'en avais une
compréhension erronée et j’ai transmis cette compréhension erronée à mes amis
et à mes étudiants. Ce n’est que lorsque j’ai pu étudier par moi-même les
textes originaux en pali que j’ai découvert que le Nibbana n’avait absolument
rien à voir avec la mort. C’est, au contraire, une forme de vie qui ne
connaît pas la mort. Nibbana est la chose qui nourrit la vie, et nous préserve
ainsi de la mort. Nibbana ne peut pas mourir même si le corps, lui, doit mourir
un jour.
En fait, d’autres
religions de l’Inde, contemporaines de la naissance du bouddhisme, employaient
aussi le mot « Nibbana ». Dans les textes palis, il y a un passage au
sujet d’un maître brahmane appelé Bavari qui vivait dans la région du fleuve
Godhavari dans le sud de l’Inde. Il envoya ses seize disciples, eux aussi
maîtres reconnus, pour demander au Bouddha quelle était son interprétation du
terme « Nibbana ». Certains d’entre eux avaient peut-être cru comprendre
que Nibbana signifiait « mort ». Dans les pays Theravada, cette
histoire est bien connue sous le nom « des seize questions » (des
disciples)[4].
Ce qu’il faut noter ici, c'est que la notion de Nibbana était une préoccupation
majeure des religions de l’Inde contemporaines du bouddhisme. De plus, il
devait y avoir au moins un groupe qui assimilait Nibbana à la mort et qui
diffusait son enseignement dans les environs de « la Terre d’Or » (Suvarnabhumi, l’ancien nom du
Siam) avant que le bouddhisme ne s’y implante. Ainsi, cette interprétation est
restée parmi les gens ordinaires, tout comme cela s’est produit avec la notion
d’atta (le soi) et d’atman (l’âme). Maintenant, revenons à
notre étude du Nibbana tel qu’il est enseigné dans le bouddhisme.
Lorsque le
Bouddha quitta son foyer pour entamer sa quête spirituelle, il erra à la
recherche du Nibbana qui est l’extinction complète de toute souffrance – il ne
recherchait pas la mort ! Les grands maîtres de l’Inde de son époque ne lui
apprirent rien au-delà de l’expérience appelée « ni perception, ni
non-perception » (nevasayanasanyayatana)
qui est un niveau de calme mental si profond qu’on ne peut le décrire ni comme
« mort » ni comme « non-mort ». Mais le Bouddha ne pouvait croire
qu’il s’agissait là du Nibbana suprême, et il repartit pour découvrir par
lui-même le Nibbana qui est la fraîcheur qui règne quand toutes les souillures
ont finalement disparu. Il appela cela « la fin de la souffrance »,
ce qui signifie l’extinction de toutes les brûlures causées par les souillures.
Le niveau de fraîcheur est proportionnel à la quantité de souillures disparues
et ce, jusqu’à ce que s’installe la fraîcheur parfaite liée à la disparition
totale des souillures. En résumé, le degré de fraîcheur ou de Nibbana est lié
au degré de cessation des différentes souillures. En d’autres termes, Nibbana
est la fraîcheur qui résulte de l’extinction des souillures, que celles-ci se
soient éteintes d’elles-mêmes ou qu’elles aient été éteintes par la pratique du
Dhamma. Chaque fois que cessent les souillures, cette chose appelée Nibbana apparaît
et elle est toujours synonyme de fraîcheur.
Ensuite, n’oublions
pas que les souillures sont des fabrications mentales (sankharadhamma) qui apparaissent et disparaissent. Il est dit en
pali : Yankinci samudayadhamman
sabbatam nirodadhammam (tout ce qui apparaît finira par disparaître).
Toute réaction
émotionnelle qui apparaît, cesse quand ses causes et ses conditions ne sont
plus. Si la cessation est passagère, la fraîcheur sera passagère elle aussi, ce
qui signifie que Nibbana aussi sera passager. Ainsi, Nibbana peut-il exister
pour ceux qui gardent encore quelques souillures. Ce Nibbana est passager mais
il soutient la vie des êtres qui sont encore victimes de certaines souillures.
Chacun peut voir que si les émotions égocentriques se manifestaient en
permanence, nuit et jour, sans trêve ni repos, la vie serait insoutenable ;
on deviendrait fou et on finirait par mourir. Vous devez considérer avec
lucidité le fait que la vie ne peut continuer que parce qu’il y a des périodes
où elle n’est pas soumise au feu des souillures ; et ces périodes sont, en
fait, plus nombreuses que celles où la vie est exposée au brasier des
souillures.
Ces périodes de
Nibbana viennent soulager la vie de chacun d’entre nous, y compris celle des
animaux qui ont, eux aussi, leurs niveaux de Nibbana. Nous sommes capables de
survivre car cette forme de Nibbana vient nous nourrir jusqu’à ce qu’elle
devienne la plus ordinaire des habitudes de la vie et de l’esprit. Chaque fois
qu’il y a libération des souillures, nous prenons conscience du sens et de la
valeur du Nibbana. Cela doit se produire assez souvent pour permettre aux êtres
vivants de survivre. Le fait d'avoir du temps pour détendre le corps et l’esprit
nous procure la fraîcheur et la vitalité nécessaires pour vivre.
Pourquoi ne
comprenons-nous pas cela et ne sommes-nous pas, ne serait-ce qu'un minimum,
reconnaissants pour cette forme de Nibbana ? Nous avons de la chance que
nos instincts puissent se débrouiller par eux-mêmes. Les êtres doués de
conscience recherchent naturellement ces périodes où ils sont libérés de l'avidité,
de la soif du désir et de l'égoïsme. Nous pourrions appeler cette tendance
naturelle : « l'instinct de Nibbana ». Si la soif est incessante, la
vie ne peut se maintenir. Ainsi, les bébés savent comment téter et les moustiques
savent comment trouver le sang nécessaire à leur subsistance jusqu'à ce qu'une tape
les écrase. Nos instincts sont ainsi conçus : ils savent se ménager des
périodes suffisamment libérées de souillures et à l'abri de la soif du désir
pour maintenir la vie. Chaque fois qu'il y a cette liberté et cette vacuité, il
y a un peu de Nibbana … jusqu'à ce que nous sachions le transformer en ce
Nibbana parfait et durable que connaît l'Arahant. Ce n'est pas la mort, mais au
contraire « l'au-delà de la mort » et, en particulier, de la mort spirituelle. Quiconque
aura conscience de cela pourra vérifier par lui-même qu’il n'est possible de
survivre que grâce à cette forme de Nibbana. Nous ne survivons pas seulement
grâce au riz et à la nourriture qu'aiment tant les gens. Nous comprenons que nous
avons nécessairement tous cette chose appelée « Nibbana » et que nous
en dépendons pour la pérennité de notre existence. Alors, qui peut nous reprocher
de parler de « Nibbana pour tous » ?
Afin de mieux
comprendre la signification du mot « Nibbana », nous devons l'étudier
sous l'angle de la linguistique. Un sens concret de ce mot peut-être trouvé
dans la phrase « pajjotasseva nibbanam ». Ce « nibbana » renvoie à l'extinction ordinaire
d'une lampe et, plus largement, de toute source de chaleur ou de feu. Quand le
plat de riz est encore chaud, le cuisinier crie depuis sa cuisine :
« Attendez un moment, laissez le plat 'nibbana' d'abord ». Quand un
orfèvre fond de l'or et le fait couler dans un moule, il l'asperge d'eau puis le
laisse 'nibbana', rafraîchir, avant de le travailler pour lui donner une forme.
De même, on dit des
animaux sauvages qui ont été capturés dans la jungle, puis apprivoisés comme des
chatons, qu'ils ont été 'nibbanés'. Les plaisirs sensuels apaisent (rafraîchissent)
les insensés de la manière qui leur convient. Une concentration sans faille de
l'esprit sur les formes matérielles (rupajhana)
apporte de la fraîcheur aux feux de la sensualité. Bien que temporaires, ces
absorptions (jhana) sont assimilables
aussi à certains niveaux de Nibbana. L'expérience de la vacuité (akincayayatana) et les autres formes
d'absorption sans formes (arupajhana)
apportent des niveaux de fraîcheur libres des feux causés par l’attrait des
objets matériels. Enfin, le Nibbana qui vient de la cessation complète de
toutes les souillures apporte la fraîcheur suprême, l'ultime à tout égard.
Certains groupes
d'enseignants ont introduit le terme « sivamokkha-mahanibbana »
qu'ils ont expliqué être une sorte de cité ou de ville. Bien que personne ne
puisse donner un sens à cette interprétation, ils l’ont propagée afin que les
gens se prosternent quand ce mot étrange est prononcé du haut de la chaire de
leurs médiocres monastères.
Il y a aussi le
mot « nibbuti » qui se
réfère à un niveau moral de Nibbana. Il décrit un cœur frais et une vie fraîche.
C'est ce que ressentit une jeune femme en voyant le prince Siddhartha. Elle
s'écria : « De qui cet homme est-il le fils? Son père et sa mère
sont nibbuta (d'une pure fraîcheur) ;
de quelle femme cet homme est-il l'époux ? Cette femme est nibbuta (encore une fois, d'une pure fraîcheur) » Ces
expressions sont aussi un des sens du mot « Nibbana ». De nos jours,
les moines de Thaïlande chantent les bienfaits d'un comportement moral en
disant : « Silena nibbutimyanti »,
ce qui signifie que nibbuti peut être
atteint grâce à un haut niveau de conduite éthique (sila). Ceci vient après les moindres bienfaits qu'apporte une vie
morale, à savoir l'acquisition de richesses et la renaissance dans des
existences heureuses (sugati). Tous
ces exemples ont pour but de montrer que Nibbana a sa place dans une vie
quotidienne ordinaire.
Cette fraîcheur
du cœur et cette paix de l'esprit auxquelles tout un chacun aspire, c'est
Nibbana. Cependant, les gens ne le comprennent pas et ne recherchent que le
sexe qui, lui, est brûlant. Ils obtiennent donc un faux Nibbana. Les gens
restent attachés à cette interprétation depuis l'époque du Bouddha, voire même
avant, comme on peut le constater dans les soixante-deux vues erronées énoncées
dans le Brahmajala Sutta[5].
Je vous demande
de réfléchir au sens originel de base du mot « Nibbana ». Dans tous
les cas, il indique la fraîcheur du cœur et de l'esprit, selon le niveau de
conscience plus ou moins grand de chacun. La signification essentielle reste
cependant qu'il sert au développement et au maintien de la vie. Il réduit les
moments où le feu consume l'esprit, suffisamment pour nous permettre de
survivre, et il parvient un jour au niveau le plus élevé, celui de l’extinction
complète de tous les feux. Le plus haut degré de réalisation dans le
bouddhisme, tel qu'enseigné par le Bouddha, est la fin de la luxure, la fin de
la haine et la fin de l'illusion, ce qui signifie l'extinction totale de tous
les feux et l'établissement de la plus grande des fraîcheurs que la vie puisse
connaître.
Nibbana n'est pas
l'esprit mais c'est une chose que l'esprit peut connaître ou, comme l'a dit le
Bouddha, c'est un certain ayatana
(domaine) que la sagesse peut connaître. Les formes, les sons, les odeurs, les
goûts et les contacts sont des ayatana
matériels ou physiques, des choses que le corps peut connaître. Les absorptions
sans forme que l'on vit lors de l'expérience de l'espace infini (akasanancayatana) jusques et y compris
l'expérience du ni-perception ni-non-perception (nevasanyanasanyayatana) sont des ayatana mentaux que l'esprit peut connaître[6].
Quant à Nibbana, c'est un ayatana
spirituel que la pleine attention et la sagesse peuvent atteindre et réaliser.
Nous devons comprendre que c'est un cadeau de la Nature pour que l'humanité
s'élève au plus haut degré. Nous devons savoir cela pour que Nibbana et notre
vie ne soient pas vains. Chacun de nous possède l'attention et la sagesse
nécessaires pour atteindre Nibbana. Ne laissez pas échapper cette opportunité !
L'élément-nibbana
(nibbana-dhatu) existe dans la nature,
de sorte que Nibbana pourra être réalisé comme un remède précieux qui met un
terme à toutes les souffrances. Il existe une souffrance, une maladie que les
remèdes ordinaires ne peuvent pas guérir : la maladie due aux souillures.
Celle-ci doit être soignée par l'extinction des souillures et c'est ainsi que
ce nibbana-dhatu est réalisé. Cette
maladie spirituelle suprême est profondément enfouie en nous et nous tourmente
secrètement. Quiconque peut l'éteindre atteint le niveau suprême de l'être
humain.
L'expression : « Il
n'y a pas de Nibbana » est totalement erronée parce que l'élément-nibbana
existe naturellement, partout et toujours, seulement personne ne s'y intéresse
suffisamment pour se donner la peine de le trouver. Le Bouddha l'a découvert et
il nous l'a révélé dans son immense compassion mais notre vision étriquée nous
fait croire que, à notre époque, le Nibbana n'existe plus ; nous ferions mieux
de dire que personne n'en a une bonne compréhension ou ne s'y intéresse
vraiment ! Le simple fait de devenir un bon disciple du Bouddha fera apparaître
Nibbana. Il est déjà là, attendant les personnes qui sauront le trouver.
Nous ne pouvons
pas créer Nibbana parce qu'il est au-delà de toutes causes et conditions.
Néanmoins nous pouvons créer les conditions nécessaires à la réalisation de
Nibbana, autrement dit, agir de façon à abandonner les souillures. Nous
n'allons pas prétendre, comme le font certains, que « faire le bien est
une condition de Nibbana ». Une condition (paccaya) implique la nécessité d'un lien de causalité or il n'y a
rien qui ait un tel pouvoir sur Nibbana. L'expression correcte est donc plutôt : « Faire
le bien est une condition pour la réalisation de Nibbana », ce qui peut
être fait à n'importe quelle époque. Les personnes âgées aiment bien
l'expression : « Une marche qui mène à Nibbana » parce qu'elles
pensent que Nibbana est un endroit, une cité, comme on le leur a enseigné.
C'est cependant une expression assez acceptable dans la mesure où elle signifie
simplement : « développer les conditions nécessaires à la réalisation de
Nibbana ».
Il existe des
dizaines de synonymes pour exprimer la notion de Nibbana, par exemple : l'au-delà
de la mort, la permanence, la paix, la sécurité, la santé, l'absence de maladie,
la libération, l'émancipation, l'abri, le refuge, l'immunité, l'île (pour ceux
qui sont tombés à l'eau), le plus grand des bienfaits, le bonheur suprême, l'autre
rive, ce qui doit être atteint, ou la fin des choses conditionnées. Tous ces
mots expriment la fraîcheur car il n'y a nul feu pour les échauffer. Leur sens
ou leur valeur réside dans la paix et la fraîcheur ; malheureusement, c'est une
notion trop subtile pour intéresser les gens qui sont encore englués dans
l'égoïsme. Quand vous repousserez les souillures pour la première fois, vous
serez certainement enchanté par Nibbana comme vous ne l'avez jamais été auparavant.
C'est quelque chose qui est disponible et accessible à tous. Nous devons voir
dans le mot « fraîcheur » la valeur suprême.
L'expression qui
décrit le mieux la notion de Nibbana est « la fin de dukkha ». Bien qu'il ait été employé par le Bouddha, ce terme n'est
d'aucune utilité à ceux qui estiment ne pas ressentir de dukkha ou souffrance. Ils veulent seulement obtenir les choses
qu'ils désirent et ne pensent pas qu'il existe un quelconque dukkha à éteindre. En conséquence, ils
ne se soucient pas de l'extinction de dukkha.
Parmi les nombreux étrangers qui viennent à notre monastère de Suan Mokkh,
beaucoup pensent de la sorte. Cependant, quand nous leur parlons d’une vie
nouvelle grâce à l'étanchement de la soif des désirs ou d'une vie qui est au-delà
du positif et du négatif, ils commencent vraiment à s’y intéresser. C'est la
difficulté que présente le langage mais nous devons néanmoins l'employer pour
intéresser les gens à Nibbana. Pour chaque personne, il doit exister une
traduction du mot « Nibbana » qui lui soit spécifique — ce n'est pas
une mince affaire. Cependant, en profondeur, sans en être conscient ni avoir un
intérêt particulier pour cela, chacun veut Nibbana, même si ce n'est que d'une
manière instinctive.
Il est possible
d'observer Nibbana dans la vie quotidienne afin d'en obtenir une meilleure
compréhension et un plus grand intérêt. En voyant un feu s'éteindre ou quelque
chose de brûlant refroidir, voyez la signification de Nibbana contenue là.
Quand vous vous baignez ou que vous buvez de l'eau glacée, quand le vent
souffle ou que tombe la pluie, prenez conscience du sens de Nibbana. Quand une
fièvre tombe, qu'une enflure diminue ou qu'une migraine s'estompe, reconnaissez
la présence de Nibbana dans toutes ces choses. Quand vous transpirez, quand
vous dormez confortablement ou que vous mangez à satiété, comprenez le sens de
Nibbana. Quand vous voyez un animal qui, malgré sa férocité et sa dangerosité,
est apprivoisé, voyez-y ce que signifie Nibbana. Chacune de ces choses est une
leçon qui nous permet de comprendre la nature de Nibbana à chaque instant.
L'esprit sera régulièrement enclin à rechercher Nibbana et cela l'aidera à avancer
plus aisément sur le chemin de Nibbana.
Chaque fois que
vous trouverez de la fraîcheur dans l’instant que vous vivez, retenez bien
cette fraîcheur dans votre cœur, et inspirez puis expirez. Inspirez, sentez la
fraîcheur ... Expirez, sentez la fraîcheur. Dedans, fraîcheur, dehors fraîcheur
— faites cela pendant un petit moment. C'est un excellent exercice qui vous
aidera à devenir plus rapidement un « amoureux de Nibbana » (Nibbanakamo). En pratiquant ainsi, l'instinct
de Nibbana se développera bien davantage dans le sens de l'Eveil. Le Nibbana
naturel — l'extinction inconsciente des souillures — se produira de manière
plus fréquente et plus aisée. C'est la meilleure façon d'aider la nature.
En conclusion, le
Nibbana n'est pas la mort. Au contraire, c'est la fraîcheur et l'au-delà de la mort
qui est plein de vie. Dans les Ecritures palies, le mot « Nibbana »
n'est jamais employé pour parler de la mort. Nibbana est un élément naturel
toujours prêt à entrer en contact avec l'esprit, à la manière d'un ayatana (objet des sens). S'il n'y avait
pas de Nibbana, le bouddhisme n'aurait aucun sens. Le véritable Nibbana, qui
diffère du Nibbana des autres écoles, a été découvert par le Bouddha. Le
Nibbana naturel peut apparaître simplement pare que les souillures naissent et
cessent naturellement, parce qu'elles ne sont qu'une autre sorte de fabrication
naturelle. Chaque fois que les souillures ne surviennent pas, Nibbana devient
visible à l'esprit. Cette forme de Nibbana nourrit l'existence des êtres
vivants afin qu'ils survivent et ne sombrent pas dans la folie. Au minimum,
c'est ce qui nous permet de dormir la nuit. Nibbana n'est pas une cité mythique
quelque part, il est dans l'esprit libéré de l'agression des
souillures. Quand il s'agit de la moralité que l'on doit pratiquer au
quotidien, on l'appelle « nibutti ».
Nibbana n'est pas l'esprit, mais il apparaît à l'esprit comme un certain ayatana. Nous pouvons faire l'expérience
de Nibbana, ici et maintenant, en inspirant et en expirant avec un sentiment de
fraîcheur. C'est l'extinction automatique de la chaleur, de la soif, de dukkha dans la vie ordinaire, même sans que
nous en soyons conscients. C'est cet élément éternel qui permet de nourrir et
de maintenir la vie.
J'espère que vous
allez commencer à comprendre que, quand on parle de « Nibbana pour
tous », il ne s'agit pas de « teindre le chat pour le vendre »,
mais qu'il s'agit d'un vrai chat capable d'attraper les rats que sont dukkha et la peur, en fonction du
niveau d'attention et de sagesse de chacun.
[1] « Teindre le chat pour mieux le vendre » : expression thaïe pour décrire l’action de rénover un objet afin de pouvoir le revendre plus cher.
[2] Arahant : « Le Méritant », celui qui a vu au travers de l’ignorance, qui a transcendé l’illusion du « soi » et qui est libéré de toute souffrance.
[3] Mahaparinibbana Sutta, D.II, 106.
[4] Le Solasapanha complète le chapitre final, Parayana-vagga, du Sutta-nipata, Khuddaka-nikaya. Dans de nombreux versets, le Bouddha met l’accent sur l'importance de vaincre la mort et de la dépasser. Il ne dit jamais de considérer la mort comme une forme de salut, ni comme étant la fin de la souffrance.
[5] Digha-nikaya (les Longs Discours), sutta #1.
[6] Ici, Ajahn Buddhadasa ne veut pas dire que ces états de méditation doivent nécessairement être atteints. En fait, il emploie la terminologie traditionnelle pour montrer comment le goût de la fraîcheur imprègne tous les enseignements du Dhamma et comment celui-ci peut être disponible à tous.