Le Dhamma de la Forêt |
Les huit facteurs du Noble Octuple Sentier ne sont pas des étapes à suivre dans l’ordre, l’une après l’autre. Ils peuvent plus justement être décrits comme des composants, comme les fils entrelacés d’un même câble qui requiert la contribution de tous les fils pour une résistance maximale. À un certain niveau de progrès, les huit facteurs peuvent tous être présents simultanément, se soutenant les uns les autres. Toutefois, jusqu’à ce que ce point soit atteint, une certaine succession dans le déroulement de la voie est inévitable. Considérés du point de vue pratique de l’entraînement de l’esprit, les huit facteurs peuvent se diviser en trois aspects :
Ces trois groupes représentent trois stades de l’entraînement : l’entraînement à la discipline morale supérieure, l’entraînement à la conscience supérieure et l’entraînement à la sagesse supérieure.
L’ordre de ces trois entraînements est déterminé par le but général et la direction de la voie. Comme ce but, la libération de la souffrance, dépend finalement de l’éradication de l’ignorance, l’essence de la voie doit être un entraînement directement opposé à l’ignorance : l’entraînement à la sagesse, destiné à éveiller les facultés de compréhension pénétrante pour voir les choses « telles qu’elles sont ». La sagesse se dévoile progressivement mais, même le plus petit flash de discernement exige à la base un esprit concentré, libre de dissipation et de distraction. La concentration est atteinte par l’entraînement à la conscience supérieure, la seconde division de la voie, qui apporte le calme et l’attention nécessaires au développement de la sagesse. Mais, pour que l’esprit soit unifié dans la concentration, il faut mettre un frein aux mauvaises dispositions qui le dominent habituellement car ces dispositions dissipent le faisceau de l’attention et le dispersent dans une multitude de préoccupations. Les dispositions malsaines continuent de dominer l’esprit aussi longtemps qu’il leur est permis de s’exprimer par le corps et la parole. Par conséquent, dès le début de l’entraînement, il est nécessaire de restreindre les possibilités d'action pour les empêcher de devenir des moyens pour les impuretés de se manifester. Cette tâche est accomplie par la première partie de la voie : l’entraînement à la discipline morale. Ainsi, la voie évolue à travers ces trois étapes, avec la discipline morale comme fondement de la concentration, la concentration comme fondement de la sagesse, la sagesse étant l'instrument direct pour atteindre la libération.
On est parfois surpris par l’apparente contradiction dans l’ordre des facteurs de la voie et des trois aspects de l’entraînement. La sagesse – qui inclut la Compréhension Juste et l’Intention Juste – est la dernière étape des trois aspects de l’entraînement, alors que ses facteurs sont placés au début de la voie plutôt qu’à la fin, comme on pourrait s’y attendre selon des critères de stricte cohérence. La séquence proposée pour les facteurs de la voie n’est pourtant pas le résultat d’un glissement maladroit. Elle est, au contraire, déterminée par une importante considération logistique, à savoir qu’un premier niveau de compréhension juste et d’intention juste doit exister au départ car ces facteurs sont une stimulation indispensable pour se lancer dans la pratique des trois aspects de l’entraînement. La Compréhension Juste apporte la perspective qui va motiver la pratique, tandis que l’Intention Juste donne du sens à cette direction. Mais les deux ne se limitent pas à ce rôle préparatoire. Car lorsque l’esprit a été cultivé par l’entraînement à la discipline morale et à la concentration, il atteint un niveau supérieur de compréhension juste et d’intention juste qui devient la base de l’entraînement à la sagesse supérieure.
La Compréhension Juste ouvre toute la voie ; elle donne une direction à tous les autres facteurs. Elle nous permet de comprendre notre point de départ, notre destination, et les étapes successives à aborder dans l’évolution de la pratique. Essayer de s’engager dans la pratique sans un fondement de compréhension juste, c’est risquer de se perdre dans la futilité d’un mouvement sans direction. Agir ainsi peut être comparé à partir quelque part en voiture sans consulter une carte ni écouter les conseils d’un conducteur avisé. On peut monter en voiture et commencer à rouler mais on risque fort de s’éloigner de sa destination au lieu de s’en rapprocher. Pour arriver à l’endroit désiré, il faut avoir une idée de la direction générale et des routes qui mènent au but. Les mêmes considérations s’appliquent à la pratique de la voie, qui se place dans un cadre établi par la Compréhension Juste.
L’importance de la Compréhension Juste peut être mesurée par le fait que nos points de vue sur les questions cruciales de la réalité et de nos valeurs ont un impact qui va au-delà de nos simples convictions théoriques. Ils influencent nos attitudes, nos actes, toute la direction de notre vie. Nos opinions ne sont peut-être pas clairement formulées dans notre esprit ; nous pouvons n’avoir qu’une conception brumeuse de nos croyances mais, qu’ils soient formulés ou non, exprimés ou maintenus dans le silence, ces points de vue ont une profonde influence. Ils structurent nos perceptions, ordonnent nos valeurs, se cristallisent en un cadre conceptuel à travers lequel nous interprétons le sens de notre présence dans le monde.
Ces points de vue conditionnent ensuite nos actions. Ils sont derrière nos choix et nos objectifs, et derrière nos efforts pour matérialiser ces objectifs. Nos actions elles-mêmes peuvent avoir des conséquences, mais les actions et leurs conséquences dépendent du point de vue dont elles sont issues. Puisque les opinions impliquent un « engagement spirituel », une décision sur la question de savoir ce qui est réel et vrai, il s’ensuit que les points de vue se divisent en deux catégories : les justes et les faux. Les premiers correspondent à ce qui est réel, les deuxièmes sont une déviation du réel et renforcent ce qui est erroné. Ces deux sortes de points de vue, enseigne le Bouddha, mènent à des lignes d’action totalement différentes, et donc à des résultats opposés. Si nous soutenons une opinion fausse, même si cette position est floue, elle va nous mener dans une série d’actions qui résulteront dans la souffrance. Si, au contraire, nous adoptons une compréhension juste, ce regard sur les choses va nous mener à l’action juste et, par conséquent, à la libération de la souffrance. Ainsi, notre orientation conceptuelle face au monde pourrait sembler anodine et sans conséquence, mais si nous y regardons de près, elle se révèle décisive et déterminante pour l’ensemble de notre développement futur. Le Bouddha lui-même dit qu’il ne voit aucun facteur aussi responsable de l’émergence d’états d’esprit non-bénéfiques que les opinions erronées, et aucun facteur aussi utile pour l’émergence d’états d’esprit bénéfiques que la Compréhension Juste. Il dit aussi qu’il n’y a pas un seul facteur aussi responsable de la souffrance des êtres vivants que la compréhension erronée, aucun facteur aussi puissant à encourager le bien-être des êtres vivants que la Compréhension Juste (AN1 :16.2).
Dans sa pleine dimension, la Compréhension Juste implique une compréhension correcte du Dhamma tout entier ou des enseignements du Bouddha, et ainsi son importance est égale au Dhamma lui-même. Mais, pour des raisons pratiques, deux sortes de compréhension juste sont à différencier. L’une est la Compréhension Juste ordinaire qui opère dans les limites du monde. L’autre est une Compréhension Juste extraordinaire, supérieure, qui mène à la libération des limites du monde. La première se rapporte aux lois qui gouvernent les progrès matériels et spirituels dans la sphère du devenir ; aux principes qui mènent aux états élevés ou bas de l’existence ; à la souffrance et au bonheur ordinaire. La deuxième se rapporte aux principes essentiels de la libération ; elle n’a pas simplement pour but les progrès spirituels d’une vie à l’autre, mais l’émancipation du cycle de l’existence, des vies et des morts répétitives.
La Compréhension Juste ordinaire implique une compréhension correcte de la loi du karma, la conséquence morale de toute action. La traduction littérale est « la compréhension juste de la responsabilité de l’action » (kammassakata sammaditthi), et sa formulation première est : « Les êtres sont propriétaires de leurs actions, héritiers de leurs actions ; ils sont construits par leurs actions, liés à leurs actions, et soutenus par leurs actions. Quelles que soient les actions qu’ils accomplissent, en bien ou en mal, ils en hériteront ». D’autres formulations plus spécifiques se retrouvent dans les textes. Un passage affirme, par exemple, que les actions vertueuses, comme faire un don ou une offrande, ont une signification morale ; que des actes bons ou mauvais produisent des fruits correspondants ; que nous avons le devoir de servir nos parents ; que la renaissance existe ; qu’il y a un monde au-delà du monde visible ; et que des enseignants religieux, ayant de hautes réalisations, existent dans ce monde pour exposer la vérité de la réalité sur la base de leur propre réalisation supérieure.
Pour comprendre les implications de cette forme de Compréhension Juste, nous devons d’abord examiner la signification du mot clé : kamma ou karma. Ce mot signifie simplement « action ». Pour le Bouddhisme, il s’agit nécessairement d’une action volontaire, d’actes qui expriment une volonté morale déterminée, car c’est l’aspect volontaire qui donne à l’acte sa signification éthique. Ainsi le Bouddha a lié explicitement l’action à l’intention délibérée. Dans un discours sur l’analyse du karma, il dit : « Moines, c’est l’intention que j’appelle ‘action’. Ayant voulu quelque chose, on accomplit un acte correspondant à travers le corps, la parole ou l’esprit. ». Le lien du karma avec l’intention fait du karma un geste essentiellement mental, un facteur qui prend son origine dans l’esprit et qui cherche à matérialiser ses pulsions, ses attirances ou ses objectifs. L’intention s’exprime par l’un de ces trois canaux – corps, parole ou esprit – appelés « les trois portes de l’action » (kammadvara). Une intention exprimée par le corps est un acte corporel ; une intention exprimée par la parole est un acte verbal ; et une intention qui résulte de pensées, de projections, d’idées et d’autres états mentaux, sans s’exprimer extérieurement, est un acte mental. Ainsi le facteur unique de l’intention se différencie en trois types de karma selon le canal par lequel il se manifeste.
Mais la Compréhension Juste exige plus qu’une simple connaissance de la signification générale du karma. Il faut aussi comprendre : 1) la distinction éthique entre karma bénéfique et non-bénéfique. 2) Les caractères principaux de chacun de ces types. 3) Les racines d’où naissent ces actes. Comme exprimé dans un enseignement du Bouddha : « Quand un noble disciple comprend ce qui est karmiquement non-bénéfique et la racine du karma non-bénéfique, ce qui est karmiquement bénéfique et la racine du karma bénéfique, il a la Compréhension Juste ».
1/ Karma non-bénéfique (akusala) et bénéfique (kusala). Le karma non-bénéfique est l’acte qui est moralement condamnable, nuisible à son propre développement spirituel, et qui génère de la souffrance pour soi et les autres. Le karma bénéfique, par contre, est l’acte qui est moralement louable, qui favorise son propre développement spirituel, et qui est source de bienfaits pour soi et les autres.
2/ Caractéristiques du karma non-bénéfique et du karma bénéfique. Des exemples innombrables de karma bénéfique et non-bénéfique peuvent être cités, mais le Bouddha en a sélectionné dix de chaque type. Il les appelle les dix axes de karma non-bénéfique et bénéfique. Parmi les dix, il y en a trois liés au corps, quatre liés à la parole et trois liés au mental. Les dix axes du karma non-bénéfique peuvent être divisés comme suit, selon leur moyen d’expression :
Les dix axes du karma bénéfique sont le contraire : s’abstenir des sept premiers axes du karma non-bénéfique, être libre de l’avidité et de la malveillance, et avoir une compréhension juste des choses. Bien que ces sept premiers points soient exercés en totalité par l’esprit et ne mènent pas nécessairement à l’acte, ils sont désignés comme « action bénéfique corporelle ou verbale » parce qu’ils sont au cœur de la maîtrise du corps et de la parole.
3/ Racines de l’action. Les actes sont nommés bénéfiques ou non-bénéfiques sur la base de l’intention qui les motive, appelée « racine » (mula). C’est cette intention qui donne sa qualité morale à la volonté qui les anime. Ainsi, le karma est bénéfique ou non-bénéfique selon la nature bénéfique ou non-bénéfique de ses racines. Les racines sont de trois types pour chaque axe. Les racines non-bénéfiques sont les trois impuretés définies auparavant – avidité, aversion, ignorance. Toute action résultant d’elles est une action – un karma – non-bénéfique. Les trois racines bénéfiques leur sont directement opposées, et s’expriment par la négative à la manière indienne d’autrefois : non-avidité (alobha), non-aversion (adosa), non-ignorance (amoha). Bien que s’exprimant par la négative, elles ne signifient pas seulement l’absence d’impuretés, mais la qualité correspondante. Ainsi, la non-avidité implique le renoncement, le détachement et la générosité ; la non-aversion implique la bienveillance, la sympathie et la douceur ; et la non-ignorance implique la sagesse. Toute action prenant son origine dans l’une de ces racines est une action – un karma – bénéfique.
L’aspect le plus important du karma est sa capacité à produire des résultats correspondant à la qualité éthique de l’acte. Une loi universelle immanente règne sur les actes volontaires, montrant que ces actions ont des conséquences appelées vipaka, « mûrissement », ou phala, « fruits ». La loi qui relie les actes et leurs fruits est basée sur le simple principe que les actes non-bénéfiques deviennent souffrance, et les actes bénéfiques deviennent bonheur. Le mûrissement n’arrive pas nécessairement tout de suite, pas forcément dans la vie présente. Le karma peut opérer à travers les vies successives ; il peut même rester dormant pendant un temps infini dans le futur. Mais, chaque fois que nous effectuons un acte délibéré, intentionnel, la volonté laisse son empreinte sur le continuum mental où elle reste un potentiel emmagasiné. Quand le karma emmagasiné rencontre des conditions favorables à sa maturation, il sort de sa condition dormante et déclenche un effet qui compense dûment l’acte originel. Le mûrissement peut avoir lieu durant cette vie, la vie prochaine, ou une autre vie future. Un karma peut conduire à la renaissance dans une existence future, déterminant ainsi la forme que prendra notre vie ; ou il peut mûrir tout au long d’une vie, déterminant nos différentes expériences de bonheur et de peine, de succès et d’échec, de progrès et de déclin. Mais quels que soient le moment et la manière dont il mûrit, les mêmes principes sont à l’œuvre : les actions bénéfiques donnent des résultats bénéfiques et les actions non-bénéfiques donnent des résultats non-bénéfiques.
Reconnaître ce principe signifie maintenir une Compréhension Juste ordinaire. Ce regard sur les choses exclut immédiatement les multiples formes d’opinions erronées. En effet, comme il affirme que nos actes ont une influence sur la destinée de nos vies futures, il s’oppose à une vision nihiliste qui estime que cette vie est notre seule existence et que la conscience disparaît à notre mort. Et, comme il fonde la distinction entre le bien et le mal, le juste et le faux, dans un principe universel, il s’oppose à une éthique subjective qui affirme que le bien et le mal ne sont que des postulats d’une opinion personnelle ou des moyens de contrôle social. Enfin, comme il affirme que les gens peuvent choisir librement leurs actes, dans les limites fixées par les circonstances de leur vie, il s’oppose à la ligne strictement déterministe stipulant que nos choix sont toujours soumis à la nécessité et, de là, que la volonté propre est un leurre et que la responsabilité morale est indéfendable.
Certaines des conséquences de l'enseignement du Bouddha sur la Compréhension Juste du karma et de ses fruits vont à l'encontre des tendances populaires dans la pensée d'aujourd'hui, et il est utile de clarifier ces différences. L'enseignement sur la Compréhension Juste fait valoir que le bien et le mal, le juste et le faux, transcendent les opinions reçues sur ce qui est bon et mauvais, ce qui est bien et mal. Toute une société peut être fondée sur une confusion des valeurs morales correctes, et même si tout le monde dans cette société peut applaudir un type particulier d'action comme juste, et condamner un autre type comme mal, cela ne les rend pas fondamentalement justes ou fausses pour autant. Pour le Bouddha, les normes morales sont objectives et invariables. Bien que l’aspect moral de nos actes soit sans aucun doute conditionné par les circonstances qui nous ont poussés à agir, il y a des critères objectifs de moralité à la lumière desquels tout acte et tout code moral complet peut être évalué. Cet objectif standard de moralité fait partie intégrante du Dhamma, la loi cosmique de vérité et de droiture. Son fondement transpersonnel de validation est le fait que les actes, comme expression de la volonté qui les engendrent, produisent des conséquences pour la personne, et que le lien entre les actes et leurs conséquences est intrinsèque à l’intention. Il n’y a pas de juge divin qui siège sur le processus cosmique et qui attribue des récompenses ou des punitions. Pourtant les actes eux-mêmes, par leur nature morale ou immorale inhérente, génèrent des résultats appropriés.
Pour la grande majorité des gens, la compréhension juste du karma et de ses résultats est basée sur la confiance, acceptée par la foi en un maître spirituel éminent qui proclame l’efficacité morale de l’action. Mais, même quand le principe du karma n’est pas vu de manière personnelle, il reste une facette de la Compréhension Juste. Il en fait partie parce qu’il relève de la compréhension – la compréhension de notre place dans un schéma global des choses – et celui qui accepte le principe selon lequel nos actes intentionnels ont une charge morale a, dans cette mesure, compris un fait important concernant la nature de notre existence. Pourtant, la compréhension juste de l’efficacité karmique de l’action ne doit pas rester exclusivement un acte de foi protégé par une barrière impénétrable. Elle peut devenir un objet de réalisation directe. Par la pratique de certains états de profonde concentration, il est possible de développer une faculté particulière, appelée « l’oeil divin » (dibbacakkhu), un pouvoir supra-sensoriel de vision qui révèle des choses cachées aux yeux de chair. Quand cette faculté est développée, elle peut être dirigée sur le monde des vivants pour investiguer le fonctionnement de la loi du karma. Avec cette vision particulière, il devient possible de vérifier par soi-même, par une perception directe, comment les êtres meurent et reviennent selon leur karma et comment ils rencontrent le bonheur et la souffrance en fonction de la maturation de leurs actes, bons et mauvais.
La compréhension juste du karma et de ses fruits offre une démonstration qui pousse à s’engager dans des actions vertueuses et à atteindre un statut élevé dans la ronde des renaissances mais, en elle-même, elle ne suffit pas pour mener à la libération. Il est possible qu’une personne accepte la loi du karma mais limite ses objectifs à des réalisations ordinaires. Son intention, en réalisant de nobles actions, pourrait être l'accumulation de karma méritoire pour obtenir la prospérité et la réussite ici-bas, une renaissance heureuse en tant qu’être humain, ou la jouissance de la béatitude céleste dans les mondes divins. Il n'y a rien, dans la logique de la loi de causalité du karma, qui puisse nous pousser à l'envie de transcender le cycle du karma et de ses fruits. L'élan vers la libération de l'ensemble du cycle de devenir dépend de l'acquisition d'une perspective différente et plus profonde qui donne une vision claire de l’imperfection inhérente à toutes les formes d’existence conditionnée, même la plus élevée.
La Compréhension Juste supérieure qui mène à la libération est la compréhension des Quatre Nobles Vérités. C’est de cette compréhension juste qu’il s’agit dans le premier facteur du Noble Octuple Sentier : la Noble Compréhension Juste. Ainsi, le Bouddha définit le facteur de la Compréhension Juste expressément par les quatre vérités : « Qu’est-ce que la Compréhension Juste ? C’est la compréhension de la souffrance (dukkha), la compréhension de l'origine de la souffrance, la compréhension de la cessation de la souffrance, la compréhension de la voie menant à la cessation de la souffrance ». Le Noble Octuple Sentier commence avec une compréhension intellectuelle des Quatre Nobles Vérités, conçue seulement confusément à travers le canal de la pensée et de la réflexion. Cette conception atteint son point culminant par la réalisation directe de ces mêmes vérités, pénétrées avec une clarté proche de l'illumination. Ainsi on peut dire que la Compréhension Juste des Quatre Nobles Vérités constitue à la fois le début et la fin de la voie vers l’extinction de la souffrance.
La première Noble Vérité est la vérité de la souffrance, l’insatisfaction inhérente de l’existence, révélée par l’impermanence, la douleur, et l’incomplétude intrinsèque perpétuelle liée à toute forme de vie. C’est la Noble vérité de la souffrance : « La naissance est souffrance ; la maladie est souffrance ; la mort est souffrance ; le chagrin, les lamentations, la douleur, l’accablement et le désespoir sont souffrance ; être lié à ce que l’on n’aime pas est souffrance ; être séparé de ce que l’on aime est souffrance ; ne pas obtenir ce que l’on veut est souffrance ; en bref, les cinq agrégats de l’attachement sont souffrance. »
Cette dernière phrase a des implications si vastes qu’elle doit attirer notre attention. Les cinq agrégats de l’attachement (pancupadanakkhandha) sont un schéma de classification permettant de comprendre la nature de notre être. Ce que nous sommes, dit le Bouddha, est un ensemble de cinq agrégats – la forme matérielle, les ressentis, les perceptions, les formations mentales et la conscience sensorielle – tous connectés à l’attachement. Nous sommes ces cinq aspects et ces cinq aspects sont nous. Quel que soit l’objet de notre identification ou de notre saisie, il tombe dans les cinq agrégats. Ensemble, les cinq agrégats génèrent toute la gamme des pensées, des émotions, des idées et des dispositions avec lesquelles nous construisons « notre monde ». Ainsi la déclaration du Bouddha, selon laquelle les cinq agrégats sont dukkha, ramène effectivement toutes les expériences, notre existence entière, dans la sphère de dukkha.
Mais alors se pose la question : pourquoi le Bouddha dit-il que les cinq agrégats sont dukkha ? La raison pour laquelle il l’affirme, c'est que ces agrégats sont impermanents. Ils changent d'instant en instant, apparaissent et disparaissent, sans que rien de substantiel ne subsiste après eux. Comme ces cinq facteurs constitutifs de notre être changent constamment, qu’ils sont totalement dépourvus d'un principe permanent, il n’y a rien en eux à quoi nous raccrocher pour y trouver une forme de sécurité ; seulement un mouvement constant de désintégration qui, quand il est saisi par le désir de permanence, nous plonge dans la souffrance.
La deuxième Noble Vérité révèle la cause de dukkha. Parmi toutes les impuretés qui sont causes de souffrance, le Bouddha distingue la soif du désir (tanha) comme étant la cause principale et omniprésente ; c’est « l'origine de la souffrance », la noble vérité de l'origine de la souffrance. C'est ce désir insatiable qui engendre les existences répétées, qui est lié à la jouissance et à la sensualité, et qui cherche le plaisir ici et là et, plus précisément, le désir de plaisirs des sens, la soif d'existence et la soif de non-existence.
La troisième Noble Vérité inverse simplement cette relation à l’origine : si le désir est la cause de dukkha, alors, pour être libres de dukkha, nous devons éliminer le désir. Ainsi, le Bouddha dit : « Ceci est la Noble Vérité de la cessation de la souffrance. C'est la disparition complète, la cessation de ce désir ; le renoncement et l’abandon, la libération et le détachement de ce désir. » L'état de paix parfaite qui apparaît quand le désir est éliminé, c’est le nibbāna (nirvana), un état inconditionné qui peut être connu de notre vivant, lorsque s’éteignent les flammes de l'avidité, de l'aversion et de l'ignorance.
La quatrième Noble Vérité nous montre la voie pour atteindre la fin de dukkha, la voie de réalisation du nibbāna : le Noble Octuple Sentier.
La compréhension juste des quatre Nobles Vérités est développée en deux étapes. La première est appelée « Compréhension Juste en accord avec les Nobles Vérités » (saccanulomika samma ditthi) ; la seconde est la « Compréhension Juste qui pénètre les Vérités » (saccapativedha samma ditthi). Pour acquérir la compréhension juste qui s'accorde avec les Nobles Vérités, il faut avoir une compréhension claire de leur signification et de l'importance qu’elles ont dans notre vie. Une telle compréhension s’acquiert d’abord en connaissant les Vérités et en les étudiant. Par la suite, elle s’approfondit par notre réflexion, à la lumière de l'expérience, jusqu'à ce que l'on gagne une forte conviction quant à leur véracité.
Mais, même à ce stade, les Nobles Vérités n'ont pas encore été pénétrées, de sorte que notre compréhension est toujours partielle, liée plus au concept qu’à la perception. Pour arriver à la réalisation expérientielle des vérités, il est nécessaire de s’engager dans la pratique de la méditation d'abord, pour renforcer notre capacité à stabiliser la concentration et ensuite, pour développer la vision profonde. Cette vision se révèle par la contemplation des cinq agrégats, les facteurs d'existence, afin de discerner leurs caractéristiques réelles. Au point culminant de cette contemplation, l'œil mental se détourne des phénomènes conditionnés inclus dans les agrégats et tourne son attention vers l'état inconditionné, le nibbāna, qui devient accessible grâce à la faculté approfondie du discernement. Avec ce retournement, lorsque l'oeil de l'esprit voit le nibbāna, il se produit une pénétration simultanée de la totalité des quatre Nobles Vérités. En voyant le nibbāna, l'état au-delà de dukkha, on découvre une perspective à partir de laquelle on peut voir les cinq agrégats et voir qu'ils sont dukkha, simplement parce qu’ils sont conditionnés, sujets à un changement sans fin. À cet instant, le nibbāna est réalisé, la soif du désir s’arrête ; on comprend alors que cette soif est la véritable cause de dukkha. Quand le nibbāna est vu, on découvre qu’il est un état de paix, loin des tourbillons du devenir. Et parce que cette expérience a été atteinte en pratiquant l’Octuple Sentier, on sait, au fond de soi, que le Noble Octuple Sentier est véritablement la voie qui mène hors de dukkha.
La Compréhension Juste qui pénètre les quatre Nobles Vérités vient à la fin de la voie, pas au début. Nous devons commencer par la Compréhension Juste qui se conforme aux Vérités, qui est acquise par l’étude et fortifiée par la réflexion. Ce regard nous donne l’aspiration de pratiquer, de nous appliquer à l’entraînement aux trois disciplines : la vertu, la concentration et la sagesse. Quand l’entraînement se développe, l’œil de la sagesse s’ouvre de lui-même, pénètre les Vérités et libère l’esprit de sa prison.