Le Dhamma de la Forêt |
Le deuxième facteur de la voie est appelé en pāli samma sankapa, que nous traduirons par « l’intention juste ». Ce facteur est parfois traduit par « la pensée juste », un choix qui peut être accepté si nous ajoutons que, dans ce contexte, le mot « pensée » fait référence à l’aspect projectif ou impulsif de l’activité mentale, l’aspect cognitif étant couvert par le premier facteur de la Compréhension Juste. Il serait artificiel cependant de trop insister sur la division entre ces deux fonctions. D’un point de vue bouddhiste, les côtés cognitif et projectif de l’esprit ne restent pas isolés dans des compartiments séparés mais s’entremêlent et interagissent dans une proche corrélation. Les préférences émotionnelles influencent la pensée et la pensée détermine les préférences. Ainsi, un regard pénétrant sur la nature de l’existence, acquis par une profonde réflexion et validé par l’investigation, permet une restructuration des valeurs qui oriente l’esprit vers des objectifs à la taille du nouveau regard que l’on pose sur les choses. L’orientation de l’esprit nécessaire pour atteindre ces objectifs est ce que l’on appelle l’Intention Juste.
Le Bouddha explique l’Intention Juste en trois aspects : l’intention de renoncement, l’intention de bienveillance et l’intention de ne pas blesser. Ces trois aspects sont opposés aux trois aspects de l’intention erronée : l’intention animée par le désir, l’intention animée par la malveillance et l’intention animée par l’intention de blesser. Chaque aspect de l’Intention Juste neutralise l’aspect correspondant de l’intention erronée. L’intention de renoncement neutralise l’intention de désir, l’intention de bienveillance neutralise l’intention de malveillance, et l’intention de ne pas blesser neutralise l’intention de faire du mal.
Le Bouddha a découvert ces deux sortes de pensées justes avant son Éveil (voir MN 19). Pendant qu’il luttait pour se libérer, méditant dans la forêt, il a découvert que ses pensées pouvaient être divisées en deux catégories. Dans l’une, il a mis les pensées de désir, de négativité et de malveillance et, dans l’autre, celles de renoncement, de bonne volonté et de bienveillance. Quand il voyait émerger en lui des pensées de la première sorte, il comprenait que ces pensées menaient à la souffrance pour lui et pour les autres, qu’elles obstruaient la sagesse, et qu’elles l’éloignaient du nibbāna. Réfléchissant ainsi, il expulsait de telles pensées de son esprit et les amenait à la cessation. Mais quand des pensées de la deuxième sorte apparaissaient en lui, il voyait qu’elles étaient bénéfiques, qu’elles conduisaient à une amplification de la sagesse, qu’elles étaient une aide pour atteindre le nibbāna. Alors, il renforçait ces pensées jusqu’à les amener à leur pleine réalisation.
L’Intention Juste occupe la deuxième place, dans la voie, entre la Compréhension Juste et la triade des facteurs éthiques qui commence avec la Parole Juste, parce que la fonction intentionnelle de l’esprit forme un lien crucial entre notre perspective cognitive et nos modes d’engagement actif dans le monde. D’un côté, les actes sont toujours issus des pensées qui les engendrent. La pensée précède l’action, dirigeant le corps et la parole, les mettant en activité, les utilisant comme instruments pour exprimer ses buts et ses idéaux. Ces buts et ces idéaux, nos intentions, sont eux-mêmes précédés par nos points de vue primordiaux. Lorsqu’un regard erroné prédomine, le résultat est l’intention erronée, laquelle engendre des actions non-bénéfiques. Ainsi celui qui nie l’efficacité morale de l’acte et mesure le résultat en termes de gain et de position sociale, ne va aspirer à rien d’autre qu’au gain et à la position sociale, utilisant tous les moyens pour les acquérir. Lorsque de telles intentions se généralisent, le résultat, c’est la souffrance, la terrible souffrance des individus, des groupes sociaux et des nations pour obtenir la richesse, la position sociale et le pouvoir, sans se soucier des conséquences. La cause de la compétition sans limite, du conflit, de l’injustice et de l’oppression ne se trouve pas à l’extérieur de l’esprit. Ce ne sont que des manifestations de nos intentions, une émergence de pensées menées par l’aversion, l’avidité et l’ignorance.
Mais quand les intentions sont justes, les actions sont justes et, pour avoir des intentions justes, la meilleure garantie est la Compréhension Juste. Celui qui reconnait la loi du karma et qui voit que les actions apportent des conséquences conformes à l’acte, va fonctionner dans le monde en accord avec cette loi ; ainsi ses actions, exprimant ses intentions seront conformes aux critères de la conduite juste. Le Bouddha résume succinctement la chose : lorsqu’une personne est attachée à une vision erronée des choses, ses actes, ses paroles, ses projets et ses objectifs, ancrés dans cette vision, vont la mener à la souffrance ; inversement, lorsqu’une personne est attachée à la Compréhension Juste, ses actes, ses paroles, ses projets et ses objectifs, ancrés dans cette vision, vont la mener au bonheur.
Comme l’expression la plus importante de la Compréhension Juste est la compréhension des quatre Nobles Vérités, il s’ensuit que cette vision des choses devrait, en quelque sorte, déterminer le contenu de l’Intention Juste. C’est effectivement le cas. Comprendre les quatre Vérités en relation avec notre propre vie engendre l’intention de renoncement. Les comprendre en lien à autrui fait apparaître les deux autres aspects de l’Intention Juste. Quand nous voyons comment notre vie est envahie par dukka et que ce dukka provient de la soif du désir, l’esprit tend vers le renoncement – l’abandon du désir et des objets qui nous attachent à lui. Ensuite, si nous appliquons les Vérités d’une manière analogue aux autres êtres vivants, la contemplation nourrit le développement de la bonne volonté et de la bienveillance. Nous voyons que, comme nous, tous les êtres vivants veulent être heureux et que, comme nous, ils sont sensibles à la souffrance. Comprendre que tous les êtres recherchent le bonheur engendre des pensées de bonne volonté – le souhait amical qu’ils se portent bien, qu’ils soient heureux et en paix. Comprendre que les êtres sont exposés à la souffrance permet à des pensées de bienveillance d’émerger – le souhait compatissant qu’ils soient libres de la souffrance.
Au moment où se développe le Noble Octuple Sentier, les facteurs de la Compréhension Juste et de l’Intention Juste, ensemble, commencent à freiner les trois racines non-bénéfiques. L’ignorance, la principale impureté cognitive, est freinée par la Compréhension Juste, la graine naissante de la sagesse. L’éradication complète de l’ignorance va seulement être atteinte lorsque la Compréhension Juste sera développée jusqu’au stade de la pleine réalisation, mais chaque goutte de compréhension juste contribue à sa destruction future. Les deux autres racines, étant des impuretés émotionnelles, nécessitent, pour être freinées, une réorientation de l’intention. Elles trouvent ainsi leurs antidotes dans des pensées de renoncement, de bonne volonté et de bienveillance.
Comme l’avidité et l’aversion sont profondément ancrées, elles ne disparaissent pas facilement. Cependant, parvenir à les dépasser n’est pas impossible si une stratégie efficace est mise en place. La voie proposée par le Bouddha fait usage d’une approche indirecte : il commence par s’attaquer aux pensées qui génèrent ces impuretés. L’avidité et l’aversion apparaissent sous la forme de pensées ; elles peuvent donc être affaiblies par le procédé de la substitution, en remplaçant ces pensées par des pensées opposées. L’intention de renoncement procure un remède à l’avidité. L’avidité se manifeste par des pensées de désir – des pensées sensuelles, cupides et possessives, tandis que les pensées de renoncement viennent de la racine bénéfique de la non-avidité qu’elles activent chaque fois qu’elles sont cultivées. Comme des pensées opposées ne peuvent pas coexister, quand des pensées de renoncement sont développées, elles délogent les pensées de désir, de sorte que la non-avidité remplace l’avidité. De même, les intentions de bonne volonté et de bienveillance offrent un antidote à l’aversion. L’aversion se manifeste soit par des pensées de mauvaise volonté – des pensées de colère, d’hostilité, ou de ressentiment –, soit par des pensées blessantes – des impulsions à la cruauté, à l’agressivité ou à la destruction. Les pensées de bonne volonté réfrènent le flot d’aversion, les pensées de bienveillance réfrènent le flot suivant, éradiquant ainsi la racine non-bénéfique de l’aversion elle-même.
Le Bouddha décrit ses enseignements comme allant à contre-courant du monde. Le comportement du monde est lié au désir et la personne non éveillée qui se comporte ainsi suit le courant du désir, cherchant le bonheur dans la poursuite d’objets grâce auxquels elle imagine pouvoir s’épanouir. Le message de renonciation du Bouddha exprime juste le contraire : l’attrait du désir doit être repoussé et finalement abandonné. Le désir doit être abandonné, non parce qu’il est éthiquement mauvais mais parce qu’il est la racine même de la souffrance. Ainsi, le renoncement, en se détournant de la soif du désir et de ses penchants pour la gratification, devient la clé du bonheur, de la libération de l’emprise de l’attachement.
Le Bouddha ne demande pas que tout le monde quitte la vie laïque pour la vie monastique. Il ne demande pas à ses disciples d’abandonner tous les plaisirs des sens immédiatement. Le degré de renoncement d’une personne dépend de ses dispositions et de sa situation. Mais un principe directeur demeure : la réalisation de la libération implique l'éradication complète du désir, et la progression sur la voie s’accélère dans la mesure où nous surmontons nos désirs. Il n’est sûrement pas facile de se libérer de la domination du désir, mais la difficulté n’en diminue pas la nécessité. Puisque la soif du désir est à l'origine de dukkha, mettre fin à dukkha dépend de l'élimination de l'avidité, et cela implique d’orienter l'esprit vers le renoncement.
Mais, au moment où nous essayons de lâcher l’attachement, nous rencontrons une puissante résistance intérieure. L’esprit ne veut pas lâcher son emprise sur les objets auxquels il est attaché. Il est habitué depuis si longtemps à obtenir, saisir, garder, qu’il lui semble impossible de briser ces habitudes par un acte de volonté. Nous pouvons admettre le besoin de renoncement et même avoir envie d’abandonner nos attachements mais, lorsque nous sommes mis en situation, l’esprit recule et continue à agir sous l’emprise de ses désirs.
Le problème qui se pose est donc de savoir comment briser les chaînes du désir. Le Bouddha ne nous suggère pas de refouler nos désirs ni de les chasser par peur ou par dégoût. Cette approche ne solutionne pas le problème ; elle ne fait que le repousser juste sous la surface où il continue à bouillonner. L’outil que propose le Bouddha pour libérer l’esprit du désir, c’est la compréhension. Le vrai renoncement ne consiste pas à nous contraindre de lâcher des choses qui nous sont encore chères intérieurement, mais à changer le regard que nous portons sur elles de manière à ce qu’elles ne nous entravent plus. Lorsque nous comprenons la nature du désir, lorsque nous l’investiguons avec une vive attention, le désir s’estompe de lui-même, sans qu’il y ait besoin de lutter.
Pour comprendre le désir de telle manière qu’il perde son emprise sur nous, il faut voir profondément qu’il est toujours lié à dukkha. Tout le phénomène du désir, avec ses cycles d’attrait et de gratification, dépend de notre façon de voir les choses. Nous restons dans la servitude du désir parce que nous croyons que c’est le moyen d’arriver au bonheur. Si nous pouvons considérer le désir sous un angle différent, sa force sera diminuée, résultant dans un mouvement vers le renoncement. Ce qui est nécessaire pour modifier notre perception, c’est ce que l’on appelle une « sage considération » (yoniso manasikara). Tout comme la perception influence les pensées, la pensée peut influencer la perception. Nos perceptions habituelles sont teintées de « considérations erronées » (ayoniso manasikara). Habituellement, nous regardons seulement la surface des choses, nous les examinons en fonction de nos intérêts et de nos besoins immédiats ; nous nous plongeons rarement dans les racines de nos engagements ni explorons leurs conséquences à long terme. Voir tout cela clairement nécessite un sage discernement qui nous permette de rechercher les nuances cachées derrière nos actions, d’explorer leurs résultats et d’évaluer la valeur de nos objectifs. Dans cette investigation, notre souci ne doit pas être lié à ce qui est agréable, mais à ce qui est vrai. Nous devons être prêts et désireux de découvrir ce qui est vrai, même au prix de notre confort. Car la sécurité réelle se trouve toujours du côté de la vérité, pas du côté du confort.
Quand le désir est examiné de près, nous constatons qu'il est constamment assombri par dukkha. Parfois dukkha apparaît sous forme de douleur ou d’irritation ; souvent il est plus profondément enfoui sous forme d’un mécontentement latent permanent. Mais le désir et dukkha sont concomitants, inséparables. Nous pouvons le vérifier par nous-mêmes en considérant l'ensemble du cycle du désir : au moment où le désir apparaît, il crée en nous un sentiment de manque, la douleur du vouloir ; pour mettre fin à cette douleur, nous nous efforçons de satisfaire le désir ; ensuite, si notre effort échoue, nous éprouvons de la frustration, de la déception, parfois du désespoir et, même le plaisir de la réussite n'est pas sans réserve, nous nous inquiétons de risquer de perdre ce que nous avons gagné, nous nous sentons poussés à sécuriser notre position, à sauvegarder notre territoire, pour gagner plus, pour monter plus haut, pour établir un contrôle plus strict.
Les exigences du désir semblent infinies et chaque désir exige l’éternité : il veut que les choses que nous obtenons durent éternellement. Or tous les objets du désir sont éphémères. Qu’il s’agisse de richesse, de pouvoir, de position sociale ou de personnes, la séparation est inévitable et la douleur qui l’accompagne est proportionnelle à la force de l’attachement : un fort attachement apporte beaucoup de souffrance ; peu d'attachement apporte peu de souffrance ; aucun attachement n’apporte aucune souffrance.
La contemplation de la souffrance inhérente au désir est une manière d’orienter l’esprit vers le renoncement. On peut aussi contempler directement les bienfaits du renoncement. Passer du désir au renoncement n’est pas, comme on pourrait l’imaginer, passer du bonheur à la peine ou de l’abondance au manque. C’est plutôt passer des plaisirs grossiers et confus à un bonheur et une paix joyeuse ; d’une condition de servitude à une maîtrise de soi. Au final, le désir n’apporte que peur et désespoir, tandis que le renoncement apporte confiance et joie.
Le renoncement favorise aussi l’accomplissement des trois aspects des entraînements de la voie : il purifie notre conduite, aide à la concentration et nourrit la graine de la sagesse. En fait, la voie entière de la pratique, du début à la fin, peut être considérée comme un processus évolutif de renoncement, culminant dans le nibbāna qui est le stade ultime du lâcher prise, « le lâcher prise de tous les fondements de l’existence » (sabb'upadhipatinissagga).
Lorsque nous contemplons méthodiquement les périls du désir et les bienfaits du renoncement, nous libérons graduellement notre esprit de la domination du désir. Nos attachements tombent comme les feuilles d’un arbre, naturellement et spontanément. Le changement ne vient pas soudainement mais, quand la pratique est soutenue avec persévérance, il se produit inévitablement. Par la contemplation répétée, une pensée chasse l’autre et l’intention de renoncement chasse l’intention de désir.
L’intention de bienveillance s’oppose à l’intention de malveillance, aux pensées empreintes de colère et d’aversion. Comme dans le cas du désir, il y a deux manières non efficaces de traiter la malveillance. L’une est d’y céder et de l’exprimer par des paroles ou des actes. Cette approche soulage la tension, aide à éliminer la colère de notre système, mais elle représente aussi des dangers. Elle engendre le ressentiment, provoque une envie de représailles, nous crée des ennemis, empoisonne les relations, et génère du karma négatif. En définitive, la malveillance ne libère pas du tout le système ; elle arrive simplement à un niveau plus profond où elle continue à polluer les pensées et le comportement. L’autre approche, le refoulement, ne parvient pas non plus à éloigner la force destructrice de la malveillance. Elle ne fait que la détourner et l’enfoncer à l’intérieur où elle se transforme en mépris de soi, en dépression chronique, ou en une tendance à des accès irrationnels de violence.
Le remède que le Bouddha recommande pour neutraliser la malveillance, spécialement quand l’objet de l’aversion est une autre personne, c’est une qualité appelée mettā en pāli. Ce mot est un dérivé d’un autre mot qui veut dire « ami », mais mettā signifie plus que l’amitié ordinaire. Je préfère le traduire par « bienveillance », qui rend mieux le sens souhaité : un sentiment intense d’amour désintéressé pour les autres, qui irradie sous la forme d’une sollicitude sincère pour leur bien-être et leur bonheur. Mettā n’est pas juste une bienveillance sentimentale, ni une réponse de principe à un impératif moral ou à un commandement divin. Il doit devenir un profond sentiment intérieur, caractérisé par une chaleur du cœur spontanée plutôt que par un sens du devoir. À son apogée, mettā s’élève à la hauteur des brahma vihara, les demeures divines, une manière de se centrer totalement sur le désir lumineux de bien-être pour tous les êtres vivants.
La sorte d’amour qu’implique mettā doit être différenciée de l’amour sensuel aussi bien que de l’amour lié à l’affection personnelle. Le premier est une sorte de désir, nécessairement dirigé vers soi-même, alors que le second inclut encore un degré d’attachement : nous aimons une personne parce qu’elle nous donne du plaisir, qu’elle appartient à notre famille, ou qu’elle renforce l’image que nous avons de nous-mêmes. Il est rare que le sentiment d’affection transcende toute trace de référence au « moi » et, même si c’est le cas, sa portée est limitée. Il ne s’applique qu’à une certaine personne ou à un certain groupe de personnes en excluant les autres.
L’amour de mettā, par contre, ne repose pas sur des relations particulières avec des personnes particulières. Le point de référence du « moi » disparaît complètement. Nous souhaitons simplement faire rayonner vers les autres un esprit de bienveillance qui, idéalement, se développe en un état universel et s’étend à tous les êtres vivants, sans discrimination et sans réserve. La manière de donner à mettā cette dimension universelle, c’est de la cultiver comme un exercice de méditation. Les sentiments spontanés de bonne volonté arrivent trop irrégulièrement et sont trop limités pour agir comme remèdes à l’aversion. L’idée de développer délibérément l’amour a été critiquée comme étant forcée, mécanique et calculée. L’amour, a-t-on dit, ne peut être authentique que lorsqu’il est spontané, qu’il arrive sans incitation et sans effort. Mais une affirmation bouddhiste dit que l’esprit ne peut pas être obligé à aimer spontanément ; on ne peut que lui montrer les moyens utiles pour développer l’amour et l’enjoindre à pratiquer dans ce but. Au début, les moyens doivent être employés délibérément, mais, avec la pratique, le sentiment d’amour s’enracine, se greffe à l’esprit comme une tendance naturelle et spontanée.
La méthode de développement s’appelle mettā-bhavana, la méditation de la bienveillance, une des pratiques les plus importantes de la méditation bouddhiste. La méditation commence par une pratique de la bienveillance envers soi-même. Il est suggéré de se prendre soi-même comme premier objet de bienveillance, parce que la vraie bienveillance pour les autres n’est possible que si nous pouvons ressentir une vraie bienveillance pour nous-mêmes. Il est probable que la plus grande partie de la colère et de l’hostilité que nous dirigeons vers autrui vient d’une attitude négative que nous avons envers nous-mêmes. Quand mettā est dirigé à l’intérieur, vers nous-mêmes, il fait fondre la carapace créée par ces attitudes négatives et cela permet une diffusion fluide de bonté et de gentillesse vers l’extérieur.
Quand nous avons appris à générer le sentiment de mettā envers nous-mêmes, le pas suivant est de l’étendre aux autres. L’extension de mettā repose sur un changement en termes d’identité : on élargit la notion d’identité au-delà de ses limites ordinaires et on apprend à s’identifier aux autres. Le changement est purement psychologique, entièrement libre de tout postulat théologique ou métaphysique, comme un soi universel immanent dans tous les êtres. Il est plutôt l’aboutissement d’une réflexion simple et directe qui nous permet de partager la subjectivité des autres et d’expérimenter le monde (au moins en imagination) du point de vue de leur propre intériorité. Le processus commence en nous-mêmes. Si nous regardons en nous, nous voyons que l’élan fondamental de notre être est le souhait d’être heureux et libre de la souffrance. Lorsque nous avons vu cela en nous-mêmes, nous pouvons immédiatement comprendre que tous les êtres vivants partagent le même souhait. Tous veulent être en bonne santé, heureux et en sécurité. Pour développer mettā pour les autres, ce qu’il faut faire, c’est partager en imagination leur souhait fondamental de bonheur. Nous employons notre propre désir de bonheur comme une clé, nous voyons ce désir comme un élan de base chez les autres, puis nous revenons à notre propre position et nous étendons à autrui le souhait qu’ils puissent réaliser leur objectif ultime, qu’ils puissent être en bonne santé et heureux.
Le rayonnement méthodique de mettā est pratiqué d’abord en dirigeant la bienveillance vers des individus qui représentent certains groupes. Ces groupes sont mis dans un ordre d’éloignement progressif par rapport à soi. Le rayonnement commence par une personne chère, comme les parents ou un enseignant, puis s’étend à un ami, puis à une personne neutre, et finalement à une personne hostile. Bien que les groupes soient définis par la relation que nous avons avec eux, l’amour qui est développé n’est pas lié à cette relation, mais à l’aspiration commune de chacun pour le bonheur. Avec chaque personne, nous devons évoquer son image et diffuser les pensées : « Qu’il (elle) soit bien, qu’il (elle) soit heureux, qu’il (elle) soit en paix ! » Quand nous arrivons à générer un sentiment chaleureux de bonne volonté et de bienveillance à l’égard de cette personne, nous pouvons passer à la suivante. Une fois que nous réussissons à pratiquer ainsi avec les individus, nous pouvons travailler avec de plus grands groupes. Nous pouvons essayer de développer mettā pour tous nos amis, toutes les personnes neutres, toutes les personnes hostiles. Mettā peut alors être élargi au niveau spatial, dans toutes les directions – est, ouest, sud, nord, en-dessus, en-dessous, devant, derrière – puis à tous les êtres vivants, sans exception. Pour finir, nous imbibons le monde entier d’un esprit de bienveillance, « vaste, sublime, infini, libre d’hostilité, libre d’aversion ».
L’intention de ne pas blesser est une pensée guidée par la compassion (karuna), qui va à l’encontre des pensées cruelles, agressives, et violentes. La compassion est complémentaire à la bienveillance. Alors que la bienveillance a la caractéristique de souhaiter le bonheur et le bien-être d’autrui, la compassion a la caractéristique de souhaiter à autrui d’être libéré de la souffrance, désir qui est étendu à l’infini à tous les êtres vivants. Comme avec la bienveillance, la compassion se développe en entrant dans la subjectivité des autres, en partageant leur intériorité de manière profonde et totale. Elle apparaît spontanément lorsque nous considérons que tous les êtres, comme nous-mêmes, désirent être libres de la souffrance et que, malgré leur souhait, ils continuent à être accablés par la peine, la peur, le chagrin et toutes sortes d’autres formes de dukkha.
Pour développer la compassion comme un exercice de méditation, il est utile de commencer en évoquant quelqu’un qui souffre réellement puisque la souffrance est l’objet naturel de la compassion. Nous contemplons la souffrance de cette personne, soit directement, soit en imagination, puis nous voyons que, comme chacun, elle désire en être libérée. La pensée doit être répétée et la contemplation doit être pratiquée avec constance, jusqu’à ce qu’un fort sentiment de compassion grandisse dans le cœur. Ensuite, en utilisant ce sentiment comme un modèle, nous nous tournons vers différentes personnes, conscients que chacun est exposé à la souffrance, et nous diffusons un doux sentiment de compassion à leur égard. Pour augmenter la dimension et l’intensité de la compassion, il est bon de contempler les souffrances diverses qui assaillent les êtres vivants. Une application utile de cette extension est le souvenir de la première Vérité, avec l’énumération des différents aspects de dukkha. Nous contemplons les êtres comme étant sujets au vieillissement, à la maladie, à la mort, à la peine, aux lamentations, à la douleur, au chagrin, et au désespoir.
Quand nous parvenons de plus en plus facilement à générer de la compassion en évoquant des êtres qui sont directement touchés par la souffrance, nous pouvons commencer à évoquer des personnes qui jouissent actuellement d’un certain bonheur mais un bonheur acquis par des moyens immoraux. Nous pouvons considérer que de telles personnes, en dépit de leur chance superficielle, sont sans doute troublées en profondeur par les tourments de leur conscience. Même si elles ne présentent aucun signe extérieur de détresse, nous savons qu’elles finiront par récolter les fruits amers de leurs mauvaises actions, qui vont leur amener d’intenses souffrances. Finalement, nous pouvons élargir l’étendue de notre contemplation et inclure tous les êtres vivants. Nous devons contempler tous les êtres comme étant sujets à la souffrance universelle du samsara, poussés par leur avidité, leur aversion et leur ignorance dans le cycle répété de la naissance et de la mort. Si, au début, la compassion est difficile à générer pour des personnes totalement étrangères, nous pouvons la fortifier par la réflexion sur les paroles du Bouddha : comme le cycle des naissances est sans commencement, il est difficile de trouver, même un seul être, qui n’aurait pas été, à une certaine époque, notre mère, notre père, notre sœur, notre frère, notre fils, ou notre fille.
Pour résumer, nous voyons que les trois sortes d’intention juste – renoncement, bienveillance et ne pas blesser – s’opposent aux trois intentions néfastes du désir, de l’aversion et de la malveillance. L’importance de mettre en pratique des contemplations qui mènent à l’émergence de ces pensées ne sera jamais assez soulignée. Ces contemplations ont été enseignées comme des méthodes de pratique, pas comme des excursions théoriques. Pour développer l’intention de renoncement, nous devons contempler la souffrance liée à la quête des plaisirs ordinaires ; pour développer l’intention de bienveillance, nous devons considérer comment chaque être désire le bonheur ; pour développer l’intention de ne pas blesser, nous devons contempler comment chaque être désire être libre de la souffrance. Les pensées malsaines sont comme un clou pourri logé dans l’esprit et les pensées bénéfiques sont comme une cheville adéquate pour le déloger. La contemplation fonctionne comme un marteau utilisé pour sortir le vieux clou et le remplacer par le nouveau. Le travail qui consiste à enfoncer le nouveau clou est la pratique – pratiquer encore et encore, aussi souvent que nécessaire pour atteindre le succès. Le Bouddha nous assure que la victoire peut être remportée. Il dit que ce à quoi nous pensons fréquemment devient l’inclination de l’esprit. Si nous avons souvent des pensées de sensualité, d’hostilité ou des pensées blessantes, le désir, la méchanceté et l’agressivité vont devenir l’inclination de l’esprit. Si nous avons souvent des pensées opposées, le renoncement, la bienveillance et la bonté vont devenir l’inclination de l’esprit (MN19). La direction que nous prenons nous revient toujours, revient aux intentions que nous générons d’un instant sur l’autre, tout au long de notre vie.