Le Dhamma de la Forêt |
Les trois aspects suivants de la voie – Parole Juste, Action Juste, Moyens d’existence Justes – peuvent être traités ensemble. En tant que groupe, ils représentent les trois premiers aspects de la voie, la discipline morale (silakkhandha). Bien que les principes évoqués dans cette section visent à restreindre les actions immorales et à promouvoir la bonne conduite, leur but essentiel n’est pas tant éthique que spirituel. Ils ne sont pas proposés simplement comme guides de nos actions, mais avant tout comme des aides à la purification mentale. En tant que mesure nécessaire au bien-être humain, l'éthique se justifie pleinement dans les enseignements du Bouddha et son importance ne peut pas être sous-estimée. Mais, dans le contexte particulier de l’Octuple Sentier, les principes éthiques sont subordonnés au but essentiel de la voie, la délivrance finale de la souffrance. Ainsi, pour que la pratique morale devienne vraiment partie de la voie, elle doit être soumise aux deux premiers facteurs, la Compréhension Juste et l’Intention Juste, et elle doit mener au-delà, à la pratique de la concentration et de la sagesse.
Bien que l’entraînement dans la discipline morale fasse partie du premier groupe des trois aspects de la voie, ce n’est pas un aspect anodin. C’est le fondement de toute la voie, essentiel au succès des autres entraînements. Le Bouddha lui-même exhortait fréquemment ses disciples à adhérer aux règles de la discipline, « en voyant les périls de la moindre transgression ». Un jour, un moine approcha le Bouddha et lui demanda de lui résumer l’entraînement en quelques mots. Le Bouddha répondit : « D’abord, établis-toi dans le point de départ des états bénéfiques, c’est-à-dire, dans la discipline morale purifiée et la Compréhension Juste. Puis, lorsque ta discipline morale sera purifiée et que ta compréhension sera claire, pratique les quatre fondements de l’attention ».
Le mot pāli traduit par « discipline morale », sila, apparaît dans les textes avec plusieurs significations qui se complètent et qui sont toutes liées à une conduite juste. Dans certains contextes, il signifie l’action en conformité avec la discipline morale ; ailleurs, ce sont les principes eux-mêmes ou encore, les qualités vertueuses d’un caractère qui résultent de l’observance des principes moraux. Sila, dans le sens des préceptes ou des principes, représente le côté formel de l’entraînement moral, sila en tant qu’éthique représente l’esprit vivant, et sila en tant que comportement juste représente l’expression de la vertu dans les situations de vie réelles. Souvent sila est défini comme l’absence de comportements non-bénéfiques en actes et en paroles. Cette définition, qui met en avant l’acte extérieur, apparaît superficielle. D’autres explications, cependant, corrigent cette faiblesse et révèlent qu’il y a plus dans cet aspect de sila que ce qui apparaît au premier abord. L’Abhidhamma, par exemple, assimile sila au facteur mental de l’abstinence (viratiyo) – parole juste, action juste, moyens d’existence justes – un lien qui rend clair le fait qu’en s’entraînant à observer les principes moraux, c’est l’esprit lui-même qui est entraîné. Ainsi, tout en permettant à sila d’amener le bénéfice « public » d’inhiber les comportements relationnels nuisibles, il entraîne le bénéfice personnel de la purification mentale, empêchant les impuretés de nous dicter notre ligne de conduite.
Le mot français « moralité » et ses dérivés suggèrent un sentiment d’obligation et de contrainte très éloigné du concept bouddhiste de sila ; cette connotation vient probablement du contexte théiste de l’éthique occidentale. Le Bouddhisme, avec son cadre non-théiste, enracine son éthique, non dans la notion d’obéissance, mais dans celle de l’harmonie. En fait, les Commentaires expliquent le mot sila par un autre mot, samadhana, qui signifie « harmonie » ou « coordination ».
L’observance de sila mène à l’harmonie à plusieurs niveaux : social, psychologique, karmique, et contemplatif. Au niveau social, les principes de sila aident à établir des relations interpersonnelles harmonieuses, soudant la masse des membres si différemment constitués de la société, avec leurs propres intérêts et leurs objectifs personnels, en un ordre social cohésif, dans lequel les conflits, s’ils ne sont pas totalement éliminés, sont au moins réduits. À un niveau psychologique, sila amène l’harmonie dans l’esprit, une protection contre les fêlures intérieures causées par la culpabilité et le remords des transgressions morales. Au niveau karmique, l’observance de sila assure une harmonie avec la loi cosmique du karma et, par conséquent, des résultats favorables au fil des mouvements à venir dans les cycles répétés de vie et de mort. Au niveau contemplatif, sila aide à établir les préliminaires de purification de l’esprit et à les compléter de plus en plus profondément et finement, par le développement méthodique de la sérénité et du discernement.
Lorsqu’ils sont expliqués brièvement, les facteurs de la discipline morale sont souvent considérés négativement, en termes d’abstinence. Mais il y a plus dans sila que le renoncement à ce qui est mal. Comme nous allons le voir, chaque principe inclus dans les préceptes a en fait deux aspects, tous deux essentiels à l’entraînement dans son ensemble. L’un est l’abstinence du non-bénéfique, l’autre l’engagement dans ce qui est bénéfique ; le premier est appelé « évitement » (varitta) et le deuxième « performance » (caritta). Au début de l’entraînement, le Bouddha recommande l’aspect de l’évitement. Il fait cela non parce que l’abstinence du non-bénéfique est suffisante en elle-même, mais pour établir les étapes de la pratique dans une séquence appropriée. Les étapes sont établies dans un ordre naturel (plus logique que temporel) dans le fameux verset du Dhammapada : « Évite tout mal, cultive le bien, purifie ton esprit, ceci est l’enseignement du Bouddha » (v.183) Les deux autres étapes – cultiver le bien et purifier l’esprit – vont aussi être prises en considération mais, pour assurer leur succès, la résolution d’éviter le non-bénéfique est une nécessité. Sans une telle résolution, l’élan pour développer les qualités bénéfiques est voué à finir dans un schéma de croissance déformé et rabougri.
L’entraînement à la discipline morale régit les deux canaux principaux de l’action extérieure, la parole et le corps, aussi bien qu’un autre secteur d’importance vitale : la façon dont nous gagnons notre vie. Ainsi, l’entraînement contient trois facteurs : la parole juste, l’action juste et les moyens d’existence justes. Nous allons les examiner l’un après l’autre, en suivant l’ordre dans lequel ils ont été proposés dans la présentation habituelle du Sentier.
Le Bouddha divise la Parole Juste en quatre aspects : s’abstenir de paroles fausses, s’abstenir de paroles médisantes, s’abstenir de paroles dures et s’abstenir de paroles futiles. Comme les conséquences des mots ne sont pas aussi immédiatement évidentes que celles des actes, son importance et son potentiel peuvent être facilement ignorés. Mais une simple réflexion nous permettra de voir que la parole et son alliée, l’écriture, peuvent avoir des conséquences énormes en termes de bien ou de mal. En fait, si pour des êtres comme les animaux qui vivent à un niveau préverbal, l’action physique prédomine, pour les humains, immergés dans la communication verbale, la parole devient prioritaire. Les mots peuvent briser des vies, créer des ennemis, déclencher des guerres, ou bien ils peuvent apporter la sagesse, mettre fin aux divisions et apporter la paix. Cela a toujours été ainsi, pourtant à notre époque, les potentiels positifs et négatifs du langage ont été énormément multipliés par l’extraordinaire augmentation des moyens, de la rapidité et des différents domaines liés à la communication. La capacité verbale et écrite a souvent été considérée comme la marque distinctive de l’espèce humaine. Nous pouvons donc apprécier le besoin de faire de cette compétence un moyen d’aller vers l’excellence plutôt que, comme c’est trop souvent le cas, un signe de la dégradation humaine.
« La personne évite le mensonge et s’abstient de la parole fausse : elle parle vrai, est engagée dans la vérité, crédible, digne de confiance, elle ne trompe pas autrui. Lors d’une rencontre, parmi des gens, avec des proches, dans la société, ou à la cour du roi, étant appelée et questionnée pour être témoin de ce qu’elle sait, elle répondra, si elle ne sait rien : « Je ne sais rien » et si elle sait, elle répondra : « je sais ». Si elle n’a rien vu, elle répondra : « Je n’ai rien vu » et si elle a vu quelque chose, elle répondra : « J’ai vu ». Ainsi elle ne dira jamais sciemment un mensonge, que ce soit pour son propre avantage, pour l’avantage de quelqu’un d’autre ou pour un quelconque avantage. »
Cette déclaration du Bouddha inclut les deux aspects, positifs et négatifs, du précepte. Le côté négatif, c’est s’abstenir de mentir. Le côté positif, c’est dire la vérité. Le facteur déterminant derrière la transgression est l’intention de tromper. Si quelqu’un dit quelque chose de faux en croyant que c’est vrai, il n’y a pas de transgression du précepte puisqu’il n’y a aucune intention de tromper. Bien que l’intention de tromper soit commune à tous les cas de parole fausse, le mensonge peut apparaître sous différents aspects selon la motivation de base : l’avidité, l’aversion ou l’ignorance. L’avidité comme motivation principale vise à mentir pour obtenir des avantages personnels ou des avantages pour nos proches – biens matériels, position sociale, respect ou admiration. Avec l’aversion comme motivation, la parole fausse prend la forme d’un mensonge malveillant, destiné à blesser ou à nuire à autrui. Quand l’ignorance est la motivation principale, le résultat est un type moins pernicieux de parole fausse : le mensonge irrationnel, compulsif, l’exagération pour se rendre intéressant, le mensonge pour plaisanter.
Les stricts enseignements du Bouddha contre le mensonge reposent sur plusieurs raisons. D’abord, le mensonge détruit la cohésion sociale. Les gens ne peuvent vivre ensemble en société que sur la base d’une confiance mutuelle où ils ont des raisons de croire que les autres disent la vérité. En détruisant les fondements de la confiance et en introduisant la suspicion massive, le mensonge largement répandu devient le signe annonciateur du déclin d’une société solidaire vers le chaos. Mais le mensonge a d’autres conséquences, d’une nature profondément personnelle et au moins aussi désastreuse. En effet, de par sa nature, le mensonge tend à proliférer. Ayant menti une fois, nous sommes poussés à mentir encore pour défendre notre crédibilité, pour dépeindre une image plausible de la situation. Ainsi le processus se répète : les mensonges s’étendent, se multiplient et s’additionnent jusqu’à nous enfermer dans une cage de tromperie d’où il est difficile de s’échapper. Le mensonge devient alors un modèle miniature de tout le processus de l’ignorance subjective. Dans tous les cas, celui qui a commencé à tricher puis essayé de prouver qu’il avait raison devient prisonnier de sa propre tromperie et finit par en devenir la victime.
De telles considérations sont probablement à l’origine des conseils que le Bouddha a donnés à son fils, le jeune novice Rahula, juste après son ordination. Un jour, le Bouddha s’approcha de Rahula, lui montra un bol contenant un peu d’eau et lui demanda :
– Rahula,
vois-tu ce petit peu d’eau au fond du bol ?
– Oui,
je le vois, répondit l’enfant.
– Eh bien, la possibilité de
réalisation spirituelle de celui qui n’a pas peur de mentir
délibérément est aussi petite que cela.
Puis le Bouddha jeta l’eau, reposa le bol, et dit :
– Vois-tu,
Rahula, comment l’eau a été rejetée ? De la même façon,
celui qui dit un mensonge délibéré rejette les succès spirituels
qu’il a réalisés. Puis le Bouddha demanda encore :
–
Vois-tu comment ce bol est maintenant vide ? De la même façon,
celui qui n’a pas honte de dire des mensonges est vide de toute
réalisation spirituelle.
Ensuite, le Bouddha retourna le bol et dit :
– Vois-tu, Rahula, comment ce bol est tourné à l’envers ? De la même façon, celui qui dit un mensonge délibéré tourne ses réalisations spirituelles à l’envers et devient incapable de progrès. C’est pourquoi, conclut le Bouddha, personne ne devrait dire un mensonge délibéré, même par plaisanterie.
Il est dit que, au cours de son entraînement spirituel sur plusieurs vies, un boddhisattva peut briser tous les préceptes moraux sauf l’engagement à dire la vérité. La raison est très profonde et révèle que l’engagement envers la vérité a une signification qui transcende le domaine de l’éthique et même de la purification mentale ; elle relève du domaine de la connaissance et de l’Être. La parole vraie fournit, dans la sphère de la communication interpersonnelle, un parallèle à la sagesse dans la sphère de la compréhension privée. Les deux sont respectivement les modalités intérieures et extérieures du même engagement à ce qui est vrai. La sagesse consiste en la réalisation de la vérité, et la vérité (sacca) n’est pas juste une proposition verbale, mais la nature des choses telles qu’elles sont. Pour réaliser la vérité, tout notre être doit être harminisé avec ce qui est réel, les choses telles qu’elles sont. Ceci implique que, dans la communication avec les autres, nous soyons respectueux des choses telles qu’elles sont en parlant vrai. Le parler vrai établit une correspondance entre notre propre être intérieur et la nature réelle des phénomènes, permettant à la sagesse de se manifester et de pénétrer leur nature réelle. Ainsi, bien plus qu’un principe éthique, la dévotion à la parole juste exprime notre intention de nous reposer sur la réalité plutôt que sur l’illusion, sur la vérité comprise par la sagesse plutôt que sur des inventions tissées par le désir.
« Il évite les mots médisants et s’en abstient. Ce qu’il a entendu ici, il ne le répète pas là-bas dans le but de causer des dissensions ; et ce qu’il a entendu là-bas, il ne le répète pas ici dans le but de créer des dissensions. Ainsi, il unit ceux qui sont divisés et il encourage ceux qui sont unis à le rester. La bonne entente le rend heureux, il se réjouit et encourage la bonne entente. Et par ses paroles, il répand la bonne entente. »
La parole médisante et calomnieuse est une parole qui tend à créer l’inimitié et la division, à éloigner une personne ou un groupe d’un autre. La raison de telles paroles est, en général, l’aversion, le ressentiment face au succès ou à la valeur d’un rival ; c’est l’intention de détruire l’autre par le dénigrement verbal. D’autres raisons peuvent entrer aussi en ligne de compte : l’intention cruelle de blesser, le désir mauvais de s’attirer de l’affection, le plaisir pervers de voir des amis divisés.
La parole médisante est l’une des plus graves transgressions morales. La racine de la haine rend le karma non-bénéfique déjà suffisamment lourd mais, comme la parole est généralement prononcée après réflexion, les forces négatives deviennent encore plus graves du fait de la préméditation. Lorsqu’une affirmation médisante est fausse, les actes mauvais de tromperie et de diffamation se combinent pour produire un karma négatif extrêmement puissant. Les textes canoniques rapportent plusieurs cas dans lesquels la calomnie d’un innocent mène à une renaissance immédiate dans une sphère de grande souffrance.
Le contraire de la médisance, comme l’indique le Bouddha, est la parole qui encourage l’amitié et l’harmonie. Un tel discours vient d’un esprit plein de bienveillance et de sympathie. Cela développe la confiance et l’affection des autres qui sentent qu’ils peuvent s’ouvrir sans peur que leurs paroles soient utilisées contre eux. Au-delà du bénéfice évident que de telles paroles apportent dans la vie présente, il est dit que s’abstenir de médire a, comme résultat karmique, d’attirer de nombreux amis qui ne pourront jamais se détourner de nous malgré les paroles médisantes d’un autre.
« Il évite le langage dur et s’abstient de l’exprimer. Il parle avec des paroles douces, agréables à l’oreille, aimables, des mots qui vont droit au cœur, qui sont courtois, amicaux, et plaisants à chacun. »
La parole dure est prononcée avec colère, avec une intention de causer de la peine. De telles paroles peuvent prendre différentes formes. Nous pouvons ici en retenir trois :
-
Le discours injurieux : réprimander, railler ou blâmer
agressivement avec des mots amers.
- L’insulte : blesser
l’autre en lui attribuant des défauts qui lui enlèvent sa
dignité.
- Le sarcasme : parler d’une manière qui semble
flatteuse, mais d’un ton si ironique que l’intention de blesser
est évidente et cause de la peine.
La principale racine de la parole dure est l’aversion qui prend la forme de la colère. Comme, dans ce cas, l’impureté tend à s’exprimer de manière impulsive, sans volonté délibérée, la transgression est moins grave que la calomnie et les conséquences karmiques sont généralement moins lourdes. Pourtant la parole dure est une action non-bénéfique avec des résultats désagréables pour soi et pour autrui, aussi bien maintenant que dans le futur. Il est donc bon de s’abstenir. L’antidote idéal est la patience : apprendre à tolérer le blâme et la critique des autres, être en empathie avec leurs faiblesses, respecter les différences de points de vue, endurer les injures sans se sentir poussé à user de représailles. Le Bouddha prône la patience même dans les conditions les plus terribles :
« Moines, même si des bandits meurtriers vous coupaient les membres et les jointures avec une scie, celui qui exprimerait des paroles de colère ne suivrait pas mes enseignements. Ainsi devez-vous vous entraîner : ‘Mon esprit va rester inébranlable, mon cœur plein d’amour, libre de toute méchanceté cachée. Je vais accueillir ces personnes avec des pensées d’amour, vastes, profondes, sans limite, libres de colère et de haine’. »
« Il évite les paroles vaines et s’abstient de les exprimer. Il parle au bon moment, en accord avec les faits, il dit ce qui est utile, parle du Dhamma et de la pratique. Ses paroles sont comme un trésor, prononcées quand il faut, raisonnables, modérées et pleines de sens. »
Le bavardage futile est un discours sans valeur qui manque d’objectif et de profondeur. De tels discours ne communiquent rien de valable ; ils ne font qu’agiter des impuretés dans notre esprit et dans l’esprit des autres. Le Bouddha conseille de nous abstenir de paroles inutiles et de limiter la parole, autant que possible, à des sujets vraiment importants. Dans le cas des moines, auxquels s’adressent en priorité ces lignes, leurs paroles devraient être sélectives et concerner essentiellement le Dhamma. Les laïcs ont davantage besoin de partages affectueux avec amis et famille, de conversations polies avec leurs connaissances, et d’échanges liés à leur travail. Pourtant, même en tenant compte de ces aspects, ils devraient être attentifs à ne pas laisser les conversations errer dans des déviations où l’esprit agité, toujours à l’affût de quelque chose de croustillant ou de captivant, pourrait trouver moyen de se complaire dans ses tendances non-bénéfiques.
L’interprétation traditionnelle de « s’abstenir de paroles futiles » fait uniquement référence au fait d’éviter de tomber soi-même dans ce travers. Mais il est peut-être important d’y ajouter une autre facette, rendue impérative par le développement de certains médias de notre époque, inconnus du temps du Bouddha et des anciens commentateurs. Cette facette, c’est d’éviter l’exposition aux vaines paroles dont nous sommes constamment bombardés à travers les moyens de communication développés par la technologie moderne. Une gamme incroyable de systèmes – télévision, radio, journaux, magazines à sensation, cinéma… – propose continuellement des informations inutiles et des animations distrayantes dont l’effet est essentiellement de rendre l’esprit passif, creux et stérile. Tous ces développements, naïvement nommés « progrès », menacent d'émousser notre sensibilité esthétique et spirituelle, et de nous rendre sourds à l’appel plus élevé de la vie contemplative. Ceux qui ont une aspiration sérieuse à une voie de libération doivent discerner très clairement à quoi ils acceptent de s’exposer. Ils serviraient grandement leurs aspirations en incluant ces sources d’amusement et d’informations inutiles dans la catégorie des paroles futiles et en faisant un effort pour les éviter.
L’Action Juste, c’est s’abstenir d’actes non-bénéfiques dont le corps est le mode naturel d’expression. L’élément central de cet aspect de la voie est le facteur mental de l’abstinence, mais comme cette abstinence s’applique aux actions du corps, cela s’appelle « action juste ». Le Bouddha mentionne trois composants de l’action juste : s’abstenir de prendre la vie, s’abstenir de prendre ce qui n’est pas donné et s’abstenir d’inconduite sexuelle.
« Il s’agit, pour la personne, d’éviter de prendre la vie et de s’en abstenir. Sans se servir d’un bâton ou d’une épée, pleine de bonté, elle aspire au bien-être de tous les êtres vivants. »
« S’abstenir de prendre la vie » a une signification plus large que simplement éviter de tuer d’autres êtres humains. Le précepte enjoint à ne tuer aucun être sensible. Un « être sensible » est un être vivant pourvu d’un esprit ou d’une conscience. Concrètement, cela inclut les êtres humains, les animaux et les insectes. Les plantes ne sont pas considérées comme des êtres sensibles car, bien qu’elles montrent certains signes de sensibilité, elles manquent d’une conscience pleinement élaborée qui est l’attribut constitutif d’un être sensible.
Le « prendre la vie » qui doit être évité, c’est tuer intentionnellement ; c’est la destruction délibérée de la vie d’un être doté d’une conscience. Ce principe est ancré dans la prise de conscience que tous les êtres aiment la vie et ont peur de la mort, qu’ils recherchent tous le bonheur et ont de l’aversion pour la douleur. Pour qu’il y ait transgression, ce qui est déterminant, c’est la volonté de tuer qui débouche sur une action privant un être de la vie. Le suicide est aussi généralement considéré comme une violation, mais pas le fait de tuer accidentellement car l’intention de détruire la vie est absente.
Ce précepte s’applique à deux types d’action, l’action primaire et l’action secondaire. L’action primaire est le fait de détruire la vie. L’action secondaire consiste à faire du mal ou à torturer délibérément un autre être sans le tuer.
Le contraire positif de s’abstenir de prendre la vie, comme le Bouddha l’indique, c’est le développement de la bonté et de la compassion pour les autres êtres. Le disciple n’évite pas seulement de prendre la vie, il maintient un cœur plein de sympathie, désirant le bien-être de tous les êtres. L’engagement de ne pas blesser et la sollicitude pour le bien-être des autres représentent l’application pratique du second facteur de la voie, l’Intention Juste, sous la forme de l’intention de bienveillance et l’intention de ne pas blesser.
« Il s’agit, pour la personne, d’éviter de prendre ce qui ne lui a pas été donné et de s’en abstenir ; ce qu’une autre personne possède comme bien et comme bétail, dans le village ou dans la forêt, cela elle ne le prend pas dans le but de le voler. »
« Prendre ce qui n’est pas donné » signifie s’approprier le bien légitime d’un autre dans le but de le voler. Si quelqu’un prend quelque chose qui n’a pas de propriétaire, comme des pierres ou du bois non réclamé, ou même des pierres précieuses extraites de la terre, cet acte n’est pas considéré comme une violation même si ces objets n’ont pas été « donnés ». Par contre, ce qui est considéré comme une transgression, même si ce n’est pas expressément déclaré, c’est retenir ce qui devrait être remis aux autres.
Le contraire positif de s’abstenir de voler, c’est l’honnêteté, qui implique le respect des biens d’autrui et de leur droit à utiliser leurs biens comme ils le souhaitent. Une autre vertu proche est le contentement, être satisfait de ce que l’on a sans inclination à accroître nos richesses par des moyens malhonnêtes. La qualité la plus évidemment opposée, c’est la générosité : donner nos biens et possessions pour le bien-être des autres.
« Il s’agit, pour la personne, d’éviter et de s’abstenir d’une mauvaise conduite sexuelle. Elle n’a pas de relations avec des personnes qui sont encore sous la responsabilité de leur père, mère, frère, sœur ou proches, ni avec des femmes mariées, ni avec des prisonnières, et pas non plus avec des femmes fiancées. »
Le but visé par ce précepte, d’un point de vue éthique, est de protéger les relations conjugales de perturbations extérieures et de promouvoir la confiance et la fidélité au sein de l’union maritale. D’un point de vue spirituel, il aide à maîtriser la tendance expansive du désir sexuel. C’est donc un pas en direction du renoncement qui atteint son point culminant par l’observation du célibat (brahmacariya) auquel sont liés les moines et les nonnes. Mais, pour les laïcs, le précepte enjoint de s’abstenir de relations sexuelles avec un partenaire illicite. La transgression primaire est d’avoir une relation sexuelle complète, mais toutes les autres implications d’une nature moins complète peuvent également être considérées comme des infractions.
La principale question soulevée par ce précepte est de savoir qui doit être considéré comme partenaire illicite. Le Bouddha définit le partenaire illicite depuis la perspective d’un homme, mais plus tard les traités élaborent cette question pour les deux sexes.
Pour un homme, trois sortes de femmes sont considérées comme des partenaires illicites :
-
Une femme mariée à un autre homme. Cela inclut, en plus de la femme
mariée, une femme qui n’est pas légalement sa femme mais qui est
reconnue comme sa compagne, qui vit avec lui et qui est reconnue
comme étant sa partenaire. Toutes ces femmes sont des partenaires
illicites pour des hommes autres que leur mari ou compagnon. Cela
inclut aussi une femme fiancée. Par contre, une veuve ou une femme
divorcée n’en fait pas partie, pour autant qu’elle ne soit pas
exclue pour d’autres raisons.
- Une femme qui est encore sous
protection. Il s’agit d’une fille ou d’une femme qui est encore
sous la protection de sa famille ou de personnes ayant la
responsabilité officielle de sa garde. Cette clause exclut la fugue
amoureuse ou les mariages secrets contraires au souhait des
protecteurs.
- Une femme prohibée par les conventions. Cela
inclut les femmes proches dans la famille, interdites par les
traditions sociales, les nonnes et autres femmes ayant fait vœu de
célibat, et celles qui sont prohibées comme partenaires par la loi
du pays.
Pour une femme : deux sortes d’hommes sont considérés comme des partenaires illicites :
-
Pour une femme mariée : tout homme autre que son mari. Ainsi
une femme mariée viole le précepte si elle brise son vœu de
fidélité à son mari. Mais une veuve ou une femme divorcée est
libre de se remarier.
- Pour toutes les femmes : n’importe
quel homme interdit par les conventions, comme un parent proche et
ceux qui ont fait vœu de célibat.
De plus, tous cas d’union sexuelle forcée, violente ou contrainte constitue une transgression. Mais, en ce cas, la violation ne tombe que sur l’offenseur, pas sur la personne obligée à se soumettre.
La qualité positive correspondant à cette abstinence est, pour les laïcs, la fidélité conjugale. Mari et femme se doivent d’être fidèles et dévoués l’un à l’autre, satisfaits de la relation, et ne doivent pas risquer une rupture de l’union en cherchant des partenaires extérieurs. Le principe, pourtant, ne limite pas les relations sexuelles à l’union maritale. Il est assez flexible pour permettre les variations en fonction des conventions sociales. Le but essentiel, comme il a été dit, est d’éviter les relations sexuelles qui font du mal à autrui. Quand des personnes indépendantes et matures, bien que non-mariées, commencent une relation sexuelle par consentement mutuel, si personne n’est intentionnellement blessé, aucune violation du facteur d’entraînement n’est impliquée.
Les moines et les nonnes ordonnés, y compris les personnes qui ont pris les huit ou dix préceptes, sont obligés d’observer le célibat. Ils ne doivent pas seulement s’abstenir de mauvaise conduite sexuelle, mais de tout engagement sexuel, au moins durant la période où ils ont pris leurs vœux. La vie sainte, à son plus haut niveau, a pour objectif la complète pureté en pensée, parole et action, et cela demande de se détourner de la marée du désir sexuel.
Les Moyens d’existence Justes visent à garantir que l'on gagne sa vie d’une manière juste. Pour un disciple laïc, le Bouddha enseigne que la richesse doit être acquise selon certaines normes. Il ne faut l'acquérir que par des moyens légaux ; il faut l’acquérir pacifiquement, sans contrainte ni violence ; il faut l’acquérir honnêtement, pas par la ruse ou la tromperie ; et il faut l'acquérir de manière à ne pas causer de mal et de souffrance à d’autres. Le Bouddha mentionne cinq façons de gagner sa vie qui font du mal aux autres et sont donc à éviter : le commerce des armes, le commerce d’êtres vivants (cela inclut l’esclavage et la prostitution mais aussi l’élevage d’animaux destinés à l’abattage), la production de viande de boucherie, de poisons et de substances intoxicantes (alcool, drogues…). Il nomme aussi d’autres moyens malhonnêtes de gagner de l’argent qui relèvent d’un mode de vie impropre : pratiquer la tromperie, la trahison, la divination, la ruse et l'usure. Évidemment, toute occupation qui nécessite la violation de la parole juste et de l'action juste est un mauvais moyen de subsistance, mais d'autres professions, comme la vente d'armes ou de substances intoxicantes, peuvent ne pas violer ces facteurs tout en étant impropres en raison de leurs conséquences pour les autres.
L’attitude juste dans l’action signifie aussi qu’un travailleur doit accomplir sa tâche avec application et consciencieusement. L’attitude juste envers les personnes signifie que respect et considération doivent être montrés à toute personne, quelle que soit sa condition sociale. L’attitude juste envers les objets signifie que, dans les transactions d’affaires et de commerce, les choses doivent être présentées honnêtement, sans publicité trompeuse, tricherie sur la qualité ou la quantité, ou manœuvres malhonnêtes.