Le Dhamma de la Forêt


Mettā : philosophie et pratique de l’amour universel

par Acharya Buddharakkhita


Traduction de Jeanne Schut

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Première partie

Le Sutta et son contexte



Introduction  

Le mot pali mettā a plusieurs sens. Il évoque l’amour bienveillant, l’amitié, la gentillesse, la bonne volonté, la camaraderie, la bonne entente, l’harmonie, la douceur et la non-violence. Les commentateurs du Canon Pāli définissent mettā comme « désirer avec ferveur le bien-être et de bonheur d’autrui (parahita-parasukha-kamana). L’essence de mettā est une attitude altruiste d’amour et d’amitié par opposition à une simple amabilité basée sur l’intérêt personnel. Grâce à mettā, une personne refusera d’être offensante et renoncera à l’amertume, au ressentiment et à l’animosité sous toute ses formes ; elle développera, au contraire, un esprit bienveillant, accommodant et généreux qui cherche à apporter bien-être et bonheur aux autres. Dans le véritable mettā, il n’y a aucun intérêt personnel. Mettā suscite des sentiments chaleureux de camaraderie, de sympathie et de gentillesse qui se développent sans limite avec la pratique et dépassent toutes les barrières sociales, religieuses, raciales, politiques et économiques. En effet, mettā est un amour universel, désintéressé et total.

Grâce à mettā, on devient une source pure de bien-être et de sécurité pour les autres. De même qu’une mère donnera sa vie pour protéger son enfant, mettā donne toujours sans jamais rien demander en retour. Préserver ses intérêts propres est l’un des principaux moteurs de la nature humaine. Quand cet instinct primaire égoïste est transformé en un désir de promouvoir le bien et le bonheur des autres, non seulement il est dépassé mais l’esprit devient universel en identifiant son propre intérêt à l’intérêt de tous. Grâce à ce changement d’attitude, on développe en même temps son propre bien-être de la meilleure façon possible.

Mettā, c’est l’attitude protectrice et immensément patiente d’une mère qui supporte toutes les difficultés par amour pour son enfant et qui le protège toujours, quoi qu’il fasse. Mettā, c’est aussi l’attitude de celui qui veut offrir ce qu’il y a de mieux pour le bien d’un ami. Si ces qualités de mettā sont suffisamment développées par la pratique de mettā-bhavana – la méditation de l’amour universel – il en résulte une immense force intérieure qui préserve, protège et guérit aussi bien celui qui la pratique que ceux qui en bénéficient.

Même sans tenir compte de ses implications les plus élevées, mettā est aujourd’hui une nécessité concrète. Dans un monde menacé par toutes sortes de facteurs destructeurs, mettā en action, en paroles et en pensée est le seul moyen constructif d’apporter harmonie, paix et compréhension entre les peuples. En fait, mettā est le moyen suprême car il constitue le principe fondamental des plus grandes religions ainsi que la base de toutes les activités bienveillantes visant à promouvoir le bien des êtres humains.

Ce livret a pour but d’explorer différentes facettes de mettā, aussi bien sur le plan théorique que pratique. Nous examinerons le côté doctrinal et éthique de mettā à travers une étude du célèbre Karaniya Mettā Sutta, l’hymne de l’amour universel du Bouddha, ainsi que d’autres textes courts sur ce thème. L’explication de mettā-bhavana, la méditation de l’amour universel, donnera les informations nécessaires pour pratiquer cette contemplation selon les instructions des plus importants textes sur la méditation de la tradition du bouddhisme Theravada : le Visuddhimagga, le Vimuttimagga et le Patisambhidamagga.


1. Le Karaniya Mettā Sutta : hymne de l’amour universel

  1. Karaniyam atthakusalena
    Yan tam santam padam abhisamecca
    Sakko uju ca suju ca
    Suvaco c'assa mudu anatimani
Voici comment devrait se comporter
Celui qui a développé des qualités de bonté
Et qui connaît la voie de la paix :
Qu'il soit appliqué, honnête et droit, direct et doux dans ses paroles.

  1. Santussako ca subharo ca
    Appakicco ca sallahukavutti
    Santindriyo ca nipako ca
    Appagabbho kulesu ananugiddho
Humble et sans prétention,
Satisfait et aisément contenté.
Qu’il demeure frugal
Ni effronté ni flatteur envers ceux qui le nourrissent.

  1. Na ca khuddam samacare kinci
    Yena viññu pare upavadeyyum
    Sukhino va khemino hontu
    Sabbe satta bhavantu sukhitatta
Qu’il soit paisible, maître de ses sens, naturellement discret, sans exigences.
Et qu'il ne fasse rien que les sages, plus tard, pourraient condamner.
Qu’il médite ainsi : « Prenant moi-même refuge dans le bonheur et dans la paix,
Je souhaite que tous les êtres soient heureux et en paix. 

  1. Ye keci panabhut'atthi
    Tasa va thavara va anavasesa
    Digha va ye mahanta va
    Majjhima rassakanukathula
« Que tous les êtres vivants, quels qu’ils soient —
Les faibles comme les forts, tous sans exception,
Les grands et les puissants,
Les moyens et les petits,

  1. Dittha va yeva adittha
    Ye ca dure vasanti avidure
    Bhuta va sambhavesi va
    Sabbe satta bhavantu sukhitatta
« Visibles et invisibles,
Proches et lointains,
Nés et à naître —
Que tous les êtres soient heureux et en paix !

  1. Na paro param nikubbetha
    Natimaññetha katthacinam kanci
    Byarosana patighasañña
    Naññamaññassa dukkham iccheyya
« Que nul ne trompe autrui,
Ni ne méprise aucun être, quel qu’il soit.
Que nul, par colère ou aversion,
Ne souhaite de mal à autrui. »

  1. Mata yatha niyam puttam
    Ayusa ekaputtam anurakkhe
    Evampi sabbabhutesu
    Manasam bhavaye aparimanam
Comme une mère,
Au péril de sa vie,
Protège son enfant,
Son unique enfant,

  1. Mettañ ca sabba-lokasmim
    Manasam bhavaye aparimanam
    Uddham adho ca tiriyanca
    Asambadham averam asapattam
Ainsi doit-on ouvrir son cœur à l’infini à tous les êtres vivants,
Rayonner la bienveillance envers le monde entier :
Ouvrir son cœur dans toutes les directions –
En haut, en bas et tout autour, sans limites –
Libre de toute haine et de toute aversion.

  1. Titthañ caram nisinno va
    Sayano va yavat'assa vigatamiddho
    Etam satim adhittheyya
    Brahmam etam viharam idhamahu
Que l’on soit assis, debout, en marche ou couché,
Tant que l’on est éveillé, on doit toujours être fidèle à ce souhait.
C’est ce que l’on appelle
« Demeurer dans un état divin, ici et maintenant ».

  1. Ditthiñca anupagamma silava
    Dassanena sampanno
    Kamesu vineyya gedham
    Na hi jatu gabbhaseyyam punar eti'ti
Sans se laisser piéger par des croyances erronées
Celui qui a le cœur pur, qui voit la vérité ultime des choses
Et s’est libéré de tous les désirs sensoriels,
Ne reprendra plus jamais naissance dans ce monde.


2. Contexte du Mettā Sutta 

Le contexte historique qui a amené le Bouddha à prononcer cet enseignement est expliqué dans le commentaire écrit par Achariya Buddhagosa qui l’avait lui-même reçu d’une lignée ininterrompue de Nobles disciples éveillés remontant jusqu’au Bouddha lui-même.

Il est dit que cinq cents moines reçurent des instructions du Bouddha dans des techniques de méditation spécifiques qui convenaient à leur tempérament puis partirent sur les contreforts de l’Himalaya avec l’intention d’y passer les quatre mois de la retraite des pluies, en menant une vie retirée du monde et en pratiquant la méditation de manière intensive. A cette époque, un mois ou deux avant le début de la retraite des pluies, les moines avaient l’habitude de venir de tous les coins du pays pour se rassembler autour du Bouddha et recevoir leurs instructions directement de lui. Ils retournaient ensuite à leur monastère, leur ermitage ou leur coin de forêt pour s’engager fermement sur la voie de la libération spirituelle. C’est ainsi que ces cinq cents moines allèrent vers le Bouddha, qui séjournait alors au jardin de Jeta près de la ville de Savatthi, dans le monastère construit par Anathapindika.

Après avoir reçu leurs instructions, ils partirent chercher un endroit propice et, au cours de leurs pérégrinations, ils trouvèrent bientôt une belle colline sur les contreforts de l’Himalaya. Selon les Commentaires, cette colline « leur apparut comme un cristal de quartz d’un bleu scintillant ; elle était embellie par une petite forêt verte, dense et fraîche, une étendue de terrain recouverte de sable qui ressemblait à un filet de perles ou à une feuille d’argent, et était agrémentée d’une source d’eau fraîche et pure. » Les bhikkhu en furent émerveillés. Il y avait quelques villages dans les environs et même un petit bourg, ce qui leur permettrait d’aller aisément quêter leur nourriture. Les moines passèrent une nuit dans cette forêt idyllique et partirent le lendemain matin quêter leur nourriture au bourg.

Les villageois étaient ravis de voir les moines car il était rare qu’une communauté monastique vienne passer la retraite des pluies dans cette région. Les pieux adeptes offrirent de la nourriture aux moines et les supplièrent de rester plus longtemps, leur promettant de construire une hutte pour chacun d’eux près du bosquet, sur l’étendue sableuse où, sans se soucier des choses matérielles, ils pourraient passer jour et nuit plongés en méditation sous les vénérables branches des arbres majestueux. Les moines donnèrent leur accord et, très vite, les fidèles construisirent, à la lisière de la forêt, des petites huttes qu’ils meublèrent d’un lit, un tabouret et des jarres à eau pour boire et se laver.

Après s’être installé avec satisfaction dans sa hutte, chaque moine alla choisir un arbre sous lequel s’assoir pour y méditer de jour comme de nuit. On raconte que ces grands arbres étaient habités par des déités qui avaient fait construire leur demeure céleste en se servant de ces arbres comme fondation. Par respect pour les moines en méditation, ces déités et leur famille se mirent de côté. La vertu était révérée par tous, en particulier par les déités et, quand les moines s’asseyaient sous les arbres, les déités, par respect, ne voulaient pas se trouver plus haut qu’eux. Elles pensaient que les moines ne resteraient qu’une nuit ou deux et acceptaient volontiers le dérangement causé. Mais quand les jours passèrent et que les moines continuèrent à occuper le pied des arbres, les déités commencèrent à souhaiter leur départ. Elles étaient comme des villageois dont les autorités auraient réquisitionné la maison pour des visiteurs royaux de passage, qui surveillent anxieusement de loin en se demandant quand ils vont récupérer leur maison.

Ces déités dépossédées discutèrent de la situation entre elles et décidèrent de chasser les moines en les effrayant, en faisant apparaître des objets horribles, en faisant des bruits affreux et en émettant une puanteur écœurante. C’est ainsi qu’ils matérialisèrent toutes ces circonstances terrifiantes et en affligèrent les moines. Ceux-ci ne tardèrent pas à perdre la santé et à ne plus pouvoir se concentrer sur leur sujet de méditation. Comme les déités continuaient à les harceler, ils perdirent même leur capacité d’attention ; leur esprit semblait être étouffé par les visions, les odeurs et les bruits oppressants. Quand les moines se rassemblèrent pour rendre hommage à leur vénérable aîné, chacun lui raconta ce qu’il vivait. Le Vénérable répondit : « Mes frères, allons voir le Bouddha et exposons-lui notre problème. Il y a deux sortes de retraites des pluies : celle qui dure les premiers mois et celle qui se déroule les derniers mois. Bien que nous interrompions la première en quittant ce lieu, nous pouvons toujours entreprendre la seconde après avoir vu le Bouddha. » Les moines acceptèrent sa suggestion et ils prirent aussitôt la route, sans même en informer les villageois.

Une étape après l’autre, ils arrivèrent à Savatthi, allèrent trouver le Bouddha, se prosternèrent à ses pieds et relatèrent leur terribles expériences. Bouleversés, ils lui demandèrent de leur assigner un autre lieu de pratique. Par ses pouvoirs surnaturels, le Bouddha parcourut toute l’Inde de son regard intérieur et ne trouva aucun autre lieu que celui-là susceptible de favoriser la pratique de ces moines et de leur permettre d’atteindre la libération spirituelle. Alors, il leur dit : « Moines, retournez au même endroit. Ce n’est qu’en faisant des efforts que vous parviendrez à détruire les pollutions intérieures. Ne craignez rien ! Si vous voulez vous libérer du harcèlement causé par les déités, apprenez ce Sutta. Ce sera à la fois un thème de méditation et une formule de protection (parita).


C’est alors que le Bouddha récita le Karaniya Mettā Sutta, l’hymne de l’amour universel. Les moines l’apprirent par cœur en présence du Bouddha puis ils retournèrent au même endroit.

Tandis que les moines approchaient de leurs cabanes dans la forêt en récitant le Mettā Sutta, en réfléchissant et en méditant sur le sens de ces paroles, le cœur des déités s’emplit de tant de sentiments chaleureux de bienveillance qu’elles se matérialisèrent sous forme humaine et accueillirent les moines avec une grande piété. Elles portèrent leur bol, les conduisirent à leur hutte et firent en sorte que de l’eau et de la nourriture leur soient offertes. Ensuite, reprenant leur forme normale, elles les invitèrent à s’installer au pied des arbres et à méditer sans hésitation ni peur.

En outre, pendant les trois mois que les moines passèrent là, non seulement les déités veillèrent sur eux de toutes les manières possibles, mais elles s’assurèrent aussi que le lieu soit absolument silencieux. Aidés par ce silence parfait, à la fin de la retraite des pluies, tous les moines avaient atteint le sommet de la perfection spirituelle. Chacun des cinq cents moines était devenu un Arahant.

Tel est en effet le pouvoir intrinsèque du Mettā Sutta. Toute personne qui, avec une profonde confiance, récitera le Sutta en invoquant la protection des déités et en méditant sur mettā, non seulement se protègera elle-même en tout point mais protègera aussi tous ceux qui l’entourent et fera des progrès spirituels notables. Aucun mal ne peut jamais atteindre une personne qui suit la voie de mettā.



Provenance:

©1989 Buddhist Publication Society.
The Wheel Publication No. 365/366 (Kandy: Buddhist Publication Society, 1989).
This Access to Insight edition is ©1995–2012.
http://www.accesstoinsight.org/lib/authors/buddharakkhita/wheel365.html