Le Dhamma de la Forêt |
Comme vous le savez certainement, depuis quelques années on assiste à une espèce de révolution de la Mindfulness [ou Pleine Conscience, inspirée de l’Attention Juste préconisée par le Bouddha] dans le monde. C’est vraiment impressionnant. On en parle sur la couverture du Time Magazine de New York, on l’enseigne dans les écoles, dans les grandes entreprises… La Mindfulness est entrée dans les mœurs, pourrait-on dire. Mais il y a une question qu’il faut peut-être se poser : la façon dont la Mindfulness est enseignée inclut-elle les fondements éthiques que l’on trouve dans les enseignements du Bouddha, l’éthique de l’Attention Juste, ou est-elle seulement enseignée pour renforcer des capacités de concentration et d’attention ? – ce qui est très bien en soi mais ces enseignements ont une dimension beaucoup plus vaste et il est important qu’elle soit connue et comprise. C’est pourquoi aujourd’hui, je souhaite parler du lien entre l’éthique et l’Attention Juste ou Mindfulness, comment les deux s’entremêlent, comment elles se soutiennent mutuellement et pourquoi chacune est nécessaire à l’autre.
Alors, qu’est-ce que l’éthique ? Je suis allé à la source de tous les savoirs – Internet ! – et j’ai constaté avec curiosité que l’on proposait plusieurs définitions pour expliquer précisément ce qu’est l’éthique : « Principes d’action juste et non juste / Ce qui est bon pour l’individu et pour la société / Ce qui contribue au bien-être de chacun / etc. » Le Bouddha, quant à lui, a donné une description très claire, à la fois du sens du mot et de sa mise en pratique, dans une phrase très célèbre qui résume tout son enseignement :
Il est clair que la première étape de l’éthique consiste à s’abstenir de ce qui peut causer du mal à soi ou aux autres. Voilà un principe qui pourrait être révolutionnaire si tout le monde, sur cette planète, le mettait en pratique…
Ensuite, il est intéressant de voir d’où viennent les actions qui font du mal, quelles sont les forces de l’esprit qui nous poussent à commettre des actions qui vont nuire à nous-mêmes ou à d’autres. Là encore, les enseignements du Bouddha sont d’une parfaite limpidité : il dit que toutes nos actions négatives sont enracinées dans des schémas de fonctionnement habituels de l’esprit basés soit sur l’avidité, soit sur l’aversion, soit sur l’ignorance – les trois « racines néfastes ».
Alors, qu’est-ce que l’avidité ? Je crois que nous l’avons tous ressentie un jour. C’est ce désir fort, qui s’attache à l’esprit, qui exige, qui insiste. Quelqu’un a décrit l’avidité comme « l’esprit velcro » ! C’est l’esprit qui s’agrippe à l’objet de son désir. Il existe de nombreuses manifestations de l’avidité.
Quant à l’aversion, elle recouvre tout un éventail d’états d’esprit qui nous sont très familiers. Il ne s’agit pas nécessairement d’un violent sentiment de haine mais de toutes les formes de sentiments négatifs : ne pas aimer quelque chose, être impatient, agacé, irrité, furieux... La peur fait aussi partie de cette catégorie de l’aversion. Tous ces sentiments peuvent devenir la cause profonde d’actions néfastes.
Et puis il y a l’ignorance. C’est un point qu’il est utile de développer un peu. « Ignorance » signifie ici « ne pas être conscient ». Par exemple, pendant une méditation assise, nous avons souvent l’occasion de nous perdre dans la pensée sans savoir que nous pensons, en étant simplement entraînés par un enchaînement d’associations d’idées. Dans ces moments-là, il y a « ignorance » dans le sens où l’esprit n’a pas conscience de ce qui se passe réellement dans l’instant présent.
Donc, l’un des sens du mot « ignorance » est la non-conscience de ce qui se présente. Mais il signifie également non-conscience de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas, ne pas distinguer les deux, ne même pas se poser la question. C’est un point important à comprendre parce que nous sommes souvent dans un état d’ignorance… sans le savoir ! Je vais vous donner quelques exemples de la façon dont nous confondons ce qui est juste et ce qui ne l’est pas car ceux d’entre vous qui pratiquent depuis pas mal de temps peuvent se dire : « Oh, je sais ce qu’il est bon de faire et ce qu’il faut éviter, même si je ne le fais pas toujours ». Mais l’état d’ignorance est justement ce qui crée la confusion en nous. Par exemple, le désir ou l’envie d’acquérir – en particulier dans notre société de consommation – est souvent considéré comme une bonne chose – voyez comment les spams sur Internet essaient, d’une manière ou d’une autre, de multiplier nos désirs en nous suggérant des façons d’y répondre, comme si avoir plus de désirs était une bonne chose. De même, il nous arrive de croire que, dans certaines situations, la colère est une bonne chose. Par exemple, quand nous réagissons à quelque chose que nous estimons incorrect ou injuste, quand nous sommes en conflit avec quelqu’un… Mais le Bouddha a défini très clairement la nature réelle de la colère en disant qu’elle a « une racine empoisonnée et une extrémité de miel ». Il est clair, en effet, qu’il y a un côté très doux dans la colère : elle réveille beaucoup d’énergie, elle nous donne le sentiment d’être vivants et forts ainsi que la certitude d’avoir raison, surtout quand il s’agit d’une réaction à une chose que nous considérons mauvaise. Nous pouvons donc être séduits par cette extrémité de miel de la colère et ne pas voir ni chercher à comprendra la nature de ce que le Bouddha a appelé sa « racine empoisonnée ». Pourtant, sous le sentiment de satisfaction que peut nous donner notre réaction, quand l’esprit est plein de colère, il est important de voir qu’il cherche à faire du mal à ce qui l’a causée.
Souvent les gens demandent : « N’y a-t-il pas des circonstances où il est bon de se mettre en colère ? Face à l’injustice, par exemple, n’est-ce pas une bonne et saine réaction ? » Il se trouve que j’ai eu l’occasion d’étudier cette question de près, il y a quelques années, alors que j’animais une retraite destinée à des activistes pour la protection de l’environnement. C’était dans un ranch du Nouveau Mexique, en pleine nature. Ces hommes et ces femmes étaient au premier rang de l’action sociale, dans tous les domaines. Ils étaient sans cesse confrontés à des organisations, des pays ou des corporations qui nuisaient à l’environnement. L’un des problèmes qui est apparu au cours de ces retraites – et que la plupart des participants avaient à travailler – était le surmenage. Ils avaient un engagement émotionnel très fort par rapport à l’action qu’ils menaient et à la justesse de cette action, mais ils s’apercevaient qu’ils n’arrivaient pas à maintenir ce niveau d’énergie. Il a donc été intéressant d’explorer, pendant cette retraite, quelle pouvait être la cause de cet épuisement au travail. Dans la plupart des cas, la raison était que les actions – les très bonnes actions – dans lesquelles ces personnes étaient engagées, étaient alimentées par la colère. Or la colère ne peut pas être maintenue ; c’est une énergie qui nous épuise, comme le dit bien l’expression « être consumé de rage ». Ce n’est pas une motivation que l’on peut soutenir ; elle nous fait du mal, même quand sa cause a du sens.
Donc, dans ces retraites, nous avons commencé à chercher s’il pouvait y avoir d’autres motivations pour se lancer dans l’action. Il a d’abord fallu voir que le problème venait de l’erreur initiale : croire que, dans ce genre de situation, il est bon d’être révolté, d’être en colère ; voir que, même si cette révolte éveille de l’énergie, ce n’est pas de manière saine. Enfin, il est apparu clairement que, pour s’engager dans l’action face à l’injustice, à la dégradation de l’environnement ou tout autre domaine d’intervention, la compassion est une motivation beaucoup plus saine et plus viable. Nous pouvons avoir de la compassion pour la souffrance qui est causée, de la compassion pour les personnes qui sont victimes des situations en question, et même de la compassion pour les personnes qui causent ces situations, en voyant que le mal, les actions nuisibles, sont toujours le fruit de l’ignorance.
Il y a une histoire intéressante à propos de Aung San Suu Kyi, cette femme qui est à la tête du parti démocrate de Birmanie. Comme vous le savez probablement, après avoir été placée en résidence surveillée pendant vingt ans, elle est maintenant libre et active. Un journaliste australien a publié un article sur elle. Il raconte que, dans son interview, il l’a questionnée sur sa position par rapport aux généraux qui l’ont assignée à résidence pendant qu’ils gouvernaient le pays. Il a demandé : « Souhaitez-vous les voir tomber ? » et elle a répondu : « Non, je souhaite les relever. » Voilà une intention, une motivation, très différente d’une réaction de colère.
Donc, quand on essaie de comprendre ce qu’est « l’ignorance », on apprend à discerner clairement la différence entre ce qui est juste et sain, et ce qui ne l’est pas. Cela peut aussi se manifester d’une manière surprenante. Ainsi, quand j’ai pris connaissance de cet enseignement, l’un de ses aspects m’a interpelé parce qu’il allait tellement à l’encontre de mon ressenti initial. Il disait : « Mieux vaut faire quelque chose de nuisible en sachant que c’est nuisible, que de le faire sans le savoir. »
Cette remarque nous rappelle que nous confondons souvent l’ignorance avec le bien : « Si je fais quelque chose qui n’est pas juste mais que je ne suis pas conscient que c’est mal, alors, d’une certaine façon, ce n’est pas si grave ». En réalité, c’est doublement grave car l’ignorance s’ajoute au caractère non-juste de l’action. En effet, si nous n’avons pas la connaissance, si nous n’avons pas fait la différence entre juste et non-juste, nous n’avons aucune possibilité d’agir autrement à l’avenir.
Donc, même si nous faisons des choses qui ne sont pas très justes – et nous le faisons tous si nous ne sommes pas des saints –, il y a certainement des moments où nous sommes motivés par l’avidité, la colère, l’aversion ou la peur. Dans ce cas, il est bon d’avoir la clarté d’esprit qui voit : « Oui, je retombe dans cette réaction habituelle et je sais que ce n’est pas correct » car il y a une graine de sagesse dans cette constatation. On entrevoit la possibilité que, peut-être, à l’avenir, cette sagesse va devenir plus forte et on s’abstiendra d’agir ainsi.
Nous voyons à nouveau qu’affiner notre discernement, notre capacité à distinguer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, est une partie très importante dans la compréhension du lien entre éthique et pleine conscience. « Pleine conscience » ou « attention » est la traduction du mot pali sati dont le sens premier est « se souvenir ». Être attentif signifie donc se souvenir de certaines choses, se rappeler ce qui est sain et ce qui ne l’est pas, ramener ces considérations consciemment à notre esprit. Même si cela peut paraître évident, d’une certaine manière, je crois que nous pourrions le faire plus souvent ; nous dire : « Ah oui, c’est vrai. Une action ou une parole motivée par le désir, l’avidité, l’aversion ou la colère n’est pas saine. Une action ou une parole motivée par la générosité, l’amitié ou la sagesse est saine. » Ainsi, nous commençons à donner une nouvelle orientation à notre façon habituelle d’être et de penser.
Donc l’attention signifie se souvenir, se souvenir de ce qui est juste et sain et ce qui ne l’est pas. Et, bien sûr, l’attention, c’est aussi se rappeler – ou être avec – ce qui apparaît dans l’instant présent. Ne pas oublier. Par exemple, quand nous sommes perdus dans des pensées, c’est que nous ne nous rappelons pas le présent ; et quand nous nous éveillons de cette rêverie : « Ah oui ! » nous sommes de retour, nous nous rappelons ce qui se passe dans l’instant.
Il ne s’agit pas de le croire ou de ne pas le croire – et c’est ce qui m’a toujours fasciné dans le bouddhisme, depuis le début – mais de le découvrir par nous-mêmes. À nous de découvrir quels sont les états d’esprit qui occasionnent la joie et le bonheur, et ceux qui entraînent de la souffrance pour nous-mêmes et pour les autres. C’est donc par l’expérience que nous pourrons intégrer le sens de ces enseignements et, pour ce faire, nous devons développer l’attention. C’est avec l’attention que nous verrons quel état d’esprit apparaît en nous. Nous pourrons aussi utiliser l’attention dans une situation où nous ressentons de l’avidité, dans une situation où nous ressentons de la générosité : « Qu’est-ce que je ressens ? Quelle conséquence ce ressenti a-t-il sur moi et sur la personne en face de moi ? » C’est ainsi que nous apprenons par nous-mêmes, au lieu d’être d’accord avec ce que dit quelqu’un d’autre ou de nous y opposer. Nous mettons l’enseignement à l’épreuve, nous le testons. C’est seulement ainsi que nous pourrons changer : quand nous aurons fait l’expérience de cette vérité directement, par nous-mêmes.
Il est bien évident que l’attention joue un rôle crucial pour renforcer notre éthique. Car, si nous ne sommes pas attentifs – en nous rappelant ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, en nous rappelant l’instant présent –, nous suivons, sans la moindre présence d’esprit, les schémas conditionnés de notre cœur et de notre esprit. Certains sont corrects, d’autres le sont moins mais, comme nous ne sommes pas conscients de ce qui est en train de se produire, il n’y a aucune possibilité de discernement et de changement. L’attention a donc un rôle critique, un rôle de pivot, en renforçant notre boussole morale intérieure.
Le problème, c’est que la plupart d’entre nous se considèrent comme des gens honnêtes et sains – n’est-ce pas ? Mais cette croyance a une conséquence fâcheuse : elle peut engendrer l’autosatisfaction. Il est fort possible que nous soyons des gens sains et honnêtes mais cela ne signifie pas que nous soyons libérés de l’avidité, l’aversion et l’ignorance. Ces forces vont nous assaillir plus d’une fois au cours de la journée et au cours de notre vie. Si nous sommes conscients de cela et que nous sommes vraiment déterminés à ne pas nuire, le fait d’être pleinement attentif devient une véritable urgence. Si nous comprenons que « ne pas nuire » est la base de toute conduite éthique, il nous appartient de développer l’attention.
Nous pouvons être attentifs au type de pensées que nous avons, à nos schémas de pensée. Nous pouvons être attentifs – et il s’agit là d’un immense domaine de travail – à nos paroles. Nous parlons beaucoup chaque jour mais combien de fois sommes-nous conscients de ce qui motive nos paroles ? Probablement pas très souvent. En ce qui me concerne, je constate que, dans une conversation, les mots semblent se bousculer hors de ma bouche. Je vais vous donner un exemple très courant de parole non juste. Vous savez probablement que le Bouddha a mentionné différents types de paroles non justes : les paroles dures, le mensonge… mais celle sur laquelle j’aime travailler, c’est le domaine qu’il a appelé « la parole futile ». Le mot pali sonne exactement comme ces paroles inutiles : c’est papalaba ! J’adore ce mot ! Il est intéressant de prendre conscience des nombreuses fois où nous « papalabons »… Par exemple, je suis avec des amis, détendu, et il arrive – très souvent – que je sente le besoin de dire quelque chose de totalement inutile, sans aucune valeur et sans aucun intérêt. Au fond, c’est juste une manière de dire : « Je suis là ». Il est vraiment intéressant de voir ces pensées et ces commentaires arriver à l’esprit avec cette impulsion de les exprimer. Parfois j’y cède, parfois non. Quand je n’y cède pas, j’apprécie toujours cet instant de pleine conscience où je me dis : « C’est juste l’esprit ignorant qui veut se manifester. » Et ainsi, grâce à l’attention affinée, je peux me retenir de cette action non juste. C’est un sentiment agréable ; l’une de nos petites victoires sur Mara1 ! Nous voyons que l’attention a sa place dans tous les domaines de notre vie. Nous pouvons être attentifs à nos pensées, à nos paroles, à nos gestes. C’est ce qui nous permet de véritablement renforcer notre intégrité en termes d’éthique. Nous voyons qu’il ne suffit pas de se dire : « C’est bon, je suis quelqu’un d’honnête » et puis de ne plus y penser. Il s’agit d’une pratique continue qui ouvre la porte à d’immenses améliorations possibles dans notre comportement à tous. Je trouve qu’il est inspirant de travailler sur tout cela.
L’attention est donc un facteur clé pour renforcer notre éthique mais cela fonctionne aussi dans l’autre sens, c’est-à-dire qu’un comportement éthique est essentiel à la pratique de l’attention. C’est une chose qu’il me semble important de transmettre maintenant que l’attention (la Mindfulness) est enseignée dans tant de domaines différents. Parce que l’engagement à ne pas nuire, le fait de ne pas nuire, permet de ne pas avoir de remords. Quand nous ne faisons rien de mal, notre esprit, libre de tout remords, est paisible, ce qui facilite la concentration. L’absence de remords entraîne le bonheur. Quand on n’est pas agité par le remords d’avoir mal agi, on vit de manière beaucoup plus paisible. Et quand l’esprit n’est pas agité, il est finalement capable d’être attentif. Ainsi, la pratique de l’éthique rend possible l’approfondissement de l’attention. Voyez-vous comment les deux se renforcent mutuellement ?
Alors, comment pouvons-nous entreprendre la pratique de l’éthique en tant qu’outil pour renforcer l’attention ? C’est assez simple et assez basique. Vous avez peut-être entendu parler des Cinq Préceptes que le Bouddha a proposés aux laïcs. Nous prenons le précepte de nous abstenir de tuer et de voler, de nous abstenir d’inconduite sexuelle, de paroles dures ou mensongères, de boissons ou de drogues qui obscurcissent l’esprit. Chacun de ces préceptes est en soi une pratique très profonde et peut être affiné encore et encore.
Après avoir officiellement pris les préceptes de nombreuses fois et y avoir réfléchi bien souvent, je viens seulement de découvrir qu’ils jouent un rôle de rappels de l’attention au cours de notre vie. Il peut arriver que nous soyons sur le point de dire ou de faire quelque chose et, si cela risque d’aller à l’encontre de l’un des préceptes, le fait de s’être engagé à les respecter va avoir l’effet d’une sonnette d’alarme. Par exemple, vous êtes sur le point d’écraser un moustique et vous vous dites soudain : « Non, j’ai pris le précepte de ne pas tuer » et si votre attention est assez forte, vous vous direz : « Je peux simplement l’éloigner ». Ou bien, si vous êtes sur le point de dire quelque chose de méchant : « Oh non. J’ai pris le précepte de la parole juste. » Ainsi, la pratique de l’éthique, en respectant les préceptes, renforce notre attention, elle nous « réveille » dans ces moments-là. C’est essentiel.
Nous sommes réunis ici, nous formons une communauté de personnes qui s’intéressent au Dhamma, qui le pratiquent. Comprendre l’importance fondamentale d’avoir un comportement éthique, de ne pas nuire, est essentiel pour notre pratique méditative. Lorsque Munindraji, mon premier maître, est venu nous rendre visite aux États-Unis pour la première fois – ce devait être dans les années 1970 –, il y avait beaucoup d’enthousiasme pour la méditation, l’éveil, l’illumination, etc. même si nous étions beaucoup moins nombreux. En voyageant un peu partout dans le pays, il a fait une observation très pertinente. (Il faut dire qu’à l’époque, nous ne parlions pas tellement des préceptes ni d’un comportement éthique ; nous ne voulions que méditer, méditer, méditer). Il a dit : « Se lancer dans une pratique spirituelle sans un fondement éthique, c’est comme ramer dans un bateau pour traverser une rivière sans avoir largué les amarres. On peut toujours faire beaucoup d’efforts mais si nos efforts ne sont pas ancrés dans la vertu, on n’ira nulle part, on n’avancera pas. » Donc, je pense que pour nous tous qui sommes engagés dans une pratique spirituelle – la pratique de l’éveil, à quelque niveau que ce soit –, il est important de réfléchir à cette corrélation entre éthique et attention ou Mindfulness.
Il y a encore un aspect que j’aimerais aborder. Il s’agit de l’attention en tant que processus de purification. Lorsqu’on est assis en méditation – et ceux d’entre vous qui méditent depuis pas mal de temps l’ont probablement constaté, en particulier lors de retraites –, nombre de nos actions passées dont nous ne sommes pas fiers nous reviennent à l’esprit ; nous revivons tout ce que nous avons pu faire de mal ou de mesquin. C’est naturel mais il est très important de comprendre clairement ce processus de purification. Ces choses-là se produisent tôt ou tard. Nous avons tous fait des choses dont nous ne sommes pas fiers. Nous ne sommes pas des saints, nous ne sommes pas totalement libérés de l’avidité, de l’aversion et de l’ignorance et, par conséquent, au cours de notre vie, nous avons souvent eu l’occasion de faire du mal, à nous-mêmes et aux autres. Lorsque notre esprit s’apaise en méditation, lorsque nous devenons plus attentifs, plus calmes, plus ouverts, ces souvenirs remontent.
À ce stade, il est très important de comprendre la différence entre la culpabilité et un honnête remords, sinon on risque fort de tomber dans le piège de la culpabilité. Je me souviens d’une retraite où le souvenir d’événements passés m’a causé un fort sentiment de culpabilité très déplaisant Heureusement, comme j’étais en retraite et que mon esprit est particulièrement tourné vers l’investigation – parfois trop ! – j’ai commencé à examiner tout cela de près. Je me suis dit : « Quelle est la nature de la culpabilité ? Est-ce une bonne chose de se sentir coupable ou non ? » et j’ai commencé à voir que ce sentiment de culpabilité était lui-même malsain. Au fond, on satisfait son ego mais de manière négative. On renforce le sentiment d’un « moi » en disant : « Je suis affreux », ce qui ne fait que donner de l’importance à ce « moi », ce « je ». C’est ainsi que j’ai commencé à considérer la culpabilité comme un autre piège de Mara. Nous pensons que notre sentiment est justifié parce que nous avons fait quelque chose de mal ; nous nous disons : « Il est normal que je me sente coupable », mais c’est l’esprit ignorant qui s’exprime, nous sommes sous l’influence de Mara. Voilà comment j’ai pu voir la différence entre culpabilité et remords intelligent.
Lorsque nous avons fait une entorse à un comportement éthique, que nous avons effectivement mal agi, il est important de le voir, de comprendre que c’était mal et d’en assumer la responsabilité. Ce sentiment de remords est très différent de la culpabilité parce qu’il est chargé de sagesse, de compréhension et de pardon. Nous ne sommes pas obligés de nous flageller quand nous voyons que nous avons mal agi. Ce qu’il faut, c’est apprendre de nos erreurs : « Cette action a causé de la souffrance. Je le vois, je le comprends et je vais faire de mon mieux pour ne plus agir ainsi. » Nous comprenons également ainsi que tout est impermanent. Ce remords sage est vraiment une forme de compassion envers soi et envers les autres. Il est très différent de la culpabilité.
Lorsque nous comprenons cette différence et que nous pratiquons ainsi, l’attention, basée sur notre engagement à ne pas faire de mal, devient une voie de purification. Le vécu passé nous revient à l’esprit, nous le voyons, nous ne sommes pas sur la défensive, nous nous y ouvrons, nous le comprenons et nous pouvons le laisser passer. C’est une expérience que j’ai moi-même faite très, très souvent, à propos de toutes sortes de choses. J’ai compris que nous pouvons ainsi véritablement purifier l’esprit de tout ce que nous avons pu faire de mal dans le passé. Ensuite, l’esprit devient plus léger, plus lumineux car nous avons lâché des choses que nous avions retenues jusque-là. Il m’arrive même de penser que « l’illumination » c’est quand l’esprit est simplement plus léger et plus lumineux, de plus en plus léger et de plus en plus lumineux… jusqu’à ce qu’il soit « illuminé ». Voilà donc une autre façon de comprendre l’interaction entre éthique, attention et voie de purification.
Après avoir vu comment nous relier avec sagesse aux actions négatives que nous avons pu commettre dans le passé, voyons maintenant comment pratiquer de façon à ne pas mal agir dans le présent, en comprenant la nature éthique de nos aspirations. Comme nous l’avons dit, ce qui va grandement nous aider, c’est de prendre les préceptes. Si nous travaillons à affiner régulièrement notre mise en pratique des préceptes, nous allons certainement mieux nous comporter à l’avenir. Cependant, d’après ma propre expérience, le résultat ne sera pas parfait car les forces du désir, de l’aversion et de l’ignorance sont profondément ancrées dans notre esprit. Même si nous avançons sur cette voie juste, il nous arrivera souvent d’être séduits par ces forces. C’est pourquoi, en plus de l’approfondissement permanent des préceptes, il est bon de s’intéresser à un autre enseignement de la psychologie du Bouddha que je trouve fascinant dans la mesure où il nous aide à comprendre pourquoi nous sommes séduits par des motivations négatives. Il dit que, dans tout état d’esprit malsain qui entraîne une action négative, il y a toujours 4 facteurs mentaux présents.
1/ Le premier, c’est l’ignorance – ce qui signifie ici, oublier momentanément ce qui est juste et sain, et ce qui ne l’est pas.
2/ Le second est l’agitation mentale – et je trouve cela particulièrement intéressant parce qu’effectivement, j’ai pu constater que, dans chacun des moments d’avidité que j’ai pu avoir (c’est ma tendance mais c’est aussi valable pour l’aversion), il y a toujours de l’agitation mentale. Quand on le sait, on peut observer les choses de plus près. Quand j’ai envie de faire une chose dont je sais qu’elle n’est pas très juste, qu’elle est motivée par une forme d’avidité, j’observe mon esprit et je constate : « Ah oui. Mon esprit est un peu agité. Voilà pourquoi je suis tenté d’agir ainsi ». De cette manière, l’agitation mentale peut devenir une sorte de réaction utile, un allié dans l’observance des préceptes. Nous sommes tentés d’agir de manière incorrecte, nous voyons que l’esprit est agité, alors, au lieu de nous engager dans cette action, nous nous disons : « Peut-être ferais-je mieux de commencer par me poser et me calmer ».
3/ Il y a donc l’ignorance, l’agitation mais il y a encore deux attitudes mentales qui sont difficiles à traduire et qui sont souvent mal interprétées. En pali on dit hiri et ottapa ou hiri-ottapa et on les traduit souvent par « honte morale » et « peur morale ». Au départ, le sens de ces mots n’est pas très clair mais il s’agit de qualités remarquables que le Bouddha a d’ailleurs nommées « gardiennes du monde » – elles protègent le monde. La première, hiri, est dirigée vers l’intérieur. On pourrait dire qu’il s’agit de notre conscience. Quand on s’apprête à faire une mauvaise action, que l’on comprend que c’est une mauvaise action, que ce n’est pas juste, il y a quelque chose comme un respect de soi ou une « saine honte » qui nous retient : « Non, ce n’est pas bien. » Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, le mot « honte » pose problème parce qu’il est porteur de quelque chose de négatif mais il est bon de prendre le temps de voir ce qu’il signifie dans ce contexte. N’oublions pas que c’est une qualité « qui protège le monde », y compris notre propre monde intérieur. Si nous y réfléchissons bien, elle peut devenir un allié pour nous retenir de mal agir.
4/ L’autre aspect, ottapa, est davantage tourné vers l’extérieur. Comme il est dit dans les textes, on se demande : « Que diraient les sages de cette action ? » C’est donc une sorte de référence extérieure. Je trouve cette réflexion très puissante – en tout cas lorsqu’elle nous vient à l’esprit et, bien sûr, ce n’est pas toujours le cas. Je me souviens d’une retraite où mon esprit était pris par des fantasmes qui n’avaient rien de juste mais qui étaient très séduisants. Je savais que ce n’était pas une bonne chose mais c’était très agréable. J’ai bien essayé quelques techniques pour me libérer de ces pensées mais rien n’a fonctionné parce qu’elles étaient trop captivantes. Et puis je me suis dit : « Et si les membres de l’IMS savaient ce que j’imagine là, qu’en diraient-ils ? » Cette pensée a eu un effet incroyable. C’était comme si j’avais appelé la cavalerie à mon secours ! À l’instant même, tous ces fantasmes ont disparu. J’ai été vraiment frappé par la force de cette réflexion, sa capacité à couper net une action ou une pensée déplacée.
Nous devons donc prendre le temps de voir l’effet que ces facteurs mentaux peuvent avoir sur nous. Pour lutter contre la force prodigieuse de l’avidité, de l’aversion et de l’ignorance, nous avons besoin d’aide. Ce sont des habitudes profondément ancrées dans notre esprit à tous. En fait, « s’éveiller » signifie déraciner ces tendances sous-jacentes. Nous avons donc besoin de toute l’aide possible : prendre les préceptes ; être attentif ; connaître la différence entre ce qui est juste et sain et ce qui ne l’est pas ; être conscient de ce qui apparaît dans notre esprit au moment où ça apparaît ; et puis réfléchir à ces 4 facteurs mentaux – l’ignorance, l’agitation mentale et hiri-ottapa – pour nous soutenir tout au long de cette voie de purification.
Sur cette voie, tandis que nous apprenons à faire la différence entre culpabilité et remords sain, et que nous purifions notre esprit, tout se transforme : notre esprit, notre cœur et notre vie. Tout est plus ouvert, plus spacieux, plus paisible, plus porté à pratiquer la générosité et la bienveillance, à voir l’impermanence, à abandonner les attachements. Je pense donc qu’il est important de vraiment réfléchir à cette interaction de l’éthique, l’attention, la sagesse et la compréhension.
1 Mara, le tentateur, symbole du mal et/ou de la mort.