Le Dhamma de la Forêt



Les cinq rivières de sagesse

Un enseignement oral d’Adrianne Ross, Rivers of Wisdom.


Traduit par Jeanne Schut

http://www.dhammadelaforet.org/


Adrianne Ross, médecin généraliste, s’intéresse à la méditation depuis 1978. Elle propose des retraites aux Canada et aux États-Unis depuis 1995. Elle enseigne également la MBSR (ou Pleine Conscience) aux malades et aux personnes souffrant de douleurs chroniques.



La première fois que le Bouddha a enseigné les quatre Nobles Vérités, il a dit : « Quelle est la noble vérité de la souffrance ? La naissance est souffrance, le vieillissement, la maladie et la mort sont souffrance, être séparé de ceux que l’on aime est souffrance, ne pas obtenir ce que l’on veut est souffrance. » Et il a conclu en disant : « En résumé, les cinq agrégats d’attachement sont souffrance. »

Nous allons explorer ici les cinq « agrégats » dont le Bouddha a dit que s’y attacher est souffrance. Nous pourrions dire qu’il s’agit de cinq catégories d’éléments qui englobent tout ce dont nous pouvons faire l’expérience : 1) les formes physiques, 2) les ressentis, 3) les perceptions liées à la mémoire, 4) toutes les fabrications mentales (pensées, imaginations, états d’esprit, etc.), et 5) la conscience sensorielle. Nous serions donc des constellations de ces cinq éléments en perpétuel changement, que Thich Nhat Hanh décrit comme « les cinq rivières de l’expérience ».

Je propose que nous étudiions en profondeur ces cinq rivières qui sont au cœur de la fabrication du « moi » : comment créons-nous le « moi » et en quoi la souffrance est-elle causée par notre attachement et notre identification à ce « moi » ? Chaque fois que nous nous attachons à une situation qui se présente ou que nous nous identifions à elle, il y a une contraction, une limitation, une profonde insatisfaction car, en notre for intérieur, nous savons que tout change constamment, que nous ne pouvons espérer que les choses restent comme elles sont.

Reprenons donc ces cinq éléments constitutifs de l’attachement. Il y a d’une part la forme, qui est physique, tandis que les quatre autres facteurs sont mentaux. Le nom pāli de trois d'entre eux – les ressentis, les perceptions et la conscience sensorielle – est basé sur une même racine qui signifie « savoir ». Ainsi, le ressenti « sait » ou « reconnaît » ce qui est agréable, désagréable ou neutre ; la perception reconnaît l'expérience vécue, met un nom dessus et l’interprète ; et la conscience sensorielle reconnaît l'expérience à son niveau le plus basique : un son, un objet visuel, un toucher, etc. Quant à l’autre élément mental, les sankhara ou fabrications mentales, il a pour racine le mot pāli qui signifie « faire ». Ainsi, trois catégories mentales ont trait au savoir et la quatrième correspond à « ce que nous faisons avec ce que nous savons », c’est notre relation à l’expérience.

Lors d'une retraite de méditation que j’ai faite il y a quelques années, j'ai découvert une belle façon de travailler avec les agrégats. J’ai décidé de répéter en moi-même des phrases que, depuis des siècles, des générations de monastiques psalmodient quotidiennement à propos de ces cinq agrégats d’attachement tels que les a décrits le Bouddha :

L’attachement à la forme est souffrance, l’attachement aux ressentis est souffrance, l’attachement aux perceptions est souffrance, l’attachement aux fabrications mentales est souffrance, l’attachement à la conscience est souffrance.

Ensuite :

La forme est impermanente, les ressentis sont impermanents, la perception est impermanente, les fabrications mentales sont impermanentes, la conscience sensorielle est impermanente.

On laisse cela pénétrer et puis on enchaîne :

La forme est impersonnelle, les ressentis sont impersonnels, la perception est impersonnelle, les fabrications mentales sont impersonnelles, la conscience sensorielle est impersonnelle.

Et nous laissons la pleine compréhension de cela pénétrer à des niveaux de plus en plus profonds.

Le premier agrégat est physique : « la forme ». C’est la conscience ressentie du monde physique, les quatre éléments fondamentaux : la terre, l'air, l'eau et le feu et c’est le corps en tant que combinaison de ces éléments. En général, nous fonctionnons superficiellement, au niveau des concepts, nous voyons le corps comme quelque chose de solide. Mais ici le Bouddha nous invite à pénétrer dans l'expérience directe de la forme. En ce moment, par exemple, mon expérience physique c’est de la chaleur, un peu de sécheresse dans la gorge, un peu de vibration, et comme tout cela est impermanent, c’est changeant. De quoi êtes-vous conscient si vous posez maintenant l’attention sur la forme physique, sur votre corps ? Quel est le flux d’expériences, instant après instant ? Sentez-vous ce champ d’énergie qu’est la forme physique ? Sentez-vous ses fluctuations rapides ? Lorsque nous mettons la continuité de notre attention sur ces objets changeants, l'illusion de la solidité du corps se dissipe et l'esprit se détend. Nous sommes simplement conscients de la réalité sous-jacente, nous sommes ouverts au mystère. Parfois, le sentiment d’avoir un corps disparaît, les frontières entre nous et le monde changent, on a l’impression d’une absence de forme, d’une vaste ouverture.

Quelle est votre conscience de la forme physique en ce moment? Si vous vous y autorisez, vous verrez que la forme est impermanente, qu’elle n'est pas ce que vous êtes. Normalement, nous voyons à travers nos concepts habituels sur la forme physique, mais l’expérience directe de ce qui se passe réellement, c’est que nous sommes assis là et nous regardons un texte et nous voyons des signes – c’est tout. Il y a contraction puis expansion. Lorsque nous allons au-delà des concepts pour avoir une expérience directe de la forme, pour voir ce qui se passe réellement, il est bon de nous libérer de notre idée que le corps est « moi » ou qu’il m’appartient. « L'attachement à la forme est souffrance. » Nous voulons que le corps ne vieillisse pas, qu’il reste d'une certaine manière, et plus nous sommes attachés au corps tel qu’il est aujourd’hui, plus il y a de peur ou de douleur et plus nous nous inquiétons du changement.

Lorsque nous nous affranchissons de cette idée que la forme physique est « moi », une profonde sérénité arrive avec un sentiment d'ouverture, d’espace. Parfois, nous avons l’impression d’être ici et la limite de l’espace est comme un grand cercle autour de nous ; parfois, c’est comme si nous étions contre le mur et que l’espace était tout autour devant nous ; d’autres fois, nous avons le sentiment d’être au centre de toutes les expériences, de ce vaste espace ouvert. Nous sommes au centre mais, à un certain moment, le sentiment qu’il y a un « je » au centre s’efface, le « moi » disparaît. Quand cela se produit la première fois, on peut avoir peur, mais en général, cela s’accompagne d’un profond sentiment de paix ; une vaste étendue s’ouvre, un espace et une profondeur qui semblent infinis. On a comparé cela au ciel, à l’océan… On a le sentiment que cet espace est à l’origine de tous les phénomènes sensoriels et qu’il imprègne tout notre vécu, comme si les choses émergent de là et s’y fondent ensuite.



Le deuxième agrégat (premier agrégat mental) correspond à la tonalité du ressenti de l'expérience ; cette qualité est agréable, désagréable ou neutre et c’est elle qui conditionne toutes nos réactions. Agréable signifie que nous aimons ; désagréable, que nous n’aimons pas. « Je veux » si c'est agréable, « je rejette » ou repousse si c'est désagréable. C’est le simple résultat du contact de l’un de nos sens avec un objet – un son, une sensation, une pensée – et aussitôt le ressenti « agréable » ou « désagréable » apparaît.

Le Bouddha a déclaré : « Chaque fois que des ressentis apparaissent – agréables, désagréables ou neutres – contemplez l’impermanence dans ces ressentis, contemplez la disparition de ces ressentis et puis laissez-les aller. En contemplant les choses ainsi, vous ne vous attacherez à rien dans le monde. Quand on ne s’attache à rien au monde, il n’y a pas d’agitation ; et quand il n’y a pas d’agitation, on atteint l’Éveil. »

Essayez de reconnaître la tonalité de ressenti juste telle qu’elle est, c’est-à-dire agréable ou désagréable, non permanente, non personnelle. Remarquez-vous la contraction qui survient juste après le ressenti agréable ou désagréable ? Si c’est le cas, nous pouvons briser le cycle du devenir et briser le cycle de l'identification. Nous pouvons vraiment voir la naissance et la mort du devenir autour des ressentis agréables, désagréables et neutres : chaque ressenti a une tonalité et il y a une réaction à cette tonalité. Par exemple : « Agréable. À moi. Je veux ». Mais quand nous sommes capables de voir cela se produire, l'esprit est déconditionné de la saisie.

Il y a un an environ, lors d’une autre retraite au Forest Refuge, j’étais assise en méditation, très concentrée, lorsque quelqu'un a commencé à passer l'aspirateur juste à l’extérieur de la salle. Le bruit était très, très fort et la réaction initiale a été un sursaut, puis un ressenti désagréable et ensuite le rejet et le jugement de la personne responsable de ce vacarme. Cependant il y avait conscience du ressenti désagréable et conscience de l’apparition de ce ressenti désagréable d’instant en instant. Et puis la conscience que rien n’est permanent. Et tout à coup, conscience d'une vibration dans le corps qui est devenue très agréable. Elle évoluait au rythme du bruit de l’aspirateur puis tout cela est devenu «agréable, agréable». Ensuite il y a eu la conscience de chacun de ces instants agréables et du fait qu’ils n'étaient pas stables, qu’ils changeaient rapidement l'un après l'autre. Le ressenti agréable n'était pas quelque chose de continu. En parallèle, il y avait la conscience que cela se produisait en raison de certaines causes et conditions liées à l'aspirateur. Et lorsque l'aspirateur s'est arrêté… terminé ! Plus de sensation agréable et conscience de ce désir de saisie : « Oh, continuez, c’était tellement agréable ! » Le ressenti agréable était donc né de causes et de conditions et il a cessé dès que ces circonstances ont disparu.



Le troisième agrégat (deuxième agrégat mental) est la perception. Une fois apparu le ressenti qui suit le contact sensoriel, la perception met un nom dessus en le reconnaissant : blanc, jaune, bol, réveil, etc. Cela ajoute donc un concept mais pas seulement ! Avec le concept apparaissent toutes nos croyances et nos certitudes sur le sujet ; et nous avons aussi des idées très arrêtées sur nous-mêmes, un sentiment de « moi » très solide.

Pour nous libérer peu à peu de ce sentiment de solidité du « moi », nous pouvons commencer à voir les espaces dans l’apparente continuité en approfondissant la qualité d’attention. Souvent nos perceptions se font à la surface des choses mais, en nous en rapprochant de plus en plus, nous commençons à en voir le détail et toutes les finesses. C’est comme regarder une colline de loin et ne voir que du vert mais, en s’approchant, on voit des arbres se dessiner et puis, plus près encore, des branches, des feuilles, de l’herbe, etc. C’est ainsi que l’apparence, la première perception, est souvent inexacte. De même, ce que nous appelons « moi » est une constellation de tous ces éléments changeants du corps et de l’esprit. Le sentiment d’un « moi » ferme et solide est un concept erroné.

Le mot « personne » vient du latin persona qui signifie aussi « masque » or ce sentiment de « moi » est un masque. Derrière le masque ou derrière la forme, il n’y a rien, vacuité. Mais nous sommes tellement habitués au masque que nous croyons à sa réalité. Nous pouvons craindre que le fait qu’il n’y ait rien derrière le masque soit un problème mais ce n’est pas le cas. En réalité, en n’étant rien on est tout.

L’un de mes enseignants disait : « Quand on n’a rien, on n’a rien à perdre. » Nous réalisons au plus profond de nous-mêmes que nous avons déjà « perdu » ce « moi », de sorte que nous n’avons pas à le défendre ni à le protéger et c’est un soulagement. C’est ce faux concept de « moi » que nous nous efforçons de défendre et de protéger tout le temps. C’est un tel mystère. Et que signifie : « Je ne suis rien » ? En fait, il n’y a rien qui puisse faire l’expérience de « rien » – voilà qui est encore plus étrange.

Lorsque nous nous intéressons de près à la perception, nous constatons, au fur et à mesure que les différentes perceptions apparaissent et disparaissent, que notre attachement à nos idées et à nos opinions personnelles se distend parce qu’elles n’ont rien de solide, parce qu’elles changent tout le temps. Or quand on cesse de s’y attacher, on sent une possibilité d’ouverture, de détente, de bien-être.



Le quatrième agrégat (troisième agrégat mental) est appelé en pāli sankhāra . Tel que défini dans le cadre de cet enseignement, il s’agit des objets mentaux – pensées, humeurs, émotions, états d’esprit, etc. ; leurs aspects positifs mais aussi tous ces états d’esprit négatifs difficiles qui nous font tellement souffrir. Les sankhāra correspondent à ce que nous faisons des contacts sensoriels après en avoir pris conscience, la façon dont nous y réagissons. Cela commence avec la réaction d’aimer ou ne pas aimer ce qui se présente et ensuite essayer de l’obtenir ou de le repousser.

Dès que nous nous identifions à l’un de ces états d’esprit, quel qu’il soit, nous renforçons le sentiment d’un « moi ». Il y a un devenir, une personnalité qui se développe en même temps. Nous savons tous à quelle vitesse une pensée négative se développe jusqu’à créer un état d’esprit négatif, lequel se solidifie et persiste au point que nous le croyons vrai et permanent parce que nous avons cru à l’histoire que l’esprit nous a racontée.

Si, par exemple, vous vous êtes senti fatigué ou découragé aujourd’hui et que le sankhāra de « Je suis vraiment nul » ou « Je ne suis pas à la hauteur » est apparu, vous commencez à y croire et cela entraîne une autre croyance : « Je ne saurai pas faire, je n’y arriverai pas », ce qui entraînera encore une autre croyance : « Je ne suis pas bon » ou « je suis mauvais ». Voilà comment se manifeste le devenir dès que nous nous identifions à une pensée ou à un état d’esprit.

Ce que j’ai trouvé très utile et très simple dans ma pratique, c’est de me répéter, au moment opportun, ces paroles que l’on psalmodie tous les matins dans les monastères :

La forme est impermanente, s’y identifier est souffrance.

Les ressentis sont impermanents, s’y identifier est souffrance.

Les perceptions sont impermanentes, s’y identifier est souffrance.

Les fabrications mentales sont impermanentes, s’y identifier est souffrance.

La conscience sensorielle est impermanente, s’y identifier est souffrance.

Au moment de l’apparition d’une pensée, je chante intérieurement cette petite phrase : Les fabrications mentales sont impermanentes. M’y identifier est souffrance. Les fabrications mentales, les états d’esprit sont source de souffrance, ils sont impermanents, ils n’ont rien de personnel. Juste ce petit rappel : non permanent, non personnel.

Quand ceci a commencé à être évident pour moi, un autre enseignement du Bouddha m’a beaucoup aidée. Vous vous souvenez peut-être de ses instructions dans le Satipatthana Sutta : être attentif à l’apparition des pensées et des états d’esprit, et être conscient de leur disparition. Quand on est conscient de l’apparition et de la disparition des états d’esprit, une intuition surgit : « Ces pensées n’étaient pas là avant », de sorte que le « je suis quelqu’un qui est en colère » devient : « Ah ! La colère est apparue. Elle n’était pas là avant, donc elle ne peut pas être permanente et elle ne peut pas être qui je suis. C’est simplement un état d’esprit. Cette colère n’est pas ‘moi’, elle ne m’appartient pas, elle n’est pas ce que je suis. »

Vous pouvez faire cette simple note mentale : « en train d’apparaître » ou « apparu ». La peur peut apparaître ou la culpabilité, la honte, le doute, le désir, la comparaison, un instant de compréhension juste, un instant de compréhension erronée – tout cela n’est qu’apparition d’une pensée ou d’un état d’esprit.

Quand l’esprit est plus calme et que l’on discerne un espace entre les pensées, on peut vraiment voir l’apparition des pensées et on peut les attraper avant qu’elles n’entraînent des conséquences. Même quand il n’y a qu’un peu de calme mental, on peut observer : « Ah, cette pensée vient de surgir ». Et quand on observe l’apparition d’une pensée, on commence vraiment à voir et à sentir que la conscience de l’apparition n’est pas en colère, n’a pas peur, n’est pas honteuse – c’est aussi quelque chose qui passe.

On commence également à voir que les pensées apparaissent du fait de certaines causes et circonstances, et qu’elles cessent également du fait de certaines causes et circonstances. Et pas seulement cela : les causes et circonstances changent elles aussi. C’est donc juste un flux, comme une rivière qui coule, et c’est merveilleux de le voir aussi clairement. C’est tellement libérateur.

Quand nous observons les choses ainsi, nous commençons à voir où se situe le choix : nous pouvons attraper l’histoire au moment où elle apparaît, nous pouvons attraper la croyance au moment où on commence à croire à la réalité de l’état d’esprit qui est apparu, et puis l’identification à l’état d’esprit arrive et nous en prenons note : « Oh, le ‘moi’ est en train d’apparaître. » Toutes ces notes mentales servent de rappel : nous nous souvenons que le « moi » est en train de se créer, qu’il n’est pas réel, que c’est une fabrication mentale. Ainsi nous n’avons pas besoin d’avoir peur de notre esprit parce qu’il ne s’agit que d’un fatras de choses qui se dissolvent et disparaissent. Et enfin nous constatons que le fait même de savoir cela apparaît et se dissout de même.

Il y a quelques jours, j’étais assise en concentration et j’ai commencé à me demander : « À ce stade, dois-je approfondir cette concentration ou prendre de bonnes résolutions ? Dois-je faire ceci ou cela ? » J’ai constaté que chacun de ces états d’esprit avait une opinion sur ce que je devais faire. L’un disait : « Non, non, laisse les choses se faire d’elles-mêmes », tandis qu’un autre disait : « Qu’est-ce qui serait le mieux ? » Et puis est apparu un état d’esprit bagarreur qui voulait en découdre avec tous les autres – lequel allait gagner ? Mais ce qu’il y avait de merveilleux, c’était de pouvoir observer tout cela sans me sentir impliquée, sans avoir de préférence pour une réponse ou pour une autre. Et puis est venue la pensée : « Qui a conscience de tout cela ? Qui sait tout cela ? » Et la réponse a été pff ! Juste un vide ; tout s’est dissout instantanément, comme si cela n’avait jamais eu lieu.

Ce même jour est apparu un autre état d’esprit sombre, tourbillonnant, mystérieux avec toutes sortes de lumières, et je me suis dit : « Oh, ceci doit avoir une signification très profonde » ; et ensuite : « Quel est le sens de cette expérience ? » Alors une petite voix avec un accent britannique a dit au fond de moi : « Comment veux-tu que je le sache ? C’est toi qui l’as créée ! » et pff , envolé !

Tout cela ce sont des concepts et ils disparaissent toujours. Sur le moment, bien sûr, ils nous semblent très réels et nous les prenons au sérieux. Mais il est tellement libérateur de se souvenir qu’ils vont inévitablement se dissoudre.

Il arrive que l’on se trouve dans un état de profonde présence silencieuse qui nous paraît merveilleusement libre et paisible. Cela m’est arrivé dans cette même retraite : un état très paisible, beaucoup de contentement et puis, comme j’ai souvent des images qui me viennent plutôt que de vraies pensées, j’ai vu les obstacles vaincus : il y avait l’avidité étendue là, avec le sentiment qu’il n’y avait rien à désirer, aucun besoin ; l’aversion, le doute, la torpeur et l’agitation étaient tous couchés là, pacifiés, calmés ; tout était très tranquille, très beau. Et puis cette pensée a surgi : « Les obstacles n’ont pas du tout été éradiqués ; ils sont ainsi du fait de certaines causes et circonstances mais dès que ces causes et circonstances auront changé, n’importe lequel d’entre eux pourra se relever. » Alors la pensée suivante fut : « Que faire ? » et la réponse : « Laisse passer. Cela aussi est impermanent et impersonnel. »

Nous pouvons avoir conscience qu’un bel état d’esprit est apparu et apprécier pleinement cet état tout en sachant qu’il ne fait que passer. Parfois ils vont et viennent très vite, d’autres fois ils durent plus longtemps, toujours en fonction de causes et de circonstances. Et « ce qui a conscience » de ces intuitions apparaît et disparaît aussi.

Parfois nous avons une intuition profonde que nous apprécions énormément et à laquelle nous nous attachons très fort au point qu’elle semble nous appartenir. C’est un peu comme si nous nous enfermions dans un petit réduit pour profiter au maximum de cette révélation alors que, de l’autre côté de la porte, il y a un tas d’autres révélations qui essaient d’entrer. Nous devons donc apprendre à permettre aux révélations de passer. Laissez-les aller. Ayez confiance dans le déroulement des choses, dans ce qui va venir après.

Dans notre pratique, plus nous contemplons ce flux, cette rivière de sankhāra, moins nous les personnifions et plus nous avançons vers l’expérience directe de l’instant où les pensées se pensent toutes seules. Parfois nous pouvons distinguer les causes et circonstances qui les ont fait apparaître. Il y a une certaine pensée, celle-ci déclenche une humeur ou une émotion ; ensuite la pensée va peut-être disparaître tandis que l’humeur ou l’émotion va durer quelque temps. Mais si nous sommes assez attentifs, nous pouvons voir ce qui l’a déclenchée ainsi que les causes et les circonstances de son apparition.

Nous pourrons constater aussi que croire dans la réalité des états d’esprit ou les condamner ne fait que renforcer le sentiment de « moi » et cela a pour résultat de les faire durer encore plus longtemps. Nous les croyons permanents, nous nous sommes identifiés à eux. Mais plus nous développons l’attention, moins nous nous identifions aux états d’esprit qui passent. Cela nous prouve que nos réactions sont optionnelles et que nous y identifier et y croire est un choix que nous pouvons faire. C’est un choix de croire aux histoires que nous raconte l’esprit. Ce n’est pas l’impression que nous avons sur le moment mais c’est vraiment à nous qu’il revient de choisir d’y croire ou pas. Ces pensées ne sont pas réelles, elles sont fabriquées par le mental suite à une série de circonstances. Dans tous les cas, tout ce qui apparaît va finir par disparaître. Nos réactions aussi vont finir par disparaître.



Le cinquième agrégat (quatrième agrégat mental) est la conscience sensorielle. Dans ce contexte il s’agit d’une connaissance pure et simple de ce qui est vécu, claire comme un reflet dans un miroir. C’est juste une conscience de ce qui est – un son, par exemple – avant que s’ajoutent les perceptions, les pensées et les opinions : juste conscience d’un son. Et cette conscience sensorielle apparaît également en fonction de causes et de circonstances. Pour que j’entende ce son, il faut qu’un son soit émis à l’extérieur, que j’aie des oreilles, que j’aie une bonne ouïe mais aussi que j’aie conscience d’entendre un son. Sans cette conscience auditive, je pourrais avoir de bonnes oreilles mais elles n’entendraient rien. Nous avons donc besoin de tous ces facteurs.

Là encore, il s’agit d’un flux et, tandis que notre pratique s’affine, nous commençons à voir la conscience sensorielle apparaître en même temps que l’objet des sens et puis réapparaître et réapparaître, et toutes ces apparitions sensorielles ne sont pas séparées ; elles sont différentes mais pas séparées. L’objet et la conscience de l’objet se rejoignent et s’écoulent à une vitesse extraordinaire. Le flux est tellement rapide qu’il n’y a vraiment rien à quoi se raccrocher.

Pour mieux comprendre cette notion de « différent mais pas séparé », j’utilise l’image d’une pomme qui est à la fois ronde et rouge. « Ronde » et « rouge » sont deux qualificatifs différents mais tous deux sont contenus dans la pomme. Il en va de même pour l’objet et la conscience de l’objet : les deux apparaissent en même temps, nous en avons conscience en même temps. Et qu’est-ce qui a conscience de cette prise de conscience ?

[…]

Il y a donc ces cinq « rivières de l’expérience » et, comme l’a recommandé Ajahn Buddhadasa, il ne faut s’attacher absolument à aucune d’elles comme étant « moi » ou « à moi ». Avec l’œil de la sagesse, nous constatons que le « moi » prend naissance de très nombreuses fois par jour. Il se recrée chaque fois que nous nous attachons à l’un de ces cinq aspects de l’expérience, chaque fois que nous nous saisissons de l’un ou de l’autre, qu’il s’agisse d’une forme, d’une réaction agréable ou désagréable, de nos perceptions, de nos émotions ou de notre conscience. Chaque fois que nous sommes en contact avec eux et que nous nous contractons à leur contact, nous sommes réduits à un « petit moi ». Nous pouvons sentir cette contraction, nous pouvons sentir les limites qu’elle crée. Nous voyons par nous-mêmes cette insatisfaction inhérente au fait que nous essayons de retenir, de saisir – finalement, de résister à la vérité de l’impermanence et de l’impersonnalité de tous les phénomènes.

Lorsque nous parvenons à accueillir tout ce qui se présente sans nous y attacher, le résultat est vraiment beau. Nous sentons qu’il n’y a, en réalité, rien à quoi s’attacher. Tout s’écoule tellement vite. Nous voyons alors que le lâcher-prise se fait tout seul. Tout est lâché, libéré : les choses apparaissent et passent, apparaissent et passent… Parfois nous avons conscience de nous saisir de quelque chose mais c’est juste un moment de saisie qui apparaît et qui passe, et puis un moment de lâcher-prise qui apparaît et qui passe. Et tout cela s’écoule dans la rivière de l’attention pleine et entière.

Ces cinq agrégats ne cessent d’aller et venir et nous sommes libérés de l’illusion du « moi » quand il n’y a aucune contraction autour de ce mouvement naturel. Il y a, au contraire, une expansion dans cette vaste conscience ouverte et lumineuse au travers de laquelle tout s’écoule. Nous sommes ouverts aux possibilités, libérés des concepts figés. Dans ce domaine qui s’ouvre, tout est possible et si l’impression d’un « moi » apparaît, elle est aussitôt décelée et elle se dissout d’elle-même.

Le Bouddha n’a pas dit qu’il fallait se débarrasser de ces cinq facteurs comme s’ils étaient mauvais ; simplement ne pas nous en saisir. Apprécier ce flux de la vie et lui permettre d’aller et venir, de se mouvoir. C’est tellement beau.

Pour terminer, je voudrais insister sur les incroyables révélations qui peuvent arriver quand on est en retraite, comme la profonde révélation des caractéristiques de l’existence. Tout cela nous arrive et c’est merveilleux et puis, à la méditation suivante, c’est comme si rien ne s’était passé et l’esprit se remet à croire à toutes les pensées qui passent par la tête. Ce qui m’a aidée à accepter cela c’est – comme le démontrent les études sur le cerveau – que les premiers changements sont toujours temporaires. Par contre, s’ils sont profonds, répétés et progressifs, ils sont, en quelque sorte, « sauvegardés ». Il ne faut donc pas s’inquiéter de leur impermanence mais plutôt orienter notre esprit dans cette direction encore et encore. C’est comme polir la face d’un cristal jusqu’à ce qu’elle brille et puis polir une autre face, et tout cela grâce à la présence de l’attention. Nous nous abandonnons à ces révélations de la vérité encore et encore, de sorte que le cristal devient de plus en plus brillant et vivant en nous. Ensuite nous pouvons commencer à vivre à partir de là.

Je souhaite que cette ouverture à la vérité vous apporte joie, clarté d’esprit et sagesse.

Puissions-nous tous réaliser la libération.