Le Dhamma de la Forêt |
Il y a un point important mais subtil dont il faut être conscient : c’est que, même si nous pratiquons la méditation, nous continuons à nous laisser séduire par les sentiments agréables parce que les sentiments créent une illusion à plusieurs niveaux. Nous n’avons pas conscience qu’ils vont changer, qu’ils sont éphémères. Au lieu de nous offrir du plaisir, ils ne nous offrent que des tensions, et pourtant nous y sommes terriblement attachés.
C’est pourquoi cette question des sentiments est très subtile. Je vous demande d’essayer de l’observer avec beaucoup d’attention ; de voir comment nous nous emparons des sentiments de plaisir, de douleur ou d’équanimité. Il faut observer cela de près pour le voir clairement et il faut travailler avec le ressenti de la douleur plus que vous ne le souhaiteriez. Quand il y a des sensations de douleur physique ou de souffrance psychologique, l’esprit se débat parce qu’il n’aime pas souffrir. Mais quand il s’agit de plaisir, l’esprit aime ça et s’en réjouit, de sorte qu’il continue à jouer avec ce ressenti même si, comme nous l’avons déjà souvent dit, les ressentis changent, sont source de tension et ne sont pas vraiment nôtres. Mais l’esprit ne le voit pas. Tout ce qu’il voit, ce sont des sentiments de plaisir et il en redemande.
Essayez de voir comment les ressentis donnent naissance au désir. C’est parce que nous voulons des ressentis agréables que le désir murmure à notre oreille ; il murmure juste là, au niveau du ressenti. Si vous observez attentivement, vous verrez que c’est un aspect très important car c’est ici que la voie et les fruits qui mènent au nibbana sont atteints, juste ici, au niveau du ressenti et du désir. Si nous pouvons éliminer le désir du ressenti, c’est le nibbana.
Dans le solasa pañhā (Sutta Nipāta V), le Bouddha dit que les poisons du mental sont comme un fleuve large et profond, mais il enchaîne en résumant la pratique : traversez-le simplement en abandonnant le désir dans chacun de vos actes. C’est donc ici, au niveau du ressenti, que nous pouvons pratiquer pour abandonner le désir car la façon dont nous nous délectons de la saveur des ressentis a de nombreuses ramifications. C’est ici que beaucoup d’entre nous se font piéger parce que nous ne voyons pas que les ressentis fluctuent. Nous voulons qu’ils soient permanents ; nous voulons que les sentiments agréables durent. Quant à la douleur, nous ne voulons pas qu’elle dure mais, même si nous essayons de nous en défaire, nous nous en saisissons aussi mentalement.
Voilà pourquoi nous devons nous concentrer sur les ressentis – sensations et sentiments. Cela nous permettra d’abandonner le désir à l’endroit même où il apparaît : au niveau du ressenti. Si nous ne concentrons pas notre attention là, toutes les autres voies que vous suivrez vont tout simplement proliférer. Alors, ramenez la pratique à l’intérieur, là où elle doit être pratiquée. Quand l’esprit change ou quand il développe un sentiment de calme ou de paix que l’on ressent comme plaisir ou équanimité, essayez de voir en quoi le plaisir ou l’équanimité est impermanent, en quoi il n’est pas vous ni vôtre. Quand vous saurez faire cela, vous cesserez de vous complaire dans ce ressenti particulier. Vous pouvez cesser ici même, là où l’esprit se saisit de la saveur du ressenti agréable et engendre ainsi le désir. C’est la raison pour laquelle l’esprit doit être pleinement conscient de lui-même, tout le temps et en toutes circonstances, et demeurer dans une observation précise pour voir que tout ressenti est vide de soi.
Cette histoire de ressentis agréables et désagréables est une maladie difficile à déceler parce que nous adorons avoir des ressentis. Nous nous saisissons même avec délectation des ressentis de paix et de vacuité dans l’esprit. Les ressentis grossiers, pleins de violence ou de tension, qui naissent des poisons mentaux sont faciles à détecter. Mais, quand l’esprit s’apaise, qu’il se pose, frais, lumineux, etc., nous sommes toujours attachés aux ressentis. Nous voulons avoir ces ressentis de plaisir et d’équanimité ; nous les apprécions. Même au niveau de la concentration stabilisée ou absorption méditative, il y a attachement à ce ressenti.
Telle est la force subtile et quasi magnétique du désir qui colore et masque les choses. Cette coloration et ces masques sont difficiles à déceler parce que le désir est toujours en train de murmurer en nous : « Je ne veux que des ressentis agréables ». C’est une question très sérieuse car ce virus du désir est la cause de nos renaissances continuelles.
Alors, observez bien pour voir comment le désir colore et masque les choses, comment il engendre l’apparition de la convoitise, l’envie d’obtenir ceci ou de prendre cela, et quelle sorte de saveur il a pour vous rendre tellement dépendant de lui qu’il vous est difficile de le repousser. Vous devez observer attentivement pour voir comment le désir attache l’esprit si solidement aux ressentis que l’on ne se lasse jamais de la sensualité ni des sensations agréables, quel qu’en soit le niveau. Si vous n’observez pas suffisamment pour voir clairement que l’esprit est prisonnier des ressentis et du désir, cela vous empêchera de vous libérer.
Nous sommes piégés par les ressentis comme un singe dans un piège de goudron. Les gens prennent une petite quantité de goudron et la mettent là où ils savent que le singe va y coller sa main ; ensuite il va essayer de se décoller avec l’autre main puis avec les deux pieds et finalement même sa bouche va rester collée au goudron. Voyez un peu : quoi que nous fassions, nous nous retrouvons piégés au niveau du ressenti et du désir ; nous n’arrivons pas à séparer les deux ; nous n’arrivons pas à nous laver d’eux. Si nous ne finissons pas par nous lasser du désir, nous serons comme le singe englué dans le goudron, nous piégeant nous-mêmes de plus en plus. Par conséquent, si nous avons à cœur de nous libérer en suivant la voie des grands Eveillés, nous devons nous concentrer tout particulièrement sur les ressentis jusqu’à réussir à nous en libérer. Nous devons nous exercer même avec les ressentis douloureux car, si nous avons peur de la douleur et que nous essayons toujours de la remplacer par le plaisir, nous finirons encore plus ignorants qu’avant.
C’est pour cette raison que nous devons être courageux face à la douleur, qu’il s’agisse de douleur physique ou de détresse psychologique. Quand elle apparaît dans toute sa force, comme une maison en feu, serons-nous capables de la lâcher ? Nous devons connaître les deux aspects du ressenti. Quand c’est chaud et que ça brûle, comment le gérer ? Quand c’est léger et rafraichissant, comment voir au travers ? Nous devons faire un effort pour nous concentrer sur les deux aspects, les observer avec attention jusqu’à ce que nous sachions comment lâcher prise. Sinon nous ne saurons rien du tout, nous continuerons à ne désirer que les ressentis légers et agréables ; plus ils seront légers et mieux cela vaudra… mais, dans ce cas, comment pouvons-nous espérer nous libérer du cycle des renaissances ?
Le nibbana est l’extinction du désir mais nous nous plaisons à entretenir le désir ; alors comment pouvons-nous espérer arriver quelque part ? Nous resterons ici, dans le monde, ici avec l’insatisfaction et la souffrance car le désir est une sève collante. S’il n’y a pas de désir, il n’y a rien : pas de souffrance, pas de renaissance. Mais nous devons être à l’affût pour le débusquer. C’est une sève collante, une nappe de goudron, une teinture difficile à nettoyer.
Alors, ne vous laissez pas emporter par les ressentis, sensations ou sentiments. C’est justement là que se trouve la partie cruciale de la pratique.