Le Dhamma de la Forêt |
Quand vous essayez de faire le calme, il faut le faire sur tous les fronts: être calme dans vos actions, calme dans vos paroles, calme dans votre esprit. Ce n’est qu’alors que vous serez en mesure de contempler ce qui se passe en vous. Si vous n’êtes pas calme, vous allez vous impliquer dans des activités à l’extérieur et vous finirez par avoir trop à faire et trop à dire. Cela empêchera votre présence consciente ou votre attention d’être stable et ferme. Il faut que vous arrêtiez de faire, de dire ou de penser tout ce qui n’est pas nécessaire. De cette manière, votre attention pourra se développer en continu. Ne vous laissez pas embrigader dans trop de choses extérieures.
Quand vous entraînez votre attention pour qu’elle soit présente en continu, de façon à pouvoir vous observer en profondeur, vous devez être vigilant et voir si, quand un contact sensoriel se présente, l’esprit peut rester imperturbable, demeurer dans un état de normalité, ou s’il s’échappe aussitôt vers ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. En étant vigilant ainsi, vous apprendrez à lire en vous-même, à vous connaître. Si l’attention est fermement établie, l’esprit ne vacillera pas. S’il n’est pas encore stable, il vacillera : j’aime ceci, je n’aime pas cela… Vous devez veiller à la moindre perturbation de ce genre. N’allez pas croire que les petites perturbations ne sont pas importantes sinon elles deviendront habituelles.
Etre exigeant signifie qu’il faut être attentif aux petits détails, aux tous petits écarts qui se font jour dans l’esprit. Si vous y parvenez, vous pourrez garder votre esprit sous protection et ce sera mieux que d’accorder toute votre attention aux affaires du monde qui n’ont aucune valeur. Alors essayez vraiment d’être vigilant. Ne vous laissez pas piéger par les contacts sensoriels. C’est une chose que vous devez apprendre à maîtriser. Si vous vous concentrez exclusivement sur le domaine de l’esprit de cette manière, vous pourrez contempler vos ressentis – sensations et sentiments – dans tous leurs détails ; vous pourrez les voir clairement et vous pourrez les lâcher.
Alors, concentrez votre pratique là où apparaissent des sentiments de plaisir, de douleur et de neutralité (ni plaisir ni douleur). Voyez comment les laisser passer, les considérer simplement comme des ressentis sans vous y complaire car, si vous vous complaisez dans les ressentis, c’est du désir. Le désir pour telle ou telle chose va s’infiltrer et influencer l’esprit, et celui-ci va ensuite se disperser dans des ressentis intérieurs et extérieurs. C’est pourquoi vous devez être calme ; calme de telle sorte que l’esprit ne s’attache pas aux saveurs des ressentis ; calme de telle sorte que l’influence des ressentis soit déracinée.
Le désir de plaisir est comme un virus profondément logé en nous. Quand nous pratiquons la méditation, nous faisons en sorte que l’esprit cesse de s’accaparer des sensations agréables et de repousser les sensations désagréables. Cette habitude que nous avons de nous saisir des sensations agréables est la cause de notre aversion et notre répulsion pour les sensations douloureuses ; alors ne laissez pas l’esprit aimer le plaisir et résister à la douleur. Faites en sorte qu’il ne soit perturbé ni par l’un ni par l’autre. Essayez ! Si l’esprit peut lâcher les sensations et être ainsi au-dessus du plaisir, de la douleur et de l’absence de plaisir et de douleur, cela veut dire qu’il n’est pas piégé par les ressentis. Ensuite, demandez-vous ceci : que faire pour qu’il puisse demeurer dans cet état d’imperturbabilité ? C’est une chose que vous devez apprendre à maîtriser pour relâcher votre saisie des sensations et des sentiments une fois pour toutes. Ainsi, vous ne vous emparerez ni de la douleur physique ni de la détresse psychologique en croyant qu’elle est vous ou vôtre.
Si vous ne relâchez pas votre saisie des ressentis, vous y resterez attaché, aussi bien dans leur forme physique que mentale. Si le plaisir d’un bien-être physique se présente, vous serez attiré par lui. Quant au sentiment de plaisir purement mental, vous en réclamerez sans cesse, vous adorerez cela. Et puis vous serez attiré par les perceptions mentales et les mots, les pensées, et même la conscience sensorielle, qui accompagnent le plaisir. Vous vous emparerez de tout cela comme si c’était vous ou comme si cela vous appartenait.
Alors, analysez le plaisir physique et le plaisir mental. Fouillez en eux pour voir comment les laisser aller. Ne vous laissez pas duper en vous délectant des sensations qu’ils procurent. Quant à la douleur, ne la repoussez pas. Laissez la douleur être simplement douleur ; laissez le plaisir être simplement plaisir. Laissez-les entrer simplement dans la catégorie des ressentis. N’allez pas croire que « vous » ressentez du plaisir, que « vous » ressentez de la douleur. Si vous pouvez lâcher les ressentis de cette manière, vous pourrez vous libérer de l’insatisfaction et de la souffrance parce que vous serez au-dessus et au-delà des ressentis. Ainsi, quand la vieillesse, la maladie et la mort viendront, vous ne vous en saisirez pas en pensant que « vous » vieillissez, « vous » êtes malade, « vous » êtes mourant. Vous serez en mesure de laisser tout cela sans le saisir.
Si vous pouvez contempler purement les choses selon ces termes – en voyant que les cinq agrégats sont impermanents, insatisfaisants et non-personnels – vous ne vous identifierez pas à eux, vous ne penserez pas aussitôt qu’ils sont « vous » ou qu’ils vous appartiennent. Par contre, si vous ne les considérez pas ainsi, vous serez piégé dans la mort ; même vos os, votre peau, votre chair et tout le reste sera « à vous ». C’est pourquoi on nous apprend à contempler la mort : pour nous faire prendre conscience que la mort physique ne signifie pas que « nous » mourons. Vous devez contempler cela avec toute votre attention jusqu’à en avoir parfaitement conscience, sinon vous resterez piégé là. Vous devez développer votre sensibilité pour voir clairement comment vos os, votre chair et votre peau sont dépourvus de « moi » et ainsi vous cesserez de croire qu’ils sont vous ou qu’ils vous appartiennent. Le fait que vous vous en saisissiez sur un plan personnel montre que vous n’avez pas vraiment vu en profondeur leur impermanence, l’insatisfaction qu’ils procurent et leur nature impersonnelle.
Quand vous voyez les os d’un animal, cela n’évoque pas grand-chose en vous mais, quand vous voyez les os d’une personne, votre perception met des mots dessus : « C’est le squelette de quelqu’un. C’est le crâne de quelqu’un ». S’il y a beaucoup d’os, vous en serez peut-être même effrayé. Quand vous voyez l’image d’un squelette ou de quoi que ce soit qui montre l’impermanence et l’impersonnalité du corps, et que vous ne voyez pas clairement sa nature, vous vous arrêtez au niveau du squelette et des os. En réalité, il n’y a pas d’ « os » du tout ; il n’y a rien d’autre que des éléments agglomérés. Il faut aller jusqu’au plus profond de l’os pour voir qu’il se compose d’éléments, sinon vous serez bloqué par l’idée d’un squelette. Et, comme vous n’en aurez pas vu la véritable nature, vous en serez inquiet et perturbé. Cela montre que vous n’avez pas pénétré le Dhamma, que vous êtes bloqué à un niveau superficiel parce que vous n’avez pas analysé les choses jusqu’à les décomposer en éléments.
Quand les jours et les nuits passent, il n’y a pas que cela qui passe ; le corps aussi se transforme et se détériore constamment. Le corps décline petit à petit mais nous n’en sommes pas conscients. Ce n’est qu’après qu’il ait beaucoup changé, quand les cheveux sont devenus gris et que les dents sont tombées, que nous réalisons qu’il est vieux. C’est une connaissance à un niveau grossier et vraiment flagrant, alors que nous ne sommes pas conscients de la détérioration régulière qui se produit silencieusement en nous.
Le résultat de cette inconscience est que nous nous attachons au corps, à chaque partie de notre corps, comme s’il était nous. Ses yeux sont « nos » yeux, ce qu’ils voient sont ce que « nous » voyons, la sensation de voir est quelque chose que « nous » ressentons. Nous ne voyons pas ces choses-là comme les « éléments » qu’ils sont en réalité. Ce qui se passe vraiment, c’est que l’élément de la vue et l’élément de la forme entrent en contact ; ensuite la conscience de ce contact est l’élément de la conscience sensorielle, ce phénomène mental qui ressent les objets vus, les sons, les odeurs, les saveurs, les contacts, etc. Cela, nous ne le comprenons pas et c’est pourquoi nous nous saisissons de tout comme étant nous ou nous appartenant : les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps et le mental. Ensuite, quand le corps décline, nous avons le sentiment que « nous » vieillissons ; quand il meurt et que les phénomènes mentaux s’arrêtent, nous croyons que « nous » mourons.
Par contre, une fois que l’on a décomposé le corps et l’esprit en éléments, on constate qu’il n’y a rien. Ces choses perdent leur sens d’elles-mêmes. Ce sont simplement des éléments physiques et mentaux, sans maladie ni mort. Si vous ne pénétrez pas les choses en profondeur pour parvenir à les voir ainsi, vous resterez dans l’erreur, aveugle. Par exemple, quand nous récitons jara-dhammamhi, « je suis sujet à la mort », c’est simplement pour éveiller notre attention et être sans complaisance dans les premières étapes de la pratique. Mais quand on arrive à l’étape de la méditation de la vision pénétrante, il n’y a plus rien de cela. Toutes les suppositions, toutes les vérités conventionnelles sont anéanties ; elles s’effondrent toutes. Quand le corps est vide de « moi », de quoi pourrait-on se saisir ? Il n’y a que des éléments physiques et des éléments mentaux qui n’ont rien de « personnel ». Il faut que vous voyiez cela clairement, tout au long du chemin. Sinon, tous ces éléments se regroupent pour former un « être », à la fois physique et mental, et vous vous en emparez comme étant « vous ».
Mais une fois que l’on voit le monde comme un composé d’éléments, il n’y a pas de mort. Et une fois que nous voyons qu’il n’y a pas de mort, nous avons la véritable connaissance. Si nous croyons encore que nous mourons, cela montre que nous n’avons pas encore vu le Dhamma, que nous sommes encore attachés à l’enveloppe extérieure. Dans ce cas, quelle sorte de Dhamma pouvons-nous espérer connaître ? Vous devez pénétrer plus en profondeur, observer, décomposer.
Vous êtes presque au bout du bail de cette maison en feu – cette enveloppe corporelle périssable – et pourtant vous continuez à vous en saisir comme si elle était « vous ». Cette vision erronée crée aussi bien de la peur que de l’amour et, quand vous êtes séduit par elle, quelle voie pouvez-vous suivre ? L’esprit s’empare de ces choses pour se tromper lui-même à de très nombreux niveaux. Vous n’arrivez même pas à voir au travers de ces conventions, alors vous vous en saisissez comme étant vous : vous vous percevez comme une femme, un homme et toutes sortes de choses, et vous vous transformez effectivement en ces choses-là. Si vous ne parvenez pas à observer cela suffisamment clairement pour vous libérer de ces conventions et de ces suppositions, votre pratique tournera en rond sans progresser et vous ne parviendrez pas à trouver d’issue.
Vous devez donc observer en profondeur à plusieurs niveaux. C’est comme utiliser un tissu en guise de filtre : si le tissage est grossier, vous n’en retirerez pas grand-chose. Il faut utiliser un tissu fin pour filtrer au maximum – pénétrer à l’intérieur des niveaux les plus profonds en affinant toujours plus votre observation, d’un niveau à l’autre. C’est pourquoi il y a plusieurs niveaux dans l’attention et le discernement et il faut filtrer jusque dans les moindres détails.
Cela explique aussi pourquoi il est tellement important d’observer les choses en profondeur pour devenir pleinement conscient de vos propres caractéristiques intérieures. La pratique de la méditation n’est rien d’autre que la découverte d’auto-tromperies : on voit comment elles s’infiltrent jusqu’aux niveaux les plus profonds et comment même les niveaux les plus évidents nous trompent ouvertement. Si vous ne parvenez pas à voir les tricheries et les tromperies du « moi », votre pratique n’aboutira pas à la libération de la souffrance. Elle vous maintiendra seulement dans l’illusion de croire que tout est vous et à vous.
Pratiquer en accord avec les enseignements du Bouddha, c’est aller à contre-courant. Tout être vivant désire, au fond de lui, avoir du plaisir sur le plan physique et sur les plans plus élevés et plus subtils des sensations, comme les formes de concentration où l’on devient dépendant des sentiments de paix et de détente qui les accompagnent. C’est pourquoi vous devez analyser toutes les formes de ressentis pour pouvoir les lâcher et étouffer ainsi le désir, en étant pleinement conscient de la véritable nature des sentiments et des sensations – du fait qu’ils sont dépourvus de « moi », qu’ils ne sont ni liés ni concernés par un « moi » personnel. Voilà ce qui jugule le poison du désir et qui permet qu’il finisse par disparaître sans laisser de trace.