Autres interprétations
P.A. PAYUTTO
(Phra Dhammapitaka)
Traduction française de Jeanne Schut
La description de
l’interdépendance présentée au chapitre précédent est celle que l’on trouve le
plus souvent dans les Ecritures et les Commentaires. Elle a pour but
d'expliquer l’interdépendance dans les termes du samsāravatta, le cycle des renaissances, en montrant les liens
entre trois vies successives — passée, présente et future.
Ceux qui n’adhèrent pas à cette
interprétation trouveront dans l’Abhidhamma
Pitaka d’autres explications qui présentent le principe d’interdépendance
comme se déroulant entièrement en une fraction de seconde. Ils pourront alors
considérer ces mêmes paroles du Bouddha sous un autre éclairage et avoir une
image tout à fait différente de l’interdépendance telle qu’on la trouve
expliquée dans d’autres enseignements et références scripturaires.
Il existe de nombreux arguments en
faveur de cette autre thèse. Ainsi l’immédiateté de la cessation de la
souffrance et la vie libérée de tout chagrin de l’Arahant sont des états qui
peuvent apparaître dans cette vie même. Il n’est pas nécessaire de mourir pour
réaliser la cessation de la naissance, du vieillissement et de la mort et donc
du chagrin, des lamentations, de la douleur, de la tristesse et du désespoir.
Tout cela peut être surmonté dans notre vie actuelle. L’ensemble du cycle
d’interdépendance, tant dans le sens de l’apparition que de la disparition de
la souffrance, concerne cette vie-ci. Si nous comprenons clairement ce cycle et
la façon dont il fonctionne au présent, le passé et l’avenir seront également
clairement compris car ils font tous partie d’un seul et même cycle.
Pour soutenir cette thèse,
reprenons ces paroles du Bouddha :
« Udāyi, si quelqu’un se souvient
de tous les khanda qu’il a habités
autrefois, conviendrait-il de me questionner à propos de ses vies passées ou
devrais-je, moi, le questionner ? Cette personne pourrait me donner une
réponse satisfaisante ou bien c’est moi qui lui en donnerais une. Si quelqu’un
voit le passage des êtres et leurs naissances futures, conviendrait-il de me
questionner à propos des vies futures ou devrais-je, moi, le questionner ?
Cette personne pourrait me donner une réponse satisfaisante et moi je lui en
donnerais une.
« Cela suffit, Udāyi, cesse
de parler de temps passés et de temps futurs. Je vais t’enseigner l’essence du
Dhamma : ‘Quand ceci est, cela est. Quand ceci apparaît, cela apparaît.
Quand ceci n’est pas, cela ne peut pas être ; quand ceci cesse, cela cesse
aussi.’ »
* *
*
Gandhabhāga, disciple laïc du
Bouddha, après s’être assis à distance respectueuse du Bouddha, s’adressa à lui
en ces termes : « Puisse le Bouddha m’enseigner l’origine et la
cessation de la souffrance. »
Le Bouddha répondit :
« Toi, chef de famille, si je t’enseignais l’origine et la cessation de la
souffrance en me référant au passé en disant : ‘Autrefois ceci s'est
produit’, mes paroles te laisseraient dans le doute et la perplexité. Si je
t’enseignais l’origine et la cessation de la souffrance en me référant à
l’avenir en disant : ‘A l’avenir ceci se produira’, mes paroles te
laisseraient dans le doute et la perplexité. Homme, moi, ici et maintenant, je
vais t’enseigner à toi, ici et maintenant, l’origine et la cessation de la souffrance.’ »
* *
*
« Sīvaka,
certaines sensations naissent
du fait d’un dysfonctionnement de la bile ….,
d’autres sont causées par le
dysfonctionnement des muqueuses …., d’autres par des gaz
…, d’autres
apparaissent à cause de plusieurs facteurs cumulés
…, d’autres à cause de
variations climatiques …, d’autres à cause
d’un manque d’exercice …, d’autres à
cause de dangers extérieurs …, d’autres à
cause de conséquences karmiques. Que
les sensations soient liées à ces différentes
causes, c’est quelque chose que
toi et tout un chacun peut vérifier. C’est pourquoi
lorsqu’un ascète ou un
saint homme proclame que ‘toutes les sensations, agréables
ou désagréables,
sont exclusivement causées par un kamma passé’, il
contredit l’expérience
évidente de tout un chacun et je dis que de telles affirmations
sont
erronées. »
* *
*
« Moines, quand on réfléchit longuement
et de façon délibérée à un certain propos, ce propos devient une occasion de
maintenir un état de conscience. Dès qu'elle trouve un objet, la conscience
peut se poser. Quand la conscience est ainsi fermement établie et développée,
il s’ensuit une naissance dans une nouvelle sphère (bhava). Quand il y a apparition dans une nouvelle sphère
d’existence, la naissance, le vieillissement et la mort, le chagrin, les
lamentations, la douleur, la tristesse et le désespoir s’ensuivent. C’est ainsi
qu’apparaît toute cette masse de souffrance. »
Même si cette interprétation du
principe d’interdépendance dans l'instant mérite une explication à part entière,
nous ne rejetons pas pour autant le modèle établi par l’interprétation
classique. C’est pourquoi nous allons commencer notre investigation en
réitérant le modèle de base tout en adaptant les définitions au nouvel
éclairage.
Définitions Préliminaires
1. L’ignorance : c’est l’ignorance de la vérité ou des choses telles
qu’elles sont. C’est se laisser tromper par des réalités théoriques ;
c’est l’ignorance que l’on trouve derrière les croyances ; c’est le manque
de sagesse, l’incapacité à comprendre la relation de cause à effet.
2. Les formations mentales : ce sont les activités mentales, les intentions
volontaires, les décisions et toutes les actions ainsi engendrées. C’est la
façon dont s’organise le processus de la pensée en fonction des habitudes, des
aptitudes, des préférences et des croyances. C’est le conditionnement du mental
et du processus de la pensée.
3. La conscience sensorielle : c’est la prise de conscience des sensations :
voir, entendre, sentir, goûter, toucher et connaître. C’est le climat de base
de l’esprit d’instant en instant.
4. Les phénomènes physiques et mentaux : c'est la prise de conscience de
la présence du corps et du mental ; l’état de coordination entre le corps
et l’esprit pour fonctionner en harmonie avec le courant de conscience. Ce sont
les changements qui surviennent dans le corps et le mental selon les différents
états mentaux.
5. Les six bases des sens : c'est le fonctionnement des organes sensoriels.
6. Le contact : c’est le point de contact entre la conscience sensorielle
et le monde extérieur.
7. Les sensations : ce sont les sentiments de plaisir, de douleur ou
d’indifférence engendrés par le contact sensoriel.
8. Le désir : c'est le besoin dévorant de rechercher des objets sensoriels
agréables et d'éviter ceux qui sont désagréables. Il existe trois sortes de
désirs : vouloir obtenir quelque chose et en profiter, vouloir détruire
quelque chose ou s'en débarrasser, et vouloir être.
9. L’attachement : c’est se saisir de tout sentiment, agréable ou
désagréable, et s'y attacher ; c’est s’attacher aux circonstances qui
créent ces sensations ; c’est l’évaluation de ces choses et l’attitude que
l’on peut avoir envers elles en fonction de leur aptitude à satisfaire nos désirs.
10. Le devenir : c’est l’ensemble du comportement engendré pour satisfaire
le désir et l’attachement (kammabhava,
processus actif) ; ce sont également les conditions de vie résultant de ces
forces (upapattibhava, processus
passif).
11. La naissance : c’est la reconnaissance claire de l’apparition dans un
état d’existence ; l’identification à des états de vie ou à des modes de
conduite et le sentiment qui en résulte d’être quelqu’un qui apprécie ces
états, qui les habite ou en fait l’expérience.
12. Le vieillissement et la mort : c'est la conscience d’une
séparation ou d’une absence de « moi » dans un état d’existence ou
identité ; c’est également la sensation ou la menace d’être annihilé ou
séparé de ces états d’être. De là résultent le chagrin, les lamentations, la
douleur, la tristesse et le désespoir (même dans leurs formes les plus
subtiles).
Comment s'enchaînent les
facteurs
1-2. L’ignorance en tant que
facteur déterminant des formations
mentales karmiques : Sans aucune connaissance ou conscience de la vérité, sans aucune
compréhension claire ou réflexion sage sur les expériences vécues, les pensées
sont confuses, basées sur des suppositions et sur l’imagination, conditionnées
par des croyances, des peurs et des traits de caractères accumulés. En
conséquence, ces pensées conditionnent toute décision d’agir, de parler ou de
penser.
2-3. Les formations mentales
karmiques en tant que facteurs déterminants de la conscience sensorielle : Quand l’intention est là, la conscience
sensorielle est conditionnée par elle. Nous avons tendance (ou nous sommes
conditionnés) à voir, entendre, etc. ce que nos intentions cachées nous
incitent à voir, entendre, etc. De plus, le contexte dans lequel ces
perceptions ont lieu sera lui-même conditionné par ces intentions. L’intention
entraînera la conscience à se remémorer les choses encore et encore, à
s’appesantir indéfiniment sur certains événements. Elle conditionnera également
l’état d’esprit fondamental — ou conscience sensorielle — à assumer des
qualités bonnes ou mauvaises ; la conscience sensorielle est conditionnée
en fonction des bonnes ou des mauvaises intentions.
3-4. La conscience sensorielle
en tant que facteur déterminant des phénomènes
physiques et mentaux : La cognition, la vue, l’ouïe, etc., développent des
propriétés physiques (rūpadhamma) et
des propriétés mentales (nāmadhamma)
que nous sommes en mesure de voir et de connaître. De plus, quand la conscience
sensorielle est à l'œuvre, les propriétés physiques et mentales concernées (que
l’on appelle les « groupes » de la conscience, c'est-à-dire les khanda de la forme, des sensations, de
la perception et des formations mentales) doivent fonctionner en harmonie avec
la nature de cette conscience. Par exemple, quand la conscience est façonnée
par la colère, les perceptions qui en résulteront seront négatives et le
corps prendra une apparence conforme à l’intention hostile : expression
agressive du visage, tension musculaire, pression artérielle élevée. Le
ressenti sera désagréable. Si la conscience sensorielle reproduit les mêmes
schémas de manière répétitive et habituelle, les propriétés physiques et
mentales qui y sont liées deviendront des traits de caractère et de
comportements physiques et mentaux.
4-5. Les phénomènes physiques et
mentaux en tant que facteurs déterminants des six bases des sens : Quand le corps et l’esprit sont en action, les sens
correspondants seront activés pour répondre aux désirs (rechercher des
informations ou apprécier des sensations). Ces portes des sens fonctionneront
en harmonie avec les états physiques et mentaux qui les conditionnent.
5-6. Les six sens en tant
que facteurs déterminants du contact : Lorsque les différentes portes
des sens sont « ouvertes », le contact (phassa) — c'est-à-dire la reconnaissance sensorielle accompagnée de
la pleine conscience de la sensation — apparaît en fonction du sens qui a été
sollicité.
6-7. Le contact en tant que
facteur déterminant des sensations : Avec la conscience des perceptions
s’élèvent inévitablement des sensations d’un type ou d’un autre :
agréables, désagréables ou bien neutres.
7-8. L'appréciation des sensations en tant que
facteur déterminant de la soif du désir : Lorsque l’on fait l’expérience de
sensations agréables, il s’ensuit un certain plaisir et un attachement — c'est
le désir sensoriel (kāmmatanhā).
Parfois on désire être dans une position qui permettra de maîtriser ces
sensations agréables et de les renouveler à volonté — c’est le désir
d’exister ou d’obtenir des états (bhavatanhā).
Lorsque l’on éprouve des sensations désagréables ou de la souffrance, il y a
des pensées d'aversion et le désir de se débarrasser de la cause du malaise —
c’est le désir de ne pas être (vibhavatanhā).
Lorsque l’on n’éprouve rien de particulier, que l’on est indifférent ou
apathique, il y a en réalité un attachement subtil à cet état, de sorte que
cette indifférence est considérée comme une forme de sensation agréable,
pouvant évoluer à n’importe quel moment en désir de réel plaisir.
8-9. Le désir en tant que
facteur déterminant de l’attachement : Plus le désir devient fort, plus
l'attachement se développe. Il s'agit d'une préoccupation mentale qui crée une
certaine attitude envers l’objet de désir et une évaluation de cet objet (dans
le cas de vibhavatanhā, il s’agira
d’une évaluation négative). Dès lors, le comportement devient
obsessionnel : s’il y a attirance, cela précipitera un fort attachement et
une identification à l’objet attirant, et tout ce qui y sera lié paraîtra bon.
S’il y a répulsion, l’objet de cette répulsion semblera s’opposer au
« moi ». Dans tous les cas, cette attitude va renforcer l’attachement
et la valeur accordée :
- aux objets des sens (kāma)
- aux idées et aux croyances (ditthi)
- aux systèmes, schémas, pratiques,
etc. (sīlavatta)
- à la croyance en un
« moi » (attavāda) qui sera
soit gratifié, soit contrecarré dans ses désirs.
9-10. L’attachement en tant
que facteur déterminant du devenir :
L’attachement
conditionne bhava, les états de vie,
tant sur le plan du comportement (kammabhava)
que sur celui du caractère et des propriétés physiques et mentales (upapattibhava). Par exemple, cela
pourrait être les caractéristiques d’une personne qui aspire à la richesse ou
qui désire le pouvoir, la célébrité ou la beauté, ou encore qui rejette la
société, et ainsi de suite.
10-11. Le devenir en tant
que facteur déterminant de la naissance : Un certain état de vie
étant prêt à être occupé et possédé, un être apparaît pour en faire
l’expérience. Il s'agit du sentiment très particulier d’occuper ou de posséder
un certain état de vie. On perçoit quelqu’un qui agit et qui récolte le fruit
de ses actions, quelqu'un qui réussit ou qui échoue, qui gagne ou qui perd.
11-12. La naissance en tant
que facteur déterminant du vieillissement
et de la mort :
Quand il y a naissance dans un état de vie, il s’ensuit
nécessairement des expériences de croissance puis de
déclin. Celles-ci incluent
la dégénérescence imminente de l'état de
vie, l’expérience de l’adversité et de
la ruine, ainsi que la séparation et la fin de cet état.
Il y a une menace
constante de danger, et un besoin constant de protéger et de
préserver le
« moi ». L’inéluctabilité du
déclin et de la dissolution, ainsi que
l’angoisse et l’effort permanents pour préserver
l'état de vie, se combinent
pour causer chagrin, lamentations, douleur, tristesse ou
désespoir.
Exemples
1-2. L’ignorance en tant que
facteur déterminant des formations
mentales : Ne
connaissant pas la vérité des choses telles qu’elles sont, le mental et
l’imagination prolifèrent comme un homme qui, croyant aux fantômes (ignorance)
a peur (formation mentale) de la lumière reflétée dans les yeux d’un animal la
nuit ; ou comme une personne qui essaie de deviner ce qu'une autre tient
dans son poing fermé ; ou encore comme quelqu’un qui croit que les êtres
célestes peuvent réaliser tous les souhaits et qui invente des cérémonies et
des injonctions mystiques pour les supplier ; ou comme quelqu’un qui
ignore la véritable nature — impermanente et interdépendante — des choses
conditionnées et, les désirant, aspire à les obtenir et à les maîtriser. Tant
qu’il restera la moindre trace d’ignorance, les formations mentales
continueront à proliférer.
2-3. Les formations mentales en
tant que facteur déterminant de la conscience sensorielle : L’intention (cetanā) et la coloration mentale (résultante karmique)
conditionnent la conscience sensorielle — conscience de voir, d’entendre, etc.
Sans intention ou intérêt particulier, la conscience sensorielle peut ne pas se
manifester, même quand la situation s'y prête. Par exemple quand nous lisons un
livre qui nous passionne, notre attention ne dévie pas, elle n’a conscience que
de ce que nous lisons ; un grand bruit ou même la piqûre d’un moustique
peut passer inaperçu. De même, quand nous cherchons un objet particulier, nous
pouvons très bien ne pas remarquer d’autres objets.
Une même chose, dans des
circonstances différentes et avec des intentions différentes, peut être perçue
différemment. Par exemple, un terrain vierge apparaîtra à un enfant comme un
formidable terrain de jeux, tandis qu'un homme qui souhaite construire une maison
le verra comme un lieu de vie potentiel ; un fermier le considérera encore
sous un angle différent, et un industriel y verra d'autres potentialités.
Si nous regardons un même objet à
différents moments, tandis que différentes choses nous préoccupent, certains
aspects de cet objet seront plus proéminents à chaque fois. Quand de bonnes
pensées nous habitent, elles influencent la perception de l'esprit dans ce
sens. Quand des pensées agressives nous habitent, l'esprit va interpréter ce
qu'il observe à la lumière de cette négativité. Imaginons que l'on place côte à
côte toute une série d'objets parmi lesquels se trouvent un couteau et des
fleurs. Une personne qui aime les fleurs les remarquera tout de suite sans
pratiquement rien voir d'autre ; plus son intérêt et son amour des fleurs est
grand, plus elle sera attirée par leur vue et négligera le reste. Une autre
personne à la recherche d'une arme ne remarquera que le couteau à l'exclusion
de toute autre chose. Maintenant prenons le cas de plusieurs personnes observant
un même couteau : l'une y verra une arme, une autre un ustensile de cuisine, et
une autre encore un simple objet métallique — tout cela en fonction du contexte
et de l'intention de l'observateur.
3-4. La conscience sensorielle
en tant que facteur déterminant des
phénomènes physiques et mentaux : La conscience sensorielle et les phénomènes
physiques et mentaux sont interdépendants comme l’a dit le Vénérable
Sāriputta :
« Comme deux gerbes de
roseaux posées debout se soutiennent mutuellement, quand des phénomènes
physiques et mentaux sont présents, la conscience sensorielle est là ;
quand cette conscience est là, des phénomènes physiques et mentaux se
manifestent. Si on retire la première gerbe de roseaux, l’autre tombera. Si on
retire la seconde, la première tombera. De la même façon lorsque cessent les
phénomènes physiques et mentaux, la conscience sensorielle cesse ; avec la
cessation de la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux
cessent. »
Dans ce contexte, avec
l’apparition de la conscience sensorielle, les phénomènes physiques et mentaux
apparaissent nécessairement. De même que les formations mentales karmiques
conditionnent la conscience sensorielle, elles conditionnent aussi le corps et
le mental mais, comme l’existence de ceux-ci dépend de la conscience
sensorielle puisqu’ils lui sont liés, il est dit : « Les formations
mentales conditionnent la conscience sensorielle et cette conscience
conditionne le corps et l’esprit. » Ainsi pourrions-nous analyser la façon
dont la conscience sensorielle conditionne le corps et l’esprit de la manière
suivante :
1. Quand on dit de l’esprit qu’il
a connaissance d’une sensation particulière comme voir ou entendre, il s’agit
en fait simplement de la connaissance du corps et de l’esprit (autrement dit
des khanda de la forme, des
sensations, de la perception et des formations mentales). Tout ce dont on peut
faire l’expérience est ce qui est reconnu par la conscience sensorielle
d’instant en instant, c’est-à-dire les propriétés physiques et mentales perçues
par les sens. Quand il y a reconnaissance, on fait l’expérience de certaines
propriétés physiques et mentales. Ainsi l’existence d’une rose est la
reconnaissance par les sens de la vue ou de la cognition à cet instant. En
dehors de cela, il n’y a pas de « rose » en soi, hormis en tant que
concept. La « rose » est entièrement dépendante des sensations,
perceptions et concepts qui se présentent dans l'instant. Ainsi, quand la
conscience sensorielle est éveillée, les phénomènes physiques et mentaux seront
présents simultanément et indépendamment.
2. Le corps et l’esprit — en particulier les
qualités mentales — dépendant de chaque instant de conscience, s’harmoniseront
à cette conscience. Lorsque l'activité mentale est saine, l’état de conscience
qui en résulte sera clair et gai, les gestes seront vifs. Quand les formations
mentales sont malsaines, la reconnaissance des sensations part d’un point de
vue rigide et malveillant ; de ce fait, l’état mental sera négatif et les
manifestations corporelles en seront influencées. Dans cet état, les facteurs
concernés, tant physiques que mentaux, sont prêts à agir conformément aux
formations mentales qui conditionnent la conscience sensorielle. Si l’on
éprouve de l’amour ou de l’affection (formation mentale), on a conscience de
sensations agréables (conscience sensorielle), l’esprit (nāma) est joyeux et lumineux, tout comme les traits du visage (rūpa). Si l’on éprouve de la colère, on
a conscience de sensations désagréables, l’esprit est abattu et les traits du
visage sont maussades et agressifs.
Sur le terrain de
football, le sportif concentre son attention et son intérêt sur la partie en
cours. Son attention s’éveille et retombe avec une intensité proportionnelle à
la force de son intérêt pour le jeu. Tous les composants nécessaires du corps
et de l’esprit sont prêts à s’enclencher et à jouer leur rôle selon des
directions données. Dans ce cas, l’interrelation s'applique à la succession
d’apparitions et de disparitions de phénomènes physiques et mentaux, et elle
les inclut. Les propriétés actives du corps et de l’esprit convergent pour former
l’état d’être général sous la direction de la conscience sensorielle et des
formations mentales (à noter la similarité avec bhava).
Tous les événements qui se
produisent à ce moment-là sont des étapes importantes dans la création du kamma
et de ce qui en résultera. Le cycle (vatta)
a terminé une petite révolution — l’ignorance est opacité mentale (kilesa), les formations mentales sont
kamma, la conscience sensorielle et les phénomènes physiques et mentaux sont
les résultats karmiques (vipāka) — et
il se prépare à repartir pour un tour. C’est là une étape importante dans la
formation des habitudes et des traits de caractère.
4-5. Les phénomènes physiques et
mentaux en tant que facteur déterminant des six bases des sens : Le corps et le mental doivent fonctionner à partir d’une
conscience du monde extérieur, laquelle, s’ajoutant à l’expérience précédemment
acquise, est à son tour mise au service de l’intention ou des formations
mentales karmiques. Ainsi les composants du corps et de l’esprit qui servent d’émetteurs
et de récepteurs de sensations (les six sens) sont en état d'alerte, prêts à
fonctionner selon leurs facteurs déterminants. Pour reprendre l’exemple du
footballeur sur le terrain, les bases des sens qui perçoivent les sensations
directement liées à ce sport comme les yeux et les oreilles, seront sur le
qui-vive, prêts à recevoir ces sensations. A ce moment-là, les sens qui ne sont
pas directement concernés, comme le goût et l’odorat, seront en sommeil ou dans
un état latent.
5-6. Les six bases des sens
en tant que facteur déterminant du contact : La prise de conscience arrive par
les sens. Elle est basée sur la coordination de trois facteurs : à
l'intérieur, les bases des sens (l’œil, l’oreille, le nez, la langue, le corps
et l’esprit) ; à l'extérieur, les objets des sens (les choses vues, entendues,
senties, goûtées, touchées et pensées) ; et enfin la conscience sensorielle qui
opère au moyen de l’œil, de l’oreille, du nez, de la langue, du corps et de
l’esprit. La reconnaissance consciente se fait en fonction de chacun des sens.
6-7. Le contact en tant que
facteur déterminant de l'appréciation des
sensations :
A chaque contact sensoriel on fait nécessairement l’expérience de l’un des
trois types de sentiments : le plaisir ou le bonheur (sukhavedanā) ; le malaise ou la douleur (dukkhavedanā) ; ou bien l’indifférence — ni plaisir ni douleur (upekkhā ou adukkham-asukhavedanā).
Les chaînons 3 à 7 — de la
conscience sensorielle à l'appréciation des sensations — sont appelés la partie
vipāka (résultante karmique) du cycle
d’interdépendance. Les chaînons 5, 6 et 7 ne sont ni sains ni malsains en
eux-mêmes mais peuvent être des catalyseurs pour l’apparition de pensées et
d’actions saines ou malsaines.
7-8. Les sensations en tant
que facteur déterminant de la soif du
désir : En
général, une expérience agréable éveille le désir, tandis qu’une sensation
désagréable crée une tension, le désir d’en finir avec l’objet
déplaisant, peut-être en se distrayant avec des sensations agréables. Les
sensations neutres ou l’indifférence entraînent une certaine torpeur ou une
autosatisfaction — toutes deux sont des formes subtiles et trompeuses de
sensations agréables auxquelles l’esprit a tendance à s’attacher ; elles
peuvent, elles aussi, servir de catalyseur pour engendrer le désir d’autres
sensations agréables.
La soif du désir peut se diviser
en trois formes distinctes :
1/ Kāmatanhā :
l’envie d’objets sensoriels agréables.
2/ Bhavatanhā : le désir d’exister ou l’envie de vivre certaines
situations. A un
niveau plus profond ceci inclut l’instinct de survie et le besoin de maintenir
une certaine condition ou identité.
3/ Vibhavatanhā : le désir de ne pas exister, l’envie de
s’échapper ou de se libérer de situations ou d’objets déplaisants. Ce type de
désir s’exprime généralement par des sentiments de désespoir, la dépression,
l’autodestruction et l’apitoiement sur soi.
Ainsi la soif du désir apparaît
sous trois formes principales : le désir d’objets sensoriels, le désir de
vivre certaines situations, et le désir de se
libérer de situations déplaisantes. Cette dernière forme est particulièrement
virulente lorsque les désirs sont contrecarrés ou contrariés ; elle
s’exprime alors par la rancœur, la colère et l’agressivité.
8-9. Le désir en tant que
facteur déterminant de l’attachement : Les objets de désir deviennent
des objets d’attachement et, plus le désir est intense, plus l’attachement
l’est aussi. La soif du désir engendre des attitudes et des valeurs très
particulières. Ainsi, quand la sensation est désagréable, l’attachement se
manifeste sous forme d’une aversion obsessionnelle vis-à-vis de l’objet du
rejet et d’un désir obsessionnel d’y échapper. Dans cette mesure, on peut dire
qu’il y a attachement aux objets des sens, aux situations de la vie qui peuvent
les procurer, à son identité, ses opinions, ses théories et ses méthodes, et au
concept ou à l’image d’un « moi » qui profitera ou souffrira de ces
situations.
9-10. L’attachement en tant
que facteur déterminant du devenir :
L’attachement a,
bien évidemment, des conséquences sur les situations de la vie, d’une manière
ou d’une autre. Ces conséquences apparaissent à deux niveaux. Tout d’abord,
l’attachement emprisonne le « moi » et le fait s’identifier à des
situations de vie particulières qui sont censées, soit lui apporter le plaisir
recherché, soit lui faire éviter ce qu’il repousse. Si certaines situations
sont désirées, inévitablement il y en aura qui ne le seront pas. De telles
situations de vie « saisies » par le désir sont appelées upapattibhava.
L’attachement à toute situation de vie va engendrer
des pensées ou des intentions visant, soit à obtenir cette situation, soit à
l’éviter. Ces pensées comprendront des machinations pour inventer des moyens
d’atteindre ces objectifs. Cette activité du mental et ces actions se moulent
sur le type d’attachement et la direction qu’il donne, c’est-à-dire qu’elles
fonctionnent sous l’influence d’une accumulation d’attitudes, de croyances, de
conceptions, de valeurs, d’attirances et de rejets. Voici quelques exemples
simples :
- Si
une personne désire renaître dans un paradis céleste, elle s’accrochera à des
enseignements, des pratiques ou des croyances qui sont censés l’aider dans
cette voie, et toute sa conduite en sera conditionnée.
- Si
une personne désire atteindre la gloire, elle s’attachera à ce type de valeurs,
au comportement qu’elle croira nécessaire d’adopter pour atteindre son but, et
au « moi » qui est censé l’atteindre. Le comportement qui en
résultera sera conditionné par cet attachement.
- Si
une personne désire posséder des choses qui appartiennent à quelqu’un d’autre,
son processus de pensées sera conditionné en conséquence. L’attachement à ce
désir va devenir une sorte d’obsession jusqu’à ce que, peut-être, un jour, si
la personne manque de circonspection ou de sens moral, elle se laisse aller à
commettre un vol. Le but premier de posséder quelque chose se concrétise par le
vol. Ainsi, en cherchant à obtenir des objets qui les attirent, les gens vont,
soit commettre des actions stupides et développer de mauvaises habitudes, soit
commettre des actions intelligentes et développer de la vertu, selon la nature
de leurs croyances et de leur compréhension des choses.
Le type de comportement particulier résultant de l’influence de
l’attachement au désir — y compris les événements et les caractéristiques des
objets ainsi conditionnés — s’appelle kammabhava
(actions conditionnant la renaissance).
Les situations de vie résultant de tels modes de comportement, qu’elles
soient désirées ou pas, s’appellent upapattibhava
(états de renaissance).
Cette étape du cycle
d’interdépendance est cruciale dans la création de kamma et les résultats qui en découleront. A long terme, elle joue un
rôle primordial dans le développement des habitudes et des traits de caractère.
10-11. Le devenir en tant
que facteur déterminant de la naissance : A ce moment-là, un
sentiment très net de soi apparaît, une identification à une certaine situation
ou condition, désirée ou pas. Dans la terminologie du Dhamma, nous pourrions
dire que « un être est apparu » à l’intérieur de cet état (bhava) : on a le sentiment qu’il y
a « quelqu’un » qui est voleur, propriétaire, brillant, vaurien, et
ainsi de suite. Chez le commun des mortels, cette « naissance » ou
apparition du sentiment « d’être quelqu’un » est particulièrement
visible dans les moments de discorde, quand l’attachement s’extériorise de
façon extrême. Dans les disputes et même les débats intellectuels basés sur
l'opacité mentale plutôt que sur la sagesse, un sentiment très personnel
s’éveillera sous forme de pensées telles que : « Je suis
supérieur » ou : « Je suis le patron, il est mon subordonné, il
est inférieur » ou : « C’est mon point de vue, mon point de vue
est contesté, mon autorité est remise en question », etc. Dans toutes ces
situations, le sentiment d’identité est rabaissé ou menacé. La
naissance du « moi » est donc plus perceptible dans les périodes
de jarāmarana, décrépitude et mort.
11-12. La naissance en tant
que facteur déterminant du vieillissement
et de la mort : Lorsqu’un soi occupe ou prétend occuper une certaine position, il
s’ensuit inévitablement que, tôt ou tard, il en sera privé ou séparé. Le soi
est menacé par l’aliénation, la frustration, le malheur, les conflits et
l’échec. Il essaie de maintenir sa position indéfiniment, alors que,
inévitablement, tous les événements de la vie passent par le déclin et la
dissolution. Avant même que la dissolution n’intervienne, le soi se sait menacé
de toutes parts, ce qui intensifie son attachement aux situations de la vie. La
peur de la mort apparaît dans la prise de conscience du danger. La peur de la
mort et de la dissolution est profondément enfouie dans l’esprit des humains et
influence constamment leur attitude. Elle est à l’origine de la névrose, du
sentiment d’insécurité, de la lutte intense et désespérée pour obtenir
certaines choses de la vie, et du désespoir face à la souffrance et à la perte.
Ainsi, pour le commun des mortels, la peur de la mort hante toute possibilité
de bonheur.
Dans ce contexte, quand le soi
apparaît dans une situation difficile, s’il est privé de ce qu’il souhaite ou
menacé d’en être privé, il ressent déception et frustration ou, comme le disent
les Ecritures en pāli soka (chagrin),
parideva (lamentations), dukkha (souffrance), domanassa (tristesse) et upāyāsa (désespoir). Toute cette
souffrance engendre perturbation et confusion, lesquelles engendrent à leur
tour l’ignorance. Ainsi presque tous les efforts déployés pour alléger la
souffrance sont gouvernés par l’ignorance et c’est ainsi que le cycle continue.
Un
simple exemple : pour une
personne ordinaire vivant dans un monde compétitif, le
succès ne s’arrête pas à
la simple reconnaissance d’un succès social avec tous les
pièges que cela
comporte ; il inclut aussi l’attachement à
l’identité de « quelqu’un »
qui a du succès, ce qui est une forme de
« devenir » ou « état
de vie » (bhava). Parfois le
sentiment d’un « moi » se manifestera sous forme de pensées
comme : « J’ai du succès », ce qui signifie en réalité :
« Je suis ‘né’ (jāti)
comme
quelqu’un qui a du succès ». Pourtant ce
succès, dans son sens le plus
plein, dépend de conditions extérieures comme la
célébrité, la louange,
l’obtention de certains privilèges, l’admiration et
la reconnaissance. Plus
encore, la naissance d’une « personne ayant du
succès » dépend aussi
de la présence d’un perdant, d’une personne que
l’on a pu battre. D’autre part,
dès qu’un vainqueur naît, il est menacé
d’oubli, d’obscurité et d’échec. Dans
cette situation, s’accumuleront dans le subconscient tous les
sentiments de
dépression, d’inquiétude et de déception qui
n’auront pas été clairement perçus
et traités par l’attention et la compréhension
juste des choses. Ces sentiments
influenceront l’attitude en accord avec le cycle
d’interdépendance.
A chaque fois qu’apparaît un
sentiment de « moi », l’espace est occupé ; quand l’espace est
occupé, il y a une frontière ou une limite ; quand il y a une limite, il y
a séparation ; quand il y a séparation, il y a nécessairement dualité
entre ce qui est soi et ce qui ne l’est pas. Le soi va grandir et s’étendre
vers l’extérieur dans le besoin d’obtenir, d’agir et d’impressionner les
autres. Mais le soi ne peut continuer à grandir indéfiniment en fonction de ses
désirs ; il finira par rencontrer un obstacle ou un autre, et ses désirs
seront contrecarrés par l’extérieur ou l’intérieur. Si on est sensible à
l’estime des autres, c’est sa propre conscience qui viendra les contrarier,
mais si les désirs ne sont pas réprimés, si on leur permet de s’exprimer
pleinement, ce sont des causes externes qui viendront les contrarier. Même s’il
était possible de satisfaire pleinement tous les désirs, il en résulterait un
affaiblissement général. Cela ne servirait qu’à augmenter la force du désir et
son corollaire, le sentiment de manque et, par conséquent, la dépendance aux
choses extérieures et le conflit intérieur. Car quand les désirs ne sont pas
satisfaits, apparaissent tout naturellement tension, conflit et désespoir.
Un exemple
d’interdépendance dans la vie quotidienne
Prenons un exemple du fonctionnement
du principe d’interdépendance dans la vie quotidienne. Imaginons deux camarades
d’école, Jean et Pierre, qui ont l’habitude de se sourire et de se saluer quand
ils se voient. Un jour, Jean voit Pierre, il s’approche et le salue amicalement
mais Pierre ne répond pas et son visage est fermé. Jean se vexe et décide de ne
plus lui parler. Voici comment la chaîne de réactions conditionnées a pu
procéder dans ce cas :
1. L’ignorance (avijjā) : Jean ignore la véritable
raison de l’attitude fermée de Pierre. Il ne réfléchit pas avec sagesse à la
situation pour tenter de comprendre les véritables raisons de l’attitude de
Pierre qui n’a peut-être rien à voir avec ses sentiments pour Jean.
2. Les formations mentales karmiques (sankhāra) : En conséquence, Jean commence à formuler des
hypothèses dans sa tête. Ces hypothèses conditionnées par son tempérament,
donneront lieu à des doutes, de la colère et du ressentiment.
3. La conscience sensorielle (viññāna) : Sous l’influence de ces
pollutions mentales, Jean boude. Il observe Pierre et interprète tous ses faits
et gestes selon son impression première. Plus il y pense, plus il est sûr
d’avoir bien interprété l’attitude de Pierre. Chacun des gestes de son ami lui
semble personnellement offensant.
4. Le corps et l’esprit / phénomènes mentaux et physiques (nāmarūpa) : Les sentiments de Jean, ses
pensées, son humeur, ses expressions faciales et ses gestes — donc tout
l’ensemble corps-mental — commencent à prendre l’aspect d’une personne en
colère ou offensée, prête à fonctionner en accord avec l’interprétation de la
conscience sensorielle, et conditionnée par elle.
5. Les bases des sens (salāyatana) : Les organes sensoriels de Jean
sont prêts à recevoir des informations liées à l’état de colère ou de vexation
de son organisme corps-esprit.
6. Le contact (phassa) : Les gestes de Pierre qui vont
entrer en contact avec les organes sensoriels de Jean seront uniquement ceux
qui contribueront à renforcer l’interprétation négative de Jean, comme un
froncement de sourcils, un mouvement nerveux, etc.
7. Les sensations (vedanā) : Les sentiments
conditionnés par les perceptions sensorielles de Jean seront forcément
déplaisants.
8. Le désir (tanhā) : Vibhavatanhā, le désir de ne pas être, s’éveille ; le rejet ou
l’aversion pour cette image offensante ainsi que le désir qu’elle s’en aille ou
soit détruite.
9. L’attachement (upādāna) : Jean ne cesse de ressasser
le comportement de Pierre, il s’y attache et cela devient une obsession ;
il interprète tous ses gestes comme un défi immédiat ; il se considère
lésé et l’ensemble de la situation exige que quelque chose soit entrepris.
10. Le devenir (bhava) : A partir de là, tout ce
que va faire Jean sera influencé par son attachement et il agira en antagoniste.
11. La naissance (jāti) : Tandis que l’inimitié se dessine
plus nettement, Jean s’y identifie. La distinction entre « moi » et
« lui » devient plus nette et le « moi » se sent obligé de
réagir à la situation.
12. Le vieillissement et la mort (jarāmarana) : Ce « moi », ou
condition d’inimitié, existe et se développe selon certaines conditions
déterminantes, comme le désir de paraître « un dur », de protéger son
honneur et sa fierté, d’être le vainqueur, etc. Tous ces sentiments ont un
contraire, comme le sentiment de ne rien valoir, d’être inférieur, d’être un
perdant. Dès l’apparition de ce « moi », il est confronté à l’absence
de certitude de vaincre et, même s’il obtient la victoire qu’il désire, rien ne
garantit qu’il pourra maintenir longtemps sa supériorité. Il n’est peut-être
pas le « gagneur dur » qu’il aimerait être mais le perdant, le
faible, celui qui perd la face. Ces possibilités de souffrance jouent avec les
émotions de Jean et engendrent tension, insécurité et inquiétude. Ces
sentiments nourrissent à leur tour l’ignorance, ce qui lance un nouveau tour de
la roue. De tels états négatifs sont comme une plaie infectée que l’on ne
soigne pas et qui continue donc à déverser son « poison » dans
l’esprit de Jean, influençant son comportement et créant des problèmes, pour
lui comme pour les autres. Dans le cas de Jean, peut-être va-t-il être
malheureux toute la journée et se montrer désagréable avec tous ceux qui
l’approcheront, augmentant ainsi la probabilité de créer d’autres incidents
déplaisants.
Dans cet exemple, on
pourrait conseiller à Jean de partir du bon pied. Face au silence et à
l’attitude fermée de Pierre, il pourrait utiliser son intelligence (yoniso-manasikāra :
considérer les
choses en fonction des causes et des conditions) et penser que son ami
a
peut-être des soucis — peut-être qu’il a
été grondé par sa mère, qu’il a
besoin
d’argent, ou qu’il est tout simplement
déprimé. Si Jean envisageait les choses
ainsi, la situation n’occasionnerait aucun incident, son esprit
resterait en
paix, et il pourrait même avoir un geste de compassion et de
compréhension
envers son ami.
Il est important de noter
cependant que, même après que la chaîne d’événements négatifs se soit mise en
route, il reste possible de l’arrêter à n’importe quel moment, grâce à l’attention
vigilante. Par exemple, si les événements s’étaient enchaînés jusqu’au niveau
du contact sensoriel, c’est-à-dire au point où Jean interprète négativement
tout ce que fait Pierre, il pourrait encore appliquer une attention juste à la
situation et, à ce moment-là, au lieu de tomber sous le coup du désir de
non-être, il pourrait reconsidérer les choses et avoir une autre compréhension
de l’attitude de Pierre. Il pourrait ensuite réfléchir avec sagesse à ses
gestes et à ceux de son ami ; du coup son esprit ne serait plus alourdi
par des réactions émotionnelles négatives et il aurait une vision plus claire
et plus positive des choses. Cette réflexion, non seulement signifierait la fin
de ses problèmes mais permettrait aussi d’éveiller sa compassion.
Avant d’en terminer avec cet
exemple, il est peut-être utile de réitérer certains points importants :
- Dans
la vie réelle, les cycles complets ou enchaînements d’événements comme celui
mentionné dans cet exemple se déroulent très rapidement. Un étudiant qui apprend
qu’il a échoué à un examen, quelqu’un qui apprend le décès d’un proche, un
homme qui surprend sa femme avec un amant — tous peuvent éprouver un chagrin
intense ou un choc, ils peuvent même s’écrouler, hurler ou s’évanouir. Plus
l’attachement est fort, plus la réaction sera intense.
- Il
faut souligner encore une fois que l’enchaînement des causes et des effets ne
suit pas nécessairement l’ordre donné. La craie, le tableau et l’écriture sont
tous des facteurs déterminants indispensables pour que des lettres blanches
s’étalent sur le tableau mais ils n’apparaissent pas nécessairement dans un
ordre donné.
- L’enseignement
de l’interdépendance essaie de clarifier la façon dont la nature fonctionne,
d’analyser le développement des événements tels qu’ils se passent réellement,
pour permettre de mieux en identifier les causes et les corriger. Quant à la
façon dont cette correction peut être apportée, ce n’est pas le propos de la
loi d’interdépendance ; cela relève plutôt de magga (le Sentier) ou la Voie du Milieu.
Quoi
qu’il en soit, les exemples
donnés ici sont très simplifiés et peuvent
paraître un peu superficiels. Ils ne
sont pas assez détaillés pour démontrer toute la
subtilité du principe
d’interdépendance, en particulier en ce qui concerne
l’ignorance en tant que
facteur déterminant des formations mentales, et le chagrin, les
lamentations et
le désespoir en tant que conditions d’un nouveau tour de
roue. Notre exemple
peut donner à penser que le cycle ne s’enclenche que
très occasionnellement,
que l’ignorance est un phénomène sporadique, et
qu’une personne ordinaire peut
passer de longues périodes de sa vie sans que l’ignorance
fasse la moindre
apparition. En réalité, pour tout être non
éveillé, l’ignorance, à des degrés
différents, se cache derrière chaque pensée,
chaque action et chaque parole. Le
niveau le plus basique de cette ignorance est simplement la croyance en
un
« moi » qui pense, qui parle et qui agit. Si nous
oublions cela,
toute l’utilité de cet enseignement au niveau de la vie
quotidienne risque d’être
ignorée. C’est pour cette raison que nous allons à
présent passer en revue les
aspects les plus profonds de cet enchaînement
d’événements.
Ce sont les quatre bases de
l’attachement.