L'Homme et la Nature
P.A. PAYUTTO
(Phra Dhammapitaka)
Traduction française de Jeanne Schut
Extrait de « La Loi d’Interdépendance, de l’origine
conditionnée de tous les phénomèmes » (Dependent Origination – The Buddhist
Law of Conditionality)
Toute vie se compose des
cinq khandha (groupes,
agrégats) : rūpa, la forme
physique matérielle (le corps physique) ; vedanā, les sensations ; saññā,
les perceptions sensorielles ; sankhāra,
les formations mentales ; et viññāna,
la conscience sensorielle. Il n’y a personne qui possède ou dirige les cinq khandha, ni de l’intérieur ni de
l’extérieur. Dans toute étude des manifestations de la vie, les cinq khandha constituent une base de travail
tout à fait complète. Ils fonctionnent conformément au principe de l’origine
conditionnée des phénomènes puisqu’ils se manifestent à l’intérieur du
continuum des facteurs déterminants liés entre eux et interdépendants.
Dans ce contexte, les cinq khandha — la vie — sont sujets aux Trois
Caractéristiques, c’est-à-dire qu’ils sont aniccatā,
impermanents et instables ; anattatā,
sans aucune existence propre ; et dukkhatā,
constamment soumis à l’apparition et à la cessation des phénomènes, et cause de
souffrance à chaque fois qu’ils sont associés à l’ignorance. Les cinq khandha, évoluant ainsi, dans un
perpétuel changement et dépourvus de toute existence propre, ne sont sujets
qu’au continuum naturel des causes et des conditions interdépendantes.
Cependant la plupart des êtres résistent à ce cours naturel des choses car
ils s’identifient à l’un ou l’autre des maillons de la chaîne, et essaient
ensuite d’imposer une certaine direction à ce « moi ». Quand les
événements ne sont pas conformes à leurs désirs, ils se crispent ; cette
tension est cause de frustration et entraîne un attachement encore plus fort.
Si la personne a une vague prescience que le changement affecte inévitablement
son précieux « moi » ou l’intuition que ce « moi » n’existe
peut-être pas du tout, l’attachement et le désir deviennent encore plus
désespérés, tandis que la peur et l’angoisse s’enfoncent profondément dans son
esprit.
Ces états mentaux sont avijjā, ignorance de la vérité des
choses telles qu’elles sont et identification à un « moi » ; tanhā, puissant désir que ce
« moi » imaginaire obtienne certaines choses ou atteigne certains
états ; et upādāna, saisie de
ces idées fausses et attachement à elles et à tout ce qu’elles impliquent.
Cette vision « polluée » ou obscurcie des choses est gravée dans le
mental ; de là elle dirige notre conduite, construit une personnalité et
influence les circonstances de notre vie plus ou moins ouvertement. De manière
générale, elle est cause de souffrance pour tous les êtres non éveillés.
Fondamentalement, nous avons ici affaire à une opposition
entre deux processus :
1. Le processus naturel de vie qui évolue selon la loi naturelle et immuable des Trois
Caractéristiques. Celles-ci s’expriment au travers de la naissance (jāti), du vieillissement (jarā) et de la mort (marana), au sens premier comme au sens
profond de ces termes.
2. Le processus « fabriqué » de saisie et d’attachement basé
sur l’ignorance de la
véritable nature de la vie. Cette ignorance est cause de la
perception erronée
d’un « moi » et de l’attachement
à ce « moi » —on crée un
« moi » qui va obstruer le cours naturel des
choses. Une telle vie
est prisonnière de l’ignorance ; elle est
vécue dans l’attachement et
l’esclavage ; elle est en contradiction avec les lois de la
nature et
régie par la peur et la souffrance.
D’un point de vue éthique, on peut dire que la vie
comprend deux sortes de soi :
- le soi conventionnel : tout continuum de vie qui
suit son cours naturel conditionné, bien que dépourvu d’essence durable, peut
être identifié comme un continuum distinct des autres. On peut utiliser cette
convention à bon escient en matière de conduite morale.
- le soi fabriqué : produit de l’ignorance, auquel on
s’identifie et on s’attache.
Le moi conventionnel ne
cause aucun problème quand il est bien compris. Par contre, le moi fabriqué qui
se dissimule sous le moi conventionnel est celui qui s’attache, qui doit subir
les vicissitudes de l’autre et en souffrir. En d’autres termes, le processus se
joue sur deux niveaux : sur l’un, il y a le moi conventionnel et, sur l’autre,
l’attachement erroné au moi conventionnel considéré comme une réalité absolue.
Si cet attachement erroné est éclairé par la connaissance et la compréhension,
le problème est résolu.
Vivre en étant attaché à la notion
d’un moi personnel engendre des peurs et des angoisses qui vont s’ancrer
très profondément dans le psychisme. A partir de là, l’être humain, qui ne
soupçonne même pas son asservissement, sera entièrement en leur pouvoir. Une
vision de la vie basée sur l’attachement à l’idée d’un moi a de nombreuses
répercussions néfastes :
· L’attachement
à des désirs égoïstes (kāmupādāna),
la recherche incessante de leur satisfaction, l’avidité et la possessivité.
· L’adhésion
obstinée à des opinions et l’identification à celles-ci (ditthupādāna), le fait de les considérer comme soi
ou siennes. Cela revient à construire un mur pour ne pas voir la vérité,
ou même à s’en détourner complètement. Cette forme d’attachement bloque les
capacités de raisonnement et conduit tout droit à l’arrogance et aux tendances
doctrinaires.
· L’adhésion
à des croyances et à des pratiques superstitieuses (sīlabbat-upādāna). L’être humain, ne pouvant percevoir qu’une
relation mystique ou ténue dans de telles pratiques, ne peut jamais y croire
véritablement. Cependant la peur et l’inquiétude pour son moi fabriqué le
poussent à des tentatives désespérées de s’accrocher à n’importe quoi pour se
rassurer.
· L’idée
d’un soi indépendant (attavādupādāna)
auquel s’accrocher, que l’on soutient et que l’on protège de toute atteinte ou
destruction. La souffrance naît alors du mal que l’on se donne pour ce
« soi d’attachement » opprimé.
Dans ce contexte, la
tension et la souffrance créées ne se limitent pas à l’individu, elles se
répandent vers l’extérieur et affectent la société. Il est facile de voir que
l’attachement (upādāna) est la source
principale de tous les problèmes de société créés par les humains.
Le cycle
d’interdépendance montre l’origine de cette existence, faite de tension et
d’égoïsme, et l’inévitable souffrance qui en découle. Lorsque la chaîne est
brisée, la vie se transforme complètement : elle est gouvernée par la
sagesse, vécue dans l’harmonie avec la nature et libérée de l’attachement à un
moi.
Vivre avec sagesse
signifie avoir une compréhension claire et profonde de ce qui est, et savoir
comment profiter des bienfaits de la nature ; profiter des bienfaits de la
nature signifie être en harmonie avec elle ; être en harmonie avec la nature
signifie vivre libre ; vivre libre signifie être libéré du joug du désir
et de l’attachement ; vivre sans attachement signifie vivre avec sagesse,
connaître la véritable nature des choses, et entrer en relation avec celles-ci
grâce à une réelle compréhension du processus d’interdépendance.
Selon l’enseignement du
Bouddha, rien n’existe qui ne fasse partie de la nature : ni une force
mystique qui contrôlerait les événements de l’extérieur, ni rien qui soit lié
ou impliqué dans les rouages de la nature. Tout ce qui est associé à la nature
ne peut en être séparé ; ce ne peut en être qu’un composant. Tous les
événements de la nature sont régis par les relations interdépendantes des
phénomènes naturels. Rien n’est le fait du hasard et il n’existe pas non plus
de force créatrice sans cause. Des événements apparemment étonnants ou
miraculeux ont toujours des causes très précises mais, comme ces causes nous
sont parfois obscures, nous croyons avoir affaire à un miracle. Cependant
l’étonnement et la perplexité disparaissent bien vite dès que la cause de ces
événements est comprise. Le mot « surnaturel » n’est qu’une façon
d’exprimer ce qui dépasse nos capacités actuelles de compréhension mais il n’y
a en réalité rien qui soit véritablement sur-naturel.
Il
en va de même pour
notre relation à la nature. Quand nous disons des êtres
humains qu’ils sont
séparés de la nature ou qu’ils la maîtrisent,
il ne s’agit là que d’une façon
de parler. Les humains font partie de la nature, ils n’en sont
pas séparés.
Dire que nous maîtrisons la nature signifie simplement que,
à un certain
moment, nous faisons partie des maillons de la chaîne des causes
et des effets.
L’élément humain contient des facteurs mentaux,
notamment l’intention, qui font
partie du processus regroupant action et résultat sous le nom de
« création ». Cependant
l’humanité est incapable de créer quoi que ce
soit à partir de rien, indépendamment des causes
naturelles. Notre soi-disant
maîtrise de la nature vient de notre capacité à
identifier les facteurs
nécessaires pour produire un certain résultat et à
savoir les mettre en œuvre.
Ce processus comprend
deux étapes : la première est la connaissance, et celle-ci sert de
catalyseur à la deuxième, c’est-à-dire à tout ce qui s’ensuit. La connaissance
en tant que facteur numéro un est donc d’une importance cruciale. C’est elle
qui permet à l’homme d’utiliser le processus des causes et des effets et d’y
participer. Ce n’est que lorsqu’il intervient avec sagesse dans le cours
naturel des choses que l’on peut dire de l’homme qu’il « maîtrise la
nature ». Dans ce cas, ses connaissances, ses capacités et ses actions
s’inscrivent dans le processus naturel des choses.
Ce principe s’applique
aussi bien aux phénomènes physiques que mentaux. Nous avons dit plus haut que
« profiter des bienfaits de la nature signifie également vivre en
harmonie avec elle ». Cette affirmation est basée sur la réalité de la
nature interdépendante des phénomènes physiques et mentaux. Nous pourrions dire
tout aussi justement « maîtriser les aspects mentaux de la nature »
ou « maîtriser le mental ». La sagesse appliquée aux phénomènes
physiques comme aux phénomènes mentaux est essentielle pour réellement profiter
des bienfaits de la nature.
Une vie menée avec sagesse peut être
considérée à partir de deux perspectives :
- Vue de l’intérieur, elle se caractérise par la sérénité,
la joie, l’attention et la liberté. L’esprit éprouve des sensations agréables
mais ne se laisse pas enivrer ni piéger par elles. Dans les moments difficiles,
il reste ferme, stable, imperturbable. Les objets extérieurs ne sont plus
source d’exubérance ni de souffrance.
- Vue de l’extérieur, elle se caractérise par la fluidité,
l’efficacité, la flexibilité. Elle est libérée des concepts erronés et des
complexes encombrants.
Voici un enseignement du Bouddha qui illustre les
différences entre une vie vécue dans l’attachement et une vie de sagesse :
« Moines, celui qui est ignorant et non
éveillé (puthujjana) éprouve des
sensations agréables, désagréables et neutres. Le noble disciple averti éprouve
aussi des sensations agréables, désagréables et neutres. Alors, moines,
qu’est-ce qui distingue, oppose et sépare le noble disciple averti et l’homme
ignorant non éveillé ?
« Moines, quand un être ignorant et non
éveillé entre en contact avec des sensations désagréables, il s’en attriste, se
lamente, pleure, se frappe la poitrine, il est bouleversé et affolé. Il éprouve
deux sortes de sensations : au niveau du corps et au niveau de l’esprit.
« C’est comme si un archer tirait sur un homme
une flèche puis une seconde : l’homme ressentirait de la douleur à chacune
des deux flèches. C’est ce qui arrive à l’être ignorant et non éveillé :
il éprouve deux sortes de douleur : l’une physique et l’autre mentale.
« De plus, quand il éprouve une sensation
désagréable, il est mécontent. Etant mécontent du fait de cette sensation
désagréable, des tendances latentes d’aversion (patighānusaya) liées à cette sensation désagréable s’accumulent.
Face à une sensation désagréable, il recherche le bonheur dans les plaisirs
sensoriels. Pourquoi ? Parce que, pour l’être ignorant et non éveillé, le
seul moyen d’échapper à une sensation désagréable est de s’en distraire par les
plaisirs des sens. Mais, tandis qu’il se complaît dans les plaisirs sensoriels,
des tendances latentes de convoitise (rāgānusaya)
liées à ces sensations agréables s’accumulent. Il ne connaît pas l’origine
réelle de ces sensations, pas plus que le moment où elles cesseront ; il
ne sait pas pourquoi elles l’attirent, ignore leurs limites et comment s’en
défaire. Ne sachant rien de tout cela, des tendances latentes d’ignorance (avijjānusaya) liées aux sensations
neutres s’accumulent. Quand il éprouve des sensations agréables, il s’y
attache ; quand il éprouve des sensations désagréables il s’y attache et
quand il éprouve des sensations neutres, il s’y attache. C’est ainsi, moines,
que l’être ignorant et non éveillé est enchaîné à la naissance, au
vieillissement, à la mort, au chagrin, aux lamentations, à la douleur, à la
tristesse et au désespoir. Je dis qu’il est enchaîné par la souffrance.
« Quant au noble disciple averti, moines,
quand il éprouve une sensation désagréable, il ne s’attriste pas, ne se lamente
pas, ne pleure pas, ne se frappe pas la poitrine. Il n’est ni bouleversé ni
affolé. Il éprouve de la douleur dans le corps et seulement dans le corps — pas
dans l’esprit.
« C’est comme si un archer tirait une flèche sur
un homme puis une seconde qui manquerait son but : l’homme ressentirait de
la douleur seulement du fait de la première flèche. Voilà ce qui arrive au
noble disciple averti : il éprouve de la douleur dans le corps mais pas
dans l’esprit.
« De plus, il n’éprouve aucun mécontentement
du fait de cette sensation désagréable. N’étant pas mécontent il n’accumule
aucune tendance latente d’aversion. Il éprouve une sensation désagréable mais
n’essaie pas de s’en distraire par les plaisirs des sens. Pourquoi ? Parce
que le noble disciple averti sait se libérer des sensations désagréables sans
chercher à s’en distraire par les plaisirs des sens. Comme il ne recherche pas
la distraction des plaisirs sensoriels, il n’accumule pas de tendances latentes
de convoitise liées aux sensations agréables. Il connaît l’origine réelle des
sensations, de même que le moment où elles cessent ; il sait pourquoi
elles attirent, connaît leurs limites et comment s’en défaire. Sachant tout
cela, il n’accumule pas de tendances latentes d’ignorance liées aux sensations
neutres. Quand il éprouve des sensations agréables, il ne se laisse pas
enchaîner par elles ; quand il éprouve des sensations désagréables, il ne
se laisse pas enchaîner par elles ; quand il éprouve des sensations
neutres, il ne se laisse pas enchaîner par elles. Moines, tel est le noble
disciple averti, libéré de la naissance, du vieillissement, de la mort, du
chagrin, des lamentations, de la douleur, de la tristesse et du désespoir. Je
dis qu’il est libéré de la souffrance.
« Moines, voilà ce qui distingue, oppose et
sépare le noble disciple averti et l’homme ignorant et non éveillé. »