Le Dhamma de la Forêt |
Instaurer la paix
en éduquant à la liberté et au
bonheur
Extrait de « Vision of the Dhamma »
publié par la Thawsi School,
Bangkok.
Discours donné en 1994 par le Vénérable Payutto Bhikkhu à l’occasion de
la remise du Prix de l’UNESCO pour promouvoir une Education pour la Paix.
En 1945, avec la fin de la
seconde guerre mondiale, le monde a connu la fin de la plus grande calamité
vécue par l’humanité. Pour éviter la répétition d’une telle catastrophe,
l’organisation des Nations Unies a été créée, sitôt la fin de la guerre, avec
pour objectif principal de maintenir la paix et la sécurité dans le monde.
Mais, presqu’aussitôt après sa création, a commencé la Guerre Froide. Bien que
la Guerre Froide soit maintenant terminée, des conflits religieux et
interraciaux ont éclaté dans diverses régions de la planète, et les
dégradations environnementales présentent une menace réelle pour la survie de
l’espèce humaine. Malgré la résolution d’un certain nombre de conflits, la paix
et la sécurité dans le monde sont des objectifs encore loin d’être réalisés.
Les êtres humains semblent plus
enclins à la guerre et à la violence qu’à la paix : rompre la paix est, de
toute évidence, plus facile que la préserver. Les conflits et les guerres
semblent être la norme, alors que la paix n’est qu’un répit momentané.
Cependant, ce n’est pas un état de fait inévitable. Les conflits naissent dans
l’esprit humain et c’est dans l’esprit humain qu’ils peuvent être résolus.
En réalité, nous sommes notre
esprit. Quand nous permettons à notre attrait pour les biens matériels de
grandir inconsidérément, nos semblables deviennent des adversaires et la nature
devient un objet à exploiter. Comme les gens sont convaincus que le bonheur
véritable ne peut être obtenu que par la satisfaction des désirs, nous avons
développé des modes de vie très matérialistes : la compétition et la
consommation sont devenues les règles dominantes et le moteur de nos sociétés.
Nous sommes devenus des « consommateurs » et nous consacrons notre
vie à la course à la consommation. Mais cette compétition nous conduit à un
état de « guerre froide » permanente avec nos semblables, et la
frénésie de consommation nous amène à mettre en péril l’environnement. Faute de
trouver le bonheur en nous, nous tentons de le trouver à l’extérieur, dans la
recherche du plaisir. Faute de paix et de sécurité à l’intérieur, nous essayons
de les trouver dans la manipulation et la domination des autres. Les préjugés
ethniques et le sectarisme ne font qu’intensifier cet état de fait.
Mais les êtres humains peuvent –
et doivent – être formés par le biais de l’éducation. C’est ce potentiel de
développement et de créativité qui est le véritable génie de l’être humain.
Toutefois, quand l’éducation est déséquilibrée, elle ne fait que promouvoir
notre capacité à accumuler des biens matériels et à satisfaire nos désirs.
Ignorant notre potentiel véritable, elle ne nous apprend pas à développer notre
aptitude au bonheur. Malgré la croissance incessante du nombre d’objets censés
procurer du plaisir, le bonheur va déclinant.
La recherche du bonheur
matériel doit
être remise en question. Non seulement, elle nous entraîne
dans des conflits
avec nos semblables, mais elle cause aussi des ravages à
l’environnement. Nos efforts
pour obtenir le bonheur matériel ont déjà
commencé à mettre à mal notre qualité
de vie dans son ensemble. En outre, comme ce bonheur est exclusivement
basé sur
la satisfaction des désirs, il accroît notre
dépendance à l’égard des plaisirs
extérieurs
au point d’aliéner notre liberté.
Inversement, une éducation intelligente
et équilibrée formera les gens à développer non seulement les moyens d’obtenir
les objets matériels qui font plaisir mais aussi l’aptitude à trouver le
bonheur en eux-mêmes. Comme il leur sera plus facile d’être heureux, leur
besoin en richesses matérielles sera moindre, ce qui aura pour conséquence des
comportements moins « exploitants ». Les gens qui sont heureux en eux
cherchent à rendre les autres heureux. Parce que leurs gains matériels ne sont plus
leur seule source de bonheur, ils sont capables de partager leurs avoirs avec
les autres. Ce qui était, au départ, un bonheur générateur de conflit devient
un bonheur partagé et source d’harmonie.
Notre éducation morale actuelle,
au vu des problèmes et des conflits causés par cette course effrénée au
bonheur, nous apprend la modération fondée sur la prise de conscience des
droits de l’homme. Nous vivons donc dans des sociétés où la paix est garantie
par une « force de sécurité ». Mais une éthique basée sur la peur et
la contrainte est négative et peu fiable ; de par sa nature prohibitive,
elle ne peut être qu’inefficace. Une éthique véritable se base, au contraire,
sur l’harmonie et le bonheur. Pour ceux qui connaissent la paix intérieure et
le bonheur non-conditionné, les richesses matérielles et le pouvoir perdent leur
valeur en tant que simples objets de plaisir et de prestige mais
deviennent un moyen d’apporter bien-être et bonheur aux autres.
Notre époque appelle à ce type
d’éthique positive. La majeure partie de notre éducation nous encourage à
prendre et obtenir : les enfants apprennent à voir les objets matériels
comme autant de choses à acquérir. Pour contrebalancer cette tendance,
l’éducation, tant à la maison qu’à l’école, devrait enseigner la joie que
procure le don. La pratique de la générosité nous apprend concrètement le
bonheur du don et engendre l’amitié bienveillante. Cette amitié est le désir de
rendre les autres heureux. Nous apprenons à voir les autres comme nos
semblables, sujets aux mêmes joies, aux mêmes peines, et obéissant aux mêmes
lois de la nature que nous. En donnant satisfaction à notre désir de rendre les
autres heureux, les deux parties en reçoivent les bienfaits et sont heureuses.
De cette manière, le fait de donner, qui aurait pu être perçu comme une perte,
devient un gain, une raison de
se réjouir. Ce n’est que grâce à cette forme harmonieuse de bonheur que nos
besoins en plaisirs de type « exploitant » diminueront, ce qui aura
pour conséquence une diminution des tensions sociales.
Il y a une grande différence entre une éthique positive et une
éthique négative. Dans un système éthique positif, basé sur l’harmonie et le
bonheur, les manières de penser sont changées. Quand nous pensons à acquérir,
tout notre intérêt est focalisé sur l’objet de notre convoitise et les autres
personnes sont perçues comme des obstacles ou des moyens, comme des concurrents
ou des proies. Mais quand nous pensons au don, notre intérêt est orienté vers
les autres et nous les considérons avec compréhension et compassion. Les
concepts majeurs de la condition humaine que sont l’égalité et le bonheur sont
vus sous un nouveau jour. Dans un système de compétition basé sur
l’accumulation des possessions, les gens considèrent l’égalité en termes d’autoprotection
et exigent l’égalité des droits à seule fin de poursuivre leurs intérêts
personnels. Dans un système démocratique juste, l’égalité nous donne une plus
grande opportunité de coopérer pour la réalisation de l’unité sociale et du bien-être
de tous. Tout comme le bonheur porteur de conflit peut se transformer en un bonheur
harmonieux, l’égalité porteuse de conflit peut se changer en une égalité
harmonieuse.
A un niveau supérieur, on peut apprendre aux êtres humains à générer un bonheur intérieur qui soit indépendant des plaisirs matériels. La croyance communément admise par les personnes non-correctement éduquées selon laquelle il ne peut y avoir de bonheur sans richesse matérielle, les incite à orienter leurs efforts vers l’extérieur. Cette quête implique inévitablement tension et souffrance. En dirigeant davantage nos efforts vers l’intérieur au travers de pratiques telles que la contemplation et la méditation, il est possible de trouver une forme de bonheur plus subtile et indépendante, née du calme et de la compréhension, qui nous permette de nous élever au-dessus de nos attitudes de profiteurs.
Le complet développement de l’être humain conduit à la pleine réalisation
de la Vérité et à la claire compréhension de l’interdépendance de toutes
choses : nous voyons que notre vie, la société et l’environnement sont
inextricablement entrelacés. Quand notre compréhension est en harmonie avec la
réalité, il y a liberté. L’impermanence, le conflit et la conditionnalité – les
trois caractéristiques de ce monde – ne mèneront plus au stress, à l’angoisse
et à la souffrance. La vraie nature de toutes choses est pleinement réalisée et,
en comprenant l’interaction de l’individu, de la société et de l’écosystème,
nous harmoniserons les intérêts de chacun.
Pendant que nous nous battons pour trouver le bonheur, nous
omettons de prendre le temps d’être attentifs aux autres. Soudain, le bonheur devient
quelque chose qui manque à notre présent immédiat, quelque chose que l’on
espère toujours pouvoir trouver dans le futur. Dans la famille, à l’école, sur
le lieu de travail – partout dans la société – une sensation d’avidité prévaut.
Les gens qui sont malheureux diffusent leur mal-être partout. Les malheurs de
l’esprit humain ne sont que trop clairement perçus dans l’état général de notre
société.
On dit que la paix commence à la maison et c’est vrai. Nous
devons ramener l’amour et le bonheur dans la famille et faire revenir l’intérêt
pour les autres et la bienveillance dans la salle de classe, en enseignant une
forme de bonheur harmonieux qui peut être partagé par tous. Les gens heureux
diffuseront leur bien-être autour d’eux et contribueront ainsi à dissiper les
problèmes et les conflits. Nous devrions moins nous demander ce que nous
pourrions obtenir pour nous-mêmes et davantage nous demander ce que nous
pourrions faire pour les autres. De la même manière, nous devrions prendre
conscience de ce que la nature nous a donné plutôt que toujours vouloir
l’exploiter davantage. Nous devons apprendre à apprécier combien la nature et
ceux qui nous entourent contribuent à notre bien-être. En développant cette
manière de penser et cette appréciation, nous verrons que l’intérêt pour les
autres et la bienveillance de chacun donneront naissance à la paix dans les
esprits et dans la société. Une telle bienveillance et un tel intérêt vont de
pair avec une plus profonde compréhension du lien qui unit tous les êtres
vivants face aux lois de la nature. Ainsi, la paix est l’aboutissement de la
sagesse et de la compassion.
Dans toutes nos relations, nous pouvons faire des compromis et
même aller au-delà des compromis pour atteindre l’harmonie. Mais la vérité,
elle, ne souffre aucun compromis. Nous ne pouvons être en lien avec la vérité que
grâce à la connaissance et à la sagesse. Par conséquent, quand il s’agit de la
vérité, il faut encourager le débat et la liberté de pensée. Une culture
devrait être développée avec, pour base, l’amitié bienveillante et la
coopération dans les relations interpersonnelles, de même que la liberté et une
recherche sans compromis de la connaissance sont la base de notre relation à la
vérité.
La relation de l’homme avec la
nature a récemment été redéfinie, en grande partie, par la science qui, sous
l’influence de la religion et la philosophie occidentales, considère l’homme et
la nature comme deux entités séparées. Le but de la science a longtemps été de
conquérir la nature, de la dominer et de la manipuler pour en tirer profit. Une
telle attitude, essentiellement hostile, concrétisée par des pratiques
d’exploitation grâce à la technologie, a conduit aux graves conséquences pour
l’environnement auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. La science doit
maintenant prendre un autre tournant et amener la civilisation dans une meilleure
direction. Le savoir doit être recherché non pas comme un moyen d’exploitation
mais pour sa capacité à nous montrer comment jouir des bienfaits de la nature
sans, pour autant, la détériorer. On doit donner à la technologie un rôle plus clairement
défini dont l’objectif serait la coexistence harmonieuse et durable de l’homme,
de la société et de l’environnement.
Tous ces changements doivent commencer dans l’esprit de chacun.
Ils ne peuvent être atteints que par un esprit qui connaît la paix intérieure,
la liberté et le bonheur. Si nous voulons instaurer la paix sur cette planète,
nous devons développer la paix intérieure en nous libérant de nos désirs, de
notre soif de pouvoir et de nos opinions conflictuelles. Ceci implique le
développement de l’individu, ce qui nous ramène au rôle crucial de l’éducation.